Une fenêtre singulière
Le vitrail hagiographique de saint Gengoult à la collégiale de Toul (après 1260)
p. 433-442
Dédicace
Pour Julien Maujean
Texte intégral
1Hors d’atteinte des fidèles, les fenêtres ecclésiales ne sont pas faites pour porter la vue hors du sanctuaire : elles ne s’ouvrent que pour laisser entrer la lumière. De Chartres à Ronchamp, qui dira l’importance architecturale de la lumière ? Elle est d’abord assez limitée dans les édifices romans où des dévots tremblants et prosternés essayent de rencontrer, dans la pénombre, un Dieu encore terrible. Diversement colorée par les vitraux, elle inonde en revanche les églises gothiques. Son chatoiement permet alors au chrétien de commencer à comprendre ce qu’enseignent les théologiens thomistes et ce que lui révèlent les prêtres : le Dieu d’Amour est Lumière dans la Lumière incréée. Les vitraux ne sont pas des filtres colorés indifférents. Ils inscrivent leur narrativité particulière entre les meneaux des hautes fenêtres gothiques. A Saint-Gengoult de Toul, un vitrail paradoxal s’illumine dans l’abside aux rayons du matin. Il expose l’étrange passion du saint éponyme où s’expriment deux thèmes peu fréquents dans l’hagiographie occidentale : l’adultère et la scatologie. Faut-il céder aux arguments de certains de nos prédécesseurs et parler ici d’éclat de rire et même de « gongolfiade1 ». Nous ne le pensons évidemment pas. L’église touloise était une collégiale et, depuis Emile Mâle, on connaît le sérieux et la minutie des contrats de décoration des sanctuaires souscrits par les chanoines médiévaux. Nous allons donc passer au-delà des apparences et nous interroger sur le sens et les fonctions de cette étrange fenêtre. Après avoir rappelé l’histoire de cette collégiale, décrit son vitrail et analysé le culte rendu à saint Gengoult, nous nous interrogerons sur cette éventuelle inconvenance hagiographique pour terminer en précisant la véritable nature du sanctuaire toulois qui rassemble quelques-unes des plus belles verrières médiévales de Lorraine.
2Saint-Gengoult de Toul est une église d’un gothique tardif qui devient flamboyant dans le cloître attenant. Son architecture s’inspire de celle de la cathédrale Saint-Etienne toute proche qui fut commencée vers 1221 et « terminée », pour sa façade, vers 1496. L’église actuelle est, en fait, la troisième de cette dédicace. La première fut édifiée au xe siècle, par saint Gérard, évêque de Toul. Il introduisait ainsi dans son diocèse saint Gengoult, un saint bourguignon auquel il était très attaché. Il entendait aussi compenser la perte de l’abbaye Saint-Gengoult de Varennes-sur-Amance (52) qui avait été cédée par son prédécesseur, l’évêque Gauzelin, à l’évêché de Langres. Vers 1030-1040, une seconde église fut édifiée sur les ruines de la première par l’évêque Brunon de Dabo, le futur pape saint Léon IX. Commencée vers 1250, la troisième église naquit de la volonté des chanoines d’agrandir l’ancien édifice. La tour méridionale ne fut jamais terminée, mais le chantier du cloître se poursuivit jusqu’au xvie siècle.
3Dans cet édifice sans déambulatoire, l’abside prolonge directement le chœur. La vie de saint Gengoult y occupe le vitrail central, entre une vie de saint Gérard de Toul et une vie du Christ. Gengoult fut un laïc carolingien de la suite de Pépin le Bref, mort vers 760. Né à Varennes-sur-Amance, au diocèse de Langres, il épousa une femme noble, Ganéa. Il accompagna Pépin en Frise pour l’aider dans l’évangélisation manu militari des Frisons. Dès cette époque, il se signalait par sa grande piété2 et par une étrange candeur qui tournait toujours à son avantage. Ainsi acheta-t-il, en Champagne, une source qui lui plaisait. Le propriétaire se gaussa en secret de la naïveté du saint et comptait bien garder et l’argent et la source. Mais la source se tarit dans le premier endroit et elle rejaillit, à la grande confusion des rieurs, dans une propriété bourguignonne de Gengoult. Le saint connut bientôt l’infortune conjugale. Durant son absence, Ganéa avait pris un clerc comme amant. La rumeur bientôt l’accusa et son mari la somma de se justifier. Devant ses dénégations inquiètes, il lui imposa une sorte d’ordalie en apparence peu dangereuse : il lui fallait chercher un caillou au fond du bassin de la source. Riant sous cape, la femme plongea sa main et son bras dans l’eau froide et... elle les retira gravement brûlés. Convaincu de l’infidélité de Ganéa, Gengoult refusa d’exercer la vengeance meurtrière qu’autorisaient les usages du temps. Il chassa le clerc, tança son épouse, l’installa dans un domaine douairier et rompit avec elle. Il se retira dans une autre de ses propriétés et mena une vie quasi monastique, conseillé et encouragé par deux saintes femmes, ses tantes Willetrud et Willegosse. Ganéa et le clerc ne croyaient pas à la générosité de Gengoult et ils vivaient dans la crainte de le voir revenir sur sa mansuétude. L’amant décida d’agir et de prévenir une éventuelle punition3. Il se glissa de nuit dans la chambre de Gengoult et le blessa d’un coup d’épée à la cuisse4. Peu après, Gengoult mourut des suites de sa blessure. Ses tantes lui rendirent les derniers devoirs et procédèrent à ses obsèques. Aussitôt après la cérémonie, des miracles se produisirent autour de la tombe. Prévenue de ces prodiges, Ganéa incrédule s’écria : « G. fait des miracles comme mon cul chante ! ». A la parole suivante qui passa ses lèvres, elle émit involontairement des bruits intimes et elle comprit qu’elle venait, bien imprudemment, de définir son châtiment qui dura tout le reste de sa vie. Son complice périt misérablement aux latrines, vidé de ses entrailles.
4En dépit de ses fortes incongruités – ou peut-être, à cause d’elles –, le culte de saint Gengoult connut un développement immédiat et rapide. Parti de Varennes-sur-Amance dès l’époque carolingienne, renforcé par une vita et passio du xe siècle, il gagna tout le quart nord-est de la France actuelle. Il essaima vers Arras et le Pas-de-Calais. Une translation ordonnée par Brunon de Langres5 (c. 954) lui gagna l’Alsace, une partie de la Suisse (Einsiedeln) et les Savoies. Puis il s’étendit en Belgique et en Hollande méridionale. En Allemagne du Sud, Hroswita de Gandersheim lui consacra un poème latin en vers élégiaques (av. 975). Le culte de saint Gengoult est signalé à Bamberg, Mayence, Trèves, Aix-la-Chapelle, Francfort-sur-le Main, Spire et en Bavière. De nos jours, il est encore très développé en Alsace et dans l’Est de la France où l’on retrouve sa statue dans de nombreuses églises6.
5A la limite de la plaisanterie, on pourrait expliquer cette forte diffusion par la protection que saint Gengoult était sensé offrir aux maris trompés : l’adultère est universel ! Mais alors, pourquoi se restreindre à l’Est de la France et aux pays germaniques ? Pas plus que la comparaison, la facétie n’est raison. Il faut donc chercher ailleurs. Les programmes iconographiques consacrés au saint évoquent rarement ses malheurs conjugaux. L’ordalie dans la fontaine est presque ignorée des artistes7. En règle générale, on rencontre plutôt saint Gengoult représenté en croisé ou en chasseur. Dans les deux cas, il s’agit assez souvent de représentations équestres. Outre le vitrail qui nous occupe, l’église touloise proposait encore, à date ancienne, deux autres images du saint. L’une a disparu. Il s’agissait d’un vitrail occidental situé près de l’orgue qui montrait le saint en chasseur, à cheval et faucon au poing. Dans le bras nord du transept, un dernier vitrail montre un martyr inconnu flanqué d’un faucon. La tradition locale y reconnaît saint Gengoult8.
6Nous sommes donc en présence d’un hapax hagiographique. La Vita Gengulphi est certes édifiante, mais comment expliquer ses épisodes « inconvenants » ? Ces anecdotes ne sont pas ici confiées aux feuillets discrets d’un manuscrit mais elles éclatent, au contraire, dans les transparences d’un vitrail absidial. Nous récusons tout de suite une récente explication qui oppose l’esprit aristocratique du chapitre de la cathédrale de Toul à la mentalité plus bourgeoise du chapitre de Saint-Gengoult qui n’aurait pas reculé devant une plaisanterie provocatrice9. Quelles qu’aient pu être les relations entre les deux chapitres, les chanoines médiévaux ignoraient la lutte des classes et, de toute façon, le chœur d’une collégiale ne se prêtait guère, selon eux, à la mise en scène d’un fabliau hagiographique. Dans les églises du temps, les plaisanteries se limitaient à la décoration des miséricordes des stalles et à quelques gargouilles extérieures au sanctuaire. Enfin, pour intelligente qu’elle soit, cette théorie prend le problème à l’envers. Le culte de saint Gengoult n’est pas né du vitrail, c’est le vitrail qui est né du récit hagiographique et du culte pour le saint. C’est parce que Saint-Gengoult jouissait de la faveur des fidèles que les chanoines n’ont pas hésité à installer un vitrail explicite. Ils en tiraient des profits directs, mais ils lui assignaient aussi une fonction parénétique. Avant d’examiner ce dernier point, il faut essayer de mesurer l’éventuelle inconvenance du texte en fonction de critères et de témoins médiévaux.
7Dès le Moyen Age, la Vita sancti Gengulphi a choqué certains de ses lecteurs10. A date très ancienne, des manuscrits ont été censurés ou expurgés. Le ms. Vatican, lat. 561 (xie siècle) ne détaille pas le châtiment de Ganéa, il se contente d’en résumer vaguement les circonstances. Le ms. Stuttgart Bibl., Zwiefalten 167 (xiie siècle) va jusqu’à la censure puisque une mention marginale recommande : « Istum capitulum in publico non legatur11 ». Il semble même que cette vita ait été l’objet d’une controverse ecclésiastique à Reims, au xiie siècle. Un abbé vieillissant du diocèse avait demandé communication du texte. Dès réception, il l’anathémisa à cause des épisodes qui nous occupent. Cette condamnation solennelle fut contestée par un autre clerc rémois qui lui envoya une lettre de réfutation apparemment respectueuse, mais, en fait, très insolente. L’auteur y soutenait plusieurs points fort explicites :
Aux purs, tout est pur.
L’expression de la vérité prime les convenances.
Les naturalia ont été créés par Dieu et il est absurde (voire impie) de les condamner.
Il n’y a pas lieu de se voiler la face devant les réalités du corps humain puisque Dieu les inclut dans Son dessein et que les Ecritures les évoquent souvent.
8Cette alerte démonstration pourrait fort bien s’appliquer à d’autres récits hagiographiques qui n’hésitent jamais à rapporter des anecdotes proches des limites des convenances : sainte Agnès de Rome est exposée nue au lupanar, les trois filles de sainte Sophie sont harcelées par le persécuteur qui voudrait les convier à la débauche, les bourreaux s’acharnent sur les seins de sainte Agathe etc. La cruauté la plus sauvage, la concupiscence, l’érotisme hantent la geste des saints. La Providence organise leur juste punition, mais ils s’expriment toujours en termes explicites. Si l’on revient aux châtiments nauséabonds qui s’abattent sur les deux amants de notre texte, on peut leur trouver aisément des précédents scripturaires et hagiographiques. La fin calamiteuse du clerc ressemble fort à celle de Judas qui se suicide et meurt pendu, le ventre crevé, vidé de ses entrailles. Elle évoque aussi la mort ignominieuse de l’hérésiarque Arius et le décès aux latrines du pape hérétique Léon qui cherchait à humilier saint Hilaire de Poitiers12. On peut immédiatement justifier ces terribles prodiges par un passage des Psaumes :
« L’iniquité leur sort des entrailles13 »
9et l’hagiographe de saint Gengoult le commente en passant du sens spirituel au sens matériel :
«... et sicut erat vacuus sensu, sic vacuus quoque ventre remansit, sicque infelix, negato sibi spatio poenitendi, in cloacam descendit Inferi14 »
10D’un point de vue plus strictement apologétique, on peut également justifier le châtiment de Ganéa. La Providence lui épargne l’éviscération spontanée qui frappe une femme adultère de Reims15 et la prend, si l’on peut dire, au mot. Les incongruités opiniâtres qui affligent l’épouse indigne de saint Gengoult la condamnent d’abord au silence car elle se produisent à la moindre parole. Elles la réduisent également à la solitude : Ganéa ne peut plus paraître en public sans gêner et même incommoder ses contemporains. Elles la désignent enfin comme une semi-possédée puisque les manifestations diaboliques s’accompagnent d’odeurs méphitiques et que Satan se complaît dans l’immonde. Il n’est plus question de rire, l’histoire de Ganéa passe ici du ridicule à l’épouvantable.
11Tout dépend donc du point de vue et du commentaire qu’il implique. La Vita sancti Gengulphi n’est ni un fabliau ni un conte à rire. Elle peut apparemment choquer les convenances, mais elle s’inscrit légitimement dans les visées édifiantes et parénétiques de la littérature hagiographique. Il est donc temps de s’interroger sur la nature des enseignements dispensés par le vitrail. On peut assurer dès l’abord que le chapitre de Saint-Gengoult n’y voyait pas matière à rire : son blason où figurait une main écorchée de gueules procédait directement de la vita. Comme nous allons maintenant le découvrir, le vitrail de l’abside proposait une méditation sur trois thèmes : une dénonciation des usages courtois, un éloge discret de la femme chrétienne et une exaltation fondamentale du mariage chrétien.
12Avant d’aller plus loin dans notre étude, arrêtons-nous un instant aux conditions spirituelles de découverte du vitrail à la fin du xiiie siècle. De nos jours, nous visitons des églises presque désertes où même les prêtres se font rares. Telle n’était pas la situation médiévale d’une collégiale. Saint-Gengoult comptait alors de nombreux ecclésiastiques attachés au sanctuaire. Les chanoines se souciaient avant tout du service divin, mais d’autres clercs se chargeaient de commenter toutes les images et représentations de la décoration de l’église aux illitterati. Si ces spécialistes connaissaient bien le vitrail, ils n’ignoraient pas non plus la vita et c’est dans ce double contexte qu’ils commentaient les images aux fidèles.
13A n’en pas douter, la verrière touloise exprime une dénonciation presque explicite des usages courtois qui commencent à pénétrer, à la même époque, les élites urbaines. Le panneau qui montre les deux amants dans leur péché rappelle bien des représentations courtoises des xiie et xiiie siècles. Le verrier n’a pas traité la scène dans l’esprit d’un fabliau. On la dirait inspirée du décor de la valve d’ivoire d’un miroir aristocratique. Nous retrouvons ici l’amant d’Eglise jadis évoqué par Georges Duby16. Il ne se compromet pas avec une femme du commun, il a su séduire une dame noble. Très tentateurs, ses attraits ne sont que les défauts cachés derrière les qualités sine quibus non de son état social : la circonspection, la retenue, la mesure peuvent devenir, si le diable s’en mêle, des éléments de l’érotique courtoise. Mais, dans le cas présent, cette subtile alchimie ne mène pas qu’aux perfections du bel amour. Comme le montre l’inexorable succession des images du vitrail, tout se termine dans les horreurs de la scatologie et de la mort subite et impénitente. Pour sa plus grande édification, le spectateur passe des délices de la chambre des dames aux immondices du retrait. Comment ne pas voir ici une stigmatisation de la fin’amor nécessairement adultère ?
14Outre Ganéa et ses suivantes, le vitrail – comme la vita – met en scène deux autres femmes : les tantes de Gengoult, Willetrud et Willegosse17. On les voit accueillir leur neveu sur le seuil d’un couvent, car la vita nous apprend qu’elles étaient des moniales, ce que semble confirmer leurs robes noires. Un peu plus haut dans la verrière, elles procèdent aux obsèques du saint assassiné. Cette double représentation vient en contrepoint des débordements de Ganéa dont les vêtements mondains s’opposent dans leurs vives couleurs à la sombre vêture des deux nonnes. Devons – nous y voir un discret éloge de la femme consacrée à Dieu ? On ne saurait le décider clairement, mais la probabilité reste très forte. En revanche, on peut soutenir sans grand risque d’erreur que le vitrail délivre, comme la vita, une apologie paradoxale du mariage chrétien : à tous les moments de sa triste union avec Ganéa, saint Gengoult apparaît comme un parfait époux. Les représentations du vitrail le soulignent clairement. Dans un premier panneau, il étreint affectueusement sa femme. Au suivant, il garde sa main dans la sienne pour prendre congé quand il la quitte pour le service de Pépin. De tels gestes revêtent une importance capitale quand on connaît le caractère impérieux des codes de l’image médiévale. Confronté aux rumeurs d’adultère, nous le voyons s’informer tout en gardant le sang froid d’un juge. Dans son apparente simplicité, l’épreuve qu’il impose à Ganéa est soumise à la volonté de Dieu et la sanction qui en découlera restera parfaitement conforme aux Ecritures18. Gengoult apparaît moins en mari trompé qu’en juste outragé. Il ne vacille pas au bord d’un fabliau, il maîtrise une histoire édifiante. La vita insiste beaucoup sur ce dernier point et rapporte les reproches adressés par le saint à sa femme :
« J’aurais aimé, dit-il si tu avais respecté la foi que tu me devais et si tu étais demeurée dans la loi de Dieu, supporter avec toi les malheurs du siècle, joindre mes forces aux tiennes pour connaître le bonheur comme l’adversité, ensemble endurer la vie et ensemble jouir de la mort19. »
15Il est des programmes plus riants, mais il ne fait pas de doute que ce sermon procède directement de l’idéal chrétien du mariage. A date ancienne, les commentateurs du vitrail ne devaient pas manquer de souligner ce point devant les fidèles. Nous avons conscience du caractère conjectural de nos allégations qui sont plus aisément corroborées par la vita que par la verrière. La décoration des églises médiévales procède presque toujours, chacun le sait, de textes qui l’inspirent souvent de très près. En dépit de quelques approximations, il est donc parfaitement licite de commenter la verrière de Toul à l’aide des données du récit hagiographique. Ces enseignements sont importants pour comprendre certaines fonctions de Saint-Gengoult. Un rapide inventaire de l’iconographie sacrée qui s’y déploie remarque immédiatement la large place qui est faite ici aux saints. A gauche de notre vitrail, une autre fenêtre expose la vie de saint Gérard, évêque de Toul et fondateur du sanctuaire. Le bras sud du transept rassemble des vitraux plus tardifs consacrés aux saints patrons du diocèse : le fondateur saint Mansuy, saint Epvre, saint Aymon et saint Gauzelin20. Si la chapelle méridionale du chœur continue la vie du Christ commencée à la droite du vitrail de saint Gengoult, de l’autre côté du maître-autel, la chapelle symétrique propose une rosace complexe dédiée à saint Nicolas. Elle domine deux fenêtres en tiers point vouées aux passions de saint Agapit de Palestrina21 et de sainte Agathe de Catane : ces trois saints protègent leurs dévots des incendies toujours si redoutés des villes médiévales22. Si l’on passe dans le bras nord du transept, on retrouve saint Gengoult23 accompagné de saint Jean-Baptiste, de saint Georges et d’une sainte ou d’une donatrice non identifiée. Dans le sanctuaire toulois tout semble donc organisé pour conduire les fidèles vers les dévotions hagiographiques. Gengoult n’apparaissait pas seul : puissant guérisseur, on le priait pour obtenir de Dieu la guérison des paralysies infantiles et tous les maux qui affectaient les bras et les jambes. Il obtenait également le soulagement des ophtalmies, des douleurs d’entrailles et des migraines. Nul doute enfin que les maumariés et les maris trompés lui réservaient aussi des dévotions assidues ! La fête du saint (11 mai) devait donc transformer la collégiale en église de pèlerinage24 dont on mesure maintenant l’importance.
16Partie d’une étrange fenêtre et d’un récit apparemment plein d’incongruités, cette étude se termine en nous invitant à dépasser le caractère « anecdotique » du vitrail axial de Saint-Gengoult de Toul. La narrativité particulière de cette verrière est impartie d’une double fonction : elle capte l’attention du fidèle et l’introduit dans la thématique d’un sanctuaire tout entier dédié au culte des saints, une église de pèlerinage. Des dévotions complexes s’organisent autour de cette verrière primordiale. Les fenêtres forment ici un vaste panoramique sanctoral qui enveloppe le fidèle tout au long des heures de la journée. Le vitrail de Gengoult25 est le premier à s’allumer dans la lumière du matin. Puis, à toutes les heures du jour, les autres fenêtres s’illuminent selon la marche du soleil qui vient éclairer, en fin de journée, un dernier vitrail consacré au martyr de Varennes26. Ces fenêtres où s’illustre la geste des saints nous ramènent, une fois de plus au sens profond de la décoration des sanctuaires gothiques. Il fut jadis défini par Georges Duby qui y voyait : « une mise en scène pour un endoctrinement ».
Notes de bas de page
1 Le mot a été forgé à partir d’une des formes allemandes du nom du saint : Gingolf ou Gungolf.
2 Dieu lui aurait manifesté sa faveur par un prodige. G. partageait la tente de Pépin. Quand il y dormait, on ne parvenait pas à éteindre le luminaire qui éclairait son lit. Chaque fois que le roi l’éteignait, un ange venait le rallumer pour honorer le futur saint ! Le premier panneau du vitrail toulois évoque l’anecdote, mais il presque caché par les moulures de la décoration tardive du chœur.
3 On peut aussi expliquer l’attentat par la vengeance. En le chassant, Gengoult a privé le clerc du statut enviable de familier d’un grand seigneur.
4 Cette blessure à la cuisse est évidemment une litote. Comment l’interpréter ? Purgé de la sexualité, le saint accomplit-il ainsi une seconde ascèse ?
5 La bbg. hagiographique de saint Gengoult comporte :
1. Passio, AASS., Maii II, 644-648 et 648-655 (Miracles selon Gonzon de Florennes).
2. Passio metrica auct. Hrotswita, Patr. Lat., CXXXVII, col. 1083-1094.
6 Sur le culte de saint Gengoult, à date ancienne et de nos jours, on consultera :
1. Terre (Abbé) et Rebouillat (G), Saint Gengoult, duc et martyr. Sa vie, son culte, sa tradition. Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l’Yonne, t. 104, 1971 et 1972, p. 51-116.
2. Surdel (Alain-Julien), La Légende de saint Gengoult au xve siècle. Etudes Touloises, t. 19, 1980, p. 21-29.
3. Poly (Jean-Pierre), Gengoult, l’époux martyr. Adultère et norme populaire au xe siècle in La Femme au Moyen Age. Collection de la Faculté de Droit Jean-Monnet, Paris, 1992, p. 47-62.
4. Goullet (Monique), Les Vies de saint Gengoult, martyr de la vie conjugale (à paraître).
7 Au début du xxe siècle, le château de Condes (52) possédait encore un groupe de pierre du xive siècle représentant l’ordalie de Ganéa. On retrouve la même scène dans le ms. Lille, Bib. Municip. n° 795, f° 472. Il s’agit d’un recueil de vie de saints per circulum anni du xve siècle. Cette scène est évidemment montrée par le vitrail.
8 L’inventaire des vitraux toulois ne s’engage pas sur ce point. Il se contente de signaler un martyr inconnu.
9 Cf. Lillich (Meredith Parsons), Rainbow like an Emerald. Stained Glass in Lorraine in the Thirteenth and Early Fourteenth Centuries, College Art Association, Pennsylvania State University Press, London, 1991, p. 56.
10 Cette analyse doit beaucoup à l’étude de Monique Goullet citée plus haut.
11 Cf. Goullet, op. cit., p. 19. Comment comprendre in publico : corampopulo, coram clericis ou les deux ?
12 Cf. Légende dorée, trad. Roze, p. 125.
13 La dernière édition de La Bible de Jérusalem (2001) traduit : La malice leur sort de la graisse. Nous préférons la traduction traditionnelle du Psaume 72, car c’est elle qui induit les images qui nous occupent.
14 Cf. Vita in AA. SS. MaiIII, p. 653. Le vitrail de Toul lui-même a été censuré, le fait est assez rare pour être signalé. Dans la planche III, 19 de l’ouvrage de Meredith Parsons Lillich cité plus haut, on voit distinctement les entrailles du clerc s’échapper de sa personne. Nous avons pu vérifier sur nos propres diapositives que le morceau de verre qui les représentait a été remplacé par une pièce neutre !
15 Cf. Flodoard, Historia Remensis ecclesiae, Patr. Lat., t. CXXXV, col. 24 sq., c. 966.
16 Cf. Duby (Georges), Les Trois ordres de l’imaginaire du féodalisme. Paris, Gallimard, 1978, p. 404 sq.
17 D’après des spécialistes de l’ancien haut allemand, ces noms pourraient être emblématiques et insister sur la volonté (Wille), on aimerait dire la bonne volonté.
18 On pense au « Ne vous vengez pas vous-mêmes ! », Rom. 12, 19 et à Hébr. 10, 30 : « A moi la vengeance, à moi la rétribution ! » [dit le Seigneur].
19 Traduction Monique Goulet, op. cit.
20 Ces quatre représentations datent du xixe siècle, mais elles constituent des restaurations du programme de vitraux du xve siècle qui décorait ces fenêtres dont on voit encore des vestiges montrant sainte Catherine d’Alexandrie et sainte Marguerite d’Antioche.
21 Saint-Gengoult possédait une relique de saint Agapit déposée en 1065, par saint Gauzelin.
22 Le vitrail de saint Nicolas a été explicitement offert par deux hommes sauvés d’un incendie. Un pain béni le jour de la Sainte-Agathe avait le pouvoir, croyait-on, d’éteindre les flammes d’un début d’incendie.
23 Ce n’est pas tout à fait sûr. Rappelons que cette identification relève de la tradition locale.
24 Durant tout le Moyen Age et l’Ancien Régime, il existait deux pèlerinages lorrains pour honorer saint Gengoult : Le Grand Saint-Gengoult à Toul et le Petit Saint-Gengoult à Landange (57).
25 Elle est dominée par deux Saintes Faces et un Christ en majesté. Ces icônes retenaient particulièrement l’attention des fidèles puisque, depuis Innocent IV (pape de 1242 à 1254), une prière devant elles assurait quarante jours d’indulgences. Elles attiraient également l’attention sur le vitrail de Gengoult.
26 Ce vitrail a été détruit lors du siège de Toul, en 1870. Le saint y était représenté en chasseur. G. n’aimait pas la chasse, souligne la vita, mais il suivait celles organisées pour les plaisirs de Pépin... Cette explication ne nous paraît pas satisfaisante. A l’extérieur de l’édifice, deux pinacles qui décorent le bras sud du transept sont sommés chacun d’un faucon. Ces références sont trop nombreuses pour évoquer simplement la complaisance du saint envers son souverain. Ce thème allié au motif des eaux souterraines constitue à nos yeux un noyau très archaïque de la légende. Nous espérons leur consacrer une étude particulière.
Auteur
Université Nancy 2
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