Croquis d’adolescentes
p. 15-18
Texte intégral
1Des fragments de la correspondance de Bernanos, à la fin de sa vie, attestent du souci qu’il avait de la véritable portée de ses œuvres et de la nécessité où il était de les protéger contre ceux qui étaient prêts à les trahir sans scrupule. En décembre 1945, inquiet du projet d’un film tiré du Journal d’un curé de campagne, il écrivait :
Tu diras à Barrault que tous ces retards sont imputables à Bruck qui veut toujours agir à sa guise et qui ne vient jamais me voir, ni ne m’a écrit, ni ne me téléphone. Sois très gentil avec Barrault car sa lettre m’a profondément touché.
Le 8 novembre 1947, à dix-huit mois de sa mort et toujours au sujet de ce même projet il écrit à Samedi Soir, un texte de plus de trois pages sur le scénario de Jean Aurenche. Il y évoque sa création et la place qu’y tient la crise d’adolescence :
Je crois qu’un véritable romancier, je veux dire un homme qui a réellement rêvé son livre, en a tiré la plupart des situations et des images dans ce fonds d’expérience subconsciente qui est certainement pour moi celui des précieuses, irremplaçables, et incommunicables expériences de l’enfance, que la crise d’adolescence fait presque toujours retomber dans la nuit. (C’est moi qui souligne.)
En mars 1948, ses jours sont comptés. Il lui reste trois mois à vivre. C’est alors qu’est conçue une autre adaptation à l’écran du Journal, due cette fois à Bruckberger. Mais la déception de Bernanos est grande à la lecture du scénario. Il note alors que
le roman Journal d’un curé de campagne est un envoûtement, une ambiance, un climat. Le rêve y prend sa source trop profondément pour qu’on puisse en changer l’histoire. Cela nécessiterait une refonte totale du livre et des personnages, chose qui paraît impossible à l’auteur du roman lui-même.
Là encore, il reste fidèle aux grandes passions de son adolescence. C’est pourquoi je me permets d’insister, à l’ouverture de ma réflexion, sur le tracas qu’ont pu représenter, dans les dernières semaines de sa vie, les intrigues de ces tripoteurs de textes que furent M. Aurenche et, par la suite, Bruckberger…
2Les adolescentes bernanosiennes vont souvent deux par deux : Chantal de Clergerie qui a dix-neuf ans et que son père a récupérée depuis deux ans, est accompagnée d’une Francine qui est comme son reflet. De même le reflet de Chantal d’Ambricourt, dans le Journal, est une pré-adolescente, Séraphita Dumouchel. Certes, les deux Mouchette sont seules : Germaine Malhorty n’a qu’une amie à Campagne. La deuxième Mouchette, quant à elle, est seule, et plus encore, isolée. En revanche, Blanche de la Force a Constance Meunier pour reflet. Outre cette similitude, toutes les adolescentes bernanosiennes prononcent (ou sont visées par) ce que je nommerai des tirades, terme qui ne se limite pas ici au sens théâtral de réplique longue, mais vise à évoquer un développement centré sur le personnage et qui lui donne l’occasion d’affirmer sa vérité. Je les repère ici en quelques mots et en fournissant les références qui permettront au lecteur de les identifier dans l’édition de la Pléiade.
- Première Mouchette : « Haïr et mépriser » (p. 97-98)
- Chantal : « Poème de la trahison » (p. 684-686)
- Francine : « Une petite bonniche… » (p. 616-620)
- Chantal d’Ambricourt : « C’est un secret perdu » (p. 1224-1227)
- Blanche de la Force : « Je lui sacrifie tout… » (p. 1577-1579)
Venons-en aux rapports que ces adolescentes entretiennent avec leur entourage. Rapport au père d’abord : Mouchette est située face à Malhorty, comme Chantal face à Clergerie. Francine, elle, n’a plus de père. Au plan maternel, La Joie annonce Dialogues des Carmélites : on constate l’absence de la mère dans les deux cas. Pour ce qui concerne les autres instances de la figure maternelle, la maladie de Mama, dans La Joie, trouve un équivalent dans celle de la première mère supérieure des Dialogues tandis que Fernande occupe la place qui sera celle de la seconde mère supérieure. Chantal de Clergerie se porte au secours d’une Francine fragile et droguée dont le lecteur ne peut s’empêcher d’espérer, bien que le texte ne nous en dise rien, qu’elle aura, devant les cadavres de Chantal et de Fiodor, un sursaut salutaire. Chantal d’Ambricourt, dans Le Journal d’un curé de campagne, renie père et mère, déjoue les situations jusqu’à la tirade d’adieu du curé d’Ambricourt : « C’est un secret perdu… ». Tirade pleine de douceur, qui tranche sur celle de Donissan face à Mouchette. Séraphita, pré adolescente, face au père devant lequel elle résiste, annonce la deuxième Mouchette, et est déjà ce que Bernanos nommait une petite femme et non une petite garce. Seule, la deuxième Mouchette, démunie de tout, ose une amitié, un amour, seule façon d’engager son âme. À la différence des autres héroïnes, aucune tirade ne vient illustrer sa vie. Seules parlent ses mains, dont le langage fait ou défait sa vie. Blanche de la Force est, on l’a dit, le reflet de Constance Meunier. Entre elles s’établit une situation proprement théâtrale – Blanche poursuivant Mère Marie de l’Incarnation et Constance poursuivant Blanche – situation fondée sur le personnage de Constance que Bernanos n’a pas trouvée chez Gertrud von Lefort mais a créée de lui-même comme d’ailleurs tout le dialogue du Carmel.
3Au cours d’une brève période (deux ans environ) l’adolescence va orienter et décider des caractères que les affrontements font évoluer rapidement. Les héroïnes affrontent leurs pères, mais, à l’exception de la seconde Mouchette, elles affrontent aussi les prêtres et sont ainsi posées comme paroissiennes. Il faut ici noter une ambiguïté lexicale à valeur métaphorique. Les prêtres, dans les romans de Bernanos, « font campagne ». Ils ne sont pas seulement vicaires, ou prêtres de Campagne-les-Hesdins, ou du bourg de Terninques en Artois, ou curé de Campagne. En déployant la carte d’état major de l’Artois, on trouve pas moins de soixante occurrences du nom de Campagne, et l’auteur, combattant de Verdun, a spontanément choisi le nom de Campagne pour ses premières paroisses : les prêtres font campagne. Ce sont des soldats, y compris le curé d’Ambricourt défini par le titre comme un curé de campagne.
4Dans son premier roman, Bernanos fait s’affronter deux géants : Mouchette et Donissan, dans la primeur de leur nature. Toute la nature du Nord-Pas-de-Calais, la Somme, Terninques en Artois, nous dirige cosmiquement jusqu’à la maison de briques et le jardin de poupée de Mouchette, dont le destin se décide sur un lit d’enfant bien clair, qui « sent l’encaustique et la toile fraîche ». Elle sera confrontée une deuxième fois aux grands pins de Norvège qui hantent les lieux de rendez-vous de son premier amant. Le mort ! Quel mort ? Le parc de Cadignan, les grands murs pleins de silence, puis le regard fraternel : cette jeune fille qui atteignit seize ans. De leur situation à tous deux, je rapproche aujourd’hui cette citation : « dans l’ordre de la nature, comme dans l’ordre de la surnature, tout est grâce ». La nature de Mouchette est l’adolescence, celle de Donissan la nouveauté de son vicariat, sa première position et son installation à Campagne-les-Hesdins. Mouchette est confrontée au regard fraternel de Donissan qui l’apprivoise à un langage inconnu : « J’ai vu le nom de Dieu écrit dans votre cœur, d’autres épreuves vous attendent, qui n’a pitié d’un petit enfant ? ». Il se fâche. Puis arrive le « viol de son âme », l’accusation nécessaire à sa conversion et sa demande d’être portée sous le porche de l’église de Campagne dont elle est la paroissienne. Mystique ingénue, « petite servante de Satan », « Saint-Brigitte du néant1. » Retenons les paroles de Menou-Segrais, le vieux curé, « puisque toujours l’Esprit Saint nous semble agir à rebours, prendre son temps ».
5À cause de sa vision – « Je t’ai vue » – Donissan est responsable de Mouchette. Elle est « l’une de ses âmes », ajoute Menou-Segrais, « qui, vous l’avez dit, vous sont confiées2 ». Donissan, brutalement, force la lucidité de Mouchette. Dans Journal d’un curé de campagne, on prend les mêmes et on avance. Chantal d’Ambricourt fera siennes ces paroles d’un curé : « C’est un secret perdu ». « Quel secret ? » demande Chantal. Et tout se passe comme si elle bénéficiait de l’aventure de Mouchette en même temps que de la maturité du jeune curé d’Ambricourt.
C’est un secret perdu. Vous le retrouverez pour le perdre à votre tour et d’autres le transmettront après vous, car la race à laquelle vous appartenez durera autant que le monde. « Quoi. Quelle race ? » dit Chantal d’Ambricourt. Celle que Dieu a mise en marche et qui ne s’arrêtera plus jusqu’à ce que tout soit consommé.
L’héroïne de La Joie a dix-neuf ans. Son existence romanesque commence dans L’Imposture, où elle a environ seize ans, et une expérience mystique protégée grâce à un ami parisien. Elle profite de la spiritualité de son directeur de conscience, l’Abbé Chevance, jusqu’à la mort de celui-ci. Elle a dans La Joie, on l’a dit, un reflet qui est Francine. Ce personnage apparemment secondaire va être illustré par une longue tirade (I, p. 616-624), amorcée par une intervention de Fernande qui se fera porte-parole, pour rattraper cette jeune personne en perdition :
[Fernande] : Une petite bonniche comme vous n’a pas les moyens de se payer des mélancolies de millionnaire.
[Francine] : Pas le moyen ? C’est ce qui vous trompe. On croit l’amour riche, gracieux, il faut ça pour nous tenter : il nous prend par la douceur, les manières, mais en réalité, Madame Fernande, sitôt le poisson ferré, adieu les douceurs ? L’amour se montre tel qu’il est, nu comme la main, nu comme un ver.
Fiodor parlera d’une « petite source de rien du tout ». Tire-t-on profit de quoi que ce soit de cette source ? Francine est à protéger, à éloigner de l’alcool, de la drogue, du tabac, mais ce n’est pas elle qui intéresse Fiodor. Pour un million de Francine, on a une Chantal et bien sûr, Fiodor n’a d’yeux que pour Chantal, qui demeure à jamais inaccessible à l’épaisseur de sa grossièreté. Ce que représente Chantal de Clergerie est à étudier d’une façon tout à fait particulière, du début à la fin de la création bernanosienne. C’est un être tellement fort et illuminé qu’il nous fait accéder à un monde inconnu, impossible à percevoir dans une si courte hyperbole.
J’ai donné quelques esquisses d’adolescentes des romans, dans leurs ressemblances et leurs différences réciproques. Je terminerai avec Nouvelle histoire de Mouchette. La deuxième Mouchette, tellement pauvre qu’elle engage son âme en osant son amour, en sera démunie. Elle n’a pas de tirade semblable à celles des autres. Seules parlent ses mains, dont le langage a façonné sa vie. Elle rentre chez elle, dans cette maison orientée au Nord, pour essayer de parler à sa mère : « Maman, faut que je te dise… » Elle n’achèvera pas cette phrase ; sa mère est morte. Devenue une jeune femme, elle affronte son père dont elle a tant reçu de coups, lui dit merde et le quitte pour affronter ce village, qui n’a plus rien d’une paroisse : « S’il lui arrive de s’échapper souvent d’elle-même grâce au rêve, elle a perdu depuis longtemps les routes mystérieuses par lesquelles on rentre en soi ». De réponse, il n’y en aura pas : « La misère n’a d’issue qu’en Dieu ».
Notes de bas de page
Auteur
Belle-fille de l’écrivain
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