Une à la douzaine : le statut du personnage de la sibylle dans le BnF fr 2362
p. 9-19
Texte intégral
1La sibylle est pour le Moyen Âge une figure héritée, une créature mythologique échappée du panthéon païen mais inscrite dans la trame chrétienne de l’histoire du monde. D’origine mythique, le modelage de ce personnage répond à des impératifs littéraires bien sûr, mais aussi anthropologiques, iconographiques, polémiques, théologiques. La sibylle peut même être considérée comme une actualisation du schème, inhérent à l’imagination humaine, de la femme prophétisant.
2L’arrivée de la prophétesse au cœur du Moyen Âge a été pour les chrétiens un argument facile pour sauver le monde païen de l’Antiquité, tout en rehaussant les couleurs de la culture gréco-latine, dont les créations artistiques sont peuplées de créatures aux contours flous qu’on ne pouvait laisser proliférer sans les maîtriser. Les Pères de l’Église ont ainsi rationalisé l’altérité de cette vaticinatrice antique, et la sibylle a subi une normalisation progressive de sa parole qui a fini par faire correspondre son personnage aux besoins de la mentalité chrétienne.
3Le premier auteur qui ait manifesté avec insistance son désir d’inscrire au cœur d’une vision chrétienne du monde le personnage de la sibylle est Lactance. Il a d’abord assimilé, dans une perspective apologétique, les livres officiels d’oracles sibyllins, dont l’autorité est païenne, et les compilations de prophéties violemment anti-romaines que sont les Oracles sibyllins juifs et chrétiens. Et, tout en citant, au gré de ses Institutions divines1, des paroles des prophétesses antiques sous forme de 57 citations d’un ou plusieurs hexamètres grecs (réservant la traduction latine pour son Epitomê, destiné à une plus large audience), il dresse une liste de dix sibylles, qu’il emprunte à un texte de Varron que nous avons perdu.
4De ce fait, Lactance devient la source à laquelle tous les écrivains s’alimenteront. Il articule un archétype sibyllin avec la série des dix sibylles : le personnage mythique et atemporel s’incarne au gré de ses pérégrinations sur les rivages orientaux puis occidentaux du monde connu. Lactance, néanmoins, ne parvient pas à attribuer les annonces sibyllines citées à chacune des sibylles. Il semble se contenter d’une désignation générique de Sibylle, mais, selon lui, c’est à la sibylle Erythrée qu’il faut attribuer 16 de ses citations, car elle seule s’est nommée dans son texte :
Chacun des livres est l’œuvre de l’une d’entre elles : mais parce qu’ils sont mis sous le nom de la Sibylle, les gens croient qu’ils sont dus à une seule ; ils sont mélangés et l’on ne peut les distinguer, ni assigner à chacune son œuvre, sauf pour la Sibylle d’Erythrées, qui a mis son véritable nom dans ses prédictions et a proclamé qu’on l’appellerait Erythréenne, bien qu’elle fût née à Babylone2.
5C’est cette tension entre unité et pluralité qui va m’intéresser ici. Saint Augustin, qui recopie Lactance, manifeste la même hésitation devant l’identification précise des sibylles3.
6D’une part, la « survivance » de la sibylle depuis les temps les plus reculés prouve qu’elle répond à un besoin peut-être fondamental de la pensée humaine de créer une figure qui cumule les traits de féminité, parfois de vieillesse, de chasteté, d’inspiration prophétique, de sagesse, de sacralité. Ces éléments du schème sont liés les uns aux autres ; ils témoignent qu’une créature invariante court d’une civilisation à l’autre, créature à laquelle les lettres latines, à travers ses écrivains les plus importants, Virgile et saint Augustin, ont assuré un prestige sans partage pendant plus d’un millénaire.
7D’autre part, la fameuse liste varronienne, dont on peut suivre la trace à partir de Lactance, se transmet d’une génération d’encyclopédistes à l’autre, avec une autorité à laquelle nul ne déroge : Isidore de Séville, Raban Maur, Vincent de Beauvais, Gervais de Tilbury, ou des écrivains, comme Philippe de Thaon, Guillaume de Machaut, Christine de Pizan, Antoine de La Sale, recopieront les dix noms. Mais la démultiplication des sibylles est un fait ancien qui reçoit toujours de nouvelles légitimations. Au xe siècle, l’auteur anonyme du Chronicon Pascale4, sans doute par souci d’établir une correspondance entre le nombre des sibylles et celui des prophètes, ajoute à la liste les sibylles Hébraïque et Rhodienne (ce texte n’a pas eu d’écho en Occident).
8Unicité d’un personnage mythique, d’un côté, catégorie déclinée en dix, douze, quarante exemplaires d’opératrices du savoir mantique, de l’autre. Ces deux pôles du personnage de la sibylle sont donc constitués à la fin du monde antique ; mais le Moyen Âge tardif approfondit ces caractéristiques. Son apport est double :
- textuel d’abord, car l’intérêt porté par les hommes du Moyen Âge pour la prophétie s’est constamment renouvelé. C’est un grand mystère, comme l’a souligné Bernard McGinn5, d’avoir ressuscité cette créature grecque pour lui faire proférer des prophéties de toutes sortes : prophéties politiques, qui annoncent les changements de trônes et de dynasties ; annonces du Jour du Jugement ou de la fin des temps, dont l’inefficacité essentielle entraîne la réutilisation pendant des siècles ; prophéties christiques, qui tendent à prouver que le Messie était attendu chez les peuples païens.
- iconographique ensuite, car le mérite propre du Moyen Âge est d’avoir considéré que la parole de la prophétesse devait être abritée par une bouche et un corps. À la parole de la sibylle s’est donc, avec la période médiévale, ajouté un intérêt important pour sa représentation, pour reprendre le titre d’un colloque récent6, d’où la multiplicité des allusions au physique dans les textes littéraires. Corps décati et horrible à voir de la sibylle de Cumes, vieille prophétesse issue de Virgile et d’Ovide ; corps beau et jeune de la sibylle Tiburtine ; corps évanescent et voilé de la sibylle dans l’œuvre de Christine de Pizan. Cette question de la représentation reste essentielle pour la compréhension du « personnage », car elle ajoute une distinction importante entre la démultiplication à l’antique (qui est infinie, les sibylles étant des voix sans corps, se multipliant indéfiniment) et celle qui est propre au Moyen Âge (qui reste dans un cadre strict). De fait, le nombre variable des sibylles antiques est vite fixé à dix, et lorsque le dominicain italien Filippo Barbieri sèmera le trouble, en 1 481, avec un texte7 qui joint deux nouvelles sibylles, Agrippa et Europa, le nouveau chiffre douze sera approuvé sans ambages.
9Deux méthodes s’ouvrent donc à qui veut laisser libre cours à la parole de la sibylle au Moyen Âge. La première est de faire parler une seule sibylle, à travers une unique prophétie, qui prend en charge toute l’histoire humaine. L’archétype de la sibylle apparaît alors pour rassembler tous les types de prophétie. Ainsi, dans la Prophétie de la reine Sibile, premier texte prophétique en langue vernaculaire8, attribué à Philippe de Thaon, la sibylle Tiburtine annonce les événements importants du monde humain en une succession de neuf grandes générations, de la Création jusqu’au Jugement Dernier. La sibylle unique concentre sur elle-même, jusqu’à la contradiction, toutes les aventures : légende de l’Ara coeli, sous les traits de la Tiburtine, rencontre avec le roi Tarquin, avec Énée aux Enfers, sous les traits de la Cumane, rencontre avec le Sénat romain, annonce des signes du Jugement Dernier, sous les traits de l’Érythréenne, rencontre avec Salomon, sous les traits de la reine de Saba. Ces rôles devraient être distribués en fonction des sibylles, mais la récitante ici cumule les visages : elle est prophétesse de la Nativité, de la Passion, de la Crucifixion, du Jugement. La sibylle est alors un archétype, comme le prouve la définition d’Isidore, inlassablement reprise : Sebille se dit de toute femme prophetisant... La sibylle est donc une catégorie, un genre de personnes.
10Lorsque néanmoins la légende est trop identifiable, on prend soin de mentionner le nom de la sibylle, le plus souvent synonyme de sa provenance géographique. Le De mulieribus claris de Boccace, promis à une grande fortune9, est un bon exemple de cette tradition. À côté de l’archétype de la sibylle, on distingue toujours la vieille sibylle de Cumes, qui a accompagné Énée aux Enfers, la sibylle Tiburtine, qui a montré à Auguste un soleil où apparaissent une Vierge tenant un jeune enfant sur son giron, la sibylle Erythréenne qui, depuis la tradition augustinienne, annonce la fin des temps. Mais on ne va pas au-delà de ces distinctions. Les œuvres « féministes » du Moyen Âge finissant font état de cette même distinction de trois sibylles, mais, malgré les efforts médiévaux pour incarner les sibylles, le schème reste tout puissant, et c’est l’archétype, tel qu’il existe dans la littérature romane, qui prime.
11Pourtant, il existe une deuxième voie, tardo-médiévale, voire renaissante. Certains manuscrits et incunables, au lieu de privilégier une seule sibylle, décomposent les prophéties en petits bouts qu’ils distribuent à chacune des dix ou douze sibylles. Peut-être, comme l’ont affirmé Emile Mâle puis, dans un article récent, Emmanuel Buron10, l’origine de cette décomposition est-elle d’essence iconographique : pour la représentation, il fallait trouver une concordance entre le nom de la sibylle, le texte qu’elle proférait et son apparence physique. Tous les jeux étaient permis, et il ne semble pas que l’on soit parvenu à une série stable.
12Cette tentative d’individualisation des sibylles est contemporaine de plusieurs faits : leur passage de dix à douze (1 481) ; leur prolifération dans l’iconographie (représentations en marge de grand nombre de livres d’heures) ; la volonté de mettre les sibylles en parallèle avec les prophètes de l’Ancien Testament (concordances entre les textes des unes et des autres) ; leur importance croissante dans les représentations théâtrales. Le xve siècle a vu fleurir les œuvres théâtrales qui contiennent un petit Mystère d’Octavien et de Sibile plus ou moins développé. D’autres textes encore, comme le poème de Jean Robertet, « Ce sont les douze sibilles11 », ou les mots que l’on retrouve en marge des livres d’heure, ou autour des représentations des sibylles, nourrissent cette idée de faire parler les douze sibylles.
13Un exemple représentatif de cette tradition sibylline a circulé à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle sous le nom de Dit des douze sibylles, dont le titre signifie qu’il est postérieur à l’œuvre de Barbieri, et qu’on retrouve sous diverses formes, à la fin du Mistere du Viel Testament (imprimé en 1500 chez Pierre le Dru)12, dans les bordures des grandes Heures d’Antoine Vérard (nombreuses impressions vers 1488), à la fin du poème allégorique Le Giroufflier au dames (imprimé une première fois par Jehan de Channey à Avignon en 1516, une seconde fois, sans date, par Michel Le Noir, à Lyon)13, et enfin dans un manuscrit inédit de la Bibliothèque nationale, le BnF fr 2362, qui ajoute au dit plus d’un millier de vers. Nous sommes avec cette pièce courte en vers aux confins de l’art littéraire, de l’iconographie et de la représentation théâtrale, ce qu’illustrera bien le manuscrit inédit qui va maintenant m’occuper. Une question reste sans réponse : je ne sais pas à quoi pouvait servir ce dit. Il n’a pas d’autonomie, sauf dans le 2362 : on le trouve enchaîné à un poème allégorique évoquant la Querelle des femmes dans le Giroufflier, et enchaîné au Mystère d’Octavien et de Sibile dans le Mistere du Viel Testament (et dans lequel par conséquent la sibylle Tiburtine intervient deux fois). La qualité poétique est rehaussée dans la version donnée à la fin du Giroufflier, dans lequel chacune des sibylles récite un douzain à la versification très travaillée ; mais la qualité théâtrale n’est pas assurée, et on peut se demander dans quel but les douze sibylles entraient en scène à la fin du mystère, « sans regarder l’une l’autre, mais [levant] les yeux au ciel en manière de pronostiquer14. »
14Le manuscrit BnF fr 236215 est un petit manuscrit daté du début du xvie siècle, avec des illustrations en couleurs, bilingue (latin et français), de 42 feuillets. La première page est consacrée à l’énumération des douze sibylles :
[1 v°] « Il y a eu douze Sybilles
dont les noms ensuyvent :
Sybilla Persica
Sybilla Lybica
Sybilla Erithrea
Sybilla Cumea
Sybilla Samea
Sybilla Cymerica
Sybilla Europea
Sybilla Tiburtina
Sybilla Agripa
Sybilla Delphica
Sybilla Hellespontina
Sybilla Phrigia
lesquelles ont prophetisé en plusieurs manières la redemption du genre humain comme on peut en ce livret [lire] ou est introduite une chascune desdites Sybilles parlant a l’humain genre. »
15Après une dédicace à Louise de Savoie, mère de François Ier, un bidellus prend la parole pour attirer l’attention des spectateurs. Il est dessiné (f° 3 v°, bas) sous les traits d’un homme un peu épais, un sceptre à l’épaule, la main gauche levée. Ce bidellus est suivi d’un theologus orator, qui déclame du haut de sa chaire un texte latin qui reprend la tradition de Lactance et de saint Augustin, sur trois feuillets entiers. Il a aussi droit à sa petite illustration, où l’on voit le docte personnage dans sa chaire. Ce n’est qu’ensuite que les sibylles interviennent. Chacune est dessinée juste avant sa prise de parole. À la fin du manuscrit, le bidellus revient (même illustration) et remercie l’assistance.
16On notera l’étagement des moyens mis en œuvre par ce manuscrit pour caractériser chaque sibylle, qui s’ajoute à la représentation (si elle a eu lieu) qui a suivi ou précédé la copie du manuscrit. Peut-être le manuscrit BnF fr 2 362 est-il le résultat d’une performance réussie, qui avait à tel point marqué les spectateurs que la mise en mémoire par le papier était nécessaire. Les illustrations tendraient à le prouver, mais alors, comment comprendre les indications de mise en scène ?
17La prise de parole peut se décomposer, pour chaque sibylle, de la manière suivante : en dessous de l’illustration sont recopiés les textes figurant dans le Mistere du Viel Testament. Ce sont des versions, moins étoffées du point de vue de la versification, de ce que l’on trouve dans le Giroufflier, mises en drame par l’intervention d’un personnage allégorique nommé « Les humains » dans le Viel Testament et « L’humain » dans le ms 2362, qui « relance » par une question chaque prophétie. À ce moment intervient une « petite pose », notée à droite dans le manuscrit, après laquelle la sibylle débite des vers inédits, qui constituent des gloses, en décasyllabes ou octosyllabes, et cherchent à élucider le sens des prophéties. Cette inflation textuelle de mille vers est importante car elle tend à individualiser un peu plus chaque sibylle.
18Les caractéristiques des sibylles, selon cette tradition littéraire, iconographique et théâtrale, sont stables dans les témoignages manuscrits de ce dit, qui s’échelonnent des dernières années du xve siècle aux premières décennies du xvie siècle. Pas de discordance entre le texte et l’image, telles celles qu’Emmanuel Buron a pu constater dans les Sibyllarum duodecim oracula de Jean Rabel, Jean Dorat et Claude Binet de 1586. Dans le ms 2362 notamment est à l’œuvre une cohérence qui présuppose l’existence d’un maître d’œuvre qui a tout maîtrisé. Des vers originels de la prophétie, adaptés la plupart du temps de Barbieri, parfois de Lactance, à la glose, de l’âge mentionné à la représentation iconographique, de l’attribut tenu par la sibylle à ce qu’elle annonce, il existe une correspondance qui interdit de penser que le rapprochement est fortuit. Si Emmanuel Buron a raison de penser qu’» il est impossible de déterminer l’attribution individuelle des Sibylles16 » et de critiquer Emile Mâle dans sa quête d’une « stabilité iconographique de la série française » des sibylles (p. 242), il ne peut nier les efforts de certains artistes pour inventer une cohérence d’ensemble.
19Avant de décrire quelques-unes de ces sibylles bien individualisées, faisons quelques remarques sur la cohérence et l’intelligibilité de ce manuscrit. Qu’il soit lié ou non à une représentation théâtrale, il semble de toute façon nettement modelé par la figure de Louise de Savoie, « mere du roy François ». L’identification de la mère du roi à la Vierge mère de Jésus ne fait aucun doute : elle apparaît fréquemment dans le contexte de la monarchie. Les personnages des sibylles engendrent des textes qui suscitent eux-mêmes des interprétations à mettre au compte d’une même « mystique réginale » identifiant la mère de Jésus à la mère du roi17. Nul doute que la personnalité de Louise de Savoie y était pour quelque chose18.
20Les douze sibylles qui suivent ce prologue correspondent à un projet édifiant assez simple : raconter la vie du Christ, comme sur certaines prédelles des polyptyques médiévaux. Les annonces sibyllines et leur interprétation retracent (au futur) l’itinéraire de l’enfant, nommé « roi » et « sauveur », de sa naissance jusqu’à sa résurrection, en passant par l’adoration, la fuite en Egypte, la flagellation et la crucifixion. Les éléments attribués à chacune des sibylles suivent ce parcours : petites images de la nativité, fouet, main coupée, couronne d’épines, grande croix de la crucifixion, grande croix de la résurrection (avec bannière rouge et blanche). L’iconographie aide à construire, par la dispersion des arma Christi, le rôle que doit tenir chaque sibylle. Comme pour accompagner cette histoire, l’âge des sibylles évolue pour épouser la vie du Christ : si les dix premières sibylles ont entre 15 et 30 ans, l’Hellespontica (qui annonce la Crucifixion) a 50 ans, et la Phrigienne est vieille. Cette courbe ascendante de l’âge méconnaît ainsi la tradition littéraire venue de Virgile et d’Ovide, qui faisait de la sibylle de Cumes (en quatrième position dans le texte) la dépositaire d’un âge vénérable - permutation qui est le signe d’une volonté de cohérence interne à la série de sibylles du manuscrit.
21La tension entre unicité et pluralité des sibylles reste présente au cœur du manuscrit 2 362 : les sibylles, quoique distinctes par les éléments de la vie du Christ qui leur sont distribués au gré du texte, se ressemblent toutes, comme un grand personnage collectif, qui fait un peu songer à un chœur. Elles ne sont pas des actants, mais des énonciatrices jumelées qui se sentent en symbiose dans une glorieuse émulation prophétique. Leurs habits se distinguent dans une même stéréotypie : robes longues rouge bordeaux ou bleues, manches bleues ou vermillon, coiffes simples, parfois un léger voile qui couvre les cheveux, ou des rubans. Par la figure de l’antonomase, le terme même de « sibylle » peut à la fois être nom propre et nom commun, constituer le prénom de chacune de ces femmes (en didascalie) et le désignateur rigide renvoyant à une classe de prophétesses19.
22Rien ne distinguerait notre manuscrit s’il n’était quelques caractéristiques qui lui sont propres et qui contribuent, à rebours ou à l’écart de toute tradition connue, à donner à chaque sibylle un relief particulier. Je donnerai ici deux exemples : la sibylle Samye et la sibylle Cymerine. Pour ces deux prophétesses, ce sont les mots prononcés qui donnent une cohérence et permettent de fixer une identité qui ne serait autrement que volatile. La conquête d’une identité propre à chaque sibylle passe par sa parole.
23La première n’est pas, dans la tradition issue de Lactance ou de Barbieri, particulièrement caractérisée. Elle fait partie d’une série de sibylles qui, au début du manuscrit 2 362, consacrent leur talent prophétique à annoncer la venue du Sauveur. Ces sibylles de la Nativité correspondent bien à l’archétype de la prophétesse païenne violentée par l’Esprit Saint et recevant la Révélation. Mais, à la différence des autres sibylles qui vaticinent autour de la venue d’un enfant-sauveur, la sibylle Samie développe un thème nettement pastoral, qui file la métaphore du berger, du troupeau et de l’adoration des animaux. Représentée dans une longue robe bleue, elle porte dans sa main droite l’enfant Jésus qui, tenant lui-même une croix dans sa main gauche, fait le signe de la victoire. À partir du texte latin qui lui est attribué, Ecce veniet dies / Et nascetur puer de paupercula / Bestie terre adorabunt eum / Clamabunt et dicent / Laudate eum in astris celorum, la sibylle Samie prononce ces vers :
« De pucellette
Juesne fillette
Ung petit enfant naquira
[17r°] Que tout povre bestellette
Honnourera
Adorera
En la creschette
Sur seche herbette
L’asne rude le saluera
Le buef vers luy s’enclinera
Adont sera
le Dieu des Dieux
Loé en la terre et aux cieulx. »
24Après la glose assez longue de 51 vers (distiques à rimes plates pour la plupart, mais présence de schémas de rimes plus complexes), apparaissent sur un dessin quatre personnages déguisés, vêtus de peaux d’animaux : on reconnaît un bœuf, un mouton et deux ânes. Il s’agit certainement d’un souvenir de représentation théâtrale qu’un dessinateur s’est attaché à mettre en mémoire par l’écrit :
« Bestes prandront a Chryst accours
Boef et asne tout erramment
S’enclineront treshumblement
A cest enfant pour l’adorer. »
25Au folio suivant est noté, sur une demi-page, un « Noé » avec une notation musicale, un chant à la louange de l’enfant « sy vertueux et sy tresgrant ». Le personnage de la sibylle Samye se trouve ainsi nettement valorisé, car sa prise de parole est suivie d’un court spectacle.
26La sibylle Cymerie qui lui succède mérite elle aussi notre attention. Le dessin qui précède sa prise de parole la représente regardant les astres, un compas et un globe à la main. La prophétie qu’elle récite fait allusion à la « fillette / Belle et doulcette », qui « Son filz embrasse / Et allaicte ». Mais la glose ne s’attache pas au développement du thème de la Virgo nutriens. C’est la dimension astrologique de sa divination qui retient l’attention : témoin du goût de la fin de l’époque médiévale, où les astrologues possèdent une influence importante20 ? ou bien simple souci de variation pour cette sixième sibylle ? Le thème astrologique est évoqué très discrètement dans les ouvrages qui traitent des sibylles. Le recours à un vocabulaire astrologique reste donc mystérieux ; son attribution à la sibylle Cymerie ne trouve pas plus d’explication. Il faut en revenir à l’hypothèse première : celle d’un archétype de la sibylle, qui cumule les traits principaux de féminité et de prophétie, qui se décompose en plusieurs visages. La vie du Christ par personnages développe donc dans le temps ce que contient en puissance l’archétype sibyllin. Le large concept médiéval de prophétie recouvre toutes les facettes du savoir divinatoire : rien d’étonnant donc à ce que la sibylle ait recours aux astres autant qu’aux livres. La sibylle Cymerie devient l’herméneute des signes du ciel. Après une référence au livre i des Météores d’Aristote, elle déclame :
« Moy contemplant ung jour sur l’influence
Celestial de l’ordre hierarchicque
La supreme regente, Intelligence,
Me transmist lumiere propheticque
Qui m’enseigna par subtile practicque
Influences des signes et planetes
Du zodiacq tant et autenticque
Comment aprés seront icy retraites. »
27Il va de soi que ces gloses sont l’occasion, pour l’auteur, d’exhiber un savoir théorique et scientifique à la mode. Mais il réussit du coup à donner un exemple d’individuation de personnages, qui apparaissent chacun comme des personnifications du savoir divinatoire. L’« effet-personnage » repose ainsi, comme le dit Barthes, sur un cumul de renseignements, puisés ici dans les œuvres de Lactance et de Barbieri, auquel s’ajoute un méta-commentaire auctoriel qui étoffe la substance des sibylles, tout en tenant compte de la force de la légende, qui elle conditionne les variations dans le descriptif. À partir de ce télescopage de canaux d’informations, quelques personnages de sibylles peuvent se constituer.
28Deux remarques pour conclure. La volonté de décomposer le personnage de la sibylle en douze figures distinctes s’est faite à la croisée des arts, lorsqu’on a voulu créer des tableaux vivants et parlants. Si le motif de l’individuation reste d’« essence iconographique », le texte, miroir de la parole, est aussi un bon moyen de caractériser les sibylles. D’autre part, le manuscrit 2362 nous présente un exemple assez unique, me semble-t-il, de vie du Christ par personnages. Si les vies des saints par personnages sont courantes aux xve et xvie siècles, y a-t-il un tel exemple de partage de la parole entre douze figures semblables, et un tel exemple de biographie tout entière écrite au futur ?
Notes de bas de page
1 Lactance, Institutions divines, éd. Pierre Monat, « Sources chrétiennes », Paris, Les Editions du cerf, 1973-1992. Cf. notamment Marie-Louise Guillaumin, « L’exploitation des Oracles Sibyllins par Lactance et par le Discours à l’Assemblée des Saints », in Jacques Fontaine et M. Perrin (éd.), Lactance et son temps. Actes du IVe Colloque d’Etudes historiques et patristiques (Chantilly 21-23 décembre 1976), Paris, Beauchesne, 1978, p. 189-200, et Etienne Wolff, « Lactance et les oracles sibyllins », in Les Sibylles, Actes des VIIIe Entretiens de La Garenne Lemot, 18 au 20 octobre 2001, Nantes, Presses de l’Université de Nantes, 2005, p. 99-106.
2 Lactance, Institutions Divines, éd. citée, I, 6, 13 : « Et sunt singularum singuli libri : quos, quia Sibyllae nomine inscribuntur, unius esse credunt, suntque confusi nec discerni ac suum cuique adsignari potest nisi Erythraeae, quae et nomen suum uerum carmini inseruit et Erythraeam se nominatuiri praelocuta est, cum esset orta Babylone. »
3 Augustin, La Cité de Dieu, traduit du latin de L. Moreau (1846) revue par J.-Cl. Eslin, 3 vol., Paris, Seuil, collection « Sagesses », 1994, vol. 2 : livre XVIII, 23.
4 J’ai trouvé cette référence in Auguste Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, 4 vol., Paris, E. Leroux, 1879-1882, vol. 2, p. 167 ; rééd. en un seul volume, Grenoble, J. Million, 2003, p. 389. Cf. l’original grec et sa traduction latine in Migne, PG 92, cc. 287-288.
5 « Teste David cum sibylla : The Sibylline Tradition in the Middle Ages », in J. Kirshner et S. Wemple (éd.), Women in the Medieval World : Essays in Honor of John H. Mundy, Oxford, Blackwell, 1985, p. 7-35.
6 Monique Bouquet et Françoise Morzadec (éd.), La Sibylle, parole et représentation, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2004.
7 Une partie de ce texte est cité dans Émile Mâle, L’Art religieux de la fin du Moyen Âge en France, Paris, A. Colin, 7e édition augmentée, 1995 (1re éd. 1905), p. 254-279.
8 Si l’on suit la datation proposée par Hugh Shields. Cf. Le Livre de Sibile by Philippe de Thaon, éd. Hugh Shields, London, Anglo-Norman Text Society, 1979 (Anglo-Norman Texts t. XXXVII), et, du même auteur, « Philippe de Thaon auteur du Livre de Sibylle ? », Romania 85 (1964), p. 455-477.
9 Cf. par exemple, pour les traductions en français, Des cleres et nobles femmes, ms BN 12420 (achevé en 1402), éd. Jeanne Baroin et Josiane Haffen, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 498, Paris, Les Belles Lettres, vol. 1, 1993, vol.2, 1995 ; ou bien Des Dames de renom, trad. de l’italien par Denis Sauvage, Lyon, Guillaume Rouillé, 1551.
10 « Oracles humanistes et rumeurs de la cour. Sibyllarum duodecim oracula de Jean Rabel, Jean Dorat et Claude Binet », in La Sibylle, parole et représentation, op. cit., p. 241-254.
11 Jean Robertet, Œuvres, éd. critique de M. Zsuppán, Genève, Droz, 1970.
12 Mistere du Vieil Testament, éd. J. de Rothschild, Paris, SATF, t. VI, 1891, notamment la note p. 215-216.
13 Le Giroufflier aux dames, in Recueil de poésies françoises des xve et xvie siècles, éd. Anatole de Montaiglon et James de Rothschild, t. XIII, 1878, p. 240-280.
14 Mistere du Vieil Testament, op. cit., p. 215.
15 « Dicts sibyllins en personnages, espèce de mystère précédé d’une dédicace », selon le catalogue de la Bibliothèque nationale.
16 Emmanuel Buron, art. cit., p. 243.
17 Ainsi, les prophéties des sibylles, traduites de Lactance en huitains d’octosyllabes et commentées, in la Nef des dames vertueuses, publiée à Lyon chez Jacques Arnollet en 1503, sont envoyées « a tresnoble et tresvertueuse princesse Anne de France, dame et duchesse de Bourbon et d’Auvergne », et les Sibyllarum duodecim oracula de Jean Dorat, en 1586, seront dédiés « a tresheroique princesse Loyse de Lorraine par la grace de Dieu royne de France ». Cf. E. Buron, art. cit., p. 249. De même, les œuvres « féministes » qui font apparaître les sibylles sont souvent associées à des femmes de rang royal, comme Les Vies des femmes célèbres d’Antoine Dufour, dédiées à Jeanne de France, femme de Louis XII, qui a eu elle-même une expérience visionnaire.
18 Conforme à sa devise Libris et liberis (« pour des livres et pour des enfants »), Louise de Savoie a fait œuvre de mécène en commandant de nombreux manuscrits pour l’éducation de ses enfants, dont plusieurs comportent des dédicaces élogieuses. Le libraire parisien Antoine Vérard lui offrit également des imprimés pour répondre à son désir de « livres beaux et devotz ».
19 On pourrait poursuivre ces remarques avec Saul A. Kripke, La Logique des noms propres, traduit par Pierre Jacob et François Recanati (titre original : Naming and necessity), Paris, Éditions de Minuit, 1982.
20 Cf. Maxime Préaud, Les Astrologues à la fin du Moyen Âge, Paris, Lattès, 1984.
Auteur
Université Paris IV – Sorbonne
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