La jeunesse comme prisme de rédemption : Blanche dans les Dialogues des carmélites, conjonctions et divergences entre Georges Bernanos et Francis Poulenc
p. 53-64
Texte intégral
« Les autres, hélas, c’est nous ».
Georges Bernanos, Lettre de Palma, Janvier 1945.
« L’espérance […] est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme ». Georges Bernanos, La liberté, pour quoi faire ?
1La mise en musique des Dialogues des Carmélites par Francis Poulenc signe l’un des succès lyriques les plus marquants de la deuxième moitié du xxe siècle, succès qui a souvent occulté, derrière le paravent du versant sacré de l’inspiration du compositeur1 et les codes inhérents au genre opératique, les correspondances et les oppositions qui peuvent exister entre la vision bernanosienne et celle du musicien. Or, c’est peut-être à travers ce rapport complexe que peut être lue l’originalité de l’œuvre. Il est un fait certain que la nouveauté du langage musical n’est pas, tout au moins dans cet ouvrage, la préoccupation centrale du créateur, et que Poulenc n’a pas davantage cherché à innover dans le domaine de la narration ou de la dramaturgie, et l’on a pu penser que cette non-remise en question de certaines habitudes du public, jointe à la forte tension dramatique du livret était la seule cause de l’écho que l’opéra a rencontré chez le public dès sa création.
2Or, pas plus que le texte de Bernanos n’est réductible à une chronique de la terreur vue par une jeune fille noble, la vision de Poulenc ne saurait être restreinte à un conciliabule de robes de bure sur fond de déclamation puccinienne. Dans un cas comme dans l’autre, mais de façon à la fois différente et complémentaire, l’homme de lettres et le compositeur font de ce personnage central et paradoxal une forme de prisme révélateur de préoccupations profondes d’ordre moral, esthétique et sociologique. Blanche n’est pas une héroïne, du moins pas au sens que confère au terme en question la réflexion romantique, elle cristallise à la fois le point de vue de l’auteur quant au rapport de l’individu et de l’Histoire et à celui qu’entretiennent entre eux les différents âges de la vie. Que Dialogues des Carmélites soit un drame fondé sur la thématique du transfert de la grâce est un fait indéniable, mais précisément ce transfert ne peut-il être compris à la fois comme une forme de hasard, dont Bernanos confie par la voix de la jeune sœur Constance de Saint-Denis qu’il est peut-être « la logique de Dieu2 », et comme une traduction ou une conséquence d’une vision particulière de la jeunesse et de sa situation particulière face aux autres âges de la vie.
La jeunesse : espace de réalisation chez Bernanos
3Si l’on s’en tient à une lecture purement événementielle du texte, Blanche de la Force est l’héroïne d’un drame de la peur. S’en tenir à cette optique revient à oublier que Bernanos n’a pas eu recours à cet artefact de son propre chef, puisqu’il se trouve déjà à la base de la nouvelle de Gertrude Von Le Fort et du scénario de Philippe Agostini. Il l’utilise non pas comme un ressort dramaturgique, mais comme un moyen de rendre perceptible et traduite, à la fois sur les plans visuels et sensitifs, une singularité d’âge.
4En dehors de neuf autres jeunes sœurs qui ne font qu’apparaître sans singularité aucune dans la succession des scènes et de Sœur Constance, sur le statut de laquelle nous aurons à revenir, Blanche de la Force incarne un élément jeune face à un monde d’adultes : le Marquis, les prieures, les sœurs âgées, et même le Chevalier pour qui elle ne sera jamais que le « petit lièvre », même lorsqu’il paraît récuser cette appellation. La jeunesse de Blanche constitue sa singularité, et Bernanos utilise la peur comme un moyen de renforcer cet état. Il est, en effet, frappant de constater que la peur et son âge agissent en synergie non seulement pour détacher Blanche du lot des autres personnages, c’est-à-dire en somme à caractériser une figure d’héroïne, mais pour l’ancrer dans un isolement qui fait d’elle une forme d’espace vierge, tant en ce qui concerne ses propres sentiments (« Réellement, je faisais bonne contenance ? ») qu’en ce qui touche à ses rapports avec le monde des adultes.
5Le second axe autour duquel semble s’articuler l’ensemble du texte est le concept de transfert de la grâce, par lequel, sans en développer de conscience claire, Mme De Croissy prend sur elle la mort presque infamante qui devrait être celle de Blanche et octroie à cette dernière une montée à l’échafaud empreinte de sérénité. De ce concept de base, présent lui aussi dans le canevas de la nouvelle de Gertrude Von Le Fort, mais largement développé par Bernanos, découlent deux axes de réflexion importants :
- en premier lieu l’idée d’une forme de rédemption qui n’est plus seulement le fait d’une immanence divine, mais d’un échange d’être à être, de même que la difficulté qui y conduit.
- en second lieu une unidirectionnalité des échanges. Blanche reçoit sans le savoir le don inconscient de Mme De Croissy3, de même qu’elle sera façonnée par l’attention et l’orgueil de Mère Marie de l’Incarnation, elle-même mandatée par la défunte prieure.
6Ainsi donc, chacun des thèmes fondateurs que Bernanos incarne dans sa jeune héroïne en masque-t-il un autre. La peur n’est plus seulement l’origine du mouvement qui pousse la jeune femme vers le Carmel, elle devient nécessité de rédemption, à la fois objet de mépris de l’héroïne pour elle-même et de décalage par rapport à la logique chrétienne invoquée4. C’est par elle que passe le concept de souffrance et de rédemption par les autres. Or, nous ne retrouvons pas cet aspect d’aller-retour dans l’idée de transfert de la grâce, du moins pas en apparence. Blanche reçoit un don de rédemption alors qu’elle-même ne songe pas à le rendre. Il semble bien, tout au long de l’œuvre (aussi bien lyrique que littéraire que Blanche, dans son isolement, reçoive bien plus qu’elle ne donne. Or, ceci va précisément à l’encontre de la réciprocité que Bernanos fait revenir de façon récurrente dans le discours de Cassandre que tient Sœur Constance. « On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres5 ».
7Deux pistes de réflexion se présentent alors à nous, soit admettre que la nécessité dramaturgique inhérente aux dialogues cinématographiques a pris le pas sur les préoccupations profondes du littérateur, soit ne pas s’en tenir à cette unidirectionnalité de surface.
8En effet, s’il est évident que la jeunesse de Blanche la désigne comme un espace de réception dans ses rapports avec autrui, il est également clair que cette réception devient vecteur de réalisation pour l’ensemble des autres personnages. Dès lors, la réciprocité se rétablit, dans une forme de schéma bipolaire qui associe chaque fois une figure mouvante, ou tout au moins en évolution visible (autrui) et une autre apparemment immobile (Blanche). La seconde reçoit de manière quasiment passive, mais cette réception modifie l’émetteur. Elle confère à chacun non seulement son statut théâtral de personnage (figure maternelle ou paternelle, par exemple) en l’ancrant dans une typologie identifiable (phénomène parfaitement intégré et exploité par Poulenc dans son approche compositionnelle), mais aussi et surtout en le faisant accéder à sa pleine réalisation.
9Mme De Croissy, la première, trouve à travers Blanche son complet achèvement. Dans la nouvelle de Gertrude Von Le Fort, l’accent est mis sur le fait que Blanche choisit sans le savoir comme nom de carmélite celui qu’avait porté la prieure lors de son admission comme novice. Bernanos en conserve la mention (Tableau II, scène 1), mais sans y revenir par la suite. La filiation ainsi établie entre les deux femmes ne doit pas masquer la complexité de l’échange qui s’opère. Une première approche peut laisser à penser que la fin de la prieure est particulièrement injuste, puisqu’elle passe de la certitude et de la sérénité acquises dans la méditation à un état d’angoisse incoercible. Il apparaît pourtant dès sa première réplique que Mme De Croissy, parvenue au seuil de la vieillesse, est peut-être détachée de sa mission fondamentale (« Ma pauvre enfant, l’habitude finit par détacher de tout »), inaccessible aux gestes ou aux mouvements que peuvent tenter les autres religieuses envers elles (ce que corrobore l’allusion au fauteuil dans sa toute première réplique). Le sacrifice qui lui est imposé ne rompt pas cet isolement, dont elle fait explicitement mention dans la scène 7 du Tableau III (« Je suis seule, ma Mère, absolument seule sans aucune consolation »), mais il le rend fécond en trouvant sa justification. Sans la rencontre avec Blanche, la prieure meurt sans doute bardée de certitudes, mais sans autre mission que la conquête difficile de ces mêmes certitudes. Blanche lui restitue le doute, élément fondateur de la vision bernanosienne de l’engagement chrétien, et c’est à travers elle que Mme De Croissy prend son sens à la fois dramatique et spirituel.
10Mère Marie de l’Incarnation, tout en affichant un caractère fondamentalement différent, épouse pourtant un cheminement comparable. Ferme, énergique (la première prieure lui confie Blanche du fait de sa grande « fermeté de jugement et de caractère »), elle semble obéir également à un destin qu’elle contribue à tracer, qui la conduit à souhaiter la formulation collective du vœu de martyre. La rencontre avec Blanche puis la mission de confiance que lui confie in extremis Mme De Croissy semblent jeter bas ce personnage complexe6 en le privant d’un devenir attendu. C’est compter sans la logique du sacrifice rédempteur qui anime l’œuvre et l’auteur. C’est dans le non-accomplissement de son vœu de martyre, dans ce qu’elle considère comme la perte irrémédiable de son honneur (Tableau V, scène 16), qu’elle acquiert sa pleine et entière dimension.
11Les figures protectrices que sont le Chevalier et le Marquis se révèlent moins complexes. Tous deux personnifient l’impossibilité pour Blanche de trouver une forme de sécurité moralement acceptable. L’affection teintée de pitié que tous deux lui prodiguent est autant que la peur à l’origine du dégoût d’elle-même que manifeste la jeune femme. « Hélas, j’étais si harassée de leur pitié ! Que Dieu me pardonne ! La douceur m’en écœurait l’âme7 ».
12Les deux personnages n’existent, au plan littéraire ou dramatique, que par rapport à Blanche, leur seule justification est précisément de rendre toujours plus perceptible l’isolement de Blanche, même face à une démarche de compassion. Mme Lidoine leur répond en ce sens qu’elle est la figure maternelle par excellence. C’est elle qui impose sans aucune concession à Mère Marie de tenir son engagement envers la première prieure.
13La jeunesse telle que Bernanos l’envisage dans Dialogues des Carmélites à travers le personnage de Blanche est certes un âge des possibles. Mais c’est paradoxalement parce qu’elle est un terrain de réalisation des autres personnages (un monde explicitement présenté comme celui d’adultes « faits »), en leur offrant la possibilité de la rédemption par le renoncement, qu’elle existe. Blanche n’est pas une figure christique, son sacrifice final n’est pas consommé dans une démarche communautaire, il ne fait que manifester visuellement l’accomplissement du sacrifice de Mme De Croissy. Tout au long de l’œuvre, Blanche incarne, via sa jeunesse, le prisme à travers les différents personnages existent, non seulement sur le plan dramatique, mais aussi et surtout sur le plan spirituel : c’est par elle et pour elle que se met en place une dynamique de rachat qui touche non seulement sa propre personne, mais plus encore ceux qui l’entourent. C’est en cela que Dialogues des Carmélites n’est pas simplement un drame de la peur. Que celle-ci existe en tant que valeur culpabilisante est une certitude, mais il est également clair que la rédemption par le sacrifice de Mme De Croissy ou Mère Marie est tout aussi importante aux yeux de l’auteur, et que c’est cette dynamique de fond qui donne son sens profond au texte.
14Demeure cependant une interrogation de taille. La jeunesse de Blanche est un état de passivité, ce qui peut surprendre sous la plume du pamphlétaire Bernanos, si l’on se réfère à ses écrits de combat datés de la seconde guerre mondiale. On peut manifester de l’incompréhension face à une jeunesse présentée comme un matériau malléable par lequel autrui prend corps et se manifeste également la présence divine (« Soyez toujours cette chose douce et maniable dans Ses mains8 »). Mais si Blanche n’apparaît pas comme douée de clairvoyance, tel n’est pas le cas de l’autre personnage jeune des Dialogues. Sœur Constance de Saint-Denis la complète idéalement, en ce qu’elle est tout aussi consentante à la réalisation à travers elle d’un destin qui contribue à réaliser les autres personnages, mais qu’elle perçoit, sans en entrevoir la raison profonde, l’évolution du drame. Elle y prend part activement, sa fonction n’étant pas celle d’une pythie délivrant des messages codifiés, mais celle d’un prophète. Elle est la seule dont les certitudes ne seront pas mises à mal, la seule également dont l’accomplissement personnel ne passe pas par une remise en question fondamentale, précisément parce que le libre sacrifice, exempt de l’orgueil de Mère Marie, fait dès le départ partie de sa démarche. Mais comme pour Blanche et bien plus encore, sa pleine et entière réalisation passe par celle des autres personnages à travers elle, ce qui lui confère une dimension christique dont sa compagne est exempte.
15Le rapport entre les âges de la vie prend à travers Dialogues des Carmélites une résonance particulière. C’est à travers la jeunesse que les autres prennent leur sens, et celle-ci est donc le guide, la raison d’être de ceux-là. Mais cette dynamique se conjugue à la nécessité du sacrifice et au fondement chrétien de la pensée de Bernanos, sans quoi le cheminement de l’œuvre se réduirait à une projection des autres personnages dans Blanche qui pourrait triompher à la fois de sa peur et de sa culpabilité sans forcément ressentir le besoin de monter à l’échafaud. C’est dans cette complexité de rapport entre la jeunesse et les autres âges de la vie que l’œuvre puise une part de sa richesse.
16La démarche de Francis Poulenc ne se borne pas à la mise en musique d’un texte, elle se présente comme une remise en question, un infléchissement de la pensée bernanosienne par le biais de la seule construction musicale9.
Jeunesse, Histoire et culpabilité dans la partition de Francis Poulenc
17La genèse de l’opéra de Francis Poulenc, sur laquelle le compositeur s’est abondamment livré dans sa correspondance10, n’est pas comme chez Bernanos le fruit d’une démarche de réflexion suivie sur plusieurs années de création, bien que l’ouvrage soit, comme l’est le texte pour son auteur, une œuvre de la maturité. Non que Poulenc ait abordé le vaste chantier que constitue toujours un opéra dans un esprit de libre et constante improvisation, mais Bernanos fait des Dialogues, bien au-delà du domaine forcément corseté du dialogue cinématographique, une synthèse de ses réflexions esthétiques et morales, alors que le compositeur projette dans le texte les préoccupations qui sont les siennes à un instant donné, exacerbées par une remise en question profonde.
18La commande des Dialogues en tant qu’ouvrage lyrique est le fruit d’une substitution. Sollicité dans un premier temps par le directeur des Éditions Ricordi, Guido Valcarenghi, pour composer la musique d’un ballet inspiré de la vie de Sainte Marguerite de Cortone, Poulenc n’est pas enthousiasmé par le sujet, encore moins par le fait de retravailler dans le domaine de la musique de ballet11, et c’est lui qui demande conseil quant au choix d’un livret d’opéra. Valcarenghi suggère le texte de Bernanos, que Poulenc avait déjà lu plusieurs fois et vu sur scène, sans en ressentir le rythme profond. Moins de deux jours après la proposition, Poulenc accepte avec enthousiasme. Au-delà de la crise sentimentale que le compositeur va traverser durant la longue genèse de l’opéra12, la composition correspond à une prise de conscience de réalités touchant le rôle du créateur face à l’Histoire.
19Le champ de réflexion ouvert par le texte des Dialogues autour du personnage de Blanche permet à Poulenc d’exprimer une vision complémentaire de celle de Bernanos. Si nous avons pu cerner que la peur est avant tout, chez l’auteur, le vecteur d’une présentation de Blanche comme un terrain neutre au travers duquel les autres personnages et les autres âges de la vie, par opposition à la jeunesse de l’héroïne, se construisent. Pour Poulenc, l’axe central du personnage n’est pas tant le fait que les autres trouvent par elle une forme de rédemption inattendue que cette peur et la culpabilité qu’elle induit et traduit à la fois. Ce qui chez Bernanos relève avant tout un artéfact dramatique devient, pour le Poulenc des années 1950, le déclencheur d’une réflexion sur la culpabilité.
20La situation de Poulenc en tant que créateur à l’aube de cette décennie recoupe naturellement celle de tous les musiciens de sa génération, et la crise qu’il traverse ne saurait se réduire à des déboires sentimentaux : Arthur Honegger ou Henri Sauguet connaissent la même, au même moment. Le contexte historique et esthétique est celui non seulement d’une profonde remise en question des fondements du langage musical, sous l’impulsion de la génération dominée par les figures de Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen, mais également celui d’une réflexion menée sur la légitimité d’un art associé à la société qui a permis, si ce n’est encouragé, la montée puis l’avènement des totalitarismes. La notion de responsabilité face à l’Histoire, le fait qu’un créateur qui choisit, dans une situation comparable, de centrer son langage sur des éléments et des moules formels hérités du passé13 se superpose à une volonté de ne pas épouser l’Histoire en tant que mouvement collectif, un refus de ce qui est vécu comme une aliénation de l’individu. Or, cette position devient particulièrement difficile à assumer dans l’après-guerre. De deux états l’un, soit le créateur considère comme acceptable de vivre dans une somptueuse tour d’ivoire en total isolement, soit il tente de concilier sa peur d’être absorbé, dilué dans l’Histoire et le sentiment de culpabilité afférent. Abordée sous cet angle, la composition des Dialogues des Carmélites prend une signification particulière : Poulenc trouve dans le conflit intérieur de Blanche un écho direct du sien propre. Rien d’étonnant à ce que les deux personnages centraux de l’opéra, les plus caractérisés sur le plan musical, c’est-à-dire la jeune femme et la première prieure, celles qui connaissent directement la peur.
21Mais ce qui va guider Poulenc dans le cheminement que constitue la mise au point de son ouvrage lyrique n’est pas simplement le désir d’opérer une sorte de déclinaison musicale de l’angoisse ou une transmutation de la dépression qu’il traverse. Malgré sa peur, et bien qu’elle manifeste tout au long du texte une passivité jamais démentie, Blanche se voit offrir une rédemption. L’idée fondamentale que la peur puisse, via la culpabilité, être transmuée en vecteur de rédemption est au centre non seulement de la démarche de Poulenc, mais également d’Henri Sauguet (L’oiseau a vu tout cela, cantate pour baryton solo et orchestre à cordes sur un poème de Jean Cayrol, 1960) ou Henri Tomasi (Miguel Mañara, opéra en quatre actes et six tableaux d’après le Mystère de O. V. de Milosz, 1952). C’est toute une génération de compositeurs que concerne un même débat.
22L’optique de Poulenc se retrouve complémentaire de celle de Bernanos en ce qu’elle l’aborde sans en nier, bien au contraire, la thématique profonde, mais sous un angle de vision différent. Dans la vision du compositeur, l’accent n’est pas mis sur la réalisation des personnages et leur rédemption à travers Blanche, mais sur la construction de celle-ci par son entourage et par la rédemption qu’elle en reçoit. Plus profondément encore, ce n’est pas la rédemption proprement dite qui se trouve mise en avant dans l’opéra, mais l’absolution consentie par autrui, car c’est par elle que Blanche accède au sacrifice qui lui vaut cette rédemption. Pour Poulenc, ce ne sont pas les autres qui se réalisent à travers Blanche, c’est Blanche qui se trouve réalisée par les autres ; ce n’est pas elle qui domine sa peur, ce sont les autres qui la franchissent pour venir, en quelque sorte, la chercher. Si donc le fond de la réflexion demeure identique à celui de Bernanos, le cheminement s’en trouve inversé : de centrifuge qu’il était, Poulenc l’envisage comme centripète.
23De surcroît, le musicien a totalement supprimé, dans le découpage qu’il opère pour son livret, les figures de jeunes sœurs présentes en filigrane dans le texte de Bernanos. Très effacées (à l’exception de Constance), celles-ci animaient toute la scène 6 du Tableau III, que Poulenc a purement et simplement omise. La jeunesse de Blanche n’est plus ou plus seulement cet espace de réalisation que nous évoquions, elle devient un espace en réalisation, et sa passivité peut dès lors se comprendre. Le rôle de Sœur Constance se trouve limité à sa clairvoyance quant à l’avenir de Blanche, elle se définit non plus en complémentarité mais en opposition avec elle. À l’une le doute culpabilisant, à l’autre la sérénité, ce qui singularise encore la jeune héroïne. Cette lecture du rapport entre les âges de la vie trouve une part de son origine dans le rapport que Poulenc entretient par rapport à l’Histoire. S’il ne peut en être acteur, s’inscrire de son fait dans une perspective de devenir qui l’effraye, il en ressent une culpabilité profonde et cherche une voie morale d’absolution, dilemme dont le caractère bernanosien ne peut échapper au lecteur attentif.
La caractérisation musicale de Blanche ou le décalque de l’héroïne
24Du point de vue de la stricte construction musicale, Blanche constitue presque une figure d’anti-héroïne14. En effet, à l’aspect passif du personnage, assimilable à une cire à empreintes, répond une forme de caractérisation en négatif. Le maillage thématique qui sous-tend l’œuvre, et qui va à l’encontre de l’idée de libre improvisation et de défiance formelle souvent attachée à Poulenc, contribue à figurer clairement non pas le personnage lui-même, mais les ressorts de sa personnalité. Or, aucun ou presque n’est spécifiquement attaché à Blanche, tout au moins elle ne s’empare d’aucun, tous lui sont apportés extérieurement sans prendre place dans sa propre déclamation. Seules sont perceptibles les transformations qu’elle subit par et à travers eux.
25Parmi les réseaux de thèmes qui charpentent l’œuvre, Poulenc a clairement rendu saillant un groupe de thèmes que nous pouvons qualifier de premiers :
26Thème de la peur et de la culpabilité (exemple 1). Une courte cellule de deux notes répétées à l’octave, sur fond d’accord parfait mineur le figure. C’est lui qui ouvre et ferme l’ouvrage. Il sous tend tout le premier tableau de l’acte I (Tableau I de la pièce), que la jeune fille soit présente ou absente. Les autres personnages (le Marquis et le Chevalier) se confrontent à ce thème et l’infléchissent. Ainsi, chaque fois qu’il sera question de la figure paternelle, le thème se présentera sous la forme d’une marche harmonique dans laquelle se fait jour un apaisement jamais totalement atteint. Lorsque (acte II, tableau 3) Mère Marie exhorte Blanche à redresser la tête après ses adieux définitifs à son frère, le thème fait l’objet d’une légère mutation mélodique qui, sans l’affranchir du mode mineur, l’inscrit dans une couleur assurée, symbole de fierté. C’est sous une forme totalement apaisée qu’il referme l’œuvre après la montée de Blanche à l’échafaud. La peur n’est pas morte avec Blanche, elle perdure, mais elle devient, via la rédemption morale de l’héroïne, tout à coup supportable.
Thème de l’orgueil (exemple 2). Cette thématique n’est pas centrale chez Bernanos, elle est mentionnée dès le début de la pièce (« Une fille moins fière ne se tourmenterait pas pour un cri15 ») et dans les conseils de Mère Marie (« Il n’est qu’un moyen de rabaisser son orgueil, c’est de s’élever plus haut que lui16 ») sans constituer une dynamique de fond. Chez Poulenc, au contraire, elle est un levier qui pousse Blanche à vouloir, selon les termes de l’auteur, surmonter sa nature. Dans ce contexte, la peur est une humiliation. Très simple, de facture élémentaire17 (oscillation entre tonique et sensible à la basse, résolution sèche et inattendue sur un quatrième degré augmenté), sans possibilité modulante, ce thème est loin d’être circonscrit au seul personnage de Mère Marie. Nous l’entendons dès le premier tableau, alors même que Blanche n’est pas entrée et que son nom apparaît pour la première fois dans les propos de son père. Tout naturellement, c’est à Mère Marie (en particulier lorsqu’elle manifeste son incompréhension devant l’angoisse de la première prieure au seuil de la mort, puis lorsque sa volonté se heurte à celle de Mme Lidoine au sujet du vœu du martyre) que reviennent la majorité des récurrences de ce thème. Mais, fait significatif, toutes les fois que Blanche tente de manifester cet orgueil, en faisant face à son père, à son frère ou à Mère Marie, le compositeur ne le fait pas entendre. C’est par les autres que Blanche se voit structurée et non par ses propres aspirations.
Thème lié au courage et à l’absence de courage (exemple 3). Ici encore, Poulenc superpose ses propres préoccupations au débat soulevé par Bernanos. Quatre accords parfaits parallèles par groupe de deux (dont les basses fondamentales sont respectivement à distance de tierce mineure, alors que les groupes entre eux sont distants d’un demi-ton) constituent ce thème qui donne, à l’audition, une impression de progression pénible ou entravée. Statistiquement parlant, ce thème est celui que Poulenc fait revenir le plus souvent, encerclant véritablement Blanche sans que jamais elle ne s’en empare réellement. Présence obsédante, il rend constamment présent le dilemme qui déchire Blanche (et le compositeur). Il est aussi présent sous la forme d’une dérivation harmonique directement associée aux humiliations auxquelles Blanche est prête à consentir pour s’auto-absoudre de cette absence de courage, et qui passe forcément par son rapport aux autres classes d’âge.
Thème de la prescience (exemple 4). L’idée de destin tranchant en lieu et place des individus éclaire le rapport de Poulenc à l’Histoire. Or, précisément, le canevas de Dialogues lui offrait une opportunité de manifester ce même rapport par la bouche de Sœur Constance, mais également par celle de Blanche au premier tableau lorsqu’elle s’avoue surprise d’avoir sereinement traversé la foule hostile (« Mon Dieu, il en est peut-être du péril comme de l’eau froide qui d’abord vous coupe le souffle et où l’on se trouve à l’aise dès qu’on y est entré jusqu’au cou18 »). Succession calme d’accords en marche modulante (déjà présente dans la coda du Nocturne no 1 pour piano de 1929), le thème préfigure clairement la sereine montée à l’échafaud de Blanche, alors même qu’elle ne peut en avoir aucune prescience elle-même, esclave qu’elle est de sa propre peur et même, comme le souligne son frère, de la peur de la peur (dont il précise qu’elle « n’est pas plus honorable, après tout, qu’une autre peur19 »).
C’est volontairement que nous nous en tenons, dans le présent propos, à la simple signalétique du réseau de thèmes premiers. Le réseau comprend, bien évidemment, un maillage dense et complexe de cellules thématiques secondaires. Mais l’ensemble des thèmes importants circonscrit, construit et transforme Blanche, ils sont les vecteurs de sa rédemption musicale comme le sont les autres personnages sur le plan dramatique. L’ensemble de la construction de l’opéra traduit la vision de Poulenc telle que nous avons tenté de la cerner, à savoir une réalisation de Blanche par les autres personnages.
Les sens du transfert de la grâce
27Il y a bien conjonction entre la démarche de Bernanos et la partition de Poulenc, ce dont ne doit découler une quelconque surprise. Le compositeur, dans toute sa musique vocale20, a toujours accordé une grande place à la correspondance de sens entre texte et musique. Dans le cas qui nous occupe, la préoccupation d’ordre eschatologique est bel et bien commune au littérateur et au musicien, et son point d’ancrage demeure l’idée de transfert de la grâce. Il est pourtant une différence fondamentale entre les deux approches, et elle tient principalement au sens dans lequel se déploie le transfert de la grâce.
28Bernanos reste inscrit dans une dynamique d’ordre christique dans laquelle la notion de sacrifice reste fondamentale, étant entendu que par sacrifice il faut entendre celui imposé et non celui choisi. Le débat autour du vœu du martyre entre Mme Lidoine et Mère Marie éclaire cet aspect de la pensée bernanosienne. Mais ceci nous amène à reconsidérer sérieusement la grâce dont Blanche serait bénéficiaire. Certes, elle acquiert une sérénité tout à fait inattendue, mais par voie de conséquence son sacrifice n’a pas le même prix que celui de Mme De Croissy. S’il y a transfert de la grâce, ce n’est pas finalement de la prieure ou de Mère Marie vers Blanche, mais bel et bien en sens inverse. L’une sacrifie la quiétude devant la mort que sa vie de méditation et de sacerdoce aurait dû lui valoir, l’autre se verra dans l’obligation de sacrifier orgueil et honneur, et ce sont bien elles qui acquièrent par là une grâce dont elles auraient été sans cela privées. La rédemption de Blanche n’est qu’une conséquence, une concession à l’élan dramatique mais en aucun cas le fondement de l’œuvre.
29Pour Poulenc il en va différemment. La gestion d’un syndrome de culpabilité, qui peut tout à fait se comprendre dans le contexte de sortie du second conflit mondial, fait qu’il s’attache avant tout à la problématique du rachat par transfert de la grâce. Blanche est pardonnée et pardonnable in extremis parce que les sacrifices consentis autour d’elle le permettent et parce qu’elle est touchée par une grâce qui ne doit rien à son propre mérite. Dans ce cas, c’est bien des autres vers elle que le transfert s’exerce, et la spécificité du compositeur est, tout en manifestant une compréhension profonde et un respect réel du texte, d’avoir en somme inversé la dynamique au profit d’une vision personnelle du rapport à la culpabilité face à l’Histoire.
30Dans les deux cas, il y a bien communion étroite entre le personnage central et l’ensemble que l’on peut désigner sous le vocable générique « les autres ». Les autres sont Blanche et Blanche est les autres, l’idée d’échange voire d’interchangeabilité reste centrale, et qu’il s’agisse de Bernanos ou de Poulenc, c’est précisément en ce point de doctrine qu’il faut puiser la seule raison d’espérer. En effet, qu’il s’agisse de la rédemption des autres par leur projection en Blanche ou du rachat de celle-ci par transfert d’une grâce venue des autres, l’accession à une dimension supérieure demeure la seule chose à espérer, même lorsque la notion de mérite ne semble pas en cause. Blanche mérite-t-elle d’être sauvée ? Ni Bernanos ni Poulenc n’abordent le problème ni ne fournissent d’éléments précis de réponse. Mais c’est précisément parce que le mérite n’est pas en cause que le débat porte sur la grâce, et non sur une donnée quantifiable ou cartésienne.
31La confrontation de la jeunesse aux autres âges de la vie ne se réduit pas (que ce soit dans la pièce ou dans l’opéra) à une immolation symbolique. La mort de Blanche n’a rien du sacrifice consenti d’Isaac par Abraham. Mais il est clair que c’est par la jeunesse et par son échange avec les autres âges de la vie que passe la possibilité d’espoir que nous évoquions. Notons que la jeunesse, dans le cas qui nous occupe, n’est pas ou plus réductible à une notion d’âge, au sens arithmétique du terme, mais bien plutôt à une idée d’âme en devenir, en réalisation. Par transfert, ce sont « les autres » qui acquièrent ou retrouvent cette notion de devenir, de maniabilité assimilée à l’espoir et à la rédemption.
32De fait, la convergence qui lie au plus profond Bernanos et Poulenc autour des Dialogues des Carmélites réside dans cette notion d’espoir. La mort des carmélites ne résonne pas comme une fin tragique, ni comme une contribution à l’édification d’un public bien pensant. Elle pose le problème de la possibilité de l’espoir au regard de la conscience, et c’est sur ce point que se retrouvent et se superposent les visions des deux créateurs. La crainte et l’espoir sont liés, et non antithétiques, comme le manifestent à la fois texte et musique, dans une œuvre qui peut être lue comme un écho tardif des mots de Philippe Desportes (1546-1606) : « Si je n’espère rien, rien ne me fera craindre21. »
Notes de bas de page
1 Cet aspect de la musique de Poulenc devient prégnant dès la composition des Litanies de la Vierge noire pour chœur de femmes et orgue (1936), et le compositeur lui-même s’est exprimé dans ses entretiens avec Claude Rostand, sur cette présence du sacré dans ses moteurs d’inspiration.
2 Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, Tableau III, scène 1.
3 Sur cette notion de conscience, le doute reste permis, puisque lorsque la prieure elle-même y fait une allusion directe, elle juxtapose un irréel du passé concernant le don de sa vie (« Certes, je l’eusse donnée ») et une proposition affirmative qui ne tranche pas quant à la conscience qu’elle en peut développer (« Je ne puis donner maintenant que ma mort, une très pauvre mort »).
4 La question et l’affirmation de Blanche, dans la scène 8 du Tableau V (« Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je n’offense pas le bon Dieu. La peur n’offense pas le bon Dieu ») résonnent bien plus comme la quête angoissée d’une réponse rassurante que comme une certitude profondément ancrée.
5 Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, Tableau III, scène 1.
6 Mère Marie de l’Incarnation sera réellement la seule rescapée des carmélites de Compiègne.
C’est d’ailleurs la lecture de ses mémoires qui inspirera à Gertrude Von Le Fort la nouvelle dont Bernanos a dû s’inspirer pour les dialogues du film en question.
7 Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, Tableau III, scène 8.
8 Georges Bernanos, ibid.
9 Le livret de l’opéra se présente non pas comme une réécriture de l’œuvre, mais comme une simple adaptation du texte initial, Poulenc ayant simplement supprimé quelques répliques et scènes.
10 La publication intégrale de la correspondance de Poulenc sous la direction de Myriam Chimènes (Paris, Fayard, 1994) est particulièrement éclairante et permet de suivre le musicien pas à pas dans l’élaboration de l’ouvrage et la crise personnelle avec laquelle elle coïncide.
11 Poulenc devait à la scène chorégraphique son premier grand succès Les Biches (1923), créé sur la scène de l’Opéra de Monte Carlo le 6 Janvier 1924 par la troupe des Ballets Russes de Sergei Diaghilev, puis Aubade (1929), concerto chorégraphique pour piano et dix-huit instruments, et enfin Les animaux modèles (1941) d’après des fables de La Fontaine.
12 La liaison orageuse de Poulenc avec Lucien Roubert, un voyageur de commerce établi dans la région de Toulon qui décède en 1955, avant le complet achèvement de la partition, rencontre évidemment un écho direct dans la mise au point du tissu musical, comme ce sera également le cas pour le monodrame lyrique La voix humaine sur le texte de la pièce de Jean Cocteau (1958).
13 Tel était bien le cas de Poulenc qui revendique dans ses entretiens avec Claude Rostand qu’« il y aura toujours place pour de la musique neuve avec les accords des autres ».
14 Le fait n’est pas isolé. Le répertoire lyrique français, depuis la fin du premier conflit mondial jusque dans les années 1960, s’oriente massivement vers une problématique du héros façonné par le destin plutôt qu’agissant sur lui pour tenter d’en infléchir le cours.
15 Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, Tableau I, scène 4.
16 Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, Tableau III, scène 8.
17 Poulenc réutilise ce même thème pour caractériser Pablo Picasso dans le cycle de mélodies Le Travail du Peintre (1956) sur des poèmes de Paul Éluard.
18 Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, Tableau I, scène 2.
19 Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, Tableau III, scène 8.
20 En ce sens, la seule exception est le recueil des Airs chantés pour voix et piano sur des poèmes de Jean Moréas (1927-1928), que Poulenc déclarait ne pas aimer, et qui présentent plusieurs contresens prosodiques.
21 Philippe Desportes, Amours d’Hippolyte.
Auteur
Conservatoire de Marseille
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tiempo e historia en el teatro del Siglo de Oro
Actas selectas del XVI Congreso Internacional
Isabelle Rouane Soupault et Philippe Meunier (dir.)
2015
Écritures dans les Amériques au féminin
Un regard transnational
Dante Barrientos-Tecun et Anne Reynes-Delobel (dir.)
2017
Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015