Lancelot par la fenêtre : la dégradation de l’idéal chevaleresque dans Le Chevalier de la charrette
p. 385-395
Texte intégral
1Image conventionnelle dans le roman chevaleresque, souvent évoquée dans les enluminures, la fenêtre signale l’essentiel de la relation entre chevalerie et amour : le visage de la femme, entrevu par la fenêtre, incite le chevalier aux prouesses. D’un côté, cette image souligne la réciprocité : le chevalier regarde sa dame et ses actions sont validées par le fait d’être vues par elle. De l’autre, la fenêtre souligne la différence. S’interposant entre le chevalier et la dame, la fenêtre agit comme barrière, délimitant le monde amoureux de la dame du monde masculin de l’action chevaleresque. La femme est ainsi mise à part ; elle joue le même rôle que le lecteur : celui de témoin ou de spectateur, incapable d’intervenir. Cadre autant que limite, la fenêtre fait de la femme une belle image ; le pouvoir de la femme est illusion. On ne lui permet pas de dépasser la limite que lui impose la fenêtre, de sortir de son cadre.
2L’image de la fenêtre est d’une importance centrale dans Le Chevalier de la charrette1, revenant comme leitmotiv dans le roman2. Par la fenêtre, Chrétien met en scène le regard entre chevalier et dame, jouant de ses associations conventionnelles. Je me propose ici d’examiner le rôle de la fenêtre dans cinq épisodes du Chevalier de la charrette, montrant la subversion des rôles masculins et féminins dans le roman. Nous concentrant sur la fonction médiatrice de la fenêtre entre chevalier et sa dame, on tracera chez Lancelot cette dégradation de l’idéal chevaleresque jusqu’au moment où il se voit emprisonné par Méléagant, contraint lui-même de regarder par la fenêtre. Nous examinerons la signification du fait que c’est ici que Chrétien abandonne son héros et son œuvre.
3Le premier épisode qui nous intéresse a lieu après que Lancelot est monté dans la charrette, alors que Gauvain et le héros sont hébergés par la pucelle de la tour. Le narrateur raconte comment, après la messe, le chevalier de la charrette vient s’asseoir devant une fenêtre :
Et esgardoit a val les prez.
A l’autre fenestre delez
estoit la pucele venue,
si l’i ot consoil tenue
mes sire Gauvains an requoi,
une piece, ne sai de quoi ;
ne sai don les paroles furent. (v. 539-549)
4La fenêtre paraît d’abord comme l’endroit où s’echangent les confidences, la conversation courtoise, ou consoil, qui est si typique de Gauvain. Même le narrateur dit ignorer le sujet de leur conversation. Lancelot, le chevalier pansis, n’a rien à faire avec cette scène. Se tenant devant une deuxième fenêtre, à part, il se met à regarder dehors. La vue de la reine le fait vaciller :
Li chevaliers de la fenestre
conut que c’estoit la reïne,
de l’esgarder onques ne fine
molt antentis, et molt lui plot,
au plus longuemant que il pot.
Et quant il ne la pot veoir,
si se vost jus lessier cheoir
et trebuchier a val son cors ;
et ja estoit demis defors
quant mes sire Gauvains le vit. (v. 560-569)
5Ce passage met en exergue le regard, la vue. Les détails en sont plus typiques d’un portrait de femme que de ce qu’on aurait attendu du héros du roman. Les rôles masculin et féminin sont inversés : au lieu de montrer la dame qui regarde par la fenêtre, incitant le chevalier aux prouesses, c’est ici le chevalier qui se fait image immobile à la fenêtre, tandis que la dame passe devant ses yeux. Lancelot se fait spectateur, ou témoin, plutôt que figure chevaleresque. La subversion de la relation idéale est double ; non seulement c’est le héros qui regarde par la fenêtre tandis que sa dame prend en charge toute l’action, mais en plus, au lieu de lui inspirer des prouesses, la vue de la reine rend Lancelot inactif. Lancelot est si dépendant de la vue de Guenièvre qu’il n’est plus capable d’accomplir quoi que ce soit sans elle. Exemple d’une inactivité suprême, Lancelot n’est même pas poussé à suivre la reine. Le passage d’esgarder à veoir indique qu’il ne dirige pas lui-même ses actions. La où d’abord il est actif, regardant, cette action dépend de la visibilité de la reine. Quand elle n’est plus sous ses yeux, on voit que cette activité est illusoire, Lancelot ne regarde pas : il voit. Il n’est même pas capable de prendre un rôle actif en se jetant par la fenêtre ; au contraire, il se laisse tomber. Ceci, comme l’épisode de la charrette, place Gauvain plutôt que Lancelot dans le rôle du héros, chargé de lui porter secours3.
6La première ligne de la citation insiste sur l’image de la fenêtre : on pourrait traduire ces premières lignes comme « le chevalier vit de la fenêtre que c’était la reine ». Mais on peut aussi lire ces lignes de manière à faire ressortir l’association du chevalier avec la fenêtre, agissant comme sobriquet4. La désignation de chevalier de la fenêtre semble aussi peu héroïque que l’est le chevalier de la charrette. Cette association collera à Lancelot pendant tout le roman.
7Cet épisode nous rappelle, dans ses détails, un incident similaire dans Le chevalier au lion, roman probablement composé en même temps que Le chevalier de la charrette. Mêmes cris poussés, même bière, même chevalier amoureux de la dame qui la suit. Une seule différence : Yvain aussi voit de la fenêtre la femme dont il est amoureux, mais il ne va pas jusqu’à en perdre l’équilibre. Il n’est pas poussé aussi loin que l’est Lancelot dans ses dévotions.
8La deuxième scène où figure la fenêtre met en scène un épisode qui est typique du monde arthurien, vu d’un angle différent. C’est la scène du premier combat entre Lancelot et Méléagant. Alors que Lancelot et Méléagant se battent dehors, Guenièvre regarde la scène de la fenêtre. La reine, prisonnière, demande à être mise dans un lieu duquel elle pourra voir le combat (v. 3563-5). C’est elle alors, plutôt que Lancelot, qui voit plutôt qu’elle ne regarde, c’est à dire, qui ne décide pas elle-même de ce qu’elle voit mais dépend de ce qui lui est montré. Alors même qu’on se bat pour elle, elle semble être résignée à son inaction. Ici, Guenièvre joue le rôle de l’image idéale de féminité ; elle reste silencieuse devant le spectacle qui se déroule en bas. C’est la pucelle qui regarde à ses côtés, plutôt que Guenièvre elle-même, qui dépasse la limite que lui impose la fenêtre, refusant une telle inaction quand elle voit que Méléagant commence à prendre le dessus :
et panse, si il la savoit
a la fenestre ou ele estoit,
qu’ele l’esgardast ne veïst,
force et hardemant an preïst. (v. 3643-3646)
9Les pensées de la pucelle reconnaissent le lien entre amour et chevalerie ; le chevalier peut reprendre ses forces par un seul regard vers sa dame, regard qu’encadre ici la fenêtre. L’appel de la pucelle souligne la réciprocité du regard :
... Lancelot !
Trestorne toi et si esgarde
qui est qui de toi se prant garde ! (v. 3666-3668)
10La fenêtre s’interpose entre chevalier et dame, posant une relation de réciprocité entre l’action chevaleresque du héros dans le service de sa dame, et la validation de ses actions par le fait d’être vues par elle. Le fait qu’elle prant garde de lui est aussi important que le fait qu’il esgarde vers elle.
11Pourtant, cette réciprocité posée en principe n’est pas véritable. Comme l’indique la pucelle, selon l’ordre chevaleresque, la présence de la dame a de l’importance seulement dans la mesure où elle aide le chevalier. On passe directement de l’image de la dame à l’action chevaleresque, comme c’est le cas lors du combat entre Erec et le chevalier de l’épervier dans Erec et Enide :
Erec regarde vers s’amie,
qui molt dolcemant por lui prie :
tot maintenant qu’il l’ot veüe,
se li est sa force creüe ;
por s’amor et por sa biauté
a reprise molt grant fierté5,
12Cependant, l’effet du regard de Lancelot vers la reine n’est pas du tout ce que la pucelle ou le lecteur ont envisagé ; Lancelot est loin d’atteindre l’idéal que représente Erec :
Ne, puis l’ore qu’il s’aparçut
ne se torna ne ne se mut
de vers li ses ialz ne sa chiere,
einz se desfandoit par derriere ; (v. 3675-3678)
13L’inactivité de Lancelot ici est encore plus surprenante au vu de sa situation : alors même qu’il se trouve sur le champ de bataille, il se fige, s’immobilise. Le pouvoir du regard, ou le pouvoir exercé sur lui par l’objet perçu, agit plus fortement sur lui que les coups que lui donne Méléagant.
14Au lieu de céder à l’action chevaleresque, le regard réciproque est ici remplacé par le triomphe de la dame et de l’amour. Bien qu’elle reste au centre du cadre dessiné par la fenêtre, le pouvoir de Guenièvre est manifeste. Plutôt que d’être construite par le regard de Lancelot, c’est la reine qui lui donne son identité dans le sens littéral. C’est Guenièvre qui le nomme pour la première fois pour que la pucelle puisse l’interpeller. De plus, elle ne semble nullement bouleversée par la vue de Lancelot. Au contraire, elle se montre logique et sage dans sa réponse à la pucelle, s’interrogeant sur ses motivations.
15Il faut que la pucelle intervienne une fois de plus pour rappeler à Lancelot la réalité ; elle prend le rôle que Gauvain avait joué lors de la chute de Lancelot par la fenêtre en venant à son secours. Les rôles masculin et féminin sont encore inversés. Lancelot reste toujours du côté extérieur de la fenêtre, et non pas confiné à l’intérieur. Ceci est souligné par le même sobriquet que celui de Lancelot, mais attaché à la pucelle. Il s’agit maintenant de la pucelle de la fenêtre. Pourtant, c’est Lancelot qui assume le rôle de spectateur alors que la pucelle de la fenêtre dirige l’action.
16Enfin, la pucelle voit l’effet souhaité, quand Lancelot prend à nouveau le dessus, « et met antre lui et la tor/Meleagant trestot a force » (v. 3710-3711). Mais cette reprise de forces est quelque peu amoindrie par le ton de ce passage. Quand le combat reprend, l’intérêt du narrateur semble résider davantage dans la danse des deux adversaires sur le champ de bataille que dans les coups échangés. Ce spectacle est peu chevaleresque ; à la différence d’Erec, qui se rassasie d’un seul regard, Lancelot se montre esclave de sa vision de Guenièvre :
Sovant l’a servie et loiee...
De tant que si pres l’i menoit
qu’a remenoir li convenoit,
por ce qu’il ne la veïst pas
se il alast avant un pas. (v. 3740-3744)
17L’idée centrale à l’ordre de la chevalerie est que le chevalier se fait sujet de sa dame ; Chrétien nous montre ici combien la réalisation de cet idéal est éloigné de l’esprit de la chevalerie. Le décalage entre l’idéal et sa réalisation est mis en valeur par l’évocation de sentiments conventionnels, tels service et loiee pour décrire une scène qui ne l’est guère. Le service qu’accomplit Lancelot pour Guenièvre est une parodie de ce que l’on voit chez Erec.
18Ainsi, en fin de compte, l’ordre de la chevalerie paraît être rétabli. Lancelot, inspiré par la reine qu’il regarde par la fenêtre, accomplit des actions chevaleresques. Le narrateur évoque ce rétablissement par l’image de l’aveuglement, en parlant de la reine
qui li a mis el cors la flame,
por qu’il la va si regardant ;
et cele flame si ardant
vers Meleagant le feisoit,
que par tot la ou li pleisoit
le pooit mener et chacier !
Come avugle... (v. 3750-3756)
19Chrétien joue ici sur la double valeur de regardant, mettant ainsi en valeur l’image d’aveuglement, qui prend alors un sens nouveau. Le regard sur la dame est si nécessaire à l’action chevaleresque que le fait d’être privé de sa vue est lié à un manque de forces, ce qu’on a déjà vu dans le fait que Lancelot tombe presque de la fenêtre. Quand Méléagant reproche à son père de l’avoir empêché de continuer le combat, il l’accuse à son tour d’aveuglement (v. 3830-3833), c’est à dire de manque de bon sens. Tout ceci est peu convaincant puisque le regard peut exercer un effet aussi dangereux et contraire à l’esprit de la chevalerie que l’aveuglement.
20Même si Lancelot triomphe en fin de compte, l’épisode est loin de faire de lui un héros. Il réussit à remettre sa dame à sa place d’objet vu, à se rendre à nouveau conscient de la barrière que dresse la fenêtre, et à reprendre lui-même son rôle actif. Néanmoins, ceci n’est possible qu’après que le regard a triomphé de lui. L’accueil peu chaleureux que Lancelot reçoit quand il approche finalement de la reine souligne l’indignité de ses actions6. Même s’il a prouvé son amour pour elle, elle refuse de lui parler, se retirant dans une salle à côté, faisant ainsi d’elle-même une image exaltée. Le regard est alors le seul recours de Lancelot. Lancelot la suit des yeux, mais ne peut pas la suivre en réalité ; il est encore résigné à l’inaction
21Quand Lancelot réussit enfin à venir auprès de la reine, Guenièvre, toujours prisonnière de Méléagant, est enfermée dans une chambre avec Keus. C’est donc par la fenêtre que Lancelot et elle doivent s’entrevoir. Il semble que tout la scène va se dérouler dans le domaine de la vue. Même le lieu de ce rendez-vous est indiqué par un regard plutôt que par une action physique7, comme le précise le narrateur :
Et la reïne une fenestre
li mostre, a l’uel, non mie au doi,
et dit : « Venez parler a moi
a cele fenestre anquenuit,
...
je serai anz et vos defors
que ceanz ne porroiz venir.
Ne je ne porrai avenir
a vos, fors de boche ou de main ; » (v. 4506-4517)
22Guenièvre commence par évoquer l’impossibilité de tout contact physique. Ici, plus que dans leurs rencontres précédentes, la fenêtre pose une vraie limite entre les deux amants, comme l’indique Guenièvre. Cependant, même avant que cette rencontre ait lieu, Guenièvre commence à penser au-dela de la limite de la fenêtre. Elle fait mention de dépasser cette limite par la boche, ce qui pourrait suggérer les paroles, mais il est bientôt évident qu’elle parle plutôt de contact physique quand elle passe à la main.
23Lancelot attend patiemment devant la fenêtre jusqu’au moment où Guenièvre daigne paraître devant lui. Elle est image, mais seulement dans la mesure où elle consent à l’être.
... vet tant que il vient
a la fenestre, et la se tient
si coiz qu’il n’i tost, n’esternue,
tant que la reïne est venue
en une molt blanche chemise ; (v. 4575-4579)
24Pour la deuxième fois on voit la reine accoudée à la fenêtre, son regard est posé sur Lancelot, mais cette fois, son statut d’objet de beauté est souligné. La blancheur de sa chemise suggère la pureté, et Lancelot la vénère.
Quant Lanceloz voit la reïne
qui a la fenestre s’acline,
qui de gros fers estoit ferree,
d’un dolz salu l’a saluee.
Et ele un autre tost li rant,
que molt estoient desirrant
il de li et ele de lui. (v. 4583-4589)
25Tous les deux, tout en reconnaissant le fait que la fenêtre est une barrière, la voient comme un obstacle à franchir. Même cette action doit être autorisée par la reine, qui doit y consentir. Chrétien exprime en termes concrets, le résultat de l’idéal quand Lancelot se rend volontairement dans la prison de sa dame. Le désir de Lancelot d’être auprès de sa dame l’amène à se rendre comme prisonnier, ce qui préfigure sa capture finale par Méléagant. Chrétien, en nous montrant Lancelot passer par la fenêtre, ayant rompu les barreaux, souligne le refus du couple de respecter l’ordre de la chevalerie.
26Le dévouement de Lancelot va au-delà de l’idée de dévotion religieuse qu’il invoque en se prostrant devant la fenêtre8. Quand Lancelot décroche le cadre de Guenièvre en démontant les barreaux, elle ne peut plus être cette image exaltée. Dans un véritable passage à l’acte, par cette image de pénétration, on passe du domaine de la vue, de l’image idéale, à l’amour physique. On signale aussi cette résistance de Lancelot et Guenièvre aux rôles masculins et féminins délimités selon l’ordre de la chevalerie. Les limites n’en sont jamais respectées.
27Jusqu’à maintenant, on a vu que la reine Guenièvre, malgré son effet peu positif sur Lancelot, se conforme au rôle qui lui est assigné. C’est Lancelot qui jusque-là a manqué à son rôle chevaleresque, qui dépasse la limite de la fenêtre. Ceci change lors de la quatrième rencontre de Lancelot et de la reine à l’occasion du tournoi du Pis. Quand Lancelot semble reprendre ses forces et agir en vrai chevalier, c’est Guenièvre qui refuse le rôle qu’on lui a donné, celui de la dame silencieuse, objet du regard masculin.
28La scène du tournoi n’est pas sans rapports avec le combat entre Lancelot et Méléagant. Ici aussi, Lancelot se débrouille aussi bien qu’il peut en bas, sans savoir que la reine le regarde. Ici, aussi, tout se fait par l’intermédiaire d’une pucelle. Le pouvoir que cherche à exercer Guenièvre sur son chevalier est montré d’une manière frappante. Cette fois, Guenièvre regarde le tournoi des loges qui ont été dressées. La disparition de la fenêtre semble importante ; il n’est plus question de barrière qui s’interpose entre le chevalier et sa dame et la reine semble en profiter.
29D’un côté, il semble que Lancelot soit désemparé de la nécessité de regarder Guenièvre, pourtant le pouvoir dont dispose Guenièvre est encore plus grand. Guenièvre se contente d’être vue puisque c’est elle qui dirige les actions de Lancelot. Lancelot lui-même joue une fois de plus le bouffon, suivant à la lettre les commandements de Guenièvre. Quand il fait du pis, il excelle.
30C’est ici que Guenièvre sort définitivement du cadre que lui offrait la fenêtre, aux confins de laquelle elle se maintenait auparavant. Refusant cette limite et le statut d’objet qu’elle comporte, elle bouleverse l’ordre masculin de la chevalerie. Aussi refuse-t-elle d’être l’objet du regard de Lancelot et fait à son tour de lui l’objet de son regard. Cela prouve finalement que le pouvoir de l’amour a dépassé la chevalerie chez Lancelot quand il sacrifie la renommée qu’il aurait pu gagner par le tournoi, lieu où le chevalier doit normalement prouver sa prouesse. Unique exemple dans l’œuvre de Chrétien d’un héros manquant à ce devoir sans chercher à réétablir sa prééminence.
31Cette image de chevalerie soumise à l’amour, du chevalier soumis à sa dame dans Le chevalier de la charrette, (d’où Gaston Paris définit l’amour courtois9,) est atypique de la moralité de l’œuvre de Chrétien. Lorsque la femme se risque à sortir de son cadre de belle image dans Erec et Enide, par exemple, elle y est remise. Même Perceval refuse de rester auprès de Blanchefleur. Mais le rapport le plus frappant est entre Yvain et Le chevalier de la charrette. Dans Yvain aussi, Chrétien exprime le pouvoir de la femme sur le chevalier par l’image de la fenêtre. Comme nous l’avons vu, la scène du chevalier à la fenêtre au début du roman rappelle Yvain. Comme Lancelot, Yvain dépend aussi d’une femme pour le secourir quand il est emprisonné dans le château d’Esclados. Yvain aussi doit secourir une femme emprisonnée, visage entrevu par la fenêtre. D’abord prisonnier lui-même, dépendant d’une femme pour le secourir, il réaffirme en fin de compte l’ordre chevaleresque en venant au secours de Lunete. L’enlumineur du ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1433 souligne ceci d’une manière frappante. D’abord, c’est le visage d’Yvain que l’on voit encadré par la fenêtre, alors que plus tard c’est le visage de Lunette que l’on voit10. Ce qui est intéressant, c’est que le mouvement d’Yvain est exactement l’inverse de ce que subit Lancelot. Bien qu’aucun manuscrit enluminé du Chevalier de la charrette ne nous soit parvenu en son entier, l’image du visage de Lancelot encadré par la fenêtre à la fin du roman en demeure l’image la plus frappante.
32Avec l’emprisonnement de Lancelot par Méléagant, le processus de dégradation de la chevalerie atteint un point culminant. On voit ailleurs la tour comme symbole du pouvoir masculin, mais elle symbolise ici un manque de pouvoir chez Lancelot11. Seul moyen de communication avec le monde, la fenêtre encadre maintenant le visage de Lancelot, qui prend alors la place qu’occupait la reine, emprisonné dans cette tour alors que la reine est libre. Lancelot rentre entièrement dans le cadre de la femme, poussant des plaintes par la fenêtre. Désespoir peu chevaleresque où le héros n’est plus maître de soi ; on ne voit jamais ceci chez la reine. Lancelot se fait victime et spectateur. Il dépend du regard d’une autre personne, espérant que Gauvain viendra encore le secourir. A nouveau chevalier pansis, il s’oppose à Gauvain, l’amant courtois caractérisé par l’action. La pucelle, sœur de Méléagant, complète le tableau de chevalerie perdue quand elle vient le secourir. C’est elle qui fixe enfin son regard sur lui et qui l’aide à s’évader de sa prison. Elle doit même l’asseoir devant elle sur la selle de son cheval pour s’enfuir avec lui en une dernière preuve de la dégradation de l’idéal chevaleresque ; c’est la pucelle qui prend le rôle du chevalier alors qu’on voit Lancelot au féminin12. Il est difficile de voir comment on pourrait réhabiliter le héros après un tel épisode.
33Pour conclure, dans Le Chevalier de la charrette, Chrétien pousse à ses limites l’iconographie conventionnelle de la fenêtre, ainsi exprimant une morale qui est contraire à l’esprit de chevalerie soutenu dans ses autres romans. Dans une série d’épisodes qui ponctuent les aventures de Lancelot, Chrétien examine les limites qu’impose la fenêtre ainsi que les conséquences de son dépassement. Autant chevalier de la fenêtre que chevalier de la charrette, dans Lancelot, on voit, par la fenêtre, la chevalerie dégradée et le triomphe de l’amour.
Notes de bas de page
1 Toutes les citations renvoient à l’édition cfma : Le Chevalier de la charrete, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1958, cfma 86.
2 Voir Valette, Jean-René, « Les fenêtres. Architecture et écriture romanesque », dans Lancelot ou le chevalier de la charrette, Paris, L’Ecole des Lettres, 10 mars 1997. Je suis redevable à M. Pierre Coupireau pour cette référence.
3 Jacques Ribard attribue l’action de Gauvain à un manque des « yeux de l’âme » : « En vérité, ce qui n’est pour Gauvain qu’un spectacle est pour Lancelot une vision... Du Christ aussi ses proches disaient : « Quoniam in furorem versus est. » » Ribard, Jacques, Chrétien de Troyes. Le Chevalier de la Charrette. Essai d’interprétation symbolique, Paris, A. G. Nizet, 1972. Voir aussi n. 12, ci-dessous.
4 Voir J.-R. Valette, op. cit., p. 102-107.
5 Erec et Enide, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1952, cfma 80, v. 907-912.
6 On apprend, d’ailleurs, plus tard, que l’amour de Lancelot pour Guenièvre est « c. mile » fois plus grand que l’amour de la reine pour lui (v. 4663).
7 J. Ribard (p. 127) voit ceci comme un indice de la « spiritualisation » de la rencontre (op. cit., p. 127).
8 J. Ribard lit cette subjection comme « l’utilisation consciente et délibérée de la forme la plus élevée de l’amour humain pour tenter de rendre compte, bien imparfaitement, de l’amour divin. Loin d’être un adultère, fût-il courtois, l’union de Lancelot et de Guenièvre est, à l’évidence, une union mystique. » (op. cit., p. 126-127). Il rajoute l’interprétation suivante du symbolisme attaché à la fenêtre : « La fenêtre est un passage, une ouverture sur l’Au-delà, comme on a déjà pu le constater à l’occasion des scènes qui se passent aux fenêtres d’une tour. Elle représente une échappée, une sublimation. », ibid., p. 127.
9 Gaston Paris, « Lancelot du Lac. II. Le conte de la Charrette », in Romania XII (1883), p. 459-534.
10 Il s’agit de deux enluminures du même style (f° 69 v° et f° 90 r°) : de grandes enluminures divisées en plusieurs parties. Pour une analyse des enluminures de ce ms., voir James A. Rushing, Images of Adventure : Ywain in the Visual Arts, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1995, p. 162-197. Il faut noter que Rushing suggère que le visage qui regarde par la fenêtre dans l’enluminure de l’emprisonnement d’Yvain représente un des chevaliers qui le cherche. Mais, comme il l’avoue du reste, ceci ne suit pas le roman. Il est plus probable que ce visage représente Yvain qui regarde par la fenêtre les funérailles au-dessous. Cette technique est typique de l’enlumineur du ms., qui « joue du glissement d’une scène à l’autre. » (Harf-Lancer, Laurence, «L’image et le fantastique dans les manuscrits des romans de Chrétien de Troyes », in Les Manuscrits de Chrétien de Troyes, éd. Keith Busby et. al., Amsterdam, Rodopi, 1993. Notons que l’enlumineur choisit de représenter l’inaction obligée du lion plus tard en utilisant la même iconographie ; le lion paraît, visage encadré par la fenêtre, aux marges de la page, tandis que le combat entre Yvain et les deux démons se déroule à droite (f° 104 r°).
11 Impossible de savoir si c’est Godefroi ou Chrétien qui écrit la suite, on nous dit seulement que Chrétien abandonne le conte au moment « ou Lanceloz fu anmurez » (v. 7109).
12 Sur la féminisation de Lancelot, voir E. Jane Burns, « Refashioning courtly love : Lancelot as ladies’man or lady/man », in Constructing Medieval Sexuality, éd. Lochrie, Karma, McCracken, Peggy et Schultz, James, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997. Voir également Brownlee, Kevin, « Transformations of the Charrete : Godefroi de Leigni rewrites Chrétien de Troyes », Stanford French Review 14 (1990), p. 161-78.
Auteur
Université de Reading (Grande-Bretagne)
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