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De la « licence poétique » au discours assassin

L’usage du langage dans Monsieur Ouine

p. 67-77


Texte intégral

1Monsieur Ouine est à la fois un roman d’éducation, celle de Philippe, alias Steeny, qui découvre le monde grâce à Mme de Néréis et Monsieur Ouine, et un roman de mœurs, celles de la communauté paysanne de Fenouille, dont quelques membres sont particulièrement observés dans leurs agissements, son maire, Arsène, le curé et le médecin, M. de Vandomme, un paysan hors du commun et son gendre, Eugène, braconnier. Or le sort de tous ces personnages dépend à un moment ou un autre de la façon dont le langage est utilisé autour d’eux ou dont ils l’utilisent eux-mêmes : Steeny découvre qu’il sert à déguiser la réalité, M. de Vandomme et Eugène sont victimes de leur incapacité à en maîtriser l’usage, le maire et le curé ne parviennent pas à se faire comprendre de leurs administrés ou paroissiens, et les trois personnages du village qui ont charge d’autrui, eux deux plus le médecin, chacun enfermé dans sa façon propre de considérer le monde et de s’exprimer, sont incapables de se comprendre l’un l’autre. Ainsi, tout au long du roman, se poursuit en filigrane une réflexion critique sur le langage qui met l’accent sur la fausseté de jugement qu’il peut instaurer et sur l’inaptitude à communiquer dont il peut être la cause.1

2La première étape de l’éducation de Steeny est sa rupture avec l’univers mensonger de son enfance dans lequel les mots sont utilisés pour déguiser la nature des choses. Cela commence avec sa grand-mère, mariée à un homme à qui sa paresse « monstrueuse » a fait perdre son emploi et dilapider son patrimoine : elle défend néanmoins obstinément son époux et « aux supplications de sa famille elle répondait avec la prodigieuse assurance des êtres sacrificiels : “Lucien est plus malade qu’on ne croit” » (ŒR p. 1352). Le vice est ainsi changé en maladie. Mais le langage a une force perlocutoire ; il ne fait pas que nommer les choses, il façonne la réalité et Bernanos commente : « Paroles terribles auxquelles le malheureux, dévoré d’ennui, ne devait opposer qu’une résistance impuissante. Il finit par mourir, en effet après une interminable agonie […] d’une mort aussi lente que sa vie. » (p. 1362-3).

3Michelle, leur fille, suit avec angoisse cette agonie qu’elle devine, particulièrement quand elle entend, la nuit, sa mère aller au chevet du malade. Elle voudrait appeler sa mère, mais

elle redoute […] de voir paraître sur le seuil, livide, le regard brûlant, impossible à soutenir, égaré dans un demi-sommeil qui ressemble à une espèce d’hallucination, celle que l’attente du malheur a comme métamorphosée, lui rend presque étrangère. Que peut-elle contre ces deux êtres menaçants liés entre eux par on ne sait quel pacte, partenaires d’un jeu sinistre ? (p. 1353)

Elle va en conséquence adopter une conduite de protection d’elle-même et de fuite d’une réalité qui heurte sa sensibilité, qu’elle maintiendra ensuite toute sa vie :

Elle enfonce sa tête au creux de l’oreiller, recueille ses forces enfantines, s’exerce gauchement à sourire, en secret, pour elle seule. Douceur, douceur, douceur… un sûr instinct l’avertit que toute révolte, pour un bref allègement, ne ferait que l’assujettir plus étroitement à ces deux compagnons, engagés dans une effrayante aventure. Il s’agit seulement de fermer son cœur, rompre le contact – petit cœur rapide et sournois, qu’elle écoute battre un doigt sur la tempe – sa vie, sa petite vie à courir, à défendre ! (p. 1353)

Tout ce qui vient du monde extérieur, qui menace cette « petite vie » volontairement coupée de la réalité, sera désormais combattu par cette tactique de la « douceur ». Ainsi la passion de celui qu’elle épouse :

Quelques semaines la maison de brique retentit de scènes furieuses, puis l’écho s’en apaisa par degrés, le silence se fit autour de l’homme avide, l’ingénieuse douceur recommença à filer ses toiles. « C’est un poète, soupire Michelle, un grand enfant. Il vous arrache de terre et cinq minutes après ne sait plus que faire de vous, cherche un coin sombre où déposer son jouet. » (p. 1354)

Pieux – ou plutôt égoïste – mensonge : « poète » est un euphémisme pour amant excessif comme « maladie » l’était pour « paresse » et comme « douceur » l’est pour « rejet », « mise à distance », « indifférence ». Comme la maladie prétendue du père, la douceur invoquée devient fait de nature : « À force d’en appeler sans cesse à ce témoin irrécusable – la douceur, ma douceur – il semble qu’elle [Michelle] se soit prise elle-même à son jeu, ainsi qu’un enfant fait du tigre imaginaire dessiné par lui sur le mur. » (p. 1351).

4Cependant ce n’est pas le tigre qui a dévoré Michelle, mais celle-ci qui a domestiqué l’animal : « Pour tant de pauvres diables, la douceur n’est qu’absence, absence de malice ou de malignité, qualité négative, abstraction pure. Au lieu que la sienne a fait ses preuves, prudente en ses desseins, hardie à prendre, vigilante à garder. » (p. 1351).

5Elle la met en œuvre avec un « souple génie » jamais pris en défaut, une « patience d’insecte », une « patience inexorable qui lui permet d’attendre à coup sûr la lassitude de l’adversaire » (p. 1352). De sorte que « rien n’a résisté à cette douceur, jamais » (p. 1354), ce que confirme Miss, la préceptrice de Steeny : « La douceur a raison de tout » (p. 1452). La « douceur » est donc devenue principe de conduite dans la vie. Le faire-semblant en est la règle, le mensonge le régime. Le sort supposé du mari importun est l’illustration la plus forte des conséquences de cette douceur :

Le 28 décembre 1916 il disparut au cours d’une contre-attaque. « Outre les renseignements recueillis ça et là, et notamment le témoignage très précis du lieutenant Debouloy, il est malheureusement certain qu’aucun blessé n’a pu subsister longtemps sur tout le terrain compris entre Saint-Jean-du-Loup et la cote 193 en raison de l’épaisse nappe de gaz demeurée dans les fonds et qui rendait encore la position intenable le matin du 29. » (p. 1354-5)

Or Steeny apprendra d’Anthelme, le châtelain de Wambescourt, que son père n’est pas mort (p. 1383) – moment essentiel dans son éducation, le libérant du mensonge jusque là cru et lui fournissant une raison de rompre avec le monde de son enfance, mais aussi lui découvrant la force et l’ampleur du règne du mensonge dans l’existence –, puis Miss lui révèlera que son père a disparu volontairement, sans doute pour ne plus être soumis au régime de la « douceur » conjugale imposé par Michelle (p. 1449). Il est évident que ce mensonge n’a pu se maintenir durablement que parce que le langage se prête à ce genre de travestissement de la réalité : l’équivocité du terme « disparu » permet que celui que Michelle a fait disparaître en douceur de sa vie soit cru disparu au champ d’honneur et la généralité du communiqué militaire abusivement invoqué, ainsi que sa logique interne et sa formulation – « malheureusement certain » – fait incliner vers cette interprétation spécieuse.

6De plus, ainsi que le fera remarquer Guillaume, l’ami infirme de Steeny, lors de leur conversation désenchantée sur les héros, « un mort qu’on vénère, celui-là est bien mort. La vénération en fera un modèle, un exemple, un symbole – une abstraction » (p. 1388). La rhétorique, cet art du langage, contribue donc aussi – puisque la vénération des héros s’exprime par le biais de discours officiels stéréotypés – au travestissement de la réalité. De plus, ainsi que le souligne Steeny, le mot « héros » a été détourné de son sens, car héros est « celui qui se distingue par des actions extraordinaires, par sa grandeur d’âme2 », alors qu’en 1918 sont apparus, « trois, cinq, six millions de héros d’un seul coup. Autant de héros que de gros sous » (p. 1385), qui n’ont rien fait d’extraordinaire car « la cheminée qui dégringole, l’autobus qui vous tombe dessus, une balle en plein front, quelle différence ? » (p. 1387). La perversion du langage favorise la confusion des situations.

7Le surnom même de Steeny est – comme le communiqué militaire – un emprunt destiné à éloigner le souvenir de l’homme qui fut « l’ennemi de tout repos, le tyran » (p. 1356). « Steeny n’est qu’un faux-nom, un sobriquet, emprunté par Michelle à son roman anglais favori. Steeny se nomme Philippe, comme son père, le disparu, l’englouti. » (p. 1355).

8Le dernier, et tout aussi constant, déguisement par le langage de la nature réelle des choses est celui de la relations amoureuse de Michelle et de Miss en sollicitude de la gouvernante de Steeny pour la mère de celui dont elle a la charge.

9Steeny a donc de multiples raisons de dire : « Voilà beau temps que je n’ai plus de maison – une cage de brique avec deux jolies bêtes dedans, ce n’est pas une maison. » Et quand Guillaume proteste, de corriger – ou affiner – son jugement ainsi : « Eh bien quoi ? Si le mot te gêne, pense à des tourterelles, à des colombes, je ne dépasse pas les bornes de la licence poétique » (p. 1385). Changer « bêtes » en « tourterelles », c’est en fait agir ironiquement comme sa mère, baptiser de termes évoquant des apparences agréables des réalités désagréables, et appeler ce processus « licence poétique », c’est encore déguiser.

10Cette pratique à contre sens du langage n’est pas seulement celle de ces deux femmes blessées par la vie que sont Michelle et Jennie, l’une marquée durablement par ses terreurs enfantines, l’autre par l’exemple des déportements de sa mère et ensuite par des violences subies, mais celle de tous les personnages qui se trouvent dans une situation qui bouleverse leur statut. Quand Steeny interroge Madame de Néréis sur ses sentiments à l’égard de Monsieur Ouine, dont la présence au château lui fut imposée par son mari, il conclut de ses réponses : « Haïr ou aimer, dans votre langue, c’est tout un » (p. 1424). Et quand le maire de Fenouille constate que le médecin a reconnu que le petit valet des Malicorne trouvé mort dans les bois avait été assassiné, pensant que cela peut lui coûter son écharpe, il se lance dans un long discours qui tend à inverser les jugements habituellement portés sur la victime et le coupable.

On appelle ça une victime. En un sens, docteur, je trouve ça peut-être plus répugnant à voir que le coupable. Un coupable, c’est pareil à vous, ça vient, ça va, ça respire, c’est vivant […] Qu’est-ce qui lui en reste, de son crime ! Qu’est qu’une ou deux pauvres minutes dans la vie d’un homme ? Au lieu que ces macchabées, ils ont le crime au ventre, les cochons, ils suent le crime. Je ne leur reproche par leur malheur, bien entendu. Avant leur malheur, je les plains, je les respecte. Mais une fois le coup fait, lorsque la loi ne peut plus rien pour eux, je trouve que la malice a l’air de leur sortir par tous les pores, ils jettent le déshonneur sur un pays, compromettent le monde, ridiculisent la société. » (p. 1398-9)

Peut-être pourrait-on juger qu’également le curé, le jour de l’enterrement de ce petit valet, déclarant à ses paroissiens pour une fois tous présents à l’église – ou presque, il y en a quelques-uns attendant au café – que la « paroisse n’existait plus, qu’il n’y avait plus de paroisse » (p. 1486) essaie aussi d’échapper à son sentiment de culpabilité né du constat de l’échec de sa mission de prêtre, que sa solitude lui rappelle quotidiennement. Dans son cas aussi ce qui est dit transforme la réalité : il n’y a de paroisse qu’autant qu’un prêtre y exerce son apostolat ; or le curé décide de ne plus l’exercer, refusant de bénir le « malheureux petit mort » (p. 1490).

11Quant à Monsieur Ouine, sans doute se sent-il depuis fort longtemps – depuis sa perversion par son professeur ? (p. 1473) – en porte-à-faux avec lui-même, puisque, à Steeny qui remarque « vous parlez beaucoup pour ne rien dire, exprès », (p. 1546) après une première justification, il confie :

Ainsi, d’ailleurs, ai-je discouru tout au long de ma vie solitaire, non pas que je me sois jamais beaucoup parlé à moi-même, au sens exact du mot, j’ai plutôt parlé pour éviter de m’entendre, je me disais n’importe quoi, cela m’était devenu aussi naturel qu’au ruminant la régurgitation du bol alimentaire. (p. 1547)

Même si ces propos sont rêvés par Steeny et non prononcés réellement par Monsieur Ouine, ils traduisent l’impression que produit sa façon de s’exprimer. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, comme le remarque Claude-Edmonde Magny, « ses propres propos […] nous le masquent plus sûrement que le silence3 » ni de « l’impossibilité d’une communication secourable entre Monsieur Ouine et Steeny », que souligne Pierre-Robert Leclercq4.

12Ainsi le langage peut servir plus à dissimuler la réalité qu’à la désigner ou à la décrire. Le passage, d’un âge de la vie à un autre, de l’enfance à l’adolescence, de Steeny se fait à l’occasion de la prise de conscience de cet état de fait et de la résolution conséquente du jeune garçon de rompre avec son milieu familial où il en va ainsi. Lui-même, en opposition à ce qu’il constate autour de lui, proclame qu’il ne ment jamais (p. 1420). Cependant dans ses relations avec M. Ouine, on le surprendra à nier l’évidence ou à fabuler, par exemple quand il raconte l’histoire de la bouteille à la mer (p. 1549). Peut-être d’ailleurs cette bouteille à la mer qu’on n’arrive pas à attraper et qui, quand elle est projetée sur l’embarcation mise à la mer pour la recueillir, se brise tandis que le message qu’elle contenait peut-être – « personne n’a jamais su s’il y avait quelque chose dedans » (p. 1550) – est emporté par le vent, est-elle la parabole de la quête de la vérité qui se dérobe, que l’on travestit, ou qui n’est plus crédible, toujours, nécessairement, semble-t-il, quand elle est connue, parce que les mots sont impuissants à la fixer. Ainsi du sort du père de Steeny qui « n’est pas mort, non… » mais qui, dit Miss, « est plus mort que les morts » (p. 1450), puisque, retrouvé en Silésie, il disparaît au moment où il devait être rapatrié, sans que l’on puisse savoir où il est parti (p. 1453). Pour Steeny cette contradiction logique est une vérité psychologique : « S’il vit, c’est aussi qu’il est mort pour moi, le plus vraiment mort, tout à fait mort ; je ne lui pardonnerai jamais » (p. 1389). Que veut donc dire « mort » ? Cette incertitude du sens du mot, qui redouble l’incertitude de la réalité du fait qui entraîne son usage, vérifie la remarque du Journal d’un curé de campagne : « C’est une des plus incompréhensibles disgrâces de l’homme, qu’il doive confier ce qu’il a de plus précieux à quelque chose d’aussi instable, d’aussi plastique, hélas, que le mot5 ». Finalement dans cette quête du père il s’avère, comme dans la parabole, qu’« il n’y a pas de secrets, la bouteille est toujours vide » (p. 1550). Steenie ne saura jamais sûrement ce qui s’est vraiment passé. Le canot parti chercher la bouteille n’a pu retourner au bateau d’où il était parti. Les marins qui étaient montés dans l’embarcation sont tous morts. Faut-il comprendre que, y consacrerait-on la vie entière, la vérité des choses ne saurait être connue ? Que cette histoire soit considérée par son auteur même comme une « niaiserie » (p. 1550) et que, comme la confidence de Monsieur Ouine sur ses raisons de parler, elle soit peut-être, aussi, rêvée et non pas réellement dite, ne dévalue pas non plus sa signification. Au contraire on y verra un déplacement significatif du désir de Steenie de découvrir une raison valable de croire en l’existence et de sa désillusion finale. Ce rêve découvre ce que Steeny se refuse encore à accepter. Monsieur Ouine est, lui, depuis très longtemps convaincu de la vanité d’un tel désir. C’est pour cela qu’il parle « pour éviter de [s]’entendre » (p. 1547) tandis que Steeny le fait « pour s’amuser du son de sa propre voix » (p. 1550) encore animée par la passion de connaître la raison des choses. Mais le scepticisme inoculé par Monsieur Ouine abolit finalement cette espérance.

13L’ambition des habitants de Fenouille n’est pas d’accéder à la vérité. Ils sont, plus ordinairement, préoccupés de déterminer comment se conduire adéquatement selon la situation où ils se trouvent. Ce qui suppose de pouvoir analyser proprement cette situation et d’en apprécier les tenants et aboutissants, et donc de posséder les mots pour le faire. Or certains, justement, n’ont pas cette capacité. Ils sont victimes d’un défaut de langage : c’est le cas d’Eugène : « Les mots n’ont jamais été pour lui que des signes dangereusement abstraits, trop difficiles à interpréter, plus traîtres encore que des chiffres. Il n’use par prudence que d’un petit nombre d’entre eux. » (p. 1456).

14C’est pour cela, entre autres, qu’il accepte de se donner la mort plutôt que de se livrer à la justice. Il ne saurait s’expliquer, maîtriser le processus de raisonnement logique des causes et des effets, des justifications et des alibis, qu’est le langage de la justice. Dans cette pratique du discours il se sait d’avance battu : « Que vous leur laissiez sortir une vérité de leur sac, pas plus gros qu’un grain de riz, le reste y passe, vous êtes fait », dit-il, et d’ajouter : « Pour la discussion, je ne suis pas de force » (p. 1457).

15Il en est de même du vieux Vandomme : « Lui aussi, comme l’autre, ne dispose que d’un petit nombre de mots, mais ce nombre lui a paru toujours bien supérieur à ses besoins » (p. 1458-9). Quand il va trouver Eugène il se dit :

Il doit suffire de savoir lui présenter la chose, de trouver les mots convenables. Les trouvera-t-il le moment venu ? Car les phrases répétées naïvement tant de fois semblent avoir perdu leur signification secrète, mortelle – leur force – et il en arrive à leur en substituer malgré lui, dix autres, vingt autres, de moins en moins efficaces, puis si compliquées, si obscures qu’elles sont dans sa bouche une vraie cendre. (p. 1433)

Cependant il se fera comprendre, sans difficulté, car entre gens simples, dont les seules entreprises sont circonstancielles et qu’une seule affaire occupe à la fois, il suffit de quelques phrases lapidaires, si ce n’est de quelques expressions toutes faites, pour que l’on sache de quoi il s’agit et que l’on signifie ce que l’on fera. « Vous serez arrêté cette nuit ou demain », dit l’ancien. « Bon. Faut voir », répond le jeune. « Non, réplique doucement le vieux, Eugène, il ne faut pas voir » (p. 1454). Le prénom exprime la tendresse, le non dit du « faut pas voir » indique comment agir. Bientôt, quittant son gendre, il lui jettera : « Vous ferez à votre mode, garçon » (p. 1456). Mais celui-ci ayant précédemment dit « D’accord » (p. 1454), il ne fait pas de doute que ce mode d’action à venir d’Eugène est celui-là même que souhaite Vandomme.

16Ainsi c’est en deçà du dit, des mots justes, que l’entente s’établit. Si Eugène ne sait pas manier les mots, « il est au contraire merveilleusement sensible à l’accent, au geste, à ces mille nuances que saisit aussi, avec la même adresse infaillible, le regard attentif des bêtes » (p. 1456). Il en va de même pour Vandomme, pour Hélène, sa fille, et pour l’ensemble de la population paysanne. Cela suffit pour l’action immédiate. Mais ni pour le rapport avec les institutions, ni pour donner voix à ses sentiments, Vandomme constate qu’il est « malaisé de partager sa peine, ne fut-ce qu’une seconde, le temps de reprendre haleine. Une parole devrait suffire peut-être, un geste. Quel geste ? » (p. 1459). « Que ne donnerait-il pour trouver les mots qu’il faut ? » (p. 1460). On ne peut que constater, après Gaétan Picon, « la tragique insuffisance des mots1 ».

17Or cette incapacité à s’exprimer n’est pas seulement le propre d’êtres frustes, assujettis aux tâches répétitives et simples du travail de la terre. Par la voix du curé de Fenouille, Bernanos en fait une caractéristique de la société moderne déchristianisée. Il fut un temps où la foi et la promesse de consolation eschatologique qu’elle induit donnaient aux hommes un langage commun pour exprimer leurs souffrances et les transcender en espérance. Le monde moderne, avec son positivisme, réserve aux spécialistes comme le docteur Malépine la satisfaction de trouver des explications aux situations matérielles, sociales, psychologiques, vécues par les hommes et laisse démunis ceux qui ne possèdent pas le langage adéquat pour partager cette compréhension du monde qui, de toute façon, n’apporte ni réconfort ni apaisement à ceux dont l’existence est douloureuse. Le curé déclare au médecin : « Le pauvre n’a désormais plus de mots pour nommer ce qui lui manque, et si ces mots lui font défaut, c’est que vous les lui avez volés » (p. 1509). L’infirmité du langage est une maladie de civilisation.

18L’on pourrait penser qu’il est moins ardu de se faire comprendre quand il ne s’agit que de se raconter. Mais encore faut-il que l’on ait un auditoire attentif et capable de comprendre ce qui lui est confié.

19Arsène, le maire pris de remords pour ses frasques et fautes passées et qui voudrait alléger son sentiment de culpabilité en les racontant découvre qu’il est impossible de se faire entendre. Il tente d’abord de se confier à sa femme Malvina et lui explique la raison de ses aveux :

L’idée, vois-tu, c’est féroce ! Une supposition que tu sois sale, tu te laves, il n’y paraît plus. Mais contre l’idée d’être sale – l’idée, comprends-tu ? – eh bien ! contre l’idée, il n’y a rien. (p. 1439)

Mais son auditrice n’est pas à la hauteur : « Certes, la pauvre femme n’eût pu répéter un traître mot de ce discours extraordinaire, elle s’efforçait d’en saisir quelque chose… » (p. 1439). Cependant il persiste et toutes les nuits se raconte. Malvina ne peut, ni ne veut en croire ses oreilles. Elle réduit les confidences de son mari à des souvenirs de ribote ordinaire ou les impute à des envolées d’imagination, pour bientôt refuser de les entendre :

Si tu tiens tant à tes histoires, pourquoi ne les racontes-tu pas à ton oreiller ? À moi ou à ton oreiller, d’abord, c’est tout comme. Chaque soir depuis des semaines tu me tiens jusqu’à des minuit une heure à ruminer tes contes. Crois-tu que je t’entends ? Je dors, mon pauvre homme, je prends mon repos. Quand tu te tais, ça m’éveille un moment […]. (p. 1437-8)

Faute de récepteur bienveillant la fonction de communication du langage ne peut être remplie.

20Le maire donc décide de faire une confession publique, à l’occasion de l’enterrement du petit valet. Les gens présents, pense-t-il, ne pourront que l’écouter et il y en aura nécessairement parmi eux qui le comprendront. Il néglige donc le court discours de convention rédigé par avance et s’apprête avec bonheur à se libérer :

Les mots merveilleux brillaient […] quelque part en lui […] Il parlera quand il voudra, il parlera presque à son insu, avec une facilité, une légèreté aérienne, il parlera comme on vole…[…] son honteux secret […] va jaillir d’une seconde à l’autre […] L’attente du salut, la certitude de l’atteindre fait trembler ses genoux, vibrer ses os, tandis que les paroles coulent, coulent intarissablement, remplissent le silence. (p. 1496)

C’est un discours qui coule de source, vient du plus profond de lui-même, engage son âme et son corps, et qui parle de faits que tout un chacun peut comprendre, donc le plus propre à toucher et à lui assurer, comme il le souhaite, compréhension et sollicitude. Hélas, il ne soulève que rires et huées et désormais il passe pour fou : « Il est fou, se répétaient [les assistants] l’un à l’autre, les yeux brillants, fou à enfermer. Sacré Arsène ! Sacré farceur ! » (p. 1499).

21Il est donc impossible de se faire entendre quand on tient un discours autre que celui habituel, qui pour ceux ici assemblés est celui des travaux et des jours de la terre, quand on livre le plus intime de soi-même que personne n’a coutume de révéler, quand on déclare passionnément ses incertitudes ou ses déceptions que d’ordinaire on cèle.

22Le curé en a fait auparavant l’expérience, qui, comme le maire, a livré le fond de son cœur en prononçant un réquisitoire à l’encontre de ses ouailles, prononçant tout à trac un discours qui avait lentement cristallisé en lui :

Ces paroles qui s’étaient lentement formées en lui, à son insu, au long des deux dernières semaines, jaillirent du plus secret de son être, ainsi qu’une épée du fourreau. Il n’en devait garder d’ailleurs nul souvenir. Peut-être ne furent-elles à ses propres oreilles qu’une rumeur inintelligible en réponse à cette autre rumeur qui venait sur lui et à laquelle il fallait faire face coûte que coûte. Du moins demeura-t-il toujours incapable d’en répéter précisément aucune. (p. 1484)

Dans les deux cas, Bernanos souligne que ces discours de conviction se forment et se prononcent sans que ceux qui les tiennent ne les maîtrisent, qu’ils « s’empar[ent] d’[eux] avec une force irrésistible » (p. 1488), comme s’il était de la nature même du langage d’exprimer la vérité des êtres (ou, comme lors de la discussion entre le médecin et le curé, la vérité du monde), mais que simultanément il lui était impossible de la faire percevoir à autrui, pour cela même que ces discours de vérité échappent au contrôle de ceux qui les énoncent, dépassent leur habituelle pratique discursive et celle de ceux auxquels ils s’adressent. Aporie fonctionnelle qui sans doute ne peut-être dépassée que quand la grâce divine rend efficace la communication. L’homme de Dieu, plus averti en cela que l’administrateur des affaires communales, se rend compte de l’inanité de son adresse aux villageois : « il semblait au curé de Fenouille […] que les paroles qu’il allait dire tomberaient l’une après l’autre, vaines et noires dans ce silence béant » (p. 1488).

23Cet état de fait peut être apprécié autrement : on peut considérer que le langage possède une « douceur » inhérente qui tient à ce que fort souvent « l’encyclopédie », ainsi que disent les linguistes, des interlocuteurs est trop différente pour qu’ils puissent se situer à un même niveau intellectuel et se comprendre. C’est ce qui se passe dans le cas de l’analyse de la situation spirituelle des habitants de Fenouille par le curé, qui se situe bien au-delà de ce que ceux-ci peuvent comprendre. Dans le cas du maire c’est plutôt la discrépance entre la situation des interlocuteurs, participants de la cérémonie publique pleine de gravité de l’enterrement, et la nature des propos du maire, évocation de ses agissements intimes et grivois, qui est cause de l’incompréhension. Dans les deux cas l’horizon d’attente des auditeurs est inadéquat.

24Ce même hiatus entre situation intellectuelle ou spirituelle du locuteur et des auditeurs sépare quotidiennement le curé, timide et maladroit, de ses ouailles. Quand Malvina vient lui exposer l’« étonnement sans bornes » dans lequel la plongent les propos nocturnes de son mari, il traduit en termes spirituels ce qui, pour elle n’est qu’une affaire de comportement physique : « Madame, dit-il, on ne fait pas au mal sa part. Il faut le combattre selon ses forces et pour le reste apprendre à le souffrir en paix ». Ce qu’il dit est, de son point de vue, approprié à la situation mais est exposé en des termes et implique une perspective que Malvina ne peut – ou n’est pas préparée à – comprendre. « Elle le regarda, s’efforçant de donner un sens à ces paroles incompréhensibles, puis haussa les épaules et, perdant tout à coup contenance, enfouit son visage dans ses mains » (p. 1504).

25Une semblable disparate explique que le maire, Arsène, ne trouve pas auprès du curé le réconfort qu’il est venu chercher. Comme pour la disparition du père de Steeny, le malentendu entre le prêtre et l’être en souffrance cristallise en usage divergent d’un mot, « pardonner » dans le cas présent, que le maire utilise au sens de « trouver une excuse » et le prêtre à celui de « accorder miséricorde » (p. 1521). Le maire cherche un confident compréhensif ; le prêtre lui propose un juge, bienveillant certes, mais appréciant les choses selon d’autres critères que ceux qui sont causes de l’obsession d’Arsène. Un lien entre les deux univers de pensée eut pu être établi par la confession, mais le prêtre n’a pas su trouver les mots pour qu’il en aille ainsi.

26De même c’est un hiatus culturel qui est responsable de la divergence de point de vue entre le médecin, cuistre et infatué de lui-même, qui n’a à la bouche que les mots de psychiatrie et d’internement, d’obsession et de perversion, et le prêtre, effacé et respectueux d’autrui, qui parle de joie perdue et de réconciliation, de pureté et de piété. Il constate lui-même : « Nous ne parlons pas le même langage » (p. 1507). Et une fois de plus le malentendu langagier et la différence de perception du monde se laissent percevoir particulièrement dans l’équivoque d’un terme de signification importante. Après que le curé ait accusé les semblables du docteur Malépine d’avoir volé leurs mots aux pauvres, celui-ci lui rétorque : « – Monsieur, vous parlez comme un démagogue […] – En effet, répliqua froidement le curé de Fenouille » (p. 1509). C’est donc le mot de la fin de leur discussion. Il ne les réunit pas mais les sépare, car le médecin l’utilise dans le sens péjoratif de « flatteur des préjugés du plus grand nombre » tandis que le curé le prend dans son sens étymologique de « conducteur du peuple ». Ainsi est souligné l’irrémédiable désaccord entre le rationaliste et le croyant.

27Monsieur Ouine est le livre des malentendus. Non seulement entre le médecin et le curé, le maire et le prêtre et le maire et sa femme, mais encore entre Steeny et sa mère, ainsi que Miss, entre Mme de Néréis et les villageois, ainsi que les autres habitants du château, et aussi Steeny après que sa jument a failli le tuer (p. 1410), et même entre Steeny et Monsieur Ouine qui est pourtant son libérateur et son maître proclamé, dont « les propos sont généralement à double sens », remarque Pierre-Robert Leclercq6. Le récit de leurs relations se termine, avant l’arrivée du médecin venu faire le constat de décès de Monsieur Ouine, par un long dialogue, au cours duquel il est question de la façon de révéler à eux-mêmes les individus, et de secret utiles ; c’est alors que Monsieur Ouine confie ne parler que pour ne pas s’entendre et que Steeny invente sa parabole de la bouteille à la mer. Mais le médecin venu constater le décès de Monsieur Ouine déclare qu’il est mort deux heures plus tôt et il faut donc en déduire que Steeny a rêvé – d’un rêve de rêveur éveillé – cette conversation. Est-il plus forte démonstration que dans les dialogues chaque interlocuteur n’entend que ce qu’il attend, que donc le langage, bien loin d’être un moyen de communication efficace entre consciences diverses n’est au mieux qu’un éveilleur d’échos de ce dont elles sont déjà occupées ?

28Cependant s’il n’a guère le pouvoir de rapprocher les êtres, le langage, dans Monsieur Ouine, est présenté explicitement par deux fois comme ayant le pouvoir de les détruire.

29La première fois il est cause de la mort d’Eugène et d’Hélène. Si Monsieur de Vandomme demande à son gendre de se tuer – ce qui entraîne la mort de sa femme –, c’est qu’il a une haute idée du statut social des Vandomme, qui exclut qu’un membre de la famille puisse être traîné en justice. Or cet orgueil héréditaire vient d’une histoire lointaine, le souvenir du passage d’un « petit lieutenant à la culotte orangée galonnée d’or, à la tunique vert pomme qui venait d’accompagner Charles X de Rambouillet à Cherbourg puis en Écosse » (p. 1378) qui a déclaré que les Vandomme étaient descendants d’une famille noble, à la suite de quoi ils s’appelèrent de Vandomme et se transmirent ce récit fondateur d’une supériorité sur leurs voisins paysans, qu’en fait rien n’atteste. D’ailleurs Guillaume, l’infirme, qui est le dernier des Vandomme, confirmera : « Il n’y a pas de petit homme vert, ni de gens d’Ardenne, et non plus d’histoires de seigneurs, il n’y a rien… » (p. 1459). Rien qu’une histoire inventée, un discours sans fondement. Ainsi un simple fait de langage peut provoquer une tragédie, la mort d’innocents qui paraphe dérisoirement de sang un échafaudage de mots.

30La seconde fois, le jour de l’enterrement du petit valet, du discours du curé, discours de peu de réalité également pour ce qu’en ont saisi les habitants de Fenouille, sortira la mort de Mme de Néréis. « C’est les mauvaises paroles du curé qui nous ont mis le feu au ventre », affirme Noël Chevrette au juge (p. 1483).

31Il est apparemment aussi une conception heureuse du langage impliquée dans Monsieur Ouine, celle qui se déduit de la réflexion d’Hélène, quand Eugène lui ayant demandé de la suivre jusqu’à son refuge où ils se donneront la mort, et qu’elle lui dit qu’elle a des souliers troués, il lui répond : « Je te porterai, quand tu seras lasse ». Cette parole la remplit de joie.

Et, dès ce moment, elle cessa de prévoir, de penser. Comme c’est donc bête de penser – car, on pense seule, hélas ! – alors que la première parole de l’amant dispense un oubli plus parfait que le sommeil, fond si délicieusement dans les veines, y change le sang en vin ! (p. 1474)

Ainsi il suffirait d’une « parole » – et qui ne parle même pas explicitement d’amour – de l’aimé(e) pour que la vie change de sens et qu’un bonheur intense emplisse celle (ou celui) à qui elle est dite. Cela seul corrigerait l’image toute négative du langage donnée par ailleurs dans le roman. Il n’en est rien cependant. Car cette joie de se savoir aimée est ce qui décide Hélène à accompagner Eugène dans la mort. La signification ultime de ce passage est donc l’inverse de ce que l’on a pu croire momentanément : une « parole » suffit à faire mourir Hélène, tout comme un récit venu de nulle part provoque le suicide d’Eugène et un discours formé « à [l‘] insu » (p. 1484) de celui qui le prononce entraîne la mort de Madame de Néréis. Le langage peut être assassin.

Notes de bas de page

1 Expression employée ironiquement p. 1385 par Steeny pour dénoncer le travestissement de la réalité par sa mère et Miss. Cf. infra.

2 L’ironie manifestée dans cette réplique à Guillaume laisse penser que Steeny est entièrement détaché des pratiques maternelles d’euphémisation ou d’évitement de la réalité. Et pourtant on le voit rire « comme il sait rire lorsqu’une certaine désolation qu’il connaît bien aussi risque de devenir à son tour intolérable, le rire que Michelle appelle “ton rire de bébé, ton rire idiot” » (p. 1369). L’affectation de ce rire semble avoir même raison et même but que l’affectation de douceur de Michelle.

3 Claude-Edmonde Magny, « Monsieur Ouine le dernier roman de Bernanos », Études bernanosiennes no 5, p. 21.

4 Pierre-Robert Leclercq, Introduction à Monsieur Ouine de Bernanos, Paris, Minard, Lettres Modernes, 1978, p. 62.

5 Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Œuvres romanesques, op. cit., p. 1061.

6 Leclerq Pierre-Robert, Introduction à Monsieur Ouine de Bernanos, op. cit., p. 77

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