Réception pour un cadavre Transmission et extériorité en Chine
p. 79-103
Texte intégral
Car tout corps qui reçoit son mouvement de l’extérieur est inanimé ; mais celui qui le reçoit du dedans, de lui-même, est animé, puisque c’est en cela que consiste la nature de l’âme.
Platon, Phèdre, 245e
1La recherche qui suit prend sa source dans un problème né des récentes décennies. Il parut nécessaire à la population chinoise, volontaire et contrainte tout à la fois, de s’amputer des monuments de l’ordre passé : les tombes, les temples, les palais. Il fallut aussi interdire les choses de l’esprit qui la reliaient à la culture ancienne, comme le culte des ancêtres, les références à Confucius, la coutume d’atrophier les pieds des fillettes, les cerfs-volants ou le théâtre. La liste est longue et, à bien des égards, paranoïaque. Pour résumer les politiques de ces décennies – qui s’étendirent jusqu’au seuil des années 1980 – nous pourrions dire qu’il s’est agi « de ne pas transmettre ».
2Il en va autrement aujourd’hui où la création de l’homme nouveau et les politiques de la table rase sont officiellement mortes. Mais l’abandon après sang et larmes de l’utopie des « grands bonds en avant » n’est pas un simple retour à l’héritage, de « petits bonds en arrière » : la Chine fait maintenant face à un entêtant problème quant à la transmission. Un rapport intense et malaisé vis-à-vis du passé – de ses valeurs et même de sa valeur (n’est-il qu’arriération ?), de la façon dont ce passé détermine, oblige ou différencie – infuse la société et conduit chacun à un questionnement, alors que le mot « tradition » peut tout aussi bien, dans la conversation, référer aux pratiques bureaucratiques des années 1950-1970, érigées à l’époque en négation absolue du passé et maintenant peu à peu délaissées, qu’aux rituels « superstitieux » (selon le qualificatif officiel) qui pourtant accompagnent souvent une identité issue de l’histoire qu’on souhaite réhabiliter. On louera, par exemple, l’harmonie et la beauté d’un ensemble architectural ancien tout en condamnant la cosmologie qui lui donne forme.
3Aussi la transmission est en Chine non seulement un phénomène de l’ordre de la pratique, qui connaîtrait plusieurs modalités, mais également une question publique et problématique, consciente pourrait-on dire. À une interrogation sociologique sur les régimes de transmission des savoirs, sur les diverses façons d’apprendre et d’enseigner, plus ou moins spontanées ou naturelles pour les agents sociaux, nous devons ajouter, lorsque nous parlons de la Chine actuelle, l’analyse d’un phénomène peut-être caractéristique de la modernité, à savoir le sentiment partagé d’une étrangeté vis-à-vis de l’héritage, sentiment qui ne coïncide toutefois pas avec un détachement ; plutôt une recherche tâtonnante qu’habite un malaise certain.
4Cette situation me semble générale. Générale à l’ensemble du pays, et générale en ce que rien ne semble lui échapper. C’est ce contexte global que j’ai rencontré, dans des formes et pour des activités qui lui sont spécifiques, chez la communauté que j’étudie depuis quelques années, où des pratiques de transmission de certains savoirs sont confrontées à un effort d’utilisation volontaire de ces savoirs pour valoriser une identité collective dont on cherche à définir les contours. Je propose par conséquent de comparer, dans l’analyse qui suit, une forme d’art qui connaît deux formes de transmission dans la même communauté et où la transmission possède deux finalités différentes. Du contraste entre ces deux usages des savoirs transmis, j’espère tirer quelque lumière sur la signification de l’acte de transmission et comprendre quelles formes de société correspondent à ces différents usages.
Sauver l’héritage
5En 1984 fut lancé sous l’égide du ministère de la culture un vaste projet de collecte de « savoirs populaires » (民间文学) à l’échelle nationale. Ces savoirs sont de trois types : les chants, les récits (mythes, contes, légendes), les dictons ou proverbes. Aux dires de quelques chercheurs chinois ayant participé à ce projet, l’entreprise a une double légitimité : (1) elle poursuit une longue tradition de collectes de chants paysans au sein desquels se trouverait une sagesse différente, à certains égards plus vraie, de celle des élites lettrées ; et (2) elle manifeste le désir de préserver ce qui disparaît maintenant sous les coups de butoir de la modernisation du pays. À tel point que le projet, qui n’est en fait que le dernier avatar d’entreprises similaires amorcées tout au long du xxe siècle, fut rebaptisé en 2003 « projet de sauvetage de l’héritage de la culture populaire chinoise » (中国民间文化遗产抢救工程).
6Mais alors que les collectes pré-républicaines étaient comprises comme une source de normativité, une révélation de l’état de la société – et tout spécialement de l’état du « mandat » des gouvernants –, l’entreprise actuelle ne cherche point à régler la société chinoise, mais plutôt à constituer un « entrepôt de trésors » (宝库) issu du passé. Le projet contient une charge normative uniquement en ce qu’il témoigne, par la négative, d’une orientation politique : les chants et récits en question furent tout simplement interdits des années 1960 à 1978 (car leur contenu n’était pas révolutionnaire). L’initiative est ainsi une sorte de réhabilitation signant l’arrêt du tout-politique. Suivant le délire propagandiste des années 1960 et 1970, cette signification, politique par son apolitisme même, fut très clairement perçue.
7À la fin des années 1980 et pendant les années 1990, le village de Wujiagou, situé dans l’extrême nord de la province du Hubei, au centre de la Chine, fut intégré au projet de collecte des savoirs populaires en raison de la formidable tradition orale qui le distingue. Une série de savants des universités chinoises visita le village afin d’y recueillir cette tradition orale et d’y observer les caractères généraux de la culture locale. Un recueil de chants et deux recueils de récits furent publiés ; d’autres suivront peut-être. En plus de chercheurs chinois venus de diverses universités à travers le pays, des chercheurs japonais visitèrent également le village, qui reçut par là même l’attention de quelques journaux nationaux. Un chanteur et conteur réputé fut invité à participer à des réunions à Pékin, en compagnie de folkloristes, une aventure exceptionnelle pour les villageois. Finalement, je fus dirigé vers ce village lorsque je témoignai à des amis universitaires chinois mon intention d’entreprendre une recherche ethnographique (pour des raisons toutefois sans rapport avec cette tradition orale), agrandissant encore la renommée de cette communauté.
8Quelques années plus tard, le même processus se répéta pour un village voisin, le village de Tianfan. Les chercheurs séparèrent les deux villages remarqués selon les arts du chant et du récit : le premier fut étudié pour ses contes, mythes et légendes, le second pour son art du chant. En fait, pour ces villages, les deux pratiques sont intimement liées et la séparation est artificielle ; dans les deux cas, nous verrons pourquoi par la suite, l’art du chant prédomine.
9Suite à cette reconnaissance nationale et internationale, le gouvernement de cette région finança la construction d’une « maison des récits » à Wujiagou et une « maison des chants » à Tianfan. Je n’ai pu faire d’enquête ethnographique dans ce second village ; cependant une recherche récente, faite par des chercheurs chinois, sur les modes de transmission des chants en son sein m’a été utile et j’y puiserai à l’occasion. Mais l’objet de cette analyse a son point de départ dans ce qu’il advint de la « maison des récits » à Wujiagou.
10Érigée là où se tenait, avant sa destruction révolutionnaire dans les années 1950, le temple du village, la « maison des récits » (故事堂) est un vaste bâtiment de style ancien qui accueillit pour un bref moment les chanteurs et conteurs du village. Ils s’y rendirent régulièrement pour exercer leur art, car, selon leurs dires, un budget fut alloué à ces réunions par le gouvernement local, leur permettant ainsi de recevoir du thé et des cigarettes lors de ces rencontres (ces modestes biens sont des gages de respect). Mais ces dons cessant bientôt, les chanteurs ne s’y rendent plus et les locaux sont maintenant utilisés pour des réunions du comité du village – et encore : les réunions se déroulent dans une annexe, le corps central du bâtiment étant verrouillé en permanence. L’expérience de la valorisation de la tradition orale par le gouvernement, qui en termes relatifs à la situation financière locale canalisa des moyens importants, est un échec.
11Des volumes ont bien paru – comme évoqué ci-dessus –, et sont peut-être lus par quelques folkloristes (et un ethnographe français), mais la tentative par les autorités de faire vivre l’art du chant et du récit localement n’obtint aucun résultat. Je tâcherai dans ce qui suit de comprendre ces tentatives et pourquoi elles échouèrent ; pour ce faire, je les contrasterai avec ce que signifie la transmission des chants pour les villageois, comment cette transmission s’effectue et quels sont les contextes coutumiers de la pratique du chant. J’opposerai donc un art du chant « traditionnel », toujours actif, et une tentative malheureuse de mettre cet art en valeur par l’État.
Un village et ses statuts
12Le village de Wujiagou, situé aux confins de trois provinces (Hubei, Shaanxi et Henan), est peuplé d’environ mille habitants. Le village, comme les villages voisins, est composé uniquement de paysans ; je n’ai trouvé aucune autre spécialisation professionnelle, à l’exception du maître d’école qui n’est pas autochtone. Le village connaît deux types de statuts : ceux de la parenté, et ceux des maîtres.
13À l’intérieur de la classe des maîtres, on compte le maître d’école, dont je parlerai peu, et trois maîtres rituels. Ces derniers ont pour caractéristique commune de dépasser dans leurs activités le cadre du village. Ce sont celles de responsable de cérémonie (知客ou支客), qui a la charge de régler la part mondaine des rituels funéraires et de mariage, principalement en donnant à chacun la place et les égards qui lui reviennent lors des banquets. Il est un peu abusif de le classer avec les maîtres, car s’il a bien un statut lié à la maîtrise d’une performance rituelle, son savoir n’est pas transmissible. Son statut ne sera pas par conséquent analysé ici. Il y a encore le spécialiste du yin et du yang (阴阳先生 ou 伙计先儿), qui est à la fois devin, chargé des relations au monde yin lors des funérailles ou autres circonstances qui mettent les villageois en contact avec l’au-delà, et géomancien. Il sera question de ces maîtres dans la dernière partie de cette étude. Enfin nous trouvons le « maître de chant » (歌师).
14C’est avant tout des maîtres de chant dont il sera ici question. Mais pour comprendre leur pratique et saisir les modes de transmission de leur art, je dois faire intervenir l’autre catégorie de statut que connaissent ces communautés, celle de la parenté. La vie sociale organisée par la parenté est le véhicule principal de la transmission de l’art du chant qui en suit les linéaments. Mais surtout, elle en est la raison d’être. C’est en cela que cet art du chant peut être qualifié de « traditionnel », au sens sociologique : c’est une pratique qui n’est pas autonome. Désenchâsser le chant de l’organisation de parenté le dénature et le constitue comme objet folklorique, une démarche qui est celle de l’État. Je limiterai cependant la description à l’essentiel en la centrant sur les actes de transmission.
La communauté selon la hiérarchie du temps et de l’espace : parenté restreinte et générale
15En prenant la question très en amont, interrogeons les villageois sur leur histoire. Que savent-ils du passé ? Et surtout, quel est le passé dont la transmission institue leur présent ?
16Tout d’abord, les villageois sont avant toute chose des Chinois : ils ont une bonne connaissance – et une connaissance autochtone, non scolaire – du passé de leur pays avant que « le village ne soit fondé ». Ils font leur ce passé national ; ce qui s’est produit à l’aube du monde chinois leur est arrivé à eux aussi. Nous verrons, dans la dernière partie de ce texte, quels chemins prend cette transmission la plus large. Mais pour leur village et sa région proche, quel est le savoir historique qui leur est propre ?
17Par leurs poèmes, leurs chants, leurs légendes, les paysans présentent en premier lieu un temps où la vie sociale se réduit à une cohabitation avec la montagne. C’est un temps, pas si lointain (400 ans tout au plus), qui se trouve au-delà des appartenances concrètes des hommes, avant que se soient formés les groupes et les institutions qui donnent vie aujourd’hui au village. Ces temps sont sans noms et sans dates. Et pourtant, les villageois se sont formé des images de cette époque : les hommes peuplaient chichement des vallées entourées de montagnes couvertes d’une forêt dense et n’avaient pas de rapports sociaux (chose impossible, puisqu’ils devaient bien se marier). Ces hommes oubliés n’ont rien laissé, rien fondé, si ce n’est leur insertion dans un paysage.
18Cette insertion reste présente, est toujours active comme la distinction la plus générale de la vie des hommes, celle des vallées cultivées par eux et des montagnes forestières et surtout divines, puisque tous les temples s’y trouvent ou y font référence1, ainsi que la plupart des tombes. Dans ce contraste entre les montagnes boisées et saintes et les vallées habitées et cultivées se trouve pour les villageois la plus large façon d’employer un « nous » : « nous », les hommes.
19Wujiagou s’inscrit bien dans un tel paysage : il est composé principalement de cinq hameaux répartis en trois vallées terrassées séparées par des collines vertes et escarpées. Le nom du village, qui signifie « vallée de la parenté Wu », du nom du lignage le premier apparu en ces lieux (le premier d’entre ceux d’aujourd’hui, du moins), il y a plus de quatre siècles, place ainsi une parenté à l’intérieur de ce contraste premier.
20Puis divers récits introduisent peu à peu les éléments de la vie sociale tels qu’on les rencontre aujourd’hui au village : les lignages apparaissent, les temples, l’État, des sectes, des changements dynastiques, des temps de disette et des temps d’abondance, etc.
21Dans un effort dirigé vers la circonscription du phénomène de la transmission, je propose de voir dans ceci une différence entre deux types de mémoire qui correspondent chacun à un état de la communauté. Dans le premier cas, nous avons un état que nous pourrions appeler mythologique, non en ce qu’il fait appel à de l’imaginaire – les villageois ne connaissent pas à proprement parler de mythes distincts de récits historiques, tous les discours sur le passé sont englobés par le terme « récit » (故事) – mais parce qu’il décrit la société selon des catégories permanentes et relativement indifférenciées, tel un droit naturel. Dans le second cas, nous avons un état qu’on peut appeler historique puisqu’il relate des évolutions et des différenciations ; tout ce qui devient, somme toute, un précédent. Le lien entre ces deux états correspond à la différence entre les morts et les ancêtres : il y a les morts en général, et il y a « nos » (et « leurs ») ancêtres. Nous devons tenir compte de ces deux états de la vie sociale, car les maîtres de chants évoluent dans leur rapport, à la frontière des deux.
22Si maintenant nous cherchons à comprendre comment cette société rend compte de son évolution, de la constitution de ses différentes composantes à travers le temps, de son « état historique », nous constatons ceci : la société se différencie dans le temps en prenant appui sur l’espace ; l’histoire se tisse ici en relation systémique avec le territoire. Le fait surprenant est que l’ensemble des deux dimensions, du temps et de l’espace, dans ce qu’elles ont de plus systématique, s’appelle à Wujiagou « parenté ».
23Ces deux aspects du fait social forment un système où chacun d’eux est représenté par une relation spécifique. Cette communauté possède deux registres, que j’ai appelés « parenté restreinte » et « parenté générale », qui contiennent tous deux une dimension temporelle et une dimension spatiale, mais inversement hiérarchisées. C’est-à-dire que ces deux registres mettent en jeu les deux relations de temporalité pure et de localisation pure que sont, pour les villageois, la filiation et le mariage, dans un englobement réciproque.
La parenté restreinte
24Je distingue donc, dans les discours des villageois, deux sortes de passé : celui qui « ne passe pas » et qui témoigne d’une « continuité de permanence » (ce qui ne signifie pas que les choses n’aient pas changé, mais qu’elles sont perçues ainsi) et celui qui témoigne d’apparitions et de mutations, à proprement parler l’histoire. Mais ne peut-on distinguer à nouveau, dans ces mutations, des faits de plus ou moins grande valeur ?
25Le travail comparatif de l’anthropologie montre que différentes sociétés assument différentes sortes d’histoire. Les historiens nous ont habitués à une nécessaire déconstruction du discours historique, où ce dernier se voit conditionné par la situation de l’historien ; mais ne doit-on pas ajouter, en anthropologie, une relativisation supplémentaire ? À sa petite échelle, le village de Wujiagou n’est pas sans connaître sa propre historicité là où nous voyons de la nature : la parenté. Non que la parenté soit une forme déterminée historiquement, ce qu’elle est partout et toujours, mais un lieu où s’inscrit l’histoire. En parlant ainsi de ce qu’une société sélectionne dans son histoire afin de le transmettre – tout n’est pas digne d’être transmis, et cette dignité fait partie d’un ordre culturel –, nous pourrions parler d’« histoire constitutive », sorte de passé dont on use au présent pour organiser la vie sociale2.
26Il doit être possible de distinguer les faits anciens selon qu’ils apparaissent liés ou déliés à ceux qui en ont la mémoire, sans qu’interviennent des considérations causales ou mécaniques. Lorsqu’un villageois m’indique : « Nous avons mangé hier des patates douces au petit-déjeuner. », ou encore que « la récolte de mandarines fut mauvaise il y a deux ans », il m’informe de choses anodines et promises à un oubli rapide. Si le même homme affirme encore un fait marquant tel que « le premier roi des Zhou établit son règne grâce à l’appui du sage Taigong », il témoigne au contraire d’une chose qui, malgré les siècles, n’a pas été oubliée. Dans les deux cas nous avons des événements qui laissent une trace ; ces traces peuvent être reliées entre elles par une discipline, mais elles ne contiennent pas en elles-mêmes ces liens. Ce sont en quelque sorte des « points », facteurs secondaires de l’organisation sociale. À l’opposé, d’autres diachronies doivent être composées de faits qui sont intrinsèquement liés, où les événements sont doués de sens au sein de, et en vertu de, la « chaîne » qu’ils composent ; en un mot, une « continuité de transmission ». Ces chaînes forment ce qu’on pourrait appeler l’histoire constitutive ; je les crois facteurs primaires de l’organisation sociale, car elles demandent l’action3.
27Où trouve-t-on ces chaînes à Wujiagou ? En m’interrogeant sur les différentes émergences du passé que j’ai pu rencontrer dans cette région, j’ai identifié trois lieux principaux où des représentations du passé font surface4.
28Premièrement, les maîtres de chant et beaucoup de villageois ne sont pas avares en faits d’origine, en récits sur les premiers moments d’institutions, comme par exemple ceux de la fondation des temples. Ils expliquent de même la naissance de l’homme, du mariage, des saisons et quantité de phénomènes et pratiques diverses. Mais entre ces fondations et le présent, il y a un vide, une répétition « sans histoire », pas de déroulement, de chronique ou de reconduction. Ils sont soit des compléments à l’état mythologique, soit des « points ». En voici un exemple typique.
29À la fête du Nouvel An, la coutume veut que chaque famille pose des inscriptions sur papier rouge sur le cadre des portes de sa maison. Un récit explique qu’autrefois, à cette période, des fauves descendaient des montagnes et rôdaient dans les villages, aussi devait-on se barricader (coutume toujours observée pour le passage de l’an). Un petit s’échappa mais ne fut pas dévoré, car il était habillé de rouge ; ainsi fut découvert que le rouge protégeait, et depuis on tend de rouge les portes. Sans entrer dans les détails du récit, nous voyons qu’il développe le paysage originel dont j’ai parlé, l’opposition entre les vallées et les montagnes, et y ajoute certains éléments de l’institution familiale. Mais le récit est indiscriminant et intemporel : le récit nous parle de l’institution de la famille et la situe dans un certain contexte, mais de quelle famille s’agit-il ? De « toutes » les familles. L’origine de la coutume est placée dans un passé lointain, mais les relations qu’elle articule sont parfaitement synchroniques et catégorielles.
30En second lieu nous trouvons de célèbres stèles. Pour l’essentiel, on les rencontre dans les temples : lorsque ces derniers sont construits, modifiés ou rénovés, les dates de l’œuvre, les raisons qui poussent à agir et les noms de ceux qui contribuent au travail sont gravés sur une grande stèle de pierre posée soit directement sur le temple, encastrée dans le mur, soit dans une allée attenante, posée sur le sol (ou, pour les plus grandes, sur le dos d’une tortue de pierre, près de la porte). Elles sont de magnifiques matériaux pour l’historien ; elles le sont également pour le commun des hommes, mais pour une raison différente : les descendants des donateurs inscrits sur les stèles en retirent une grande gloire, une ancestralité de mérite. C’est pourquoi les stèles ont comme en-têtes, en gros caractères, des formules comme « pour dix milles générations un renom », ou « laisser un renom pour cent générations5 ». Mais ici encore, les stèles ne font que marquer des moments exceptionnels, fort rares, elles ne forment pas des suites. Ce sont des points glorieux, mais des points. Elles n’exigent pas un travail repris, n’obligent pas à un renouvellement de l’œuvre.
31Enfin, ce qui au village permet de relier le présent et le passé, d’en faire une chaîne continue, c’est incontestablement la filiation agnatique inscrite dans l’institution du lignage. Cette continuité est signalée sur « la grande tablette lignagère », où sont alignés verticalement les noms de tous les défunts du groupe, génération après génération, à partir du fondateur et de son épouse. Elle est présente par les « tombes » également, éparpillées dans les montagnes environnantes, où sur chaque pierre tombale sont gravés les noms des défunts, les dates de mort et les noms de leurs enfants, et qu’on visite une, deux ou trois fois l’an, en partant de la tombe de l’ancêtre fondateur du lignage et en redescendant le temps, par les hommes, jusqu’aux père et mère, dans une suite d’offrandes et de génuflexions. Cette histoire est inscrite encore dans « le nom de chacun » puisque chaque lignage se distingue par une liste de noms, les « noms de génération », qui entrent dans la composition du nom de chacun selon son statut générationnel (je reviendrai plus loin sur cette pratique). La constitution du présent comme un relais du passé est ainsi un moment où les villageois isolent une des composantes de leur parenté, la descendance6.
La filiation comme histoire : la génération
32Détaillons quelque peu. « Filiation agnatique » veut dire « transmission par les hommes d’un statut entre des générations distinguées ». Tous les hommes (la gent masculine) d’un hameau participent de cette transmission, ce qui revient à dire que le hameau forme un groupe de parenté. En règle générale, les hommes naissent, grandissent et meurent au hameau. Il y a donc deux choses à considérer pour saisir la transmission filiative : la génération et ce qu’on peut considérer provisoirement comme l’exclusion des femmes. J’aurai à revenir sur cette définition de la filiation agnatique, car ce que signifie ici le mot « transmission », en quelque sorte l’objet de cet article, sera progressivement éclairci.
33Qu’est-ce que la génération ? C’est l’intégration du temps dans la relation sociale. Non tel un phénomène naturel, une antériorité et une postérité dans l’arrivée au monde, une succession comme hier précède aujourd’hui, mais comme une entité sociale, car à Wujiagou elle institue des rapports qui participent de l’ordre de l’ensemble social.
34En premier lieu, la génération n’est pas l’affaire de la lignée, d’une relation père-enfant, mais l’affaire du lignage. La temporalité est celle du groupe tout entier. Bien entendu, un grand-père, son fils et son petit-fils forment une lignée contenant trois générations, mais ce n’est pas ainsi que les choses sont vécues à Wujiagou : ces trois générations sont situées et définies non les unes par les autres, mais par rapport à toutes celles qu’a contenu, contient et contiendra le lignage, sans tenir compte d’engendrement spécifique.
35Ainsi deux personnes appartenant à des lignées différentes, séparées par plus de cinq, six ou x générations, et sans que ces deux personnes sachent où leurs généalogies se rencontrent – quelle est leur filiation respective et commune –, connaîtront pourtant leur rapport générationnel mutuel. On ne garde pas seulement compte des générations dans son propre rapport d’ascendance (cette personne est mon ascendant à la troisième génération, par exemple), mais aussi pour tous les collatéraux (il appartient à la génération x, et moi à x+1 ; quant à notre aïeul commun, nous ne savons qui il est) ; l’ordre générationnel est absolu, il se détache du calcul des filiations. En fait, c’est là ce qui compte pour les villageois dans les rapports sociaux à l’intérieur de la filiation : quel est notre rapport générationnel ? Suis-je, vis-à-vis de toi, un ascendant ou un descendant ?
36C’est par l’usage des « noms de génération », mentionné plus haut, qu’un tel ordre est possible et pratiqué. Concrètement, toutes les parentés organisées en lignage possèdent une liste de mots, parfois d’une dizaine d’éléments, parfois d’une vingtaine et même plus. Chacun de ces mots représente une génération, à partir du fondateur, et entre dans la composition du prénom de chacun (avec l’ajout d’une particule originale qui distingue chaque personne). À Wujiagou, c’est la liste des noms de génération qui, dans l’usage, identifie les lignages. Ainsi, lorsque je demande quelles sont les règles définissant les interdits de mariage, on répond que c’est l’appartenance à une même liste de noms de génération qui détermine l’interdit (et non les généalogies). On trouve par exemple à Wujiagou deux parentés au même nom de famille, Ge, mais avec deux listes différentes de noms : l’intermariage est possible. Par définition, les liens généalogiques et la liste des noms recouvrent empiriquement le même ensemble ; mais il importe ici de comprendre comment cet ensemble est pensé et vécu, son sens plus que son nombre.
37Cette pratique a une raison fondamentale : l’usage de la liste des noms de génération établit des rapports de parenté de type familial, ce qui justifie l’exogamie qui se confond alors avec la prohibition de l’inceste. Et voici comment : aux rapports entre les noms correspondent des rapports de parentèle, centrés sur chaque personne.
38Prenons une liste de noms qui comprend, aux générations 7, 8 et 9, les noms de « Vertu », « Lumière », et « Accompli ». Les individus s’appelleront « Vertu Eternelle », « Vertu d’Orient », « Vertu Nationale », « Lumière Rouge », « Lumière de Clarté », etc. Tous les hommes qui ont pour nom de génération « Vertu » (génération 7) seront appelés « père » par tout ceux qui ont pour nom de génération « Lumière » (génération 8) et « grand-père » par tous ceux qui ont pour nom de génération « Accompli » (génération 9), et ce quels que soient l’âge des personnes concernées et leur relation généalogique. De même, tous les hommes ayant un nom de génération identique sont « frères » (cadet ou aîné), quelle que soit la distance collatérale.
39Il y a une exception : la distinction entre « enfants à soi » et « neveux » (子女, 侄子 et 侄女) est maintenue, montrant ainsi la présence d’une lignée irréductible à la parentèle. Cette exception est en rapport avec le mariage, dont je parle plus loin.
40Pour les villageois, ces usages sont associés à des comportements, principalement le respect et l’obéissance envers les aînés et les devoirs de protection envers les cadets. En bref, tout ce qui est compris dans le terme « piété filiale » (孝). Cet ordre des générations doit être suivi dans toutes les situations où les dignités sont distinguées (dans tous les rituels, mais aussi dans nombre d’occasions quotidiennes, comme les repas ou les déplacements à l’extérieur).
41Pour synthétiser cet apport générationnel à la relation de filiation, disons que la descendance unifie tout le groupe en le divisant en générations ; celui-ci prend alors la forme d’une parentèle, d’une « grande famille ». Et c’est bien ainsi qu’on appelle le lignage dans cette région, en contraste avec la « petite famille », formée de la lignée directe (大家庭, 小家庭).
42L’usage de la séparation générationnelle dans l’ordre global du groupe amène deux autres conséquences. La première, déjà notée, est la compréhension de l’exogamie comme inceste. Ses règles ne souffrent aucune exception. Une autre conséquence est la multiplication des beaux-frères et des oncles par mariage. En faisant de tous les agnats qui des frères, qui des pères, elle étend considérablement le réseau des relations d’affinité. Parlons donc maintenant des femmes.
Le mariage comme pays : la cour carrée
43À proprement parler, l’ordre générationnel en tant que phénomène collectif ne concerne pas les femmes. Les sœurs sont incluses dans les générations, tout comme leurs frères, et usent d’un vocabulaire tout aussi classificatoire (les parents existent selon des classes, non par des relations généalogiques particularisant chaque personne), mais elles ne participent pas de l’histoire constitutive du groupe. L’emploi de nom de génération pour les sœurs et filles est facultatif, souvent réduit au partage d’un même nom pour les filles d’un même couple, ce qui les désolidarise de leur génération. Cette dernière apparaît de nouveau comme le fait véritablement lignager.
44Pourtant, ce que j’ai hâtivement appelé « l’exclusion des femmes », le deuxième caractère de la filiation chinoise, est doublement actif au sein du lignage : il est actif dans la relation entre le groupe et l’extérieur et il est actif dans sa structuration interne. Dans les deux cas, il apporte au groupe générationnel une relation au territoire.
45La frontière du groupe est donnée par l’exogamie et la patrilocalité, deux règles de mariage. Nous avons vu que l’exogamie est l’interdiction de marier une femme dont le père participe du même ordre générationnel que soi. La patrilocalité est la règle qui veut qu’une femme quitte sa parenté pour vivre chez celle du père de son mari7. Comme pour la génération, il est important de saisir ces deux règles en termes sociaux, ce qu’elles impliquent pour l’ensemble social, et non uniquement du point de vue des jeunes mariés. Pour le hameau, ces règles signifient qu’à chaque génération toutes ses femmes le quittent, et que des nouvelles, venues d’ailleurs, viennent y loger. C’est un renouvellement complet de la moitié féminine du groupe. Autrement dit, le groupe de descendance use du mariage pour affirmer une attache territoriale, une localisation. Si la filiation a charge de donner une histoire au groupe, le mariage lui donne un sol, un lieu, une consistance spatiale, ce que le rituel du mariage montre d’ailleurs avec abondance, entre autres par le rite du port de la fiancée : alors que le fiancé et son groupe viennent chercher en son hameau la promise, le frère aîné de cette dernière doit porter la jeune femme du seuil de sa demeure au palanquin nuptial (花轿) qui la mènera à son nouveau foyer. La fiancée est ainsi portée et ne doit pas toucher le sol lors de ce voyage car, dit-on, elle emporterait avec elle le sol familial et la fortune qui lui est attachée. Et encore : arrivée chez ses beaux-parents, la fiancée doit jeter ses chaussures dans l’enclos des porcs, creusé au sous-sol de la demeure, afin de favoriser la fortune du nouveau ménage.
46Les liens créés par le mariage sont ensuite actifs dans l’ordre intérieur au groupe et lui procure une dimension territoriale supplémentaire. Il n’existe aucune norme positive réglant le choix des conjoints, de sorte que tous les hommes d’une génération, les « frères », établissent des liens de mariage qui sont propres à chacun. L’union maritale est le lieu où l’on trouve une intimité, à la fois sociale et psychologique, qui correspond à l’accession à la majorité. D’ailleurs elle permet – en fait, oblige dans la plupart des cas – l’établissement d’une demeure nouvelle pour le couple.
47Cette localisation se fait selon des règles coutumières. L’aîné d’un groupe de germains doit résider, avec son épouse et ses enfants, dans la demeure de son père ; le cadet résidera dans un pavillon d’angle de cette dernière, qu’on construit pour l’occasion. Le processus se répétant à la génération suivante (ou la troisième, selon la démographie), le nouveau cadet s’établissant dans un bâtiment d’angle supplémentaire, une cour carrée se forme. Cette cour, composée de foyers distingués par les mariages et unis par la filiation, est la forme achevée et la représentation de la parenté localisée, son modèle. C’est ce modèle qui nomme les hameaux : le groupe de descendance Luo, par exemple, réside dans le hameau appelé « cour de la parenté Luo » (罗家院).
48En synthèse, le mariage est globalement un rapport avec l’extérieur (il donne ses limites au groupe, en fait une unité discrète) qui, intériorisé, sépare la parentèle en lignées distinctes, donne une intimité à chacun. C’est pourquoi les « noms de génération » n’annulent pas la distinction entre ses enfants propres et les neveux. Le mariage est donc responsable d’un apparent paradoxe : il fonde l’unité du groupe, et le divise. Cette unité et cette division constituent la dimension territoriale du groupe. J’ai donc eu tort de parler de l’exclusion des femmes comme un des deux traits de la filiation agnatique : la dimension sexuée du groupe de parenté chinois est beaucoup plus significative.
49Ainsi la forme complète de la parenté que j’appelle « restreinte », celle du lignage localisé, peut être comprise comme une temporalité qui englobe une dimension territoriale, une filiation qui englobe le mariage et qui, grâce à lui, acquiert une qualité nouvelle, territoriale, qui le modifie dans sa nature même.
50Mais ceci n’est que la description de la parenté restreinte, celle qui du lignage fait une communauté locale, une « cour carrée ». Les villageois ne limitent nullement leur organisation de parenté à ce cercle (carré), mais l’incluent dans un système plus vaste dont il n’est qu’une partie.
La parenté générale
51Pour les villageois, la parenté est circonscrite par une formule décrivant une organisation tentaculaire : « trois parentés, six partis » (三亲六党). Cette organisation s’étend à l’infini sur le territoire, mais n’a en revanche presque aucune mémoire.
52L’englobement du groupe de descendance, auquel on a souvent réduit l’organisation de parenté des Chinois, est en quelque sorte inscrit dans le mot « parenté » (亲) qui désigne la parenté agnatique, utérine et d’affinité, mais qui a comme sens premier les relations de mariage (et même le baiser). Marcel Granet fit usage de la notion qu’il appelait « relation de proximité », ce qui traduit excellemment le mot8.
53Les « trois parentés » de la formule générale sont trois lignages : celui du père, c’est-à-dire le sien propre (自家, la « parenté de soi »), celui du mari de la tante paternelle (姑家, la « parenté de la sœur du père ») et celui de l’oncle maternel (舅家, la « parenté du frère de la mère »). Compte tenu des règles d’exogamie et de résidence dont j’ai parlé, ces trois lignages représentent trois communautés locales distinctes, trois « parentés restreintes ». Pour un homme, la parenté dans sa forme englobante comporte donc, à la génération du père – celle de la continuité, du lien filiatif – trois groupes agnatiques liés par deux mariages, l’un qui voit partir une sœur et l’autre l’arrivée d’une épouse. Le lien de mariage apparaît ici comme ce qui donne forme à l’organisation globale.
54Ces trois lignages sont appelés lors des cérémonies de mariage et de funérailles. Deux cérémonies qui, ensemble, forment un système désigné par les Chinois comme « les célébrations rouges et blanches » (红白喜事) et qui est l’apex de la vie sociale locale. Mais à ces occasions où leur présence est requise, les trois parentés se présentent soit accompagnées, soit tout simplement remplacées par six délégations de lignage, les « six partis » de la formule générale.
55Ces partis sont formés des deux liens de mariage que contient toute famille à la génération suivant celle des parents : la relation au lignage de la bru et la relation au lignage du gendre. Les « trois parentés » sont donc représentées chacune par deux nouveaux lignages (et deux nouvelles communautés locales). Si un homme du lignage Luo, disons « Luo Lumière Rouge » perd son père, il doit ainsi appeler à lui, pour les funérailles, sa propre parenté Luo, la parenté Feng où s’est mariée sa tante paternelle, et la parenté Fan, celle de son oncle maternel, d’où vient sa mère. Chacune de ces parentés envoie ses deux « partis » : Luo Lumière rouge sollicite le lignage Zhang du mari de sa sœur et le lignage Zhou du frère de son épouse. Idem pour le lignage de sa tante, dont la bru vient des Du et le gendre des Dong, et idem pour le lignage de son oncle, lié aux Chen et aux Chu. Je représente l’ensemble à la figure I, en utilisant ces patronymes.
56Voilà donc réunis pour ces occasions pas moins de sept lignages venant de sept localités différentes : les Zhang, Zhou, Dong, Du, Chen, Chu et Luo. Toute la région est couverte, et les lignages de cette région comptant entre 50 et 400 personnes, les rapports sociaux des villageois se déroulent à l’intérieur de ce vaste cercle. La chose peut facilement passer inaperçue car les appellations de parenté sont remplacées dans la conversation par des formules générales telles « vieux Liu », « petit Li ».
57Ce que nous devons remarquer quant à ces « six partis » est qu’à l’instar de la génération du père où deux liens de mariage donnaient le tout, ici chacun des lignages est représenté par deux relations d’affinité, données par les mariages du fils et de la fille : une femme donnée, une femme reçue. (J’ai rendu ceci visible par la phonétique des patronymes dans la figure 1 où les deux relations d’affinité de chaque lignage partagent la même sonorité d’ouverture : F, D, Zh et Ch.) Dans cette forme générale de la parenté, le lignage est une entité qui n’a de consistance qu’en relation avec les deux formes d’extériorité qu’il se reconnaît, celle du départ et de l’arrivée des femmes.
58La règle essentielle de la parenté générale est donc qu’un lignage (une transmission dans le temps) doit être « représenté » par ses relations extérieures. « Représenté » au sens où il envoie une délégation, mais « représenté » au sens le plus strict aussi car les parents par les femmes (toutes les personnes composant les « partis ») sont appelés « biao » (表), ce qui veut dire à la fois « représenter » et « face externe ». Chacun des lignages reproduit donc toujours la même structure tripartite (soi et une extériorité à deux formes, celle qui prend et celle qui donne).
59Observons le moment où la filiation est réalisée, où, pour les villageois, l’histoire s’institue : lorsque d’un mort on fait un ancêtre, aux funérailles. De nombreux actes doivent être accomplis par les fils du mort, mais la cérémonie ne saurait être accomplie sans les offrandes des parents extérieurs, pour qui en fait la cérémonie est tenue ; et parmi ceux-ci, tout spécialement sans l’offrande d’un porc entier que le gendre du mort, et lui seul, peut donner. Ce gendre et son groupe seront de plus les fossoyeurs du mort, ceux qui inscrivent le défunt dans un sol. Aussi la figure de la continuité transmise, la chaîne, est-elle mise en place lors de son moment constitutif par la relation d’affinité principale ; les hommes ne reçoivent leurs ancêtres qu’en montrant aux morts leurs « faces externes ».
60Cette parenté générale ne se transmet pas. Comment le pourrait-elle, puisque chaque entité s’y diffracte en relations, renouvelées pour chacun selon des mariages qui ne suivent aucune prescription ? Elle n’unit que deux générations, celle du père et celle du fils, puis disparaît dans la forme concrète qu’elle prend pour chaque homme.
61Si maintenant nous tentons de comprendre quelles sont les relations entre la parenté restreinte et la parenté générale, que voyons-nous ? Le rite de mariage connaît son moment crucial lorsque la bru, transportée dans un palanquin, arrive dans sa nouvelle demeure et, son mari à ses côtés, doit faire une génuflexion devant ses beaux-parents, eux-mêmes debout devant l’autel des ancêtres. C’est un rite de subordination de l’affinité à la filiation, du territoire au temps, de la localité à l’histoire. Seule la filiation permet de donner sens aux mariages qu’il enroule autour d’une cour, d’un « puits de Ciel », dit-on aussi (天井). Le rite funéraire connaît un moment inverse, lorsque le fils endeuillé reçoit, agenouillé, l’offrande de son beau-frère ; le lien de mariage permet d’exprimer un rapport au temps en subordonnant la filiation. Du restreint au général, nous avons par conséquent cette inversion : le mariage célèbre un lien d’affinité par son contraire (la filiation), les funérailles célèbrent une filiation par son contraire (l’affinité). Je synthétise cet ensemble dans la figure 2 :
62Dans l’encadré de la parenté restreinte, nous trouvons l’ensemble formé des relations agnatiques, le « soi », tel qu’inclus dans la chaîne des générations, formé en relation avec la parenté par les femmes, l’extérieur (exogamie et patrilocalité). Lorsqu’on considère la parenté générale, la parenté restreinte intègre le mouvement des femmes (sortie des sœurs, entrées des épouses) et devient une parenté localisée (la « cour carrée »), en relation avec un nouvel extérieur, les « faces externes » de chaque lignage, c’est-à-dire la représentation de son lignage et de tout lignage par deux relations de mariage.
63Ce nouvel extérieur devient un nouveau « soi » en relation avec une autre extériorité, celle que donne le personnage principal de cette analyse, le maître de chant.
Les maîtres de chant
64J’ai débuté cette étude par le constat d’un malaise dans la relation de la Chine à son passé, pour observer ensuite qu’au village de Wujiagou le passé décrit deux choses différentes : un compte-rendu de la condition humaine dans un premier cas, formé de continuités de permanence, et un compte-rendu de l’histoire comme évolution dans un second cas, formé de continuités de transmission. Une opposition semblable se retrouve à l’intérieur de l’histoire, qui apparaît ici sous l’espèce de la parenté, puisque la continuité de transmission est formée en relation à un espace sans mémoire. C’est au sein de cette relation que le maître de chant officie. Mais cet office couronne un apprentissage qui débute à la petite enfance.
65La participation à la vie sociale au village de Wujiagou, dans chaque hameau, est profondément modulée par les rapports de génération et d’aînesse. La subordination des cadets aux aînés, des descendants aux ascendants, est une règle constante de la vie de cette communauté, résumée par la vertu de « piété filiale ». Il est par ailleurs remarquable que cette subordination transcende en partie les sexes puisque les sœurs aînées ont à charge leurs cadets et que l’obéissance leur est due tout autant qu’aux frères aînés.
66L’usage de la parole s’inscrit dans cet ordre relationnel. Dès leur plus jeune âge les enfants se taisent en présence de leurs aînés. Ils ne font alors que répondre aux questions, de manière laconique (si turbulents soient-ils entre eux). Ce n’est que progressivement qu’un jeune homme ou une jeune femme fera entendre sa voix. Or cette progression n’est nullement un fait d’ordre uniquement psychologique (confiance, affirmation de soi, etc.), mais suit un tracé institutionnalisé : celui du chant et du conte.
67Toute fête, tout rassemblement, contient l’élément du chant et du conte. Que ce soit lors d’une réunion festive comme au Nouvel An, de la construction d’une maison, d’un pèlerinage en groupe, des travaux aux champs, de funérailles, les villageois connaissent des paroles répertoriées pour décrire l’événement, son origine et sa raison, et sont tout ouïe pour les entendre. Les chants sont souvent accompagnés d’un ensemble de percussions.
68C’est en ces occasions que les jeunes gagnent une liberté dans la communauté, qu’ils se font un nom propre – ce qui peut nous sembler paradoxal, puisque ces actes d’affirmation, qui conduisent à la renommée d’un homme, sont possibles grâce à l’apprentissage puis la récitation de paroles coutumières, d’un répertoire partagé, et nullement une voix « personnelle ».
69Ces occasions ne sont pas équivalentes : certaines sont plus importantes que d’autres. La récitation de chants et de contes qui leur est associée accompagne en fait une gradation de statuts qui culmine avec le statut de « maître de chant » (歌师).
70Tout d’abord, les enfants apprennent de leurs père et mère des comptines et des chants qui leur sont propres – à propos par exemple des animaux qui les entourent. Les récitations sont familiales et surtout hivernales, lorsque les réunions de la famille autour du brasero prolongent la quiétude et l’oisiveté de la saison morte. Typiquement, les jeunes entendent les chants en soirée puis, au lit, se remémorent les paroles. Peu à peu les enfants apprennent les chants et récits connus dans leur hameau. Cet enseignement informel se donne aux filles aussi bien qu’aux garçons, à l’exception des chants grivois, une catégorie spéciale dite « chants carnés » (荤歌). Dans le lot des récits connus en chaque hameau, nous pouvons distinguer un « patrimoine », c’est-à-dire un ensemble de chants et récits transmis par les pères ; comme la localité est celle des pères, il est comme les noms de générations : partagé par tous.
71À l’opposé, les chants et récits connus de la jeune épouse lorsqu’elle vient s’installer chez son mari ont toute chance d’être nouveaux. Par elle et son bagage particulier, l’enfant apprend non seulement les histoires et les chants connus de ses pères, mais aussi le patrimoine oral d’un autre hameau, d’un autre groupe de parenté. Les visites fréquentes des enfants dans leur parenté maternelle – visites inscrites dans le cycle de fêtes annuelles, moments importants de l’élargissement de la vie sociale et donnant lieu à des récitations – vont bonifier ce répertoire original. Ce n’est qu’en apprenant des pièces de ce répertoire qui devient régional par ces contributions variées, dont tous ont des parties mais jamais le tout, que les jeunes brisent leur silence et acquièrent une personnalité dans le groupe. L’attrait pour la musique et pour le savoir que contiennent les chants et récits sont des motivations importantes liées à cet effort − et la longueur de plusieurs morceaux demande une véritable discipline −, mais la place qu’on acquiert grâce au chant est la raison donnée, sur le ton de l’évidence, par plusieurs villageois : ils disent « oser parler » et « obtenir un nom » (敢说, 得名). Le répertoire est comme une monnaie qui permet d’entrer en relation, de donner quelque chose.
72L’étude de la transmission du chant dans le village de Tianfan permet de quantifier les différentes voies de transmission des chants. Trois voies sont distinguées par les villageois : la transmission familiale (家传), la participation aux rituels (剽学), qui est une sorte « d’apprentissage sur le tas », et l’adoption d’un maître (拜师). Ce qui est appelé la « transmission familiale » contient à la fois ce qui est transmis par le père et les siens, et par la mère ou d’autres membres de la famille venus d’ailleurs, telles les belles-sœurs. Cette transmission familiale rend compte de 50 % des transmissions, et en son sein entre 15 % et 20 % ont pour source les relations non agnatiques (mères, belles-sœurs, brus). La participation aux rituels compte pour un peu plus de 30 % de l’apprentissage, et nous devons la comprendre comme un prolongement de la catégorie précédente. Un villageois résumait ainsi cette continuation de l’apprentissage familial par le rituel : « Il suffit que dans un village nous ayons un affin, qu’il s’y passe quelque chose (un mariage ou des funérailles), et nous les cousins du lignage Fan nous partons ensemble nous y amuser (chanter et jouer de la musique), emportant quelques présents9. »
73Cette information d’apparence anodine prend tout son relief si on se remémore la description de la parenté faite plus haut. En premier lieu, ce sont les liens d’affinité qui produisent la participation aux fêtes (« Il suffit que nous ayons un affin »). En second lieu, ces liens sont partagés par tout le lignage (« nous les cousins du lignage ») où la parenté prend une forme classificatoire, étendant ainsi pratiquement à l’infini le réseau de parenté. C’est par cette attention aux catégories locales de la parenté que j’ai pu m’expliquer une donnée de l’étude de Tianfan qui m’avait d’abord intrigué : le lignage Fan n’est pas le seul du village, bien qu’il y soit le plus important. Or ses chanteurs ont proportionnellement plus appris par leur participation aux rituels, et moins par la transmission familiale, que les chanteurs des autres lignages (respectivement 30 % et 50 % de transmission à l’intérieur du lignage). Si nous pensons au lignage comme une corporation, cette donnée est aberrante, puisqu’un grand lignage possède un patrimoine conséquent et a donc plus à transmettre ; si au contraire nous le voyons comme un nœud de relations avec l’extérieur, un partage de relations, un grand lignage est alors avant tout un lieu d’échange plus intense, d’une vie rituelle plus importante – et donc d’une proportion d’« apprentissage » sur le tas plus grande.
74Aussi nous observons une gradation dans la transmission de l’art du chant, allant de l’intérieur vers l’extérieur de la communauté locale, ordonnée par un rapport entre agnats et affins : l’art d’un chanteur se constitue d’abord par la transmission par le père et les siens, au plus proche, puis avec l’apport des parents par affinité les plus immédiats, qui participent souvent de la résidence, celle que j’ai décrite comme « restreinte » (dont les occasions de pratique du chant sont liées au cycle annuel des fêtes), et enfin par la participation aux rites selon l’affinité, hors de la communauté locale et selon la parenté « générale » (dont les occasions de pratique du chant sont liées aux « célébrations rouges et blanches »).
75Enfin vient la quatrième voie de transmission, la plus rare et la plus extérieure au groupe local, celle de l’adoption d’un maître de chant (拜师, se reconnaître formellement sous l’autorité d’un maître), qui correspond à 15 % des transmissions. Cette voie nous intéresse à plus d’un titre, car elle fait apparaître de nouvelles distinctions.
76Bien qu’il se trouve quelques exceptions, les villageois ne reconnaissent pas en général de maître à l’intérieur de leur lignage. La transmission se fait alors de façon informelle, même si c’est un parent lointain qui l’effectue. Ici encore, la parenté à l’intérieur du lignage est vécue comme une parenté classificatoire et la distinction entre le père et ses frères n’est pas pertinente. Cette transmission par les maîtres ne suit pas les lignes de la parenté et ouvre un domaine social différent. Cela se perçoit entre autres lors de la participation aux funérailles qui, comme nous le verrons plus loin, est l’activité majeure des maîtres de chant : alors que pour tout un chacun la participation aux funérailles est naturellement issue d’un rapport de parenté (elle est une participation au deuil) et ne demande par conséquent aucune invitation particulière (il suffit d’apporter les offrandes que requiert l’occasion), les maîtres de chant sont formellement invités par la famille du mort, et ce même si les maîtres sont des parents.
77Ce domaine social différent est celui du lettré. Car l’art du chant est pratiqué par de nombreux paysans, mais tous ne sont pas des maîtres : on distingue les « chanteurs » (歌手) des Maîtres de chant (歌师). Or maître de chant est un titre glorieux qui, pour les villageois, possède la double connotation d’homme juste et d’homme de savoir. Je reparlerai dans la quatrième partie de l’article du sens qu’on doit donner à cette conjonction de la justice et du savoir ; voyons d’abord quel est leur mérite.
Séduire les morts
78Dans les deux villages analysés, celui de Wujiagou et celui de Tianfan, les familles n’eurent jamais la gloire de compter des lettrés proprement dits, ayant réussi aux examens impériaux ; mais le maître de chant est ce qui s’en approche le plus, pour les villageois. C’est ce qu’ils décrivent par l’adage : « le maître de chant est le lettré de la scène » (歌场上的秀才).
79Autrement dit, les maîtres de chant nous font passer d’un domaine social à un autre, des relations de parenté aux rapports qui unissent la population chinoise aux lettrés. Envisager les maîtres de chant à l’intérieur d’une perspective plus générale, où l’ensemble de la tradition lettrée serait considérée, serait certainement utile, mais dépasse de beaucoup le cadre de cet article ; je me bornerai à la description de la relation entre les villageois et les maîtres de chant. Toutefois il est nécessaire d’avoir conscience que les maîtres de chant sont, aux yeux des villageois, une variante locale de la figure du lettré, bien que leur savoir soit purement oral.
80Leur participation aux funérailles qualifie les maîtres de chant ; voyons quel y est leur rôle. Les funérailles durent plusieurs jours, mais l’essentiel s’accomplit lors de la dernière nuit du mort en sa demeure, de la tombée de la nuit à la sortie de la bière au petit matin pour l’enterrement. Les maîtres de chant – car ils sont toujours plusieurs – participent à toutes les grandes étapes de ce processus. Je n’exposerai pas ici l’ensemble de la cérémonie, uniquement ce qui touche les maîtres de chant.
81Leur travail débute avec les « chants d’ouverture » (ou « chants d’ouverture de la route », 起歌头 et 开路歌) où un maître de chant accompagne le chef de deuil, généralement le fils aîné du mort, à la plus proche croisée des chemins, le drapeau de l’âme du mort à la main10. L’âme du mort, qui jusque là vagabonde dans le voisinage, y sera logée lors de cette opération. Du carrefour, ce chef de deuil, à genoux et à reculons, brûlera du papier-monnaie jusqu’au cercueil au centre de la demeure, traçant un chemin de cendres de l’extérieur à l’intérieur. Tout au long de son cheminement, il suit le chant du maître, debout à ses côtés : à chaque strophe du long chant d’ouverture de celui-ci, le premier allume une offrande de papier-monnaie. Ces chants font près de trois cents vers. Ils narrent la séparation du Ciel et de la Terre, la naissance des principes éthiques, ceux de la gouverne du royaume, l’action des grands héros civilisateurs, etc. Le but de cette grandiose narration est d’amener l’esprit du mort, ainsi que tous les esprits des morts des alentours, à venir « assister au spectacle » (看戏) de cette nuit de célébration. C’est, selon le témoignage des maîtres, une invitation.
82La deuxième étape, dite « réception pour le cadavre » (打待尸), dure toute la nuit. Les maîtres de chant et les musiciens se placent entre le cercueil, qui trône au centre de la pièce, et la porte ; les parents se placent tout autour, debout. Cette deuxième étape est composée de moments différents auxquels correspondent des types spécifiques de chant. Elle comprend d’abord un hommage au mort ; puis les maîtres chantent la douleur des parents endeuillés, sorte de célébration de ce qui est dû entre parents, par des chants virtuoses de plusieurs centaines de vers. Puis commencent les deux moments où l’esprit de rivalité entre maîtres de chant se donne libre cours : celui des « propos divers » (扯) où les chanteurs font montre de savoirs de toute sorte (botanique, géographique, mythologique, historique) sans rapport avec les funérailles, puis celui du « champ retourné » (翻田埂) où les chanteurs s’opposent directement dans des chants à répondre, qui sont en fait des concours d’insultes très étonnants – et très attendus du public. La difficulté principale de l’exercice, et son intérêt, tient à ce que les chants « d’attaque » sont souvent inconnus des chanteurs visés, et que ces derniers doivent improviser leur réponse. Ces réponses, comme ces attaques, parfois très crues, doivent êtres du registre poétique ; tout autre registre est inacceptable et met fin à la carrière d’un maître. Voici l’exemple de l’amorce d’un tel échange : un chanteur compare en vers son opposant à un poulet, qu’on saisit et qu’on cuisine ; l’autre répond, en vers toujours, qu’il est certes poulet, mais qu’il grimpe sur le chef de son aïeul et dépose sa fiente sur son crâne. Aux savoirs qu’on dirait « livresques » si ce n’était leur oralité s’ajoute donc une vivacité d’esprit, une capacité de répartie qui – l’exercice étant public – donnent à la participation aux chants de funérailles un caractère d’épreuve. Épreuve plaisante pour le public, mais éprouvante pour les chanteurs. Aussi les apprentis chanteurs hésitent-ils avant de se lancer dans l’exercice. Tout cela donne à la célébration un esprit fort différent de nos propres funérailles ; on y trouve des séquences de pleurs collectifs obligés, mais aussi des moqueries et des rires.
83Enfin, la nuit de chant se termine à l’aube par le « retour au yang » (还阳) lorsque les esprits, emportant avec eux celui du mort, doivent retourner dans leur monde yin (et les vivants dans le monde yang) : c’est la sortie de la bière et l’enterrement. Un maître de chant opère alors l’opération inverse de celle qui a ouvert la nuit de célébration.
84On s’aperçoit donc que l’art du chant lors des funérailles, en plus d’exiger des qualités d’érudition qui font des maîtres de véritables « lettrés sans lettres » et de comporter une exposition publique redoutable et amusante à la fois, compose des rites placés dans le mouvement à la charnière des deux mondes, celui des vivants et celui des morts. C’est là d’ailleurs qu’il rencontre l’officiant taoïste qui œuvre en parallèle avec lui. Alors que le maître de chant ouvre la soirée funéraire en conduisant les esprits de l’extérieur vers l’intérieur de la demeure par un chant, le maître taoïste récite de son côté un texte sacré dans un but similaire. Le drapeau de l’âme qui sert de réceptacle momentané à l’esprit du mort, où sont inscrits des signes ésotériques, est de sa composition. Puis lors de l’entrée du mort au monde yin, ou plus justement lorsque l’assemblée retourne au monde yang, l’officiant récitera un texte fixant le statut du mort dans l’au-delà, lui assignant une place reconnue par les autorités infernales.
85Les entrées et sorties de l’esprit dans les mondes yang et yin sont donc toutes deux accomplies par le maître de chant et l’officiant, l’un par sa musique, l’autre par ses textes canoniques et les sceaux qui leur donne autorité ; l’un par la fête qu’il offre aux esprits, l’autre par les ordres des dieux supérieurs, célestes, dont il est le délégué. Les deux registres de l’oralité et de l’écrit se rencontrent dans les mêmes opérations fondamentales, avec une commune extériorité au monde des vivants, mais aussi une extériorité différente par rapport aux esprits, l’un « avec » eux, l’autre « au-dessus » d’eux. L’un séduit, l’autre commande.
86L’art du chant n’est pas un genre d’activité qui relève de l’esthétique ou du divertissement, bien que ces composantes soient réellement présentes pour les villageois. Il participe, dans son stade supérieur auquel correspond le statut de maître de chant, de la relation des vivants et des morts sur laquelle le champ de la parenté se construit.
87Les maîtres de chant participent du champ social des lettres, extérieur à la parenté, mais interne à la localité. Ils sont locaux car ils sont « du cru », mais ils sont locaux plus fondamentalement encore, car les lieux où sont gérés les rapports entre les vivants et les morts sont dans cette région, comme dans le panthéon impérial, les temples territoriaux, protecteurs d’une circonscription définie par un sol11. Il est significatif que si le résultat de la cérémonie funéraire est d’instituer un ancêtre, c’est-à-dire la partie la plus importante de la relation de filiation lorsque celle-ci instruit la vie d’un groupe, l’âme du défunt est d’abord membre d’une communauté qui exprime un rapport de localité plutôt que de parenté : celle des morts. En assumant une position dans cette relation, le maître de chant agit pour et par la localité. Aussi nous le trouvons chantant « avec » les morts.
88Il trouve dans ce travail un référent extérieur, à son tour, dans sa collaboration avec le maître taoïste, l’officiant qui, au nom des dieux supérieurs et de l’universel, du Ciel opposé à la Terre, ordonne, commande. Nous pourrions ici poursuivre dans cette ligne, et décrire de quel référent extérieur se réclame cet officiant. Mais ce n’est pas nécessaire, nous avons dès maintenant la logique dans laquelle s’inscrit la maîtrise du chant. Toute une série d’oppositions parcourt la transmission et la pratique de l’art du chant, où une extériorité relative vient à chaque fois structurer un interne lui aussi relatif, et que je résume dans la figure 3, où les termes de la figure 2 sont repris.
La modernité comme lien nouveau à l’extérieur
89Ainsi, recueillir les fruits de l’exogamie, participer aux réunions saisonnières avec d’autres familles vivant en d’autres localités, participer aux rituels qui lient à des parents extérieurs dont on représente la filiation, reconnaître un maître à l’extérieur du groupe des parents, et enfin officier aux fêtes funéraires où on séduit les morts pour les mêler aux vivants, forment un ensemble de relations constitutives d’un maître de chant. Ce statut honore une sociabilité réussie qui dépasse la communauté d’origine ; elle en est même le sens, puisqu’il s’agit de présenter aux autres un savoir qui vient de chez soi, et de présenter chez soi un savoir qui vient des autres. C’est pourquoi ce statut comporte une dimension éthique ; en effet, les maîtres de chant n’ont pas qu’un savoir, ils « considèrent le souffle juste » (讲义气), mot typique de l’orientation de la pensée de ce peuple : le mot yi (义) veut dire à la fois « relation sociale » et « justice ». L’expression yi qi (义气) est souvent traduite par « loyauté », mais un maître de chant m’expliquait plus précisément son sens : c’est la reconnaissance de la valeur d’une relation ancienne et sa réactualisation à chaque nouvelle rencontre. Notons que l’emphase, dans cette valeur importante, est sur la temporalité des relations, leur continuité assumée, et non sur une justice absolue. On dit encore des maîtres de chant qu’ils ont une « stèle orale » (口碑), un renom de probité. J’ai dit plus haut que le savoir du chant ne se détachait pas d’une justice, et nous voyons maintenant pourquoi. En termes sociologiques, cela signifie qu’une dimension éthique sourd naturellement de l’organisation sociale puisque celle-ci pose comme principe que le « soi », quel que soit l’échelon de l’organisation auquel on s’apparente, est inclus dans une relation.
90À partir de ce résumé des activités du maître de chant, nous pouvons avancer cette proposition : le maître de chant réalise le dépassement du groupe de parenté suivant deux étapes : (1) par son apprentissage il signale d’abord la valorisation du lien d’affinité – dont on a vu qu’il était la condition de la constitution d’une « histoire », de la transformation de cette histoire en groupe local, et l’élément fondamental de la constitution de réseaux régionaux de parents, d’une communauté locale sans ascendance et (2) par son statut de maître il est officiant dans le contact entre les morts et les vivants lors des funérailles. Ce statut d’officiant lors des funérailles est, empiriquement, d’une nature régionale : les maîtres de chant sont appelés par monts et par vaux. Ils officient sur une trentaine de kilomètres à la ronde, superficie qui englobe bien des villages et plusieurs bourgs. Mais surtout, ce statut de maître de chant témoigne d’une constante de l’idéologie de cette région : comme la parenté, dans ses dimensions restreinte et générale, qui placent le lien d’affinité en position d’extériorité structurante ou, comme je préfère dire, « inhérente » (c’est-à-dire qui sait se placer aussi en position d’intérieur, qui est parfois aussi une intimité), le champ social hors la parenté, celui des maîtres, fait de même en agissant au cœur de ce champ de la parenté : le maître de chant est celui qui intègre le yin dans le monde yang, lorsque par ses chants il invite et conduit les esprits parmi les hommes, traçant une communauté élargie, mais en agissant aussi au centre même du registre le plus restreint de la parenté, puisqu’il instruit alors l’ancestralité. Autrement dit, la relation entre l’intérieur et l’extérieur telle que je l’ai décrite, ne caractérise pas uniquement un domaine social distingué par l’idéologie, la parenté, mais aussi les relations entre les champs sociaux. C’est une même logique, ou un même type de relation, qui est à l’œuvre dans l’ensemble du système social et cosmique12.
91Je puis dire ici « social et cosmique », car cette communauté élargie des vivants et des morts pour laquelle travaille le maître de chant se construit à son tour sur une relation à l’extérieur du monde social, celui des montagnes de l’officiant taoïste, lesquelles, à Wujiagou comme dans toute la Chine, sont des lieux saints où l’on communique et s’identifie avec « la Voie », le Grand Tout. La communauté des vivants et des morts est pensée comme une circonscription territoriale et les temples du sol sont un des lieux importants de cette relation13 ; les montagnes quant à elles sont une communication avec le Ciel : ainsi le maître de chant est extérieur à la parenté mais, tout comme les affins dans l’ordre de la parenté, devient intérieur à la localité dans le couple qu’il forme avec l’officiant taoïste, formant avec lui le couple Ciel-Terre.
92Mais je m’emballe : ceci dépasse notre horizon. Toutefois, la montagne sainte de cette région, avec laquelle les officiants taoïstes sont intimement liés, offre dans l’évolution récente qui la concerne un parallèle si frappant avec les valorisations officielles de l’art du chant, par quoi nous avons débuté cette étude, que sa mention permet une généralisation. Les Monts Wudang – c’est leur nom – ont été classés par l’Unesco au patrimoine mondial de la culture, et si des pèlerins s’y rendent toujours nombreux, l’activité des moines est réduite à un simulacre, si j’en crois certains moines du cru. Un double phénomène accompagne cette évolution (qui a par ailleurs permis la réhabilitation de nombreux temples, soulignons-le) : les pèlerins sont de moins en moins locaux, car le prix d’entrée au site est considérable (plus de 70 renminbi, environ 7 euros), et la survalorisation des arts martiaux dont les monts sont un centre historique, et qui bénéficient de la couverture internationale que donne au kong fu le cinéma, chinois et étranger. Cette survalorisation se traduit par l’indépendance des écoles d’arts martiaux vis-à-vis des temples, dont elles étaient auparavant des parties subordonnées.
93Un épisode spécifique de cette évolution m’apparaît révélateur. Il y a quelques années, les autorités de la région demandèrent à un maître de chant de Wujiagou de participer à des récitations dans un temple de Wudang lors de la foire bisannuelle qui s’y tient. Les villageois ont en effet de nombreux récits où sont contées la fondation des monts et toute la mythologie qui l’entoure ; les autorités souhaitèrent montrer aux touristes le morceau de savoir populaire que les monts animent, les racines populaires du site en quelque sorte.
94Mais un comité d’historiens fut chargé d’écrire les récits à présenter, parodiant le style populaire, pour la raison suivante : les récits des villageois à propos des monts ne concordent pas avec les annales historiques. Ils sont « faux ». Le point principal de divergence tient à la fondation des monts : pour l’historiographie, le dieu principal des monts fut, lors de sa vie d’homme, l’héritier du trône d’un petit royaume du nord de la Chine il y a près de deux mille ans, qui, quittant le siècle, devint ermite à Wudang ; pour les villageois, il fut le dauphin du fondateur de la dynastie Ming.
95Or ce dieu, le « Vrai Guerrier », est considéré comme le patron de la dynastie Ming, celui qui permit sa fondation au xive siècle. La chronologie des villageois pose certes quelques problèmes : comment le dauphin d’une dynastie peut-il devenir le dieu qui permet sa fondation ? Mais un faisceau de faits rend signifiante, pour les villageois, cette affirmation paradoxale : c’est sous les Ming que la colonisation du village et de toute cette région, auparavant peu peuplée, prend forme ; cette dynastie est la dernière dynastie chinoise, la suivante et dernière en date, les Qing, étant d’origine « barbare ». Cette période Ming sert de référence au patriotisme qui va s’affirmant depuis, sentiment que nous aurions tort de limiter aux intellectuels. Enfin, quel sens donner au renoncement du trône d’un royaume oublié qu’on ne sait situer ?
96Cette rectification apparut légitime au maître de chant, car le savoir des maîtres est pour eux témoignage de vérité, non le signe d’une identité locale. Mais force est de constater que la signification du lieu saint, pour les localités proches, y perd au jeu ; les fils de l’histoire universelle que représentent les relations entre les monts et la cour ne se nouent plus avec l’histoire de leur localité. La fondation du monde par le rejet du siècle disparaît au profit d’un savoir plus « scientifique ». Pour reprendre les termes de mon analyse, la « filiation » n’est plus le lieu de l’englobement d’un opposé, une figure de l’universel concret défini comme une « continuité de transmission », une chaîne constitutive de distinctions statutaires, de différences – ici l’histoire dynastique construite par la relativisation de la royauté, par la relativisation du siècle14.
97C’est dans ce contexte que fut construite la maison des récits à Wujiagou et la collecte des chants et récits par des folkloristes. Les publications qui en sont issues non seulement ne s’adressent pas aux villageois et court-circuitent, de plus, leurs réseaux de transmission, la signification sociale que revêt cette transmission. Mais l’exercice ne s’adressait pas à eux. Pour la maison des récits, en apparence l’effort fut dirigé vers les villageois, et pour les villageois, mais en apparence seulement : c’est en fait la célébration de la tradition pour un public extérieur qui lui donne sens. La maison des récits ne témoigne d’aucune circulation, mais de la présentation d’un patrimoine. Elle est présentation à l’étranger. Il y a donc toujours un rapport à l’extérieur, une signification du chant par la présence de l’« hors-soi », mais une extériorité d’un genre nouveau qui ne féconde pas la structuration interne, différenciée, de la communauté.
98L’inclusion des Monts Wudang dans le patrimoine mondial, son évolution touristique, une pratique intense d’arts martiaux détachée des temples, stimulée par le cinéma et son accueil international, l’exclusion progressive des locaux, la reconstruction des récits villageois sur les monts au nom d’une vérité objective qui n’a plus de rapport avec l’institution du monde pertinente pour les villageois, sont des phénomènes qui témoignent d’une évolution fondée pour chacun de ces points sur une relation à l’extérieur, relation normative, qui devient peu à peu un extérieur international, une relation non à une distance statutaire cosmique, mais aux nations étrangères. Ce qui était fondation d’un ordre social devient « caractéristique » de la culture chinoise aux yeux de l’étranger, telle une objectivation du pays. L’ermite, la référence extérieure du royaume évoquée un peu plus haut, y devient fonctionnellement les autres nations.
99La conséquence, en contraste avec les différentes extériorités que j’ai analysées ici, est duelle : d’une part les nouveaux référents ne sont plus pertinents au niveau local, la Chine devient un « bloc » homogène en contraste avec l’étranger, et d’autre part, alors que dans la situation traditionnelle l’extériorité n’est que relative car elle devient de l’interne à un niveau supérieur, dans un mouvement de fécondation, on peut ici se demander si les « nations étrangères », et principalement l’Occident, sont mises en situation d’englobées, permettant à la Chine de se définir en relation. Je ne l’exclus pas, mais les données locales présentées ici ne le suggèrent pas. D’une situation structurale aux frontières mouvantes, nous évoluons vers une situation contemporaine à la frontière durcie, où les corps intermédiaires entre le citoyen et la nation, comme le remarquait Mauss, ont disparu. Ou sont, à tout le moins, déliés et illégitimes.
100Mais en dehors d’un procès de modernisation où des transformations sociales érodent la segmentarité de cette société au profit d’une intégration nationale plus étroite et une identité substantielle dans le concert des nations, procès qui semble commun à de nombreuses sociétés, cette étude suggère un autre fait de portée générale, selon lequel la transmission est moins un révélateur de l’état social et de ses mutations que le cœur d’une idéologie pour qui l’histoire a une valeur différente de la nôtre.
101J’ai constaté, dans la partie de cet article consacrée à la transmission à l’intérieur de la parenté, que transmission n’est pas reproduction. Elle est insertion dans un système temporel et collectif de relations. La transmission y est relative à un système de positions sociales, mais non comme une réplication de ces positions, comme si la même partie devait être rejouée à chaque génération dans un jeu monotone qui nous donnerait les clés d’une identité historique qui perdure, des « invariants ». Ce qui est transmis, à Wujiagou, c’est plutôt un mouvement de différentiation entre des groupements qui se prolongent dans le temps, passé et futur, et des groupements territoriaux. À l’intérieur de ce mouvement, le passé ne se laisse pas isoler des relations d’opposition qui animent le tout social. Ce dernier apparaît alors intrinsèquement diachronique.
102Aussi l’histoire me semble en Chine singulièrement différente de la nôtre, car elle est le lieu où l’universel prend forme, où on ne peut parler de soi que parce qu’on affirme des relations à l’extérieur. Plutôt que de définir une généalogie, l’histoire est un lieu de différentiation, c’est-à-dire de relations d’englobement. Elle n’a de sens qu’incluse dans un système-monde dont le pays, local ou national, n’est pas détachable, isolable. C’est ce système-monde qui a changé depuis un siècle en Chine : aussi il est normal que l’histoire du pays soit directement et profondément touchée. En s’interrogeant sur leur histoire, les Chinois ne me semblent pas douter d’eux-mêmes, de la mortalité de leur civilisation, tant la Chine semble éternelle à ses membres. S’ils doutent, c’est de la fécondation que le monde doit leur apporter, celle qui leur permettrait d’affirmer leur passé. Il manque à la Chine, pour ainsi dire, le mariage.
103Approfondir le mode historique chinois, sa façon de vivre le temps, serait pour nous l’occasion de sortir d’une opposition absurde entre le relativisme comme négation de la valeur et ce que certains philosophes appellent l’hétérotomie, acceptation abêtissante de la parole des ancêtres. Ce que Vidal-Naquet signalait comme le contraste entre « l’effort d’annuler le temps par un regard direct sur le modèle ancien » et « la conscience qu’a la société d’être elle-même historique15 ». Nous avons ici, en s’abstrayant des difficultés contemporaines, une histoire qui peut avoir un sens sans être celui du progrès. Car une histoire orientée par le progrès, c’est une historicité qui ne s’affirme pas dans la différence. Une universalité de premier degré, concurrente de toute autre version, comme les nations le sont entre elles.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Ainsi du temple du village : il se trouvait dans une vallée, et même au centre de la vallée principale, mais était voué au culte d’une montagne, le mont Tai. Par ailleurs les petits temples du sol, gardiens des hameaux composant le village, se trouvent eux aussi dans les collines et non dans les agglomérations dont ils ont pourtant la charge.
2 Dans ce qui suit et ce qui précède, le « passé » et « l’histoire » désignent ce qu’Evans-Pritchard définissait ainsi (pour en critiquer toutefois l’insuffisance) : « [...] part of the conscious tradition of a people and [...] operative in their social life » (1950 : 121). J’invite en fait à prolonger dans la diachronie ce que Dumont appelle l’idéologie, le système de faits, d’idées et de valeurs reconnu par un peuple (Dumont 1985 : 26).
3 L’intérêt de cette distinction apparaîtra par la suite lorsque nous verrons ce qu’implique la transmission d’une chaîne. Cette distinction est relative : ce qui est un « point » selon un domaine particulier de la vie sociale sera une chaîne selon un autre domaine, sollicitant des réseaux de transmission qui lui sont propres. Ainsi des temples dont la fondation apparaît comme des « points » pour les villageois, et qui forment des chaînes si on envisage leur histoire spécifique (car il arrive que les temples soient reliés entre eux), pour laquelle le village et son organisation ne sont eux-mêmes qu’un « point ».
4 Émergences « chez les villageois ». Il existe une chronique locale (comme pour toute localité en Chine), intégrée à l’historiographie impériale, mais inconnue des paysans.
5 万古流芳 ; 流芳百世.
6 La transmission de la terre a peut-être elle aussi constitué une chaîne. La terre ayant été entièrement nationalisée dans les années 1950, seules quelques bribes de cette histoire survivent encore. Dans ses grandes lignes cependant, la transmission de la terre recouvre les mêmes termes que ceux de la descendance : toute terre transmise devient « terre ancestrale » (祖地) et sujette au droit de préemption par les membres du lignage.
7 Pour des raisons qui apparaîtront dans les paragraphes suivants, on ne peut distinguer absolument la « patrilocalité » de la « virilocalité » (la mariée habite chez son époux).
8 Granet (1939).
9 « 只要有亲戚的村子, 有点什么事, 便带着礼物和范氏兄弟一起去玩 » 徐 et 屈 (2003 : 69).
10 Le drapeau se nomme 引魂幡, « drapeau qui conduit l’âme ». Il guidera l’âme jusqu’à la tombe, au sommet de laquelle il est fiché.
11 Pour plus d’informations quant au système formé de la localité et des relations aux morts, voir Gibeault, « L’autorité comme échange », à paraître. On a souvent opposé les morts et les ancêtres dans un système de catégories (formant une triade, avec les dieux ; voir Wolf 1974) ; on voit ici que morts et ancêtres sont les aspects temporel (ancêtres) et local (morts) d’un même phénomène plutôt que des catégories.
12 Remarquons que cette « inhérence de l’extérieur » dessine une segmentarité assez différente du modèle en cette matière, celle des Nuer selon Evans-Pritchard, en plaçant les différents niveaux de l’organisation dans une plus étroite interdépendance. Dans le cas Nuer, une entité, une fois englobée dans un niveau supérieur de l’organisation, « disparaît » ; la relation à un extérieur du groupe considéré ne le structure pas à l’interne, mais le solidarise, l’unifie.
13 Voir un peu plus haut. Pour l’insertion de ce fait dans le système impérial, voir Feuchtwang (1977) et Watt (1977).
14 La question se pose si tout discours historique fut construit, en Chine, sur le modèle de la filiation telle que je l’ai décrite ici, où la continuité temporelle est le résultat d’une relation, et la partie d’un tout, c’est-à-dire l’inverse de ce que nous appelons ainsi en Occident, puisque nous voyons la filiation et l’histoire comme des figures de l’identité substantielle. La récente étude de Wang Mingming donne des indications qui vont dans ce sens (王铭铭 2007).
15 Finley (2003 : 35).
Auteur
Est enseignant contractuel en anthropologie à l’Université de Beijing (Pékin), ville où il collabore aussi avec d’autres institutions de recherche et d’enseignement du supérieur. Il achève actuellement une thèse de doctorat en anthropologie sociale à l’EHESS de Paris, une monographie du village de Wujiagou (Centre Chine), dans laquelle il aborde les questions d’organisation sociale ayant rapport à la parenté, aux rituels et à la relation à l’altérité.
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