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Intégration des savoirs locaux en Thaïlande. Savoir-faire karen à l’école et « éco-tradition »

p. 205-225


Texte intégral

On veut que nos enfants étudient le plus possible pour devenir des « gens bien » (khon di, en thaï). Mais on aimerait aussi que, quand ils reviennent au village, ils n’oublient pas leur propre culture.

1Cette phrase, prononcée par un père de famille karen devant des représentants du ministère de l’Éducation Nationale venus dans son village, résume assez bien les revendications des minorités montagnardes de Thaïlande à l’égard des autorités centrales. Ils veulent que leurs enfants poursuivent des études et participent aux différents secteurs d’activité professionnelle et citoyenne du pays, mais sans pour autant renier ou méconnaître leur héritage socio-culturel. En Thaïlande, l’IMPECT1 constitue la première association, créée en 1991 à l’initiative des groupes montagnards pour assurer eux-mêmes le processus de « patrimonialisation » de leurs cultures respectives. L’objectif prioritaire de l’IMPECT est de « revitaliser » les différentes cultures des montagnards et d’en assurer la transmission aux nouvelles générations par le biais du système éducatif institutionnel thaïlandais. Cette initiative s’est concrétisée en 1996 par la mise en place d’un projet éducatif pilote qui consiste à introduire des « enseignements locaux » (laksut thong thin), pris en charge par des professeurs villageois, dans la trame du programme national officiel appliqué à l’échelle d’une école primaire. Les autorités régionales et nationales en matière d’éducation, tout d’abord disposées à améliorer la qualité de l’enseignement dans les écoles situées chez les peuples montagnards et dites « sous-développées », ont ensuite décidé d’intégrer l’initiative à un plus vaste projet de réforme pédagogique du système éducatif national, prioritairement axé sur la connaissance et la protection de l’environnement naturel local. Des spécialistes en sciences de l’éducation ont dès lors été chargés d’évaluer attentivement la mise en forme de ces enseignements locaux pour réfléchir ensuite aux possibilités d’en adapter de similaires à d’autres contextes régionaux. Le laboratoire de cette démarche expérimentale est un village karen connu sous le nom thaï de Ban Nong Tao. Il est situé dans une zone de « forêt protégée », à la périphérie de la ville de Chiang Mai où sont basés les bureaux de l’IMPECT et de la plupart des ONG qui interviennent en milieu montagnard. Inscrit à l’interface de plusieurs réseaux de développement – institutionnels, religieux, activistes –, sa particularité est d’être habité par Choni Odashao, dit Joni, le plus célèbre porte-parole des Karen de Thaïlande. La notoriété publique de Joni rejaillit ainsi sur le village devenu la « vitrine » des initiatives avant-gardistes, impulsées par la médiation des ONG, en matière d’éducation et de gestion des ressources naturelles locales.

2Le présent article entend retracer la généalogie de ce projet éducatif. Il s’agira notamment de montrer comment l’école primaire de ce village, perçue comme un rouage obligatoire de la politique d’intégration étatique, s’est transformée en un lieu privilégié de revalorisation des « savoirs indigènes » ; dans cette optique, ces derniers sont considérés comme révélateurs d’une tradition de coexistence harmonieuse avec la forêt. Les procédures relatives à la construction et à la transmission de ces « enseignements locaux » seront décrites telles que j’ai pu les observer au fil de diverses expérimentations d’introduction des savoir-faire artisanaux à l’école ou d’organisation de sorties en forêt. La définition de leur forme et de leur contenu sera envisagée en regard de l’étalon culturel national et des stratégies que déploient un certain nombre d’ONG activistes thaïes pour représenter et défendre le point de vue des « montagnards » (chao khao) dans les débats publics actuels sur l’environnement.

3Les Karen ont longtemps été assimilés au stéréotype du « sauvage arriéré et ennemi de la forêt » véhiculé par les politiques gouvernementales et relayé par les programmes d’enseignement scolaire. Ils s’appuient désormais sur leurs traditions ancestrales pour tenter de démentir ce préjugé et se présenter comme des « gardiens de la forêt » au sein de l’ensemble national. Nous verrons comment le processus de formalisation de ces « savoirs indigènes » s’associe à la production d’un discours anthropologique destiné à la fois à réfléchir une image réhabilitée de la culture karen concernée et à redonner du sens à des pratiques en partie abandonnées (suite à l’influence des missions chrétiennes ou bouddhistes et à la pression des diverses opérations de développement imposées par le gouvernement). Dans ce contexte, j’emploierai la notion d’« éco-tradition » pour désigner le travail de traduction opéré par une minorité de médiateurs locaux. Eux-mêmes l’utilisent afin d’établir des passerelles entre différents registres de discours scientifiques ou religieux sur la nature et afin de définir une éthique indigène de préservation des ressources conforme à l’idée de « développement durable » diffusée par les grands organismes internationaux. Il s’agira ainsi de mettre en perspective la façon dont cette forme hybride d’éco-tradition, en partie élaborée au sein de l’école, se surajoute aux codes sociaux plus diffus, lesquels garantissent l’apprentissage et la transmission des savoir-faire entre les générations.

Intégration des savoirs locaux et réforme scolaire

4En 1996, quand les villageois de Ban Nong Tao ont manifesté le désir d’enseigner eux-mêmes des éléments de leur culture au sein de l’école, un dialogue s’est engagé entre les fonctionnaires de l’éducation primaire au niveau provincial, l’IMPECT, les instituteurs et les villageois afin de définir en commun des stratégies éducatives pour intégrer un tel enseignement au cursus. L’IMPECT a reçu à cette époque des subventions de l’Unesco pour mettre au point deux manuels scolaires entièrement consacrés à la transmission des divers aspects de la culture karen (histoire, légendes, médecine, rituels) et, surtout, à la sagesse indigène en matière de protection de l’environnement. L’intervention de l’Unesco, en tant qu’organisation internationale mandatée par les Nations Unies, s’inscrivait ici dans la continuité d’un consensus politique décidé entre les États membres pour favoriser la sauvegarde et la promotion des cultures populaires et indigènes confrontées aux assauts de la civilisation industrielle. Par-là même, l’Unesco, en soutenant des groupements associatifs tels que l’IMPECT, a joué un rôle de puissant médiateur tant pour défendre la légitimité éthique d’une telle entreprise que pour encourager le gouvernement à relayer ce processus de valorisation des savoirs locaux dans son plan de réforme des programmes scolaires nationaux2.

5Ces manuels, écrits en thaï, ont été validés par les autorités provinciales et les professeurs disent les utiliser « quand ils en ont le temps ». Majoritairement thaïs et se sentant étrangers à la culture karen, ils préféraient plus volontiers confier cette tâche à « des villageois qui avaient le savoir » (chao ban thi mi khwam ru). Parmi eux, Choni Odashao, dit Joni, dont un article de journal, paru dans le Bangkok Post en 1997, avait dressé le parcours exceptionnel3. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, a reçu une récompense d’un membre de la famille royale pour son combat mené depuis des années en faveur de la protection de l’environnement. Il fait partie du Réseau des paysans du Nord (Khrueakhai Kasetrakon Phak Nuea) pour promouvoir une agriculture écologique et assurer une meilleure gestion des ressources naturelles dans les échanges qui interviennent entre montagnards et paysans thaïs des plaines. Alphabétisé par des missionnaires catholiques et d’obédience chrétienne, Joni ne renie pas pour autant les pratiques animistes karen, qu’il mobilise dans la construction d’un discours de réhabilitation des savoir-faire et savoir-être indigènes en matière de préservation de l’environnement. Ce qui lui vaut d’être périodiquement sollicité par les ONG pour représenter et défendre les intérêts des montagnards de Thaïlande lors de conférences nationales ou internationales. Avec le soutien de l’IMPECT, il a également largement participé à la mise en place de cours d’enseignement locaux dans son propre village en vue d’initier les écoliers à ce qu’il présente comme une « philosophie karen de l’harmonie, entre nous-mêmes et entre nous et la nature ».

6Cette dernière initiative a d’ailleurs fait l’objet d’une émission de télévision où une jeune présentatrice thaïe fait le tour de la Thaïlande au travers du regard d’enfants. Un épisode a été tourné à Ban Nong Tao afin de montrer la vie et l’éducation des enfants pga k’ nyau4 dans les écoles de montagne. On y voit des enfants en classe, habillés en tenue traditionnelle, en train de recevoir le savoir des anciens sous forme de tha, qui désigne en dialecte sgaw karen un vaste répertoire de vers poétiques transmis oralement de génération en génération. Les anciens s’adressent aux enfants en langue vernaculaire tandis que ces derniers prennent des notes en alphabet thaï, sous le regard de leurs instituteurs. Joni explique ensuite à l’auditoire que ces vers poétiques chantés expriment toute la sagesse indigène concernant la nature et les principales étapes de la vie. Il puise alors dans ce répertoire poétique, légué par les anciens, afin de diffuser aux écoliers et au public thaï des slogans éthiques destinés à prévenir la surexploitation des ressources : « Si tu bois l’eau de la source, protège l’eau de la source. » L’épisode se prolonge par une sortie en forêt où Joni, accompagné d’un groupe d’élèves enseigne de façon ludique son savoir sur la forêt. Les enfants se déguisent avec de grandes feuilles, fabriquent des sifflets… Toute cette mise en scène a visiblement pour objectif de démontrer l’alliance harmonieuse entre la culture thaïe et la culture karen, la complémentarité entre l’enseignement transmis par les « instituteurs » (achan, en thaï) et les « anciens » (pa mi pga pga, en sgaw karen).

7Cette pédagogie expérimentale, impulsée par l’IMPECT et soutenue par la figure médiatique de Joni, comme nous l’avons vu, a commencé à attirer l’attention du « Conseil de l’Éducation Nationale » (Sapha Kansüksa Haeng Chat) à partir de 1998. L’objectif de l’institution était alors de promouvoir les enseignements locaux dans le cadre d’une réforme plus globale de l’ensemble du système éducatif thaï. En effet, suite à la crise économique de 1997, la souveraineté et l’unité du pays ont été perçues comme gravement menacées par les effets de la mondialisation. La réforme du système éducatif s’est à ce moment présentée comme une urgence pour répondre aux défis imposés par la compétitivité internationale et redonner une nouvelle impulsion au nationalisme thaï (Baron-Gutty et Chupradit 2009 : 17). Parallèllement, les discours du roi, de la communauté monastique, des ONG environnementalistes et d’un certain nombre d’intellectuels thaïlandais se sont enchâssés pour défendre l’idée que les communautés villageoises (chumchon) devaient être capables de s’auto-suffire sur la base de leurs propres ressources culturelles et environnementales. Ce fort courant localiste s’est alors emparé du concept de « sagesse locale » (phumipannya chaoban) pour infléchir les orientations de la réforme du système éducatif national en faveur du processus de décentralisation étatique, réclamé par les représentants de la société civile. La réforme, votée en 1999 et amendée ensuite par plusieurs décrets ministériels, autorise officiellement les écoles à aménager 30 % du temps scolaire pour des enseignements locaux. Cela à condition que les écoles prennent elles-mêmes la charge de ces enseignements en partenariat avec les parents d’élèves, les doyens du village et les représentants religieux. Cette participation des villageois à la défense des cultures et des traditions locales était présentée comme un moyen de redonner davantage de pouvoir et d’autonomie aux communautés villageoises. De cette manière, les communautés seraient en mesure d’assurer la sauvegarde et la valorisation des patrimoines locaux qui façonnent l’identité culturelle nationale.

8La caractéristique notable de la réforme est également l’accent mis sur la notion d’« environnement local » (singwaetlom thong thin) en tant qu’outil pédagogique destiné à relayer la politique de décentralisation de l’État. D’une part, il s’agit d’adapter l’enseignement national à un contexte local de façon à pallier les décalages linguistiques et socio-culturels entre les écoliers des villes et ceux des campagnes ; ces décalages sont en effet jugés en partie responsables des écarts de niveaux concernant l’apprentissage de la langue, de la lecture et de l’écriture. D’autre part, il s’agit de renforcer la connaissance et le sentiment d’appartenance à un milieu naturel et socio-culturel afin que ses habitants y projettent leurs aspirations, contribuent à sa protection et à son développement. Cette politique vise en outre à prévenir les problèmes sociaux, en partie générés par l’exode rural vers les pôles d’attraction économique urbains, comme la surpopulation, le chômage et la délinquance. La volonté de favoriser l’enseignement local, envisagé comme un corpus de connaissances sur l’environnement naturel et culturel, doit par ailleurs être intégrée aux autres objectifs pédagogiques de la réforme : inciter les enfants à réfléchir par eux-mêmes, leur donner les moyens de comparer et d’évaluer leurs connaissances5. Cette réforme a été élaborée en collaboration avec des groupes d’enseignants-chercheurs associés aux universités les plus renommées du pays. Chaque département universitaire de sciences de l’éducation a participé à l’élaboration d’enquêtes et/ou de projets pédagogiques mis au point à partir de divers contextes régionaux, de manière à alimenter la réflexion sur la réforme et à préparer sa mise en vigueur au niveau national.

Le façonnement de la personne morale à travers le système éducatif thaï

9En Thaïlande, la relation maître/élève suppose un rapport de subordination très marqué des élèves vis-à-vis de leurs professeurs. Ce phénomène est d’autant plus accentué que le statut du maître d’école prolonge celui des moines bouddhistes, lesquels, jusqu’à l’avènement du système éducatif moderne, représentaient le principal corps d’enseignants. Le rôle de l’instituteur consiste, selon Niels Mulder, à transmettre un ensemble de connaissances basiques (lire, écrire, compter) et à inculquer aux élèves les valeurs morales du bouddhisme, de la famille, de la communauté villageoise et de la nation (Mulder 1997 : 29, 42). Cette priorité d’ordre moral a été intégrée au programme scolaire après le coup d’État militaire de 1976 et l’avènement du communisme au Laos, au Viêt Nam et au Cambodge. L’idée d’introduire des valeurs religieuses et nationalistes6 à l’école visait à assurer la stabilité politique du pays à la faveur des trois piliers de son idéologie : la Nation (chat), la religion (satsana), le roi (phramahakasat). Dans la continuité de cette logique institutionnelle, toute conduite individuelle perçue comme désordonnée, dans une quelconque sphère de la vie sociale – à la maison, à l’école ou au travail – se répercute négativement sur l’entourage immédiat et, par voie de conséquence, comporte le risque de contaminer le corps social tout entier.

10La visée de l’enseignement primaire, toujours selon Mulder, consiste dès lors à façonner de « bonnes personnes » (khon di, en thaï) dont la somme de dispositions personnelles et de traits de caractères est censée garantir le bonheur de la société toute entière : la politesse, le souci de l’apparence physique, l’hygiène de vie (ne pas boire ou fumer, bien manger, méditer), le contrôle de soi pour ne pas perdre la face, la discipline, la persévérance, etc. (Mulder 1997 : 30-36). Dans la mesure où, du point de vue des institutions scolaires, la famille est pensée comme l’unité minimale dans la chaîne de production des individus bons ou mauvais, l’éducation primaire insiste très largement sur les comportements moraux que les enfants doivent appliquer dans cette sphère privée. Lesquelles obligations, notamment envers les adultes, se trouvent ensuite reportées sur l’école et élargies à l’ensemble du domaine public. En particulier, l’emphase mise sur le devoir de gratitude et de respect envers les parents et les professeurs, jointe à l’apprentissage de toute une gestuelle de « salut » (wai) et d’« obéissance » (krap), initient les enfants à l’ordre des statuts hiérarchiques entre « aînés » et « cadets » (phi/nong) et à tout un continuum d’attitudes spécifiques de respect vis-à-vis des personnes qui incarnent les institutions primordiales de la nation : les fonctionnaires d’État (kharatchakan), les bonzes (phra) et, en amont de la pyramide sociale, le roi (nai Luang). Par cette appréhension tant idéaliste que fonctionnaliste de la place de l’individu dans la société, les élèves sont davantage invités à intérioriser les principes de préséance hiérarchique qui soutiennent l’ordre social et politique qu’à poser des questions.

11La réforme entend ainsi pallier ce défaut de réflexion critique en s’alignant sur le modèle des pédagogies occidentales. Elle part ainsi du constat que les élèves, qui apprennent tout par cœur, sont placés dans une position de passivité à l’égard des connaissances transmises par leurs professeurs. La nouvelle méthode, qualifiée de « constructionniste », propose de placer l’écolier au centre du système éducatif, position traditionnellement dévolue au professeur. Ce déplacement ne vise pas tant à aplanir la relation hiérarchique entre le maître et ses élèves qu’à inciter les instituteurs à stimuler le rôle actif des écoliers dans la construction d’un corps de connaissances. La représentante du ministère de l’Éducation Nationale chargée du suivi de projet avait pour mission d’initier les instituteurs de Ban Nong Tao à cette nouvelle théorie de façon à la mettre en pratique dans le cadre des enseignements locaux. À partir d’activités organisées par les villageois eux-mêmes, les enfants doivent prendre des notes et ensuite réfléchir à partir de celles-ci en classe avec leurs professeurs. Ces derniers doivent les inviter à poser des questions et évaluer périodiquement les connaissances en donnant par exemple des sujets de rédaction. La représentante m’a également expliqué que les professeurs ont pour mission, dans ce contexte, à la fois de conduire les élèves à faire la part entre la modernité et la tradition, et aussi d’assurer la continuité entre le local et le national.

12Ayant côtoyé pendant plusieurs mois les professeurs villageois, j’ai constaté qu’ils n’étaient pas véritablement enchantés par la nouvelle réforme. D’une part, parce qu’ils ne savent pas comment adapter le contenu des enseignements locaux, qui leur sont étrangers, au contenu du programme national et, d’autre part, parce qu’ils préféraient se reposer sur leurs anciennes méthodes d’enseignement plutôt que d’innover. En effet, leur point de vue est que le faible niveau scolaire des écoliers montagnards n’est pas à interpréter en termes de déficience pédagogique. Ils l’attribuent plus volontiers à la pauvreté des parents, au manque d’intérêt des élèves et à leur mauvaise discipline, voire aux compétences personnelles de ceux-ci jugées inférieures à celles des enfants thaïs. Imprégnés du devoir d’éduquer les écoliers montagnards à devenir de bons citoyens thaïlandais, ils ont de ce fait tendance à considérer l’enthousiasme des enfants pour les enseignements locaux moins en termes de continuité entre une identité locale karen et une identité nationale thaïe que de concurrence entre l’une et l’autre. Mais étant soumis au regard de la hiérarchie administrative, ils sont néanmoins contraints de se plier au jeu. Sur les cinq enseignants présents au village, l’une d’entre eux s’est plus particulièrement investie dans l’expérience aux côtés de Joni et des autres villageois. Au cours de réunions informelles, le plus souvent arbitrées par le moine qui réside au village, les parents d’élèves et les professeurs se sont ainsi efforcés de dialoguer pour définir une sorte de terrain d’entente en matière d’éducation. La responsabilité des parents devait plutôt porter sur le fait d’inciter leurs enfants à respecter la discipline scolaire : venir propre en classe, ne pas s’échapper de l’école pendant la journée et faire ses devoirs à la maison. Pour les enseignants, il s’est agi de s’intéresser davantage à la vie du village, que ce soit en s’associant aux rites collectifs ou en participant conjointement avec les villageois à l’encadrement des enseignements locaux. Si les instituteurs sont parvenus, par ce biais, à s’attirer davantage la confiance des villageois, ils ne s’en plaignaient pas moins d’être surchargés de travail au vu des exigences et des activités annexes imposées par les responsables du projet : remplir les questionnaires d’enquêtes auprès des familles, participer à des réunions de préparation, suivre des formations de mise à niveau, corriger des rédactions après la classe pour évaluer le niveau des élèves. Mais au-delà de ce surplus de travail, les professeurs, eux-mêmes non formés à l’élaboration d’une réflexion critique vis-à-vis du contenu et des méthodes d’enseignement traditionnel, se heurtaient au principal paradoxe soulevé par la mise en place de cette réforme. En effet, comment pouvaient-ils concilier une pédagogie fondée sur l’expérimentation répétitive d’une discipline morale conforme aux idéaux bouddhiques et nationalistes avec une forme de pédagogie plus distanciée, voire subversive quant au respect des valeurs de soumission et d’obéissance qu’ils sont censés transmettre et pérenniser ?

Modalités de construction des enseignements locaux

13Pendant que j’étais sur place, au cours de l’année 2000, l’école primaire du village a reçu ponctuellement une subvention du Conseil national de l’Éducation pour mettre en place un programme d’enseignement local. Suivant la stratégie privilégiée par l’IMPECT, l’idée était de former des « leaders » villageois, à l’instar de Joni, capables de transmettre directement les « savoirs locaux » aux élèves. À la différence du projet antérieur, financé par l’Unesco, l’enseignement d’éléments de tradition karen reposait moins sur l’étude de manuels dirigée par des professeurs thaïs que sur des modalités d’apprentissage pratique plus adaptées à la transmission d’une culture orale. Une stratégie qui coïncide par ailleurs avec les objectifs pédagogiques de la réforme : développer une connaissance plus concrète qu’abstraite sur l’environnement local en se déplaçant vers lui pour mieux le connaître et réfléchir à son importance. Cependant, à la demande du ministère de l’Éducation, le contenu des enseignements devait faire l’objet d’un rapport écrit pour être ensuite évalué par un jury de spécialistes afin de l’intégrer officiellement au programme. Preu, le fils de Joni, alors âgé d’une trentaine d’années, qui parle et écrit le thaï, a été chargé de retranscrire le contenu des enseignements au fil de leur élaboration. Il avait également pour mission de gérer les subventions, distribuées en trois étapes, durant la mise en forme du projet. Cet argent a été essentiellement employé à acheter du matériel pour organiser des ateliers de travaux manuels artisanaux, enregistrer les données (un magnétophone pour Preu et des carnets et stylos pour les élèves), et rémunérer les chargés de cours karen. La première étape, que j’ai eu l’occasion de suivre, s’est étalée sur quatre mois. Elle a d’abord consisté à constituer un « comité de professeurs villageois » (khannakhammakan khru chao ban) pour planifier et se répartir les enseignements. Le comité a été constitué de vingt anciens du village, dont trois femmes, susceptibles de se relayer deux fois par semaine pour encadrer des groupes de travaux pratiques sur la tradition, le mercredi matin et le vendredi après-midi. Les thématiques privilégiées de ces enseignements, en partie transmis dans la langue vernaculaire des villageois, étaient les suivantes : l’histoire et les mythes transmis en langue poétique sous forme de vers et de chants, tha, la médecine naturelle et rituelle, le tissage, les instruments de musique, la danse du sabre, la vannerie. Tous ces enseignements s’articulaient autour de l’objectif suivant : transmettre aux nouvelles générations la sagesse indigène sur la nature.

Choix des activités

14Plusieurs critères, conformes aux objectifs de la réforme, ont influencé le choix de ces activités tel qu’il a été effectué par les villageois. Tout d’abord, notons que les ateliers de travaux manuels (tissage, cuisine, vannerie, sculptures végétales et décorations florales) ou d’activités corporelles (sports, danse, expression dramatique, musique, méditation, scoutisme), tout comme les connaissances pratiques sur le jardinage et la riziculture, font aussi partie du cursus des enfants thaïs de la plaine. Ces cours, étroitement conjugués à l’apprentissage des valeurs bouddhiques et nationalistes, occupe la moitié, sinon les trois quarts des enseignements au niveau primaire, et trouvent leur prolongement dans les différents aspects de la vie quotidienne, collective et citoyenne (Mulder 1997 : 29).

15En Thaïlande, nombre d’écoliers, surtout en milieu rural, vont rarement au-delà de la sixième et dernière classe de l’école primaire. C’est pourquoi ce type d’enseignement, organisé dans le but pédagogique de développer les aptitudes physiques, artistiques et pratiques des élèves, a essentiellement pour vocation de préparer leur entrée dans la société. Dans le prolongement de cette perspective institutionnelle, l’apprentissage de ce qui est à la fois utile, raffiné et beau participe directement au façonnement de l’idéal-type de la personne morale. Il traduit le devoir de prendre soin de soi-même et de son environnement naturel et social par la pratique et la valorisation des arts, du corps, de la culture et de la religion, dans son entourage et au-delà (Mulder 1997 : 27). L’individu vertueux contribuerait ainsi à la perpétuation d’une esthétique gestuelle et décorative typiquement thaïe. Nombre d’activités élues comme traditionnelles par les villageois (tissage, vannerie, musique, médecine) font écho à ces impératifs culturels, esthétiques et moraux mis en avant dans le système éducatif thaï et largement revalorisés par la réforme. À travers la construction même des enseignements locaux, les villageois sont ainsi amenés à sélectionner des marqueurs « traditionnels », cryptés en fonction d’une grille de lecture institutionnelle (tenue vestimentaire, artisanat, mythes, croyances et rites, etc.) et présentés comme autant de facettes de leur particularisme culturel. Mais dans la mesure où les modes de vie des populations montagnardes ont été pendant longtemps stigmatisés comme « simples » et « primitifs », il s’agit pour eux de réhabiliter des techniques et des savoirs susceptibles de refléter la marque d’un style d’adaptation culturelle propre à l’environnement naturel montagnard et, surtout, de préserver celui-ci.

16Dans la terminologie sgaw karen, la formule ‘a liu ‘a la7, assimilable à la notion de « tradition » (prapheni en thaï), englobe tous les aspects de la vie matérielle et spirituelle transmis par les ancêtres : la langue, la tenue vestimentaire, les mythes, les rites, les systèmes d’exploitation des sols, l’artisanat, les connaissances techniques et prophylactiques (Hayami 1992). En particulier, elle regroupe l’ensemble des pratiques rituelles destinées à nourrir les multiples esprits qui causent les maladies, contribuent à la fertilité des sols ou au maintien de l’ordre social villageois dans sa relation avec le territoire. Or, par le biais de l’école et des activités salariées, les jeunes maîtrisent la langue nationale et ont intégré les codes de sociabilité qui leur permettent d’évoluer aisément en milieu urbain. N’étant pas physiquement différenciables des Thaïs et pouvant s’adapter à leur style de vie et d’habillement, nombre d’entre eux n’osent pas, dans ce contexte, revendiquer ouvertement leur appartenance ethnique, au risque de se sentir infériorisés. L’immersion plus ou moins prolongée des jeunes en ville contribue à modifier significativement leurs attentes et leurs comportements de retour au village. De plus en plus attirés par tous les attributs du style de vie moderne (modes vestimentaires, vélomoteur, télé, musique, argent, etc.), ils ont tendance à délaisser certaines pratiques transmises par les anciens. Ces derniers interprètent alors ces écarts comme une « déformation », une perte de repères qui, à terme, menace la persistance de leurs traditions et de leur mode de vie dans les montagnes. Eux-mêmes tendent d’ailleurs à stigmatiser la ville comme l’incarnation inversée de leur propre système de valeurs morales. Un univers sophistiqué et corrompu, réglé par le seul pouvoir de l’argent et des conduites sexuelles décadentes (sida, prostitution, drogue, délinquance) où ils n’ont plus la possibilité d’exercer un contrôle social sur les jeunes générations. C’est pourquoi, à travers les enseignements locaux, ils entendent rattraper le temps pris par l’école, la télévision ou les activités salariées pour apprendre aux jeunes à être fiers de se présenter comme des Pga k’nyau lorsqu’ils font face à des Thaïs.

17Les ateliers artisanaux ont trait à la confection des principaux instruments qui servent aux usages quotidiens et rituels des membres de la famille. Ils mettent notamment l’accent sur la façon dont les Karen savent habilement tirer parti des matériaux disponibles dans l’environnement immédiat, à savoir le bois et le bambou, pour satisfaire leurs besoins matériels. Dans la vie de tous les jours, la confection de ces objets obéit à une répartition des tâches, plus ou moins stricte, entre les sexes. Les gros œuvres, tels que la construction de la structure des maisons, des greniers à riz, des rizières, des barrages, des enclos animaliers et des barrières sont des activités typiquement masculines. Ce qui n’empêche pas les femmes de les seconder dans ces tâches et de maîtriser les techniques de vannerie, couramment employées par les hommes pour confectionner les ustensiles domestiques : variété de paniers destinés au transport du bois et des volailles, pièges pour attraper les poissons, gourdes, nattes, toitures en feuillage, etc. Les hommes, en tant que médiateurs privilégiés auprès des génies territoriaux, sont également amenés à sculpter les autels éphémères en bambou, à même les rizières et les essarts, destinés à nourrir ces esprits. Ils maîtrisent à ce titre tout un répertoire de formes d’objets rituels spécifiques et de « chants poétiques » (tha) qui scandent les principales étapes du calendrier agricole. Autant de savoir-faire que les aînés s’efforcent de transmettre aux jeunes écoliers dans le cadre des enseignements locaux. Ainsi, le tissage des sacs et des vêtements, activité exclusivement féminine, donne également lieu à des ateliers de confection organisés par les femmes au sein de l’école. De même, à l’initiative de l’IMPECT, les écoliers karen revêtent désormais leur tenue vestimentaire pga k’nyau8 à l’occasion de ces enseignements locaux, tandis qu’à l’accoutumée, ils portent une tenue standard. La promotion de l’artisanat tribal figure d’ailleurs comme une stratégie officielle de développement pour substituer à l’agriculture sur brûlis des activités alternatives inscrites dans la continuité de la « culture » de ces groupes et qui servent avantageusement la mise en scène touristique nationale. Un tableau dans lequel les « tribus montagnardes » du Nord forment un tout composite, une palette d’us et costumes multicolores, qui alimentent l’image de la richesse multiethnique et multiculturelle de la nation thaïlandaise. C’est pourquoi, en décontextualisant l’apprentissage de savoirs pratiques de la maison à l’école, les villageois valident en quelque sorte leurs métamorphoses en folklore ethnique, en partie subordonné à l’expression d’une identité thaïlandaise ultime. Mais si ce processus réflexif de réification d’un certain nombre d’attributs identitaires standards leur permet d’opérer une forme d’alignement normatif vis-à-vis de l’étalon culturel thaïlandais, de façon paradoxale, il contribue aussi à réhabiliter des savoirs populaires pendant longtemps dépréciés dans l’ensemble national. Ce qui est notamment le cas de leurs techniques d’essartage, lesquelles, à l’inverse de l’artisanat tribal, sont plus directement menacées d’extinction.

Sorties en forêt

18Depuis les années 1960, le système éducatif thaïlandais a servi de relais principal au gouvernement pour diffuser l’idée selon laquelle les « montagnards » (chao khao), du fait de la combinaison de leur croissance démographique et de leurs techniques « primitives » d’agriculture sur brûlis, étaient les principaux responsables de la déforestation (voir aussi note 4 à ce sujet). Dans leurs formes traditionnelles, les techniques d’essartage développées par les Karen renvoient à un système de rotation des cultures autorisant un temps de jachère suffisamment long pour permettre au sol de se régénérer (sept à douze ans). Aujourd’hui, les villageois étant sédentarisés et n’ayant plus la possibilité de mettre en friche de nouveaux territoires, ils ont été contraints de réduire les surfaces destinées à l’essartage et d’écourter considérablement le temps de jachère (deux à quatre ans). Leur système traditionnel de rotation, trop hâtivement confondu avec les techniques plus destructrices d’essartage employées par les groupes montagnards de migration plus récente, est donc menacé de disparition par ignorance du caractère écologique qu’il représente. En réaction, les écologistes karen ont récemment créé l’expression thaïe de « cultures tournantes » (rai munwian) pour requalifier cette technique spécifique d’exploitation des sols et démonter les préjugés à teneur scientifique qui condamnent globalement l’agriculture sur brûlis et légitiment une législation qui les met en infraction. Ce néologisme vise ainsi à contrer l’expression péjorative de « cultures itinérantes » (rai lueanloi), généralement employée par les fonctionnaires du gouvernement pour signifier le caractère nomade et anarchique des pratiques sur brûlis usitées par les groupes montagnards (Pinkeaw 2001). Les Karen expliquent alors que ce savoir indigène se fonde au contraire sur une longue expérience de l’écosystème montagnard et sur une connaissance maîtrisée de son cycle de régénération. De ce fait, l’accent mis par les Thaïs eux-mêmes sur le concept d’« environnement local » a offert aux Karen une marge inédite d’action pour justifier la revitalisation de ce mode culturel d’interaction avec la nature et des systèmes cosmologiques et rituels qui s’y rattachent.

19Lors d’une sortie en forêt, j’ai ainsi eu l’occasion d’accompagner une classe d’élèves avec Preu et un ancien du village pour assister à un rituel appelé « offrir au feu » (liu me, en sgaw). Ce rite consiste à sacrifier un coq à l’esprit du feu dont le cultivateur s’est servi pour brûler l’essart. Il doit en principe avoir lieu après les semis, lorsque le riz, directement planté dans le sol, est sorti de terre et a atteint une hauteur d’environ vingt centimètres. Le but du sacrifice, selon les propos enseignés par son officiant, est d’apaiser la puissance et la chaleur du feu pour rafraîchir l’essart et accroître sa fertilité. Le rite, bien qu’effectué pour son efficacité propre, était dans ce contexte aussi accompli dans des buts pédagogiques : illustrer une sagesse indigène qui enseigne aux hommes comment respecter les forces supérieures de la nature et se les concilier, représenter ce rite comme un emblème culturel de conceptions cosmologiques authentiquement pga k’nyau, défendre un mode culturel d’exploitation des sols menacés d’extinction consécutivement à l’interdiction du gouvernement de pratiquer l’essartage. Bien que la plupart des villageois n’adoptent plus l’essartage que comme complément à la riziculture ou à l’agriculture commerciale, ils relient désormais la perpétuation de cette technique d’exploitation des sols à toute une éthique indigène de préservation de la forêt.

20En ce qui concerne cette fois les procédures de transmission relatives à cette session d’enseignement local, j’ai été pour ma part interpellée par le fait même de voir le vieil homme accomplir cérémonieusement une gestuelle ancestrale tout en expliquant aux enfants ce qu’il était en train de faire. Preu lui posait des questions et enregistrait ses réponses en langue vernaculaire pour pouvoir les retranscrire ensuite en thaï et les transmettre au comité d’experts chargé d’évaluer le contenu des enseignements. Pendant ce temps, les enfants regardaient et écoutaient l’officiant tout en prenant des notes sur un carnet, pour y réfléchir après en classe avec leurs professeurs. Et moi-même, j’accomplissais ce même travail minutieux d’ethnographie : observation, recueil des données et des interprétations. Lorsque, en dehors de ces classes, j’observais des rituels, j’avais plus rarement accès à de tels flots directs d’explications. Les gens, dans l’action, ne la décomposaient pas à chaque étape et ce n’est qu’à rebours que j’obtenais progressivement les informations. De plus, ils n’étaient pas tous en mesure d’expliquer le sens de leurs gestes, de leurs prières ou de leurs traditions, mais les justifiaient comme un acquis des ancêtres que l’on reproduit sans poser de questions. Dans ce contexte bien précis de mise en forme des enseignements locaux, la relation qui articule habituellement la transmission des savoirs entre aînés et cadets prenait ici une nouvelle dimension. Elle s’associait à une démarche d’observation participante in situ, doublée par la production d’un discours anthropologique distancié portant sur le sens de ces pratiques que les jeunes, plus familiarisés avec la riziculture, tendent à ne plus perpétuer.

21L’informateur (l’aîné) et les observateurs (les élèves, Preu et moi-même) avions chacun une place bien définie. Le premier consacrait du temps à décomposer des gestes tout en expliquant leur signification au fur et à mesure de leur déroulement. Les seconds, par un travail d’enregistrement et de prise de notes, étaient placés en position de décrire et d’écrire un savoir mis en pratique par un aîné. Pour les élèves, il s’agissait moins de répéter ou d’imiter, que de comprendre et de préserver un patrimoine culturel ainsi objectivé. Force était donc de constater que les anthropologues et les autres experts de l’éducation et du développement passés devant moi, par alternance de questions et d’observations, avaient opéré un transfert de techniques autorisant les « observés » à adopter une démarche didactique destinée à formaliser un discours sur un corpus de connaissances transmis oralement.

22De ce point de vue, il n’est pas tellement pertinent de remettre en cause le sens même que ces professeurs villageois peuvent attribuer à certains de ces gestes ni de se contenter de reproduire leur discours tel quel. Le plus intéressant est plutôt de rendre compte du processus réflexif par lequel les villageois sont désormais amenés à offrir une vision synthétique des modèles vernaculaires, plus ou moins conscients, qui guident leurs pratiques quotidiennes et rituelles. Dans les circonstances particulières que représentent les cours d’enseignements locaux, ils objectivent des procédures habituellement acquises par familiarisation progressive et construisent un ensemble de significations culturelles partagées susceptibles de réfléchir l’image de « gardiens de la forêt » à laquelle ils s’identifient désormais. L’IMPECT et les villageois engagés dans ce processus ont alors su prendre appui sur la notion d’« environnement local » pour ériger leur technique traditionnelle d’essartage en noyau dur de l’identité culturelle pga k’nyau. Ce faisant, ils ont été amenés à la donner à voir et à comprendre comme une sorte de « fait social total » dont dériveraient tous les autres aspects de la sagesse indigène des Pga k’nyau : calendrier rituel, cosmologie animiste, mode de subsistance, usages et mises en valeur de la biodiversité, poésie. Tout comme les représentants associatifs revendiquent le pouvoir de se nommer eux-mêmes en tant que k’nyau, plutôt que d’être nommés par les autres par une série d’appellations extérieures – « Karen », « Kariang », « Chao Khao », etc. –, les villageois se positionnent dorénavant moins comme objets muets d’observation à la place de qui on parle, qu’en tant que sujets discursifs apportant leur version de ce qu’ils sont. En justifiant leurs pratiques par des discours, les villageois s’efforcent de prendre la parole et de se situer dans l’ordre savant, religieux et politique des discours de légitimation. Le contexte des enseignements locaux leur offre alors la possibilité de se mettre en scène pour soi devant les Autres, comme un collectif de personnes morales, façonnées par des schèmes culturels et historiques particuliers, assortis d’un code de conduite humble et respectueux vis-à-vis des êtres non humains qui peuplent la forêt. À travers ce processus, ils tentent ainsi de préserver leur propre collectif et de réaffirmer une position de subjectivité, répondant malgré tout aux préoccupations mondiales relatives à la définition d’une nouvelle éthique environnementale.

« Développement durable », « connaissance locale » et « éco-tradition »

23En Thaïlande, le réemploi du terme « développement durable », promu par les grands organismes internationaux, a servi d’argument principal aux ONG activistes pour s’opposer aux politiques de développement économique orchestrées par l’État depuis les années 1960. Du point de vue de ces organisations, l’expansion d’une agriculture orientée vers l’exportation, associée à l’usage intensif d’engrais chimiques et de pesticides, et la construction de routes et de barrages, n’ont fait qu’accélérer la déforestation et précariser la condition des paysans. Les modes de vie hétérogènes des sociétés montagnardes, jugés proches de la nature, leur ont alors fourni un ensemble de savoirs cognitifs aptes à promouvoir des technologies de « développement durable » et à participer du renouvellement du monde vivant dans sa diversité culturelle et biologique. Tout en défendant les revendications territoriales des montagnards, les ONG entendent ainsi reformuler un schéma de société fondé sur la démocratie participative et le pluralisme culturel. C’est pourquoi, dans leurs tentatives de réhabilitation des savoirs indigènes, elles apportent toutes sortes d’outils et de stratégies pour permettre à ces groupes montagnards de résister à la législation gouvernementale qui les concerne.

24Dans ce contexte, la notion de « connaissance locale » érigée en concept sert d’argument politique aux activistes thaïs pour construire un discours intellectuel et militant axé sur la survie des cultures dominées et la participation des acteurs de la société civile concernant les politiques de développement. Cette idée de « connaissance locale » découle des multiples travaux de l’anthropologie (Evans-Pritchard 1963, Lévi-Strauss 1969, Geertz 1983) et des ethnosciences (Castetter 1944, Conklin 1957, Bulmer 1985) occidentales pour interpréter et traduire les expériences, les logiques et les systèmes de classification vernaculaire qui distinguent les traditions orales des savoirs produits par les élites scientifiques ou lettrées. Cette notion est aujourd’hui particulièrement prisée dans les milieux académiques thaïlandais et anglo-saxons qui conseillent les ONG. Elle renvoie en fait à une mise en application de la recherche anthropologique qui entend proposer des solutions alternatives de développement sur la base des différents corpus de conceptions cognitives sur la nature élaborés par les cultures indigènes réparties dans des zones écologiques sensibles de la planète. Les ONG thaïlandaises qui s’efforcent de réhabiliter les systèmes de connaissance indigènes ou locaux les érigent alors en autant de modèles de coexistence harmonieuse entre la « nature » (thammachat) et la « culture » (watthanatham), lesquels prolongent à leurs yeux des conceptions anciennes du rapport des sociétés asiatiques à leur environnement. Autant de motifs qui s’insèrent en fait dans une plus vaste entreprise de réévaluation des technosciences importées d’Occident et accusées de légitimer le monopole d’État sur l’usage et la préservation du patrimoine forestier du pays.

25Ce monopole est incarné au niveau national par le Département royal des forêts créé au début du xxe siècle sur le modèle colonial britannique. Cette institution gouvernementale agit à la fois : comme une instance légitime de savoir, usant de techniques et de concepts scientifiques pour répertorier les ressources ; comme une instance de législation, définissant les lois concernant l’usage et la protection de ces ressources ; et comme une police, contrôlant l’application de cette législation. La nature est de ce point de vue envisagée comme une entité extérieure aux hommes, régulée par ses propres lois. Elle s’oppose par là même à la notion de culture, qui regroupe un ensemble de traits distinctifs, de connaissances et de savoir-faire proprement humains. Dans le prolongement de cette épistémologie, la préservation de la nature dépend d’une intervention humaine, scientifiquement formée à l’étude de ses mécanismes de reproduction. Ce primat de la science sur la culture se concrétise à travers l’instauration de règles bioéconomiques destinées à faire fructifier le capital forestier national et à travers l’aménagement de réserves naturelles détachées de l’histoire des sociétés humaines. Dans ces conditions, les fonctionnaires du Département des forêts ont plutôt tendance à disqualifier les « savoirs indigènes » en matière de protection de l’environnement et à juger que les sciences sociales ne sont pas en mesure d’apporter de solutions rationnelles à ce problème.

26Les échanges de savoirs entre les populations locales et les ONG influencent dès lors très largement le processus de reproduction des systèmes de connaissances dits « traditionnels » tout comme ils favorisent l’émergence d’une élite d’informateurs locaux, identifiés comme des « sages indigènes » (prat chao ban). Ces derniers, considérés comme des spécialistes de la culture traditionnelle et populaire, sont en général capables de la traduire dans un langage adapté aux attentes et aux projections de ce public extérieur. Les « sages indigènes » vont alors rechercher dans leurs traditions des éléments pertinents pour nuancer le discours dominant sur la conservation de la « nature » (thammachat) et apporter une réponse culturelle originale au mot d’ordre international de « développement durable ». Tout un discours sur l’éco-tradition s’est ainsi construit au cours de ces dernières années afin d’opérer une sorte d’hybridation entre divers registres de savoirs mobilisés pour prévenir la destruction de la forêt. Cela va des techniques et des concepts scientifiques de classification des ressources employés par le Département royal des forêts à l’échelle nationale, en passant par la philosophie bouddhique de l’interdépendance et du respect de toutes les formes de vie, pour aboutir aux tabous qui régissent la coexistence entre êtres humains et non humains rassemblés dans un microcosme territorial.

27Dans la mesure où la question du « développement durable » soulève directement le problème de la transmission d’un héritage naturel et culturel aux générations futures, les cours d’enseignements locaux ne s’adressent pas qu’aux écoliers karen, mais également à toute la jeunesse thaïlandaise. Comme j’ai eu l’occasion de le constater lors de mon séjour à Ban Nong Tao, le village sert aussi de relais d’accueil à des groupes d’étudiants de l’Université de Chiang Mai et à leurs professeurs, lorsqu’ils effectuent des excursions de plusieurs jours dans diverses régions du pays (mer, montagne, sources d’eau chaude, etc.) afin de découvrir la diversité des modes d’interaction régionaux avec la nature. De ce fait, les sessions d’enseignements locaux sont devenues l’occasion de présenter à un large public de visiteurs thaïs ou étrangers (mécènes, étudiants, chercheurs, activistes, touristes, etc.) la façon dont les villageois de Ban Nong Tao ont redéfini, avec l’aide des ONG, l’aménagement de leur espace territorial selon un modèle préfigurant un projet de loi sur les « forêts communautaires » (pa chumchom9).

28Joni, en tant que promoteur renommé du discours sur l’éco-tradition, est en général élu comme guide privilégié pour orchestrer la démonstration. Tout son travail de médiation consiste alors à opérer des va-et-vient entre des catégories thaïes et vernaculaires de classification des ressources tout en effectuant des parallèles constants entre différents registres de discours savants, religieux ou poétiques sur la nature.

Différentes conceptions de l’espace et du territoire

29Pour illustrer cette nouvelle configuration du territoire, Joni, lorsqu’il donne une conférence en plein air en présence d’un public thaïlandais et/ou étranger, déploie et commente une carte locale, élaborée avec minutie par les villageois, initiés depuis peu aux techniques de cartographie par l’intermédiaire des ONG. Sur la base d’une carte militaire traduisant les reliefs régionaux, il superpose un calque où l’on distingue trois zones de forêts principales, transposées avec précision sur la carte topographique du territoire villageois et différenciées par des couleurs. À la périphérie directe de l’habitat se situent les cultures permanentes : les rizières, les jardins, les essarts, regroupés sous l’appellation de « forêt vivrière » (pa tham kin). Autour de cet espace d’exploitation agricole se trouve la « forêt réservée aux usages domestiques » (pa chaisoi) qui est propriété collective. Enfin, à la limite du territoire, en amont du village, au niveau des sources qui alimentent les rizières et jardins, se situe la « forêt protégée » (pa anurak). Cette forêt constitue un espace quasi intouchable, que les villageois s’engagent à préserver. Des « coupe-feu » (noewkanfai10) sont pratiqués autour de cette forêt afin de la protéger des incendies et de dessiner une frontière entre chaque collectivité territoriale. Cette pratique des noewkanfai illustre parfaitement la façon dont les Karen ont su adapter un savoir traditionnel en un moyen de prévention efficace pour empêcher, à l’échelle régionale, la propagation des feux de forêt.

30Joni, à l’appui de cette carte locale, décrit ensuite le modèle pga k’nyau de « forêt communautaire » tout en en soulignant la continuité entre les catégories indigènes du territoire et leur nouveau découpage. Selon la terminologie indigène, les modalités de classification traditionnelle des ressources du territoire villageois se fondent sur deux catégories principales : du la, qui désigne les surfaces potentiellement cultivables pour l’essartage, et du ta, qui regroupe des lieux considérés comme inexploitables, car frappés d’interdits (Prasert 1997 : 205-218). Les espaces collectivement délimités chaque année pour l’essartage, en principe regroupés sur un large espace commun, n’étaient pas fixes, mais variaient en fonction du système de rotation des sols évoqué plus haut, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Les espaces potentiellement exploitables du la correspondent aujourd’hui à la « forêt pour faire à manger », tandis que l’expression du ta renvoie à la notion de « forêt protégée ». Cette dernière catégorie est également traduite par l’expression thaïe pa khwam chuea, qui signifie littéralement « la forêt des croyances » et renvoie au domaine sacré des entités gardiennes qui gouvernent l’usage des sols.

31Les Karen n’ayant pas de terme générique pour désigner la notion de « nature », ils réemploient alors des concepts religieux thaïs pour traduire leur perception métaphysique du territoire et signifier leur interrelation étroite aux entités spirituelles qui le gouvernent. Ils expliquent ainsi l’éthique environnementale pga k’ nyau en invoquant le concept bouddhique de thammachat, dont nous avons vu plus haut qu’il faisait partie du vocabulaire couramment utilisé dans les ONG. Précisons que ce terme est aussi plus largement employé dans le contexte thaï pour parler de la nature. Dans son acception bouddhique ancienne, il renvoie à un ordre sacré et immuable, le dharma, où tous les êtres sont interdépendants : les hommes, les animaux, les végétaux, les entités spirituelles qui peuplent et régissent le cosmos. Les cultes rendus aux divinités du sol se retrouvent ainsi subjugués par les conceptions religieuses liées à la royauté bouddhique. Ces cultes constituent pourtant le fonds culturel commun à l’ensemble des populations du Sud-Est asiatique. En Thaïlande, ils reposent sur une perception du territoire centrée autour des sacrifices propitiatoires, lesquels sont dédiés à la catégorie des « esprits » (phi) qui gouvernent l’usage du sol et commandent aux forces de la nature (Condominas 1980, Formoso 1996).

32Selon la cosmologie karen, les sources d’eau localisées en altitude sont considérées comme la demeure de ces esprits gardiens du territoire, kau k’cha. Le Seigneur de la Terre et de l’Eau, Thi K’ca Kau K’ca, est ainsi comparé au phi ban, l’esprit tutélaire du terroir villageois en milieu rural thaï. Ce seigneur préside la hiérarchie des entités spirituelles qui habitent les sources d’eau situées en amont des rivières. Ces sources, qui fertilisent les sols où les villageois puisent leur subsistance, sont traditionnellement entourées de tabous et répertoriées comme des espaces sacrés inexploitables, du ta. Quiconque brise ce tabou, risque d’attirer la colère du Seigneur de la Terre et de l’Eau qui sanctionnera la collectivité par toutes sortes de fléaux : épidémies, sécheresse, conflits entre les villageois. Il existe ainsi tout un éventail de tabous illustratifs de l’éco-tradition et réinterprétés comme autant de principes pour protéger la forêt. Cette conception du territoire fait ainsi prévaloir l’antériorité des croyances indigènes sur les techniques « scientifiques » employées par le Département royal des forêts pour répertorier les sources d’eau sensibles. Selon la stratégie employée par le DRF, l’ensemble du territoire national est quadrillé selon trois principales catégories de classification des ressources naturelles, élaborées et cartographiées sur la base de critères scientifiques tels que le type de sol, de végétation, la présence de sources d’eau. Ce découpage se décline comme suit : zone agricole (Zone A), zone économique (Zone E) et zone de conservation (Zone C). Cette dernière regroupe les sources d’eau les plus sensibles, classées 1A ou 1B, et exclut, en principe, toute interférence humaine au sein de ces espaces. Le modèle typique de communauté forestière adopté par les villageois de Ban Nong Tao reprend cette modalité de classification zonale, à la nuance près qu’elle se trouve appliquée à l’échelle du territoire communautaire et traduite au travers de catégories thaïes. Ces catégories posent un ensemble de nouvelles règles adaptées aux évolutions récentes des modalités d’exploitation des sols et aux impératifs modernes de préservation des espaces forestiers. Un tel type de discours souligne un contraste intéressant entre les configurations présentes et passées du territoire. Les catégories thaïes répondent aux modalités de classification zonales employées par le Département des forêts à l’échelle du territoire national. Les catégories indigènes diffèrent de ce modèle fixe et rigide et reflètent davantage un rapport fluctuant au territoire, alors lié au mouvement des communautés itinérantes. Le jeu entre les catégories, outre sa dimension pédagogique dans le contexte scolaire, académique et éco-touristique, a ainsi surtout pour vocation d’établir une continuité entre des modèles endogènes et exogènes de configuration du territoire. Ce processus permet alors de synthétiser ces catégories à travers un modèle de « forêt communautaire » qui allie une approche scientifique de la gestion des ressources à une approche socio-culturelle. Celle-ci met en exergue l’interrelation étroite entre les êtres humains et non humains coexistant dans un même environnement. De ce fait, les acteurs locaux peuvent établir entre eux un consensus communautaire sur les nouvelles modalités de rapport au territoire. Surtout, ils peuvent favoriser la transition entre deux modes d’inscription au territoire : depuis un ancrage mouvant aux sols, lié à des pratiques agricoles discontinues supposant l’alternance entre un temps de culture et un temps de jachère, à une inscription permanente sur les sols, liée à l’adoption de la riziculture sédentaire.

33Dans le cours de son exposé, Joni évoque également la façon dont les « croyances relatives aux esprits » (khwam chuea phi) ont été partiellement érodées, suite à l’abandon progressif de l’essartage itinérant au profit de la riziculture sédentaire et de l’introduction des valeurs de l’économie de marché. Les Karen se sont alors accommodés de rites religieux alternatifs pour délaisser des pratiques perçues comme de plus en plus décalées par rapport aux choix socio-économiques nouvellement proposés, sinon imposés. La médiation des missionnaires bouddhistes et chrétiens, premiers instigateurs du développement a, dans ce contexte, permis aux villageois d’outrepasser les tabous ancestraux qui leur interdisaient l’exploitation de certains sites. Ils demandèrent alors aux missionnaires de purifier certaines surfaces de terres, considérées comme la demeure d’entités spirituelles errantes (ta miu xa), ou d’esprits gardiens du lieu (k’ca), afin de se les approprier à titre permanent et privé. Parallèlement à ce processus de sédentarisation et d’extension des surfaces cultivables, les esprits ont été repoussés dans la forêt (pga), située dans une marge de plus en plus lointaine par rapport à l’espace social villageois (zi).

34Les moines bouddhistes, qui se sont récemment impliqués de façon active dans le débat national sur l’écologie, s’appuient désormais sur les croyances populaires relatives aux esprits de la forêt pour promouvoir une vision holistique de la nature très voisine de la leur. Aux côtés des ONG environnementalistes, ils valorisent ainsi toutes les formes de symbiose spirituelle entre les hommes et les forces de la nature qui se conjuguent dans une cosmologie locale. Depuis peu, des moines ont mis en place un dispositif de rituels qui permet de canaliser les esprits de la forêt au service d’une œuvre sociale de protection de l’environnement. Il s’agit de spectaculaires « rituels d’ordination d’arbres », appelés buat pa, consistant à sanctifier des espaces de « forêt protégée », à l’initiative des communautés paysannes, de toute origine ethnique ou culturelle. En 1996, après avoir assisté à un rite d’ordination d’arbres organisé dans la province de Phayao, Joni décida d’introduire, avec le soutien des moines bouddhistes, le rite dans son village. Cette même année, l’espace de forêt protégée, considéré comme la demeure des esprits territoriaux, fut sanctifié au travers de ces spectaculaires cérémonies d’ordination d’arbres qui réconcilient dans une même trame rituelle les différentes sensibilités religieuses auxquelles les Karen se rattachent : le bouddhisme, le christianisme et les esprits de la cosmologie karen. La cérémonie fut alors dédiée au roi, en l’honneur du 50e anniversaire de son avènement sur le trône.

35Dans le cadre des démonstrations de cours d’enseignements locaux destinés aux visiteurs étrangers, la visite de ce sanctuaire de forêt protégée est un passage obligé. Cet espace, où sont localisées les sources d’eau plus étroitement surveillées par les fonctionnaires du Département royal des forêts, a été officiellement soustrait aux périmètres villageois exploitables. Bien que l’exploitation de ces zones forestières ait été gelée par l’État, les villageois réaffirment aussi cette interdiction pour eux-mêmes en vertu du principe de « forêt communautaire » et des tabous qui associent les sources d’eau à la demeure des esprits gardiens du terroir. En réactivant ces tabous, ils réaffirment les principes coutumiers qui limitent l’accès à ces ressources territoriales dans un contexte de pénurie de terres disponibles et de contrôle accru de leurs modalités d’usage ou de non usage par des agents extérieurs. Le terme de la démonstration de Joni aboutit ainsi à la nécessité de réactiver les croyances relatives aux esprits territoriaux afin que les villageois puissent renégocier un ensemble de nouvelles règles destinées à limiter l’accès aux ressources sensibles du territoire et à assurer la transmission d’un patrimoine naturel et culturel aux générations futures.

Conclusion

36Profitant d’une nouvelle marge d’action qui les autorise à introduire un enseignement local dans la trame du cursus primaire national, un certain nombre de villageois karen, élevés au statut d’enseignants, sont désormais engagés dans un processus de formalisation de leurs savoirs en même temps qu’ils tentent de les transmettre aux jeunes générations. Ils inscrivent leur action dans le cadre d’une politique éducative promue à l’échelle de toute la nation et qui consiste à révéler l’imbrication étroite qui unit environnement naturel et culture locale. On assiste à une véritable transposition des formes de transmission des savoirs traditionnels (artisanat, poésie, techniques de subsistance, etc.) depuis le cadre diffus des échanges socio-culturels au cadre institutionnel de l’école. C’est ainsi, par exemple, que la classe des écoliers est conduite en forêt afin d’observer et d’expérimenter des savoirs mis en acte et explicités par les aînés.

37À travers un examen plus détaillé de ces processus, on constate qu’ils renvoient à deux types contrastés de patrimonialisation qui s’alimentent mutuellement. Le premier, stimulé par l’industrie du tourisme, s’apparente à une forme normative de patrimonialisation étatique qui opère une certaine muséification du territoire national ; celui-ci se trouve divisé en paysages – mer, plaine, montagne – auxquels correspond une diversité de folklores régionaux, réifiés à travers un ensemble de traits culturels standards : costumes traditionnels, spécialités culinaires, rituels, etc. L’apprentissage des techniques de tissage, associé au port de la tenue vestimentaire traditionnelle karen au sein de l’école, traduit une forme de présentation de soi qui hiérarchise les appartenances ethniques et régionales intégrées dans le maillage administratif national. Dans ce contexte, la valorisation de l’artisanat du tissage fait écho à la valorisation esthétique des paysages nationaux, où les acteurs sociaux locaux font davantage office de figurants dans un décor. Le second type de patrimonialisation privilégie davantage les pratiques et les systèmes de valeurs du collectif karen en regard de leurs modes traditionnels d’interaction avec l’environnement immédiat : la forêt. Il opère dans le cadre d’un vaste mouvement social de contestation des politiques gouvernementales de conservation de la nature en Thaïlande. Ces politiques puisent leur légitimité sur la base d’un savoir scientifique qui fonde le principe de séparation homme-nature. Cette entreprise de patrimonialisation s’associe dès lors moins à un processus de muséification qu’à la réinvention d’une position de subjectivité qui définit le collectif karen par l’attachement de ses membres aux multiples composantes non humaines de leur milieu : plantes, animaux, esprits territoriaux. Dans ce contexte, les villageois mettent en avant des savoirs indigènes qui traduisent une interrelation étroite et singulière avec l’univers forestier. Un monde peuplé d’altérités visibles et invisibles avec qui il faut sans cesse négocier, un paysage qu’ils façonnent et protègent autant qu’ils sont façonnés et protégés par lui. Conscients que pour sauvegarder leur territoire les villageois doivent prouver aux autres qu’ils ne représentent pas une menace pour l’environnement, les cours d’enseignements locaux sont surtout l’occasion de démontrer à un public thaï la façon dont ils ont su ajuster, avec le soutien des ONG, leurs savoirs indigènes aux impératifs modernes du développement durable.

38Ce travail de traduction est notamment effectué par une minorité de médiateurs locaux chargés d’établir des correspondances entre des concepts savants sur l’écologie (environnement, nature, préservation, écosystème, ressources naturelles, zones protégées) et des notions vernaculaires tirées d’un répertoire de chants poétiques (tha) qui décrivent les relations pratiques et métaphysiques au territoire. En suggérant aux écoliers des modes d’interprétation sur le rapport spécifique de leur collectif à l’environnement, ils produisent un discours anthropologique indigène, le mettent en circulation et réorientent le discours anthropologique savant en cours. De cette manière, ils justifient la nécessité de réhabiliter l’essartage et les interdits relatifs aux esprits territoriaux, lesquels gouvernent l’usage des ressources et fondent l’éthique indigène de conservation de la forêt. Cette éthique, reconstruite et validée à travers le regard d’une certaine élite intellectuelle et de spectateurs curieux, permet de légitimer, au sein même de leur société, la transmission de codes moraux et de nouvelles lois relatives à la gestion des ressources naturelles locales. Les cours d’enseignements locaux ont ainsi permis de créer un lien de complémentarité entre les générations autour des diverses procédures d’hybridation de savoirs spirituels, scientifiques et indigènes relatifs à la gestion des ressources forestières. Ce faisant, les villageois relient leur éthique singulière de préservation de la forêt, fondée sur une forme de symbiose entre des hommes et des entités spirituelles qui se conjuguent dans une cosmologie locale, à la définition d’un ordre macroécologique commun. À leur tour, ils s’autorisent à donner des leçons aux autres – Thaïlandais, Occidentaux, etc. – pour leur enseigner comment des êtres humains peuvent coexister avec tous les autres êtres du monde vivant.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Inter-Mountain People Education and Culture in Thailand.

2 Pour un projet comparable d’introduction d’enseignements locaux dans le système scolaire du Burkina Faso, voir Lewandowski (2007).

3 Karnjariya Sukrung, « Right in his own backyard », Bangkok Post, 2 juillet 1997.

4 Le terme « Pga k’nyau » signifie « les hommes » en dialecte sgaw, pratiqué par le principal sous-groupe linguistique karen. Cet ethnonyme est aujourd’hui mis en avant par les Karen de Thaïlande comme substitut à un ensemble d’autres appellations exogènes et souvent connotées péjorativement : « Yang » ou « Kariang » en thaï, « Kayin » en birman, « Karen » en anglais. Ils entendent ainsi faire valoir leur statut de population indigène de la Thaïlande en se dissociant à la fois de la catégorie unique de « chao khao » (les montagnards en thaï), qui les assimilent à des « destructeurs de la nature » et des images de violence véhiculées par les médias concernant la guérilla indépendantiste menée par les Karen de Birmanie.

5 De tels éléments ont d’ailleurs aussi été introduits dans le secondaire en Indonésie en 2003 (voir texte de J.-M. de Grave) et plus récemment en Chine (texte de G. Chicharro).

6 À titre d’exemple, chaque matin les élèves rendent hommage au drapeau et aux trois joyaux de la doctrine bouddhique (le Bouddha, sa doctrine et la communauté monastique) avant de commencer les cours.

7 Je n’ai pas pu élucider le sens littéral de cette formule. « A » est le pronom de la 3e personne, à la fois nominatif et possessif. « ‘A liu ‘a la » serait probablement l’abréviation de la formule « mo liu pa la », les coutumes de nos mères, mo, et de nos pères, po (Hayami 1992 : 27).

8 Les hommes portent une tunique d’où pendent quelques fils, les jeunes filles une simple robe longue blanche et les femmes mariées, une jupe et une tunique décorées de motifs plus complexes et colorés.

9 Cette loi vise à octroyer des droits légaux à des communautés locales pour qu’elles puissent accéder collectivement à un usage domestique de la « terre publique », tout en ayant la charge de sa protection (Sato 2003). Bien que ce soit encore l’objet de négociations entre les porte-parole de la société civile et le gouvernement, un certain nombre de communautés paysannes, organisées en réseau d’entraide intervillageois, ont su profiter du soutien logistique des ONG, pour la mettre en application de facto.

10 Les noewkanfai sont en fait l’adaptation à une plus large échelle de la technique couramment pratiquée par les Karen lors de l’essartage. Il s’agit de déblayer un chemin de terre de ses feuilles autour de l’espace à enflammer afin d’empêcher le feu d’échapper au contrôle du cultivateur. Les paysans thaïs et les autres groupes montagnards qui se sont efforcés de définir des modèles locaux de « forêt communautaire » se sont eux-mêmes réappropriés cette technique et entendent ainsi faire valoir les initiatives collectives entreprises pour lutter en synergie contre la déforestation.

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