Merlin Samildanach1 : « homme sans qualités » et « hero with a thousand faces2 »
p. 55-65
Texte intégral
1Quoi3 de plus agréable qu’un personnage qui peut prendre toutes les apparences ? n’est-ce pas le rêve de tout écrivain ? Merlin en un sens constitue pour le roman médiéval une sorte de joker, qui peut occuper alternativement toutes les fonctions. Mais le problème d’une figure capable de se présenter sous différentes apparences, c’est qu’elle finit par ne plus avoir de cohésion interne : si Merlin peut être un enfant et un vieillard, un contrefait et un élégant damoiseau, un vilain et un prodome, qu’est-il, en réalité ? Y a-t-il une réalité, une essence de Merlin ? L’instabilité de ce personnage s’étend à d’autres, contamine aussi bien situations que caractères, comme en témoigne de manière exemplaire l’épisode fondateur de la conception d’Arthur, qui repose précisément sur un quiproquo « à la Merlin ». Si le xiiie siècle n’en est pas à dire que « le style, c’est l’homme », il a encore bien du mal à se dégager de l’équation entre « semblance » et réalité ; dans un monde où « faire semblant » c’est manifester de manière externe des sentiments ou des émotions intérieurs tout à fait authentiques4, les « muances » variables de Merlin ont ceci d’inconfortable qu’elles extériorisent un vide, une absence de définition criante. Faire de Merlin le gardien de bêtes de la forêt de Brocéliande que rencontrent Calogrenant et Yvain dans Le Chevalier au lion est certes une idée de génie de l’auteur du Livre d’Artus5, et un cas de lecture a posteriori exemplaire ; toutefois, il ne faut pas perdre de vue que l’affirmation provocatrice du personnage de Chrétien (« Si ne sui autres nule foiz6 ») revendique justement une unité, une essentialité qui est aux antipodes de la pratique merlinesque du déguisement et du changement constant, sinon d’essence, du moins d’apparence.
2Merlin est d’abord un enfant, un infans qui parle, et le scandale de son existence repose sur sa parole : parole anachronique, puisque Merlin parle trop tôt, aussi bien qu’atypique, puisque « l’enfant sans père » tient un discours qui n’est pas de son âge, un discours qui dénote un savoir qu’il ne devrait pas détenir – qu’aucun homme en fait ne devrait détenir. Faire prononcer des prophéties à un enfant, c’est en quelque sorte transgresser par deux fois les règles : les secrets que révèle le prophète ne devraient pas se trouver dans la bouche d’un enfant. Le texte originel de Robert de Boron joue de ce motif lors du procès de la mère de Merlin, pendant le trajet que celui-ci effectue avec les messagers de Vertigier, et enfin à la cour de l’usurpateur, au cours de sa confrontation avec les clercs (adultes d’âge mûr, peut-être même vieillards en fonction de l’équation sagesse = grand âge). Mais une fois qu’il a prédit à Vertigier sa fin prochaine, lorsqu’il disparaît dans les forêts sans que l’on sache ce qu’il est devenu, est-il encore un enfant ? Dans les bois, on rencontre davantage d’hommes sauvages, du modèle Ourseau, que d’infantes – à moins bien sûr qu’il ne s’agisse de figures christiques comme il s’en présente dans Perlesvaus7.
3À l’exception d’une ou deux brèves apparitions dans le Perceval en prose8, l’apparence enfantine de Merlin est un élément dont les textes ultérieurs se passent soigneusement. En effet, il n’y a au fond pas grand-chose à tirer de la semblance enfantine : au-delà de l’effet de contraste et du choc symbolique provoqué par l’apparition d’un infans doté de la parole et capable de surcroît de déchiffrer l’avenir, la persona de l’enfant est limitée dans son action et dans sa crédibilité. L’une des séquences inaugurales de la Suite Post-Vulgate du Merlin9 produit une démonstration imparable de ce phénomène : Merlin apparaît sous les traits d’un enfant au jeune roi Arthur qui s’est trouvé séparé de ses compagnons pendant une chasse. Alors que son apparence enfantine, totalement inadéquate dans le cadre de la forêt sauvage, retient précisément l’attention du roi, dès lors que l’enfant prétend lui révéler des vérités bien antérieures à sa naissance supposée (par exemple, en affirmant qu’Arthur est le fils du roi Uter que son interlocuteur, l’enfant en question, a personnellement bien connu), le jeune Arthur se rebelle contre cette aporie chronologique et refuse de prêter la moindre créance à ce que lui raconte le pseudoenfant. Afin de faire passer son message, Merlin en est donc réduit à sortir de scène, et à y revenir un peu plus loin sous les traits d’un vieillard respectable, dont les affirmations concernant la cour du roi Uter ont au moins l’avantage d’être éminemment plausibles. Par la suite, si le texte fournit rarement des précisions quant à l’aspect de Merlin, il est clair qu’il se présente comme un adulte, et comme un membre de la « génération des pères », c’est-à-dire un conseiller dont les recommandations sont acceptables, puisque venant d’un sage – on entend inévitablement le syntagme développé sage vieillard, même si le mot n’est pas prononcé10.
4Le Merlin propre lui-même escamote la thématique de l’enfance merlinesque tout de suite après les prophéties adressées à Vertigier. Il ne saurait s’écouler une très longue période entre cette séquence et le retour triomphal des « fils de Constant », et le calendrier du texte est relativement précis en ce qui concerne les étapes de la campagne menée par ceux-ci contre Hengist ; or, il ressort de ces indications temporelles qu’un enfant « normal » n’aurait absolument pas le temps de parvenir à l’âge adulte dans l’intervalle de quelques mois qui suffit à chasser l’usurpateur et à placer sur le trône Pandragon, accompagné de son jeune frère Uter plus ou moins chargé de conduire la guerre saxonne. Même un Wunder-Kind doté d’une aptitude à la croissance accélérée ne saurait passer si vite du stade de l’enfant de sept ans au « prod’ome » d’âge mur qui se présente finalement comme le conseiller de Vertigier après avoir éludé les messagers des deux frères pendant quelque temps et quelques pages. De fait, « l’enfant » est une semblance encombrante, aussi bien parce que ses effets sont après tout sévèrement limités qu’en raison des connotations christiques, et donc aisément sacrilèges, qui s’y rattachent. Le Merlin propre n’y a par conséquent plus jamais recours, passant en cours de route, en quelque sorte, d’une « merveille » à l’autre, et du motif du puer senex à celui du personnage protéen.
5Comme l’a démontré Claude Sterckx11, Merlin se situe dans une longue lignée de figures indo-européennes chez qui se rencontrent à la fois des capacités prophétiques et le don de métamorphose, comme Protée lui-même, le « Vieillard de la Mer », précurseur notablement moins policé de Neptune-Poséidon. À en juger par le texte des poèmes attribués au Myrddin gallois ou à son homologue Taliesin12, il semble en effet probable que le prototype du prophète de l’âge arthurien est par nature un métamorphe. Cependant, cette intéressante qualité n’apparaît chez le Merlin français qu’après un bon tiers du récit du pseudo Robert de Boron, et constitue une surprise aussi bien pour le lecteur que pour les personnages :
Et il respont : « Sire, je sui li hom que vous trouvastes les bestes gardant. Et si fui icil qui vous dist que Augis estoit mors. » Quant li rois l’oï, et cil qui avoec lui estoient, si s’en esmervieillierent molt. Lors dist li rois a ciaus : « Vous connoissiés malvaisement Merlin quant il ensi vint devant nous et nous ne le peüsmes connoistre. » Et il respondent : « Sire, nous ne li veïsmes onques mais tel chose faire, mais nous creons bien que il puet faire... ce que nus autres hom ne feroit13. »
6Ce qui caractérise à partir de ce moment non (cela va de soi) la description de Merlin, mais les mentions du personnage, c’est la discontinuité : ses métamorphoses n’ayant pour ainsi dire jamais lieu en public (à l’exception de celle qui met en cause d’autres personnages, Uter et Ulfin d’un côté, le duc de Cornouaille, Jordan et Bretel de l’autre, et qui exceptionnellement est liée à l’usage d’un élément concret, matériel, les erbes dont Merlin frotte le visage de ses complices), la seule garantie d’une identité essentielle entre les différentes semblances qu’il adopte est la parole de Merlin lui-même, l’affirmation selon laquelle il est ce gardien de bêtes, ce messager ou cet homme de bien qu’il ne paraît pas être à la minute présente. Il s’agit donc, en un sens, d’une perception interne, subjective dans un système épistémologique où la subjectivité du personnage romanesque n’a pas vraiment droit de cité.
7En outre, la difficulté est redoublée pour le public extérieur à la fiction par le fait qu’il est sensible à la solution de continuité originelle entre le spectacle offert par l’enfant-devin prédisant la fin de Vertigier et le conseil donné aux jeunes princes par des courtisans chevronnés suggérant que Merlin pourrait leur être utile dans la lutte contre Hengist. A priori, les compétences d’un « prophète » et celles d’un stratège – ou pour être plus direct, d’un magicien – ne sont pas les mêmes. Ce n’est donc pas seulement l’apparence de Merlin qui se révèle changeante, mais aussi son champ d’action : est-il, comme le souligne Paul Zumthor dans sa thèse fondamentale, avant tout un prophète14, ou est-il, bien avant l’avènement d’Arthur, l’« enchanteur » qui va permettre à Uter de posséder la duchesse de Cornouaille et d’engendrer le plus grand roi du royaume de Logres, sans même parler du thaumaturge qui fonde la Table ronde et inspire à ceux qui y siègent un tel désir de rester toujours ensemble15 ? La remarque railleuse de Merlin, comme quoi les barons seraient bien en peine de le reconnaître, se retourne contre lui, ou plutôt contre la cohérence intrinsèque de sa persona et contre les lois de la logique narrative, quand ces mêmes barons « reconnaissent » en effet l’homme de bien, et d’âge, qu’ils n’ont jamais connu qu’enfant :
Et cil respondent : « Nous ne le veons ci pas et se nous le veïssiens nous le connoistriens bien a sa semblance. » [...] Et [li rois] issi hors de la sale au plus tost que il pot et amena ciaus qu’il quidoit que Merlin conneüssent. Et quant il furent venu si ot Merlins pris la samblance en coi il l’avoient veü. Et quant il le virent si dissent le roi : « Sire, certainement avés trouvé Merlin. » Quant li rois l’oï si s’en rist et dist : « Gardés que vous le connoissiés bien. » Et il dient : « Nous disons pour verité que c’est il16. »
8Sur le plan physique, Merlin perd à partir de ce moment toute prétention à la stabilité : prod’ome, gardien de bêtes, messager, vilain, jouvenceau au service d’une dame, parfois – plus rarement – chevalier ou vieillard respectable, il ne cesse de changer d’apparence, mettant à rude épreuve la sagacité de son entourage. Si Uter, présenté d’ailleurs comme le favori de Merlin, se révèle capable d’identifier celui-ci quel que soit son « déguisement » du jour, son conseiller Ulfin se laisse prendre à la mascarade merlinesque avant l’épisode de la séduction d’Ygerne; plus tard, dans les Premiers faits du roi Arthur ayant bien appris sa leçon, c’est lui qui reconnaît Merlin quand le jeune Arthur et son entourage font preuve d’un total manque de discernement17. Néanmoins, l’incertitude existentielle qui pèse sur Merlin le met en quelque sorte au ban de la société arthurienne; pas de portrait-type pour lui, tout au plus une galerie de « masques » qui brouillent les contours de sa « personnalité » – ou devrais-je dire ici de sa persona. À l’extrême, Merlin bascule du côté du non-humain18, et acquiert du même coup une « biographie alternative » qui n’est pas moins plausible que la version officielle courante (elle l’est peut-être même plus, dans un système de pensée où l’Homme sauvage est une réalité d’évidence, pour ainsi dire banalisée) : non seulement la séquence de Grisandole dans les Premiers faits du roi Arthur relate la capture du « prophete des Englois » par une demoiselle travestie en chevalier, et s’offre le luxe de reproduire au second degré le discours de Merlin, délibérément transformé en Homme sauvage pour mieux piéger, en fait, la jeune Grisandole-Avenable. Mais en outre elle s’achève, en une cauda fortement déstabilisante, par la révélation que le « cerf dix-cors blanc » qui a semé la panique dans les rues de Rome et déclenché la quête herméneutique de l’empereur et de ses chevaliers n’était autre que Merlin lui-même :
« Cil fist [les letres] (dit un messager de l’empereur de Grèce, qui vient de déchiffrer une inscription apparue par magie au-dessus des portes du palais de l’empereur de Rome) qui vous espeli vostre avision de vostre feme et fist connoistre qu’il parla a vous en guise de cerf. Et ce fu Merlins de Norhombellande, le maistre conseillier le roi Artu de la Grant Bretaigne19... »
9Il s’agit cette fois d’une semblance authentiquement animale, qui fait signe peut-être du côté de la litanie des métamorphoses de Taliesin ou de la présence aux côtés de prototypes de Merlin de bêtes totémiques, loup gris ou ours – mais dont l’effet immédiat est de rendre l’identification du prophète-enchanteur encore plus incertaine : comment peut-on être sûr qu’un personnage quelconque n’est pas Merlin ? Le passage du Livre d’Artus mentionné plus haut est profondément satisfaisant sur le plan esthétique, mais en même temps profondément troublant sur le plan de l’herméneutique : après un tel coup de force, où ne peut-on pas trouver d’autres incarnations de Merlin ? Quand des auteurs modernes comme Florence Delay et Jacques Roubaud20 tiennent pour acquis que l’évêque de Logres qui prononce le sermon de Noël juste avant l’arrivée du perron à l’enclume dans lequel est fichée l’épée royale n’est autre que Merlin, peut-on considérer qu’ils font preuve d’une tendance synthétique ou économique21 exagérée, ou au contraire d’une sagacité exceptionnelle en retraçant les lignes de force de la « distribution » arthurienne ?
10Ainsi, la dimension protéiforme de Merlin aboutit à une consomption effrénée de types réduits à leur plus simple expression, dans la mesure où il n’est jamais question de détailler exactement ce que doit être tel ou tel personnage, mais seulement d’en donner une définition minimale opératoire, permettant l’identification typologique du rôle que joue Merlin. Mais chacun des « mille visages », selon le titre de J. Campbell, que présente tout à tout celui-ci n’est qu’une ébauche qui ne s’embarrasse pas de détails : c’est un vilain, un prodome, un chevalier, mais c’est le degré zéro du vilain, du prodome ou du chevalier, et ce n’est en définitive personne. Ce qui échappe à Merlin, c’est précisément le particulier, ce qui construit un personnage à partir d’un type – et partant, c’est tout ce qui ressortit à la narrativité : le personnage a une histoire, le type emblématise de manière figée une signification. D’où peut-être l’association du protéisme et du don prophétique : pour Merlin en tout cas, l’inflation du discours telle qu’elle se manifeste dans un texte comme les Prophesies de Merlin22 se substitue à l’invention de la fiction. « Homme sans qualités », il ne peut être le héros du récit, mais pour cette raison même, il est éminemment qualifié pour en contrôler de l’extérieur la production. À défaut d’être un visage, il est une voix. Telle est l’ambiguïté structurelle de Merlin : prophète dans la mesure où il constitue le double et le délégué du romancier à l’intérieur de la fiction, enchanteur dans la mesure où il est lui-même l’un des personnages de cette fiction, et celui par le moyen duquel l’histoire advient : énonciateur et acteur à la fois, embrayeur syntaxique et outil fictionnel, il est à proprement parler insaisissable.
11Les deux dimensions opposées de cette figure interdisent son traitement comme un personnage normal ; le roman médiéval ne pratique guère la focalisation interne, et il n’existe à ma connaissance qu’un fragment de texte dans lequel Merlin assume le récit à la première personne23. Mais, même s’il n’est pas question de décrire l’intériorité d’un personnage, la fonction strictement utilitaire de Merlin, d’abord en tant que pure voix prophétique qui produit des énoncés sans en être responsable – le prophète étant « conduit », caisse de résonance à travers laquelle parle une autre instance qui est, elle, en position de pouvoir sur la narration –, puis en tant que pur agent, qui rend possibles les événements sans y participer, interdit de faire de lui une figure de la fiction dotée de ce que l’on pourrait appeler une épaisseur romanesque minimale.
12Les textes plus tardifs vont s’efforcer de remédier à cette situation, en créant par exemple un ou plusieurs « romans de Merlin » axés sur ses relations plus ou moins difficiles avec différents personnages féminins. L’aspect répétitif de ces micro-récits – rencontre avec Morgue, enseignement prodigué en échange de faveurs amoureuses, rupture une fois que Morgue a obtenu ce qu’elle voulait ; rencontre avec la demoiselle du Lac, enseignement prodigué dans l’espoir de faveurs amoureuses en retour, mise hors d’état de nuire par la demoiselle une fois qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait – tient entre autres choses au fait que la silhouette de Merlin manque, en termes photographiques, de définition : ce n’est pas un personnage de roman, ce n’est pas un héros courtois, il ne correspond à aucun « modèle » répertorié dans les catégories du récit arthurien. Si les Prophesies de Merlin relatent certaines conversations de celui-ci avec ses scribes successifs (par exemple, les reproches de maître Antoine s’indignant de la manière dont le devin échange sa science contre la possession physique d’une série apparemment considérable de demoiselles avides d’apprendre la magie fût-ce au prix de leur virginité) et donnent à voir le point de vue de Merlin sur un certain nombre de problèmes, les textes classiques ne savent pas peindre de lui autre chose qu’une silhouette en grisaille.
13Par certains côtés, Merlin est l’un des personnages clés de la légende arthurienne, l’un des noms qui demeurent dans la mémoire populaire au côté de ceux d’Arthur et Lancelot, l’une des figures indispensables du cycle romanesque qui se met en place au xiiie siècle : sans Merlin, point d’Arthur. Mais, au xiiie siècle, qui est Merlin ? Impossible de le décrire. Faiseur de rois24 (à tous les sens du terme), instaurateur de la Table ronde, organisateur de la transmission romanesque – au point de mettre en place le collège de scribes chargé de « mettre en écrit » les aventures en prévision de sa propre fin –, Merlin fait l’histoire mais n’a pas d’histoire. De même qu’il est impossible de donner de lui un portrait physique, puisque le seul élément invariant concernant son apparence est son absolue mutabilité, de même la variété des fonctions qu’il assume à l’intérieur des textes empêche de cerner sa « personnalité ». L’un des paradoxes qui découlent de cette « absence de qualités » intrinsèque à la figure merlinesque, c’est que ce modèle de l’enfant (l’un des rares enfants à apparaître sur la scène romanesque avant l’âge du discernement ou des premières prouesses !) n’a pas de jeunesse, ni plus généralement de biographie; les différentes versions concurrentes de sa naissance25 et l’incertitude concernant son parentage sont relayées par l’instabilité de ses semblances. Merlin est indifféremment jeune et vieux, selon qu’il apparaît sous une forme ou sous une autre : au sens propre de l’expression, il « n’a pas d’âge », et il se déplace sur la ligne du temps comme un ludion, étant seul capable de la parcourir dans les deux sens. Ce qui peut être lu comme une forme de liberté exceptionnelle par rapport aux contraintes traditionnelles de la narration (et, plus généralement, de la condition humaine !) fonctionne a contrario comme une « déréalisation » de la figure de Merlin, dont les attributs sont trop variables pour pouvoir constituer un schéma cohérent. D’un texte à l’autre, parfois d’un manuscrit à l’autre, les données concernant Merlin changent de sens aussi bien que de contenu, sans jamais pour autant recevoir de justification : ainsi, selon les versions, Merlin est-il un « véritable » Antéchrist dont le rôle indubitablement positif dans la légende arthurienne ne peut toutefois effacer les qualités diaboliques, ou un exemplaire serviteur de la Trinité, puisque dès sa naissance il a renié son père démoniaque pour embrasser le parti de Dieu26 – voire, si l’on en croit le fragment conservé du Rheinische Merlin, quasiment un saint27.
14À l’origine, Merlin est le rêve de l’écrivain : un personnage absolument malléable, susceptible d’assumer toutes les fonctions et de jouer tous les rôles : a-t-on besoin d’un « enfant sans père » emblème de la lutte entre Dieu et le diable, d’un devin qui connaît le passé, d’un prophète qui annonce l’avenir, d’un « messager » (au sens étymologique du terme angelos) capable de dicter le roman à un scribe docile depuis une position d’autorité, Merlin semble la réponse idéale. Cependant, très vite, son polymorphisme devient « amorphisme », et les contours de sa silhouette s’estompent. Comme le Chevalier inexistant d’Italo Calvino28, il se réduit à une pure extériorité : sous le masque il n’y a rien, et d’un masque l’autre l’essence du prophète-devin-enchanteur se dissout dans l’indifférencié. Impossible, dans son cas, de construire une personnalité par le biais de l’écart qu’elle présente par rapport au type (Lancelot est le plus beau chevalier qui soit, il n’a qu’un petit défaut, que l’on peut en fait interpréter comme une qualité de plus...) : il se réduit au type, et n’a pas d’histoire propre qui puisse habiller de chair ce squelette. C’est d’ailleurs ce qui le rend quasiment éternel : après avoir créé cette machine à discours protéiforme, les écrivains du xiiie siècle vont se donner beaucoup de mal pour la faire disparaître : mais comment tuer un personnage qui n’a jamais véritablement accédé à ce statut, et qui ne vit pas au sens où les créatures de papier le font d’habitude ? Ce n’est pas un hasard si, en définitive, au lieu de mourir comme tout le monde, Merlin est enfermé dans un esplumeoir – soit, un endroit où l’oiseau mue, change, une fois de plus, son plumage, pour revêtir, éternellement, une nouvelle muance.
Notes de bas de page
1 Sur le sens de ce terme, épithète du dieu Lug, cf. Venceslas Kruta, Les Celles, Histoire et Dictionnaire, Paris : Gallimard « Bouquins », 2000, ainsi que les études de Christian-J. Guyonvarc’h et Françoise Le Roux, La Civilisation celtique et Les Fêtes celtiques. Rennes, Ouest-France Université, coll. « De mémoire d’homme : l’histoire », 1990 et 1995.
2 Ces formules sont empruntées respectivement aux ouvrages de Robert Musil (L’Homme sans qualité, roman publié en 1939 sous le titre Der Mann ohne Eigenschaften), et de Joseph Campbell (The Hero With a Thousand Faces, essai d’« anthropologie mythique » publié en 1949).
3 Cette étude a été à l’origine inspirée par les travaux de Cristina Noacco, en particulier par deux de ses articles : « Les métamorphoses de Merlin : réminiscences antiques et celtiques dans le monde arthurien », in Temps et Histoire dans le roman arthurien, Études recueillies par J.-Cl. Faucon, EUS, Diff. H. Champion, 1999, p. 145-153 ; et « Le fils du diable : Merlin dans tous ses états », in L’Esplumeoir n° 4, 2005, p. 7-23. Même si le point de vue est différent, nous rejoignons dans l’ensemble les conclusions de C. Noacco que nous remercions pour ses suggestions.
4 Cf. l’épisode du baron aux trois morts (Merlin, § 102-109, in Le Livre du Graal I, éd. Ph. Walter et al., Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2001), au cours duquel Merlin, dont on met en doute la véridicité, « fait semblant » d’être irrité ; on peut considérer cet usage de l’expression comme l’une des toutes premières occurrences de son sens moderne, puisque Merlin n’est pas vraiment en colère, ayant prévu tout l’enchaînement des événements. Alternativement, toutefois, le texte n’élimine pas entièrement la possibilité d’une réelle irritation de Merlin.
5 Le Livre d’Artus, vol. VII (Supplement) of the Vulgate Version of the Arthurian Romances, ed. O. Sommer, Carnegie Institute of Washington, Washington, 1913. À propos de cette réécriture d’un épisode de Chrétien, cf. mon article : Reconstitution d’un archétype littéraire : Merlin correcteur de Chrétien, in What is Literature ? France 1100-1600 (Proceedings of the International Symposium of the University of Madison, Wisconsin, October 6-7, 1989), French Forum, 1 993, p. 181-196.
6 Cf. Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. Daniel Poirion et al., Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1994. Le dialogue de Calogrenant et du vilain se trouve aux vers 286-355 du Chevalier au lion, cette formule quasi palinodique au vers 310.
7 Cf. Perlesvaus. Le Haut Livre du Graal, ed. William A. Nitze and T.A. Jenkins, 2 vol., Chicago, The University of Chicago Press, 1932. Dans ce roman, le Christ enfant est l’une des muances du Graal.
8 Et de fait, le Didot-Perceval comporte l’une de ces figures ambiguës dont on peut de demander s’il s’agit de Merlin ou du Christ lui-même, qui apparaît sous des traits enfantins dans un arbre hautement symbolique. Cf. Le Roman dou Graal, Robert de Boron, éd. B. Cerquiglini, 10/18, Paris, 1981.
9 Aussi connue comme le Merlin-Huth, par référence au propriétaire du seul manuscrit que l’on en a conservé pendant longtemps, et la Suite romanesque du Merlin, pour la distinguer de la Suite historique, que l’on désignera ici par le titre sous lequel elle figure dans le manuscrit de Bonn édité dans La Pléiade, Les Premiers faits du roi Arthur. Gérard Roussineau a récemment donné une édition moderne de ce texte à partir d’un manuscrit redécouvert tardivement. Cf. La Suite du Roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 1996, 2 vol.
10 En ce qui concerne la dialectique de l’infantia et de la vieillesse chez Merlin, et pour une analyse plus détaillée de cet épisode de la Suite Post-Vulgate, cf. mon article : « Merlin, puer senex par excellence », à paraître dans les Actes du colloque de l’Université d’Arizona à Tucson sur « Old Age in the Middle Ages » (April 27-29, 2006), édités par Albrecht Classen.
11 Claude Sterckx, Les Dieux protéens des Celtes et des Indo-européens, Bruxelles, Société belge d’études celtiques, 1994.
12 Taliesin lui-même affirme « avoir été » Merlin dans l’une de ses multiples incarnations, alors même que Geoffroy de Monmouth fait se rencontrer les deux mages dans la Vita Merlini. De nombreux éléments mythiques – la proximité au loup gris, la métamorphose en saumon par exemple – renforcent l’homologie entre Merlin et Taliesin ; pour un résumé de cette question, cf. en particulier l’article d’Yves Vadé, « Merlin et Zarathoustra » (p. 9, n. 5), paru in Ollodagos, vol. XIX, Bruxelles, 2005.
13 Merlin, op. cit., § 89. C’est moi qui souligne.
14 Paul Zumthor, Merlin le prophète. Un thème de la littérature polémique, de l’historiographie et des romans, 1943, Slatkine Reprints, Genève, 1980.
15 Manifestement, dès l’Historia regum Britanniae, le rôle essentiel de Merlin est de faciliter la conception d’Arthur, comme le prouve sa disparition de la trame narrative aussitôt après qu’il a rempli cette fonction, et l’on peut considérer ses quelques interventions antérieures (par exemple, l’érection de Stonehenge comme monument funéraire) comme de simples hors-d’œuvre qui justifient la confiance placée en lui par les fils de Constant. Cependant, la prégnance du scénario prophétique est suffisante pour amener Geoffrey de Monmouth à composer une quinzaine d’années plus tard une version de la Vie de Merlin sérieusement incompatible avec les données de l’Historia regum Britanniae, dans laquelle l’activité prophétique de Merlin se trouve à nouveau au centre de l’attention. Cf. E. Faral, La Légende arthurienne. III : Les textes (La Légende arthurienne, Etudes et documents), 3 vol., Paris, Champion, 1969, et Ph. Walter, Le Devin maudit. Merlin, Lailoken, Suibhne. Textes et Etude, Grenoble, ELLUG, 1999.
16 Merlin, op. cit., § 89 ; c’est moi qui souligne. En fait, les barons n’ont pas eu l’occasion de voir Merlin depuis sa rencontre avec Vertigier... sous les traits d’un enfant ; il s’agit donc d’une contre-vérité flagrante.
17 Cf. dans le premier cas Merlin, op. cit., § 148-152 ; en définitive, le pauvre Ulfin qui n’y comprend rien déclare au roi : « Sire, [...] il vous mande que vous en estes plus tost aper-ceiis que je et que vous me dites de son estre. Car il ne m’en veut riens dire ains me dist que vous le me dites. » En revanche, dans Les Premiers faits du roi Arthur, op. cit., § 45-47, c’est bel et bien Ulfin qui se rend compte de l’identité du « vilain » chasseur de canards qui se moque d’Arthur, et qui la révèle au roi en « riant aux éclats » comme Merlin lui-même a tendance à le faire : « Quant Ulfins l’entent si conmence a rire et sot bien tantost que ce estoit Merlins. » Et à son tour, il sermonne Arthur en lui faisant remarquer qu’il sait bien mal reconnaître les gens !
18 On peut argumenter que le fils du diable n’est, de toute façon, pas entièrement humain ; cependant, cette conception démoniaque relève de la sphère des hommes, seuls habilités – au contraire des animaux ! – à tenir leur partie dans le conflit métaphysique entre Dieu et son Adversaire.
19 Les Premiers faits du roi Arthur, op. cit., § 453.
20 Cf. Florence Delay et Jacques Roubaud, Graal théâtre (Paris : Gallimard, 2005) ; ce volume qui porte le même titre que deux autres, paru en 1977 et 1981, constitue en dix pièces une réécriture intégrale de la « matière arthurienne », organisée autour du couple Merlin/Biaise.
21 La même tendance est perceptible dans la littérature moderne en ce qui concerne les sœurs d’Arthur, à la différence de ce qui se passe dans les textes médiévaux épigones ; ainsi, là où un roman comme Of Arthour and of Merlin multiplie à l’envi les demi-sœurs du jeune roi (et partant ses neveux), la plupart des réécritures des xixe et xxe siècles se limitent à deux, voire une seule sœur, identifiée le plus souvent à Morgue. Le Graal-Théâtre suggère une vision économique du personnel arthurien, où plusieurs personnages ne sont en fait que des avatars des figures centrales incontournables ; ces équations inattendues (entre la Dame du Lac et la dame de Malehaut, par exemple) ouvrent des perspectives interprétatives souvent éclairantes.
22 Cf. Les Prophesies de Merlin, éd. A. Berthelot, Cologny-Genève, Fondation Martin Bodmer, 1992. Le statut de Merlin après son « entombement » par la Dame du Lac est très significatif : sa chair est bientôt « porrie », mais son « espir » demeure bien vivant, et manifeste cette vitalité par sa parole, incessante et infinie.
23 Le deuxième draft du marginal (à tous les sens du terme) Roman des fils du roi Constant, où Merlin raconte sa propre histoire à Pandragus et Libanius aussi médusés que peut l’être le lecteur. Cf. Baudouin Butor, Le Roman des fils du roi Constant, éd. Lewis Thorpe, in Notthingham Medieval Studies, 12 (1968) p. 3-20, 13 (1969) p. 49-64, 14 (1970) p. 41-63.
24 Pour emprunter le titre ô combien significatif d’un roman tout récemment publié de Michel Rio ; Merlin, le faiseur de rois (Paris : Fayard, 2006) rassemble en un seul volume la trilogie consacrée par l’auteur à Merlin (1989), Morgane (1999) et Arthur (2001).
25 Qui font de lui tantôt le fils du diable, et tantôt celui d’un consul romain, tantôt d’une nonne ou d’une fille de bourgeois innocente, tantôt d’une princesse dépravée, voire le produit d’un inceste... Cf. par exemple sur la mère de Merlin l’article de Kisha Tracy in L’Esplumeoir n° 3, Mâcon, 2004, p. 45-54 : « Un Héritage vertueux : présence, capacités, et caractère de la mère de Merlin ».
26 Comme il le dit assez sèchement à Biaise qui se méfie de ce Wunder-Kind un peu inquiétant : « Ensi com tu oïs dire que je estoie conceüs del diable, ensi oïs tu dire de moi que Nostres Sires m’avoit donné sens et memoire de savoir les choses qui estaient a avenir. Et pour ce, se tu fuisses sages, deüsses tu esprouver et savoir auquel je me vauroie tenir. Et bien saces que, quant Nostres Sires vaut que je seüsse ces choses que diables m’ont perdu. » Merlin, op. cit., § 38.
27 27 Cf. Der Rheinische Merlin, Text-Übersetzung-Untersuchungen der « Merlin »- und « Lüthild »-Fragmente. Ed. Hartmut Beckers et al., Paderborn/München/Wien/Ziirich, 1991. Le début du Merlin est malheureusement manquant dans le manuscrit ; toutefois, l’orientation donnée au personnage semble clairement hagiographique, ce que confirme sa proximité à la Legende de Lüthhild, indubitablement une sainte. D’ailleurs, et de manière significative, les réécritures modernes de la légende arthurienne se focalisent sur un récit détaillé des « enfances Merlin », s’efforçant de substituer une logique psychologisante aux affirmations en quelque sorte métaphysiques des textes médiévaux, à commencer par le Merlin propre. A la différence de ce qui se passe pour Arthur, escamoté de la scène dans l’heure suivant sa naissance pour n’y revenir qu’à la veille de son premier tournoi en tant qu’écuyer de son frère de lait, Merlin doit être présent sur la scène durant sa petite enfance : cela fait, littéralement, partie du « cahier des charges » de cette silhouette en creux.
28 Italo Calvino, Le Chevalier inexistant, Paris, Seuil, coll. « Points Romans », 2001. Sur la dimension médiévale de ce roman, cf. F. Plet, « Six personnages en quête d’épique. Le Chevalier inexistant d’Italo Calvino », in L’Épique médiéval et le mélange des genres (actes du colloque de Besançon, 3 octobre 2002), éd. Caroline Cazanave, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 283-296.
Auteur
Université du Connecticut (États-Unis)
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