Introduction
Mise en perspective comparative des questions d’éducation et d’apprentissage
p. 27-49
Texte intégral
1L’école est-elle le mode éducatif par excellence ? Qu’est-ce qui est véritablement transmis en contexte scolaire ? Quelles formes d’éducation peut-on trouver en dehors de l’école ? Quels sont les modes éducatifs valorisés dans et hors l’école et selon quels points de vue ? En quoi l’éducation au sens large construit-elle le social ? Telles sont certaines des questions abordées dans ce recueil au travers de contextes sociaux diversifiés. Pour rendre compte de la complémentarité de ces contextes, nous alternerons présentation d’aspects formatifs spécifiques – rituels, artistiques, marins, artisanaux, sportifs – et présentation d’aspects formatifs ayant rapport au cadre scolaire. Ceci correspond à la conception de Gregory Bateson (1977 : 193-208, 253-282) suivant laquelle l’apprentissage – au sens large – est bien un objet d’étude en soi.
2Partant, la perspective développée ici ne vise pas à soutenir l’école moderne comme le modèle référentiel par excellence pour tout type de société, comme ce serait le cas dans une visée de développement classique (en notant que celui-ci est de plus en plus mis en cause). Suivant une approche anthropologique comparative1, il s’agit de s’intéresser aux modes relationnels et aux valeurs sociales comme englobant les contenus d’apprentissage. C’est en référence à ces deux aspects – relations et valeurs – que les articles présentés en viennent à sonder l’impact général des processus de formalisation et à en souligner certaines caractéristiques. Nous verrons que ces processus présentent des similitudes avec des aspects de standardisation moderne des apprentissages. Mais nous verrons surtout que des pratiques et des conceptions particulières modèlent les liens sociaux et le rapport au monde.
3Pour introduire le sujet du livre, je vais énumérer brièvement quelques éléments saillants que fait ressortir l’analyse comparative avant de les détailler et de les illustrer plus bas. Il apparaît en premier lieu que les contextes sociaux décrits se réfèrent globalement à une forme d’action empirique qui inclut l’éthique comportementale. Cette action diffère en cela de celle que l’on trouve dans les contextes dominés par l’économie politique ; dans ces derniers, l’éthique apparaît dissociée de l’action. C’est ce que le pédagogue américain John Dewey (2004 : 24-27) exprimait dans sa perspective en montrant que la pratique scolaire fractionne l’attention et la concentration des élèves : « Il y a une question de portée morale impliquée dans la formation des habitudes d’inattention interne. »
4Il apparaît ensuite dans les descriptions que l’éthique et l’action dissociées présentent des caractéristiques propices à la constitution de contextes relationnels formels. Dans ces derniers, nous observons qu’il s’établit une distance marquée entre les différents agents constitutifs transmetteurs et apprenants. Les textes décrivent ainsi des cas d’étude où s’opposent l’instauration de blocages relationnels (une relation exclusive « enseignant-enseigné », par exemple) et le maintien d’échanges actifs sous une forme renouvelée (des formes de tutorats similaires à ceux de modes traditionnels locaux ou bien prolongeant ces derniers).
5L’aspect marquant de cette mise à distance est la suppression des intermédiaires locaux (ceux qui interviennent dans les formes s’apparentant à du tutorat spontané). Ceci débouche sur l’instauration d’un écart important entre les enseignants formels et les élèves. Ce durcissement de l’échange relationnel implique un rapport au temps bien particulier qui survalorise une forme indéterminée du futur comme support utilitaire. Il s’agit notamment des différents programmes et plans annuels, biennaux, quinquennaux, etc. qui induisent un projet global de « développement » dans lequel la teneur des valeurs ultimes qui motivent son action manque à être redéfinie contextuellement pour être comprise par les enseignants et, surtout, par les élèves. Le travail d’adaptation conséquent induit la reformulation de modes perceptifs et cognitifs très spécialisés.
6L’approche comparative nous apprend que ces écarts relationnels et ce flou, qui est à la fois temporel et conceptuel, sont directement à lier aux questions de conflits intergénérationnels. Nous verrons a contrario comment dans les modes formatifs décrits, les actions menées contribuent à combler l’élaboration d’un écart marqué entre générations. On y propose des types d’activité et de relation qui réduisent l’écart dans des situations où celui-ci tend à se creuser. L’usure relationnelle s’en trouve amoindrie, sinon absente.
7Comme cela apparaîtra dans la suite du texte, certaines des tendances que je viens de souligner ont pu aussi être observées par ailleurs : chez Maurice Bloch, concernant la relation entre transmetteurs et apprenants à travers le rapport au langage, ou chez Pierre Bourdieu, concernant le rapport utilitaire au futur, par exemple, points sur lesquels je reviens plus loin. Mais elles ont été traitées indépendamment les unes des autres. Il s’agit ici de montrer comment elles s’éclairent mutuellement et, conséquemment, qu’il est nécessaire de comprendre l’éducation dans une acception élargie. Ceci doit contribuer à faire face à une certaine anomie ambiante liée à un cloisonnement marqué de la compréhension des activités et des groupes sociaux concernés.
Rapport à l’action et à l’éthique
8Les contributions de cet ouvrage font appel à des activités formatives aussi variées que l’éducation scolaire, la danse « classique », l’écriture et la calligraphie, les chants rituels, la boxe, les savoir-faire techniques, les méthodes éducatives alternatives et les arts martiaux. Ceci implique de comprendre « éduquer » au sens large de transmettre un savoir ou un savoir-faire comme base de l’apprentissage à se positionner et à vivre en société, ce qui se rapproche tout à fait du sens étymologique d’éduquer comme « conduire ».
9En rapport avec ce sens et cette étymologie, lors de nos réunions de travail, nous sommes en effet tombés d’accord sur le fait que le cloisonnement épistémologique des savoirs par rapport aux pratiques n’est généralement pas pertinent pour les contextes sociaux sur lesquels nous travaillons.
10En effet, si dans les sociétés industrielles occidentales, la pratique apparaît généralement comme l’enfant déshérité de la théorie (cf. Bourdieu 1972 et 1994, Sigaut 1991 et 2002, Singleton 2004 : 32), il en va bien autrement dans les sociétés d’Asie orientale et méridionale abordées dans l’ouvrage. La réflexion, si hautement philosophique soit-elle, existe surtout en référence à l’action empirique et au contexte2, ce qui suppose un rapport bien particulier au social et au monde3. Comme nous allons le voir au travers des articles, ce rapport s’exprime à son tour de différentes façons dans les milieux lettrés et dans les groupes à tradition orale de la région.
11Cette différence a des implications conceptuelles et pratiques. Dans les contextes où savoir réflexif et savoir-agir sont ségrégés au détriment de ce dernier, se développe un monde référentiel, celui des idées, au travers duquel s’établit simultanément une autre forme de dissociation : le caractère actif de l’éthique comportementale se détache lui aussi de l’action perpétrée. Il se détache en particulier du processus de transmission et du contexte socio relationnel, comme cela apparaît éminemment dans le texte de David Gibeault4.
12L’éthique y est considérée soit comme étant à acquérir de façon empirique, donc ressortant de la sphère du privé (famille, amis, collègues, voisins), soit comme étant incorporable de façon socialement non contextuelle (suivant les référents abstraits de morale religieuse ou séculière). Il s’agit de situations où l’on acquiert l’« habitude de diviser son attention », pour reprendre la formule de John Dewey (op. cit. : 25).
13Or, nous nous situons ici précisément dans des contextes sociaux où la sphère du privé ne fait pas sens – pas de la même façon qu’en Occident en tout cas – et où l’incorporation de valeurs morales ne se réfère pas avant tout à un système de valeurs universelles idéalistes (liberté, égalité, droits de l’homme, par exemple, cf. Louis Dumont 1991), mais plutôt à un mode qui entretient le caractère contextuel des relations sociales dans le rapport empirique et direct à l’action (cf. Billeter op. cit.). Ainsi, de la même façon que le prince évoqué dans une note précédente reconnaît au cuisinier Ding une valeur supérieure à un certain niveau d’action sociale, les chanteurs chinois que nous décrit David Gibeault deviennent réputés suivant un réseau rituel et relationnel qui ne prend pas l’origine sociale comme critère mais la qualité du chant ; les écoliers chinois que décrit G. Chicharro apprennent à bien se comporter en même temps qu’à bien écrire, c’est-à-dire à vivre leur action d’écriture de l’intérieur avec l’intégralité de leur corps ; dans le même ordre d’idées, dans le lycée de Britto que je présente dans mon article de contribution sur l’Indonésie, aucun enseignement moral n’est effectué verbalement, ce sont les activités mêmes qui sont censées éveiller le sentiment éthique et l’empathie des élèves.
14Dans ces exemples (et dans bien d’autres), l’éthique est située dans le vécu de l’action et celle-ci est avant tout relationnelle (avec les autres ou avec le monde, les deux aspects étant fréquemment liés). L’ouvrage décrit ainsi la rencontre de deux tendances de l’éthique sociale, très différentes, parfois opposées, souvent divergentes et difficilement complémentaires. La première se rattache à un mode de transmission « décontextualisé » qui valorise formellement le résultat5. La seconde valorise davantage le vécu relationnel et contextuel de la transmission, même si les choses ne sont pas tranchées de façon aussi nette puisque, comme je l’ai dit, il s’agit d’une rencontre.
15Les deux textes sur l’Inde nous offrent un exemple caractéristique de ce genre de rencontre, et notamment de l’impact du colonialisme en Inde sur le plan éducatif : l’implantation poussée de l’anglais en contexte scolaire contemporain relève-t-elle de la continuité du projet éducatif et civilisationnel colonial ou bien bénéficie-t-elle davantage de la volonté d’unification nationale face à l’hétérogénéité socio-culturelle indienne ? L’apprentissage de la danse des devadâsî aurait-il pu se maintenir en l’état sans l’influence (indirecte en l’occurrence) des Anglais ou bien aurait-il de toute façon été bouleversé ?
16Les implications pratiques et représentationnelles des différentes réponses à ces questions sont fortement divergentes, mais les deux textes en cause nous éclairent sur un point fondamental : l’influence de la morale britannique sur le devenir de l’Inde moderne semble avoir introduit un recul en partie occidentalisé vis-à-vis de l’action ; en partie, car il faut relativiser ce processus par rapport à l’existence préalable des traditions d’intellectualisme et d’historicité indiennes en ce qu’elles impliquaient déjà un certain recul, mais d’un ordre différent, bien mieux intégré semble-t-il aux traditions d’oralité non dissociées de l’action corporelle et factuelle.
17Cet aspect rejoint l’analyse de David Gibeault concernant la Chine. Il constate en effet que l’histoire comme « mode d’être de l’empiricité » n’est pas l’apanage exclusif des sociétés européennes, néanmoins son texte ainsi que celui de G. Chicharro indiquent bien que la place de l’oralité et de la corporéité ne doit pas être considérée comme dissociée des pratiques d’apprentissage.
18En parallèle à ces deux grands ensembles chinois et indiens, le cas des Karen de Thaïlande décrit par A. Pessès évoque l’action d’un peuple périphérique face à l’hégémonie centraliste thaïe. Ce texte pose en fait la question de la possible intégration de savoirs traditionnels dans un contexte scolaire normalisé : si l’on parle en termes de contenu, une continuité peut s’établir, mais si – comme nous le défendons ici – tout contenu ne peut être totalement dissocié de l’environnement social et humain où il se trouve perpétué, il semble très peu probable que les élèves reçoivent les formes de comportement pratiques et éthiques qu’ils auraient reçues de leur famille villageoise élargie, pas dans toute leur richesse socio-relationnelle en tout cas. C’est ainsi que la dimension éthique s’émancipe des modes relationnels et de l’organisation sociale, elle n’est plus incluse dans la relation6. Les enfants apprennent à « diviser leur attention ».
19Ces interrelations étant soulignées, arrêtons nous sur ces deux tendances (« hors contexte » et « relationnelle ») en vue d’analyser leurs caractéristiques respectives. Pour ce faire, je vais confronter contextes formels et échanges relationnels. Ensuite, j’évaluerai les caractéristiques cognitives liées à des environnements plus ou moins formels, puis j’envisagerai la dimension intergénérationnelle (laquelle me donnera l’occasion de revenir sur les questions d’éthique) et le rapport au lieu impliqués dans les processus d’apprentissage.
Formalisme et échange relationnel
20Concernant la première tendance évoquée, il me faut préciser ce que j’entends par « formel ». Bien sûr, formel implique une volonté de rationaliser un enseignement en vue de systématiser sa transmission. Un gain d’efficacité est visé qui conduit à focaliser l’attention sur un objet d’étude ou de pratique, ou bien sur une façon de procéder, ou les deux. Cela s’accompagne de l’instauration d’un type particulier de relation dans le groupe constitué – aspect d’autant plus important qu’il est très souvent perçu comme allant de soi par les membres d’une société ou d’une communauté données. Cela s’accompagne aussi d’une coupure relationnelle marquée avec l’extérieur du cadre de transmission.
21Le contexte formel semble ainsi se caractériser par la prise de distance qui s’y instaure entre les différents agents et les différents éléments qui le constituent. Il s’élabore dans un environnement d’apprentissage fait de tension et d’isolement relatifs, dont on retrouve certaines caractéristiques dans les textes de S. Rennesson sur la pratique du muay thaï, de J.-M. de Grave sur les arts martiaux javanais, et de T. Leucci sur l’apprentissage des danseuses indiennes. D’après ces exemples, une comparaison parlante peut être établie avec l’environnement initiatique tel que Victor Turner (1969) le décrit et l’interprète : isolement du groupe initié et régénération de la société liée à cette mise à l’écart provisoire. Néanmoins, le mode initiatique rituel se cantonne à la période d’initiation : l’isolement relationnel et formatif ne se prolonge ni dans le temps ni dans l’espace. En cadre formel, il semble bien que si. En effet, la distanciation relationnelle instaurée vis-à-vis du contexte de localité (famille, relations, voisinage, etc.) s’étend en fait à presque toutes les branches de la vie « active », celle qui subordonne l’ensemble des activités qui ne rentrent pas dans sa catégorie. C’est ce type de distanciation, impliquant spécialisation et isolement, que l’on trouve dans le cadre scolaire de la maternelle au supérieur où il se caractérise surtout par l’absence relative de retour d’apprentissage. Il induit ainsi une part importante d’implicite relationnel.
22Cet implicite relationnel observé comparativement à des contextes où l’on valorise davantage les relations familiales (cf. Gibeault, Vermonden et de Grave, notamment), les relations religieuses (cf. idem et Rennesson), ou d’autres types de relations communautaires (Martinelli 1996, Collomb 2008) apparaît ainsi pourvu de caractéristiques anti-relationnelles où les « paliers d’insertion » tels ceux que décrit Bruno Martinelli ne bénéficient pas d’un suivi véritable. Il en découle une forme d’usure relationnelle, elle-même productrice d’implicite, etc. Le processus engendré, subreptice mais néanmoins marqué, devient référent.
23Par comparaison rétrospective, les exemples de cet ouvrage indiquent assez clairement que le fait qu’un élève – à quelque niveau que ce soit – n’ait pas la possibilité de participer activement et de plein droit du système de formation7 introduit une non-circulation du savoir ou du savoir-faire en cause et une restriction de la relation appropriée. Là où Marcel Mauss (1924) voit dans l’échange le moteur de la relation sociale et le garant de l’équilibre social, ici le blocage instauré en termes de circulation comme norme d’apprentissage subordonne l’échange relationnel à la décontextualisation et à l’universalisme.
24Voilà ce que j’entends par formel.
25Dans les modèles que décrit M. Mauss (ibid.), les différentes phases de l’échange sont garanties par la présence d’intermédiaires actifs qui s’efforcent d’assurer l’équilibre relationnel à tous les niveaux d’élaboration. C’est le cas des maîtres de chant chinois qui bénéficient des savoirs et de l’environnement à la fois de leur matrilignage, de leur patrilignage, et de l’ensemble des villages impliqués dans l’organisation locale des foires où ils se produisent (Gibeault). C’est le cas du système d’apprentissage javanais nyantri qui fonctionne sur l’appartenance à une communauté et se rattache à une tradition de pérégrination élaborée (de Grave), c’est aussi le cas des modes d’apprentissage de la pêche à Buton, en Indonésie, qui ne fonctionnent que sur le mode participatif volontaire aux activités de pêche suivant un processus progressif (cf. Vermonden). Ce point ne transparaît pas dans les approches « rationalistes » et « individualistes » dont Mauss fait la critique argumentée. Plus qu’un procédé d’échange, ces différents exemples traduisent un processus de circulation comparable – toutes proportions gardées – à ceux que décrivent Cécile Barraud, Daniel de Coppet et André Iteanu (1984) dans les échanges cérémoniels des sociétés qu’ils étudient ou, plus récemment, à la circulation des prestations et des savoirs décrits par Denis Monnerie en Nouvelle-Calédonie (2005, et notamment : 198-205).
26Dans le modèle décontextualisé, on constate comparativement une restriction très forte, voire une abolition, des intermédiaires. Nous pouvons observer ce phénomène dans différents aspects des situations ici décrites. Par exemple, dans la nouvelle danse indienne qui reprend l’héritage « ancestral » des devadâsî, ces dernières sont exclues des nouveaux réseaux et avec elles, leurs maîtres de danse, leurs protecteurs, leurs clients, les prêtres liés à l’activité cultuelle, etc., au profit d’une enseignante issue d’une classe sociale émergente et éventuellement rattachée à un organisme officiel qui met en avant de nouveaux critères techniques, esthétiques et moraux. Un autre exemple (évoqué un peu plus haut à propos des questions d’éthique) est celui des savoirs traditionnels karen enseignés à l’école par des spécialistes locaux officiellement nommés, là où toute une organisation villageoise intervenait préalablement. Des tendances similaires sont aussi relevées pour les arts martiaux et la danse en Indonésie (cf. de Grave).
27Nous verrons comment, dans les cas étudiés, les recompositions organisationnelles complexifient un tant soit peu les modes relationnels. Ainsi, les spécialistes karen que je viens d’évoquer deviennent aussi des intermédiaires entre leur communauté d’appartenance et les ONG ou les institutions gouvernementales dans les programmes de valorisation de leurs savoirs et savoir-faire. Ils maîtrisent à la fois les connaissances de leur groupe d’origine et la faculté de les traduire pour les représentants des autres groupes. Ce sont eux, pour beaucoup, qui sont liés à la contrainte de formaliser leurs propres savoirs et savoir-faire.
28Cette complexité s’exprime sous des formes variées, notamment suite aux différents processus de la colonisation occidentale8. Sans aller si loin qu’en Asie, en Afrique ou vers d’autres continents, les contextes d’apprentissage de la langue française au xixe et dans la première moitié du xxe siècles décrits par Alain Pierrot (2002 : 133-134) présentent un aspect tout aussi hétérogène. L’auteur montre bien qu’il est difficile de faire la part des contributions respectives des politiques d’État, des motivations régionales, locales et personnelles, de la cohabitation et de la variation des différents systèmes de valeurs dans l’acquisition de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques. Néanmoins, il souligne aussi le fait que la socialisation passe par le partage des règles sociales acquises par l’échange, sans être apprises. Pour lui, ce processus découle des échanges verbaux et non verbaux de la communication, liés à l’intégration des valeurs desquelles dépend l’instauration d’un climat de confiance et de déférence, point que je reprends un peu plus bas.
29Une richesse socio-culturelle est ainsi présente au sein même du contexte scolaire, richesse sur laquelle travaille l’« anthropologie de l’école9 ». Jean-Paul Filiod (2007 : 587) voit danscette perspective l’occasion « d’embrasser la culture dans son double sens de connaissance et de pratique sociale », savoirs et pratiques étant pour lui intimement liés.
30Cette complexité des référents et des pratiques socio-culturelles est pourtant bien souvent peu ou pas prise en compte et (nous pouvons discuter quant à savoir s’il y a une relation de cause à effet), dans le modèle occidental, un écart important s’instaure entre les enseignants formellement qualifiés et les élèves, un écart en termes de savoir, mais aussi d’expérience, de relation, de rapport au temps, au lieu, etc. L’information et la transmission s’élaborent de façon comparativement elliptique : on ne transmet que des condensés de savoirs issus de savoir cumulé. Ce savoir lui-même est issu de modèles scientifiques qui sont simplifiés pour être transposés aux différents contextes d’apprentissage. Si l’on ajoute à cela les orientations idéologiques qui accompagnent les processus de transposition des savoirs, on ne s’étonnera pas que les motivations premières et l’orientation générale du procès éducatif perdent de leur consistance et de leur intelligibilité (sur ce point, voir aussi note 17). En parallèle, les facultés cognitives et attentionnelles très expérimentées du côté enseignant le sont peu du côté apprenants, les modes de relations sont donc très différents, d’où l’instauration de tensions ou d’abandons.
31La sociologie issue de P. Bourdieu s’est intéressée à certains aspects de ce processus. F. Poupeau et C. Ben Ayed (2009) soulignent ainsi notamment le fait que le système pédagogique scolaire ne tient pas compte de la concentration (non fortuite) d’élèves de profils socio-cognitifs similaires ou proches dans un établissement donné, observation qui nous ramène directement à l’influence – qu’elle soit directe ou indirecte, voulue ou non voulue – de l’environnement immédiat dans le processus éducatif.
32À la différence de ces travaux (ou d’autres en pédagogie, didactique ou psychologie spécialisés sur l’école), nous ne nous intéressons pas ici exclusivement au contexte scolaire. De façon plus large, nous constatons d’ailleurs que cette distanciation caractérisée par l’ellipse et la tension, c’est celle qu’instaure le centralisme politique en dévalorisant et en supprimant les intermédiaires locaux au profit de médiateurs extérieurs.
33Il apparaît ainsi que les aspects informels des contextes d’apprentissage s’appuient en grande partie sur les nouveaux intermédiaires locaux, et favorisent l’acquisition parallèle d’éléments très importants, voire capitaux, notamment liés à la vie sociale (rapports au temps, au contenu d’apprentissage, au langage parlé, répercussions en matière d’antagonisme relationnel). La question se pose donc de savoir ce qu’il advient de ces éléments non formalisés.
Personne, langage et société
34Dans les travaux de didactique évoqués en note 5, le contexte scolaire se caractérise par les éléments de contrainte qu’il impose. C’est en l’occurrence celui de la contrainte corporelle, que j’ai aussi évoqué, qui est mis en exergue. Selon François Audigier (op. cit. : 16-18), le temps scolaire n’est rien moins qu’un « temps subi », envahi par le futur, lié aux échéances impératives des programmes scolaires, et où le futur devient « cause du passé et du présent ». Pourtant, au regard des travaux sur lesquels l’auteur s’appuie, il apparaît que l’efficacité d’un enseignement ou d’un apprentissage (indépendamment des méthodes et des dispositifs en cause) est liée au temps passé entre élèves et enseignants (ibid. : 24-25).
35Ce point, qui est véritablement crucial, transparaît clairement dans l’étude des lycées javanais que je présente, mais aussi dans les sessions d’entraînement de muay thaï décrites par S. Rennesson, et de façon plus ou moins directe dans les autres textes. Il indique que dans la mesure où les programmes scolaires sont effectivement conçus dans la droite ligne des conceptions utilitaristes, le facteur temps, en tant que garant du facteur relationnel, n’est pas pris au sérieux à sa juste mesure.
36Si j’interprète cette donnée à la lumière de la démonstration de David Gibeault (texte 2), il apparaît que les pratiques liées à la dimension synchronique du temps – pourvoyeuses de stabilité – sont drastiquement réduites dans l’approche utilitariste au profit d’une approche diachronique hégémonique. Ces activités – qui actualisent le caractère actif du passé, au quotidien ou rituellement (activités liées à la parenté, aux personnages valeureux ou prestigieux, etc.) – sont réduites à leur seule dimension imagée, rejoignant le monde de l’abstraction évoqué en début de texte ; leur effet stabilisant s’en trouve donc fortement réduit.
37Outre l’aspect temporel, dans l’article de F. Audigier, l’analyse ne s’étend pas à la question des relations autant qu’à celle des contenus en rapport au temps, mais c’est en quelque sorte le rôle de notre ouvrage d’ouvrir les perspectives sur cet aspect. En effet, si les recherches en didactique s’appuient pour beaucoup sur un matériau ethnographique, celui-ci concerne plus spécialement le contexte endogène des institutions d’apprentissage. L’apport de l’anthropologie quant à lui consiste à éclairer les questions éducatives en rapport à une compréhension élargie du social, en suivant notamment la constatation de Catherine Choron-Baix (2000 : 359) qu’une somme variable d’éléments est transmise « involontairement » lors du « procès de transmission » lequel ne peut être interprété de façon « exclusivement linéaire ».
38C’est en fait le terme même de transmission, avec le sous-entendu implicite de passation interindividuelle, qui fausse l’idée objective que l’on peut se faire de l’apprentissage des savoirs et des savoir-faire. Certains auteurs, comme Daniel Vermonden (2009), considèrent que tout apprentissage est nécessairement contextuel (ibid. : 226). Pour ce chercheur – qui inscrit son travail dans la lignée de l’école américaine de l’action située, elle-même issue des travaux de Lev Vygotsky –, la connaissance n’est pas acquise et conservée par des entités individuelles, mais développée et reproduite au sein de « communautés de pratique ». En reprenant ici cette perspective, il montre que, dans la communauté de pêcheurs indonésiens qu’il étudie, la stimulation et la participation motivent l’apprentissage et, simultanément, l’effort d’accès aux ressources qui permettent celui-ci au sein d’un groupe de pratique.
39Dans cette perspective, M. Bloch (1991) a montré en quoi l’anthropologie a un rôle important à jouer pour spécifier comment la cognition est utilisée dans un environnement social. Il a précisé plus récemment cette orientation générale (2006) en s’appuyant sur la théorie de l’esprit selon laquelle les comportements sociaux et cognitifs se modifient suivant ce que l’on sait que les autres savent de nous, soulignant par là qu’il ne saurait exister de contextes sociaux statiques ou stéréotypés.
40M. Bloch a tout d’abord développé une étude qui vise à contextualiser le rôle du langage dans l’acte d’apprentissage. Les résultats obtenus indiquent que la connaissance, la pensée et la compréhension générées par la pratique participent d’un apprentissage plus effectif que celui qui s’établit par un enseignement formel fondé sur le langage parlé (1991 : 186). De cette observation il déduit une constatation très importante suivant laquelle l’intégration effective d’un savoir ou d’un savoir-faire est liée à la capacité de construire un dispositif cognitif approprié pour traiter des questions d’une certaine sorte (ibid. : 188). Dans cette optique, l’apprentissage théorique apparaît comme un paravent qui camoufle le rôle de l’« imitation et de la tentative participante ». D. Vermonden arrive à des conclusions similaires. Ses observations indiquent que l’engagement collectif de durée significative favorise bien plus la transmission du savoir-faire que le simple échange verbal.
41Ces éléments nous permettent de mieux comprendre comment il peut s’établir un écart important entre le transmetteur et l’élève. Le premier est formé à ce point à maîtriser l’aspect formel que cet aspect est devenu, pour lui, complètement informel. Il l’a en effet déjà assimilé dans un sous-groupe qui a pris place de façon autonome dans son dispositif cognitif global. Devenu informel, l’élément intégré ne sollicite plus la pensée construite sur le modèle du langage, mais d’autres capacités qui se caractérisent par une forme d’automatisme réflexe, lequel ne garantit pas la qualité de la transmission ni, surtout, la qualité relationnelle attenante – deux éléments contribuant pourtant pour beaucoup à une pédagogie bien menée.
42La constitution de nouveaux dispositifs cognitifs apparaît ainsi liée non seulement à la relativisation de l’intermédiaire transmetteur (l’enseignant, par exemple) qui reçoit sa capacité de manier le savoir de façon extérieure et uniformément reproductible, mais aussi à la suppression des intermédiaires subalternes10 : l’écart qui s’établit de fait entre l’automatisme réflexe du transmetteur et la situation décontextualisée des receveurs n’est pas/plus compensé par les intermédiaires11. Les difficultés d’apprentissage pour les enfants et les personnes inadaptées ou mal préparées à la constitution de dispositifs marqués par le langage (et plus particulièrement le langage écrit) révèlent à ce niveau la mise en place d’un type de transmission sélectif qui instaure un recul accru vis-à-vis du monde des faits et des relations sociales de localité12. Celles-ci – comme évoqué ci-dessus – sont liées à la temporalité de par la réduction à la portion congrue du temps local d’échange social. Or, il apparaît bien que les systèmes relationnels décrits dans cet ouvrage révèlent un refus plutôt marqué de cette réduction, laquelle tend à séparer la personne de son environnement social, à l’individualiser en propre de façon relative (un tel isolement ne peut jamais être complet).
43Ma seconde observation est liée à l’intérêt du processus de transmission par le langage, dont M. Bloch (op. cit.) argumente qu’il induit la transformation des « concepts prototypes » en « concepts classiques ». Par-delà cet intérêt, je dois pousser l’analyse plus loin au niveau des implications sociales concomitantes. Si l’on fait de nouveau appel à l’article de Tiziana Leucci sur la danse des devadâsî, celui de Stéphane Rennesson sur les boxeurs de muay thaï, ou le mien sur la partie consacrée aux techniques du corps13, il apparaît qu’il s’établit une influence très forte – directe ou indirecte – des systèmes de transmission écrits sur des pratiques qui se perpétuent à la base dans un contexte d’oralité.
44Cette influence se traduit par une transformation globale vers une forme figée des expressions corporelles (séquençage des techniques, fixation des formes, spécialisation des registres, notamment) et de leur système de transmission (examens standardisés de façon plutôt endogène à l’institution concernée, statut formel du transmetteur, tutorat structuré, etc.). Il s’opère une perte similaire à celle que décrit Jack Goody (1994), concernant le passage d’un contexte de transmission orale à un contexte de transmission écrite, une perte de liberté dans la créativité, notamment. L’apprentissage attenant est – ici aussi – celui d’une prise de recul quasi systématique vis-à-vis de l’action perpétuée dans le cadre des différentes activités. Ceci implique une « simplification de l’action » (simplification des techniques corporelles de danse indienne ou des arts martiaux indonésiens, simplification relationnelle dans les écoles indonésiennes ou chinoises, etc.). Il semble même que cette simplification puisse être reliée à une prudence sécuritaire très marquée dans l’élaboration de cette action (entraînement physique moins lourd pour la danse et les arts martiaux, règles de combat compétitif visant à réduire les chocs physiques trop importants pour ces derniers, strict minimum d’investissement physique dans les activités scolaires14, etc.).
45En définitive, dans le prolongement de A.-G. Haudricourt qui observe que l’enseignement de la technologie, par les éclaircissements que celle-ci fournit sur les contextes culturels en cause, participerait de la lutte contre le racisme (1987 : 43), je dirai que l’étude des systèmes de transmission – dans le sens où elle porte à la fois sur une dimension réflexive, pratique et socio-culturelle – doit permettre d’atteindre une meilleure objectivité en matière de respect et de valorisation des savoirs et savoir-faire, celle en premier lieu de ne pas discriminer techniques et savoirs. Une telle approche participerait de la revalorisation des dimensions pratique et relationnelle des activités.
46Par rapport à ceci, les problèmes contextuels qui se posent localement dépendent en grande partie de référents extérieurs. Les articles que nous proposons ici décrivent différents agencements des relations qui s’établissent entre des modes de transmission de nature différente : ceux qui maintiennent ou s’efforcent de maintenir un climat relationnel valorisé et ceux, sélectifs – voire uniformisants ou élitistes –, qui forment des agents capables de s’adapter aux tensions non-contextuelles. Un cas de figure type en est l’instauration de l’anglais comme langue d’accès à l’éducation et formatrice d’une nouvelle élite indienne, telle que S. Berthet nous la décrit.
47Par rapport à ces expressions multiples de la dimension non formelle, l’anthropologie fournit des éléments comparatifs, ainsi que des pistes très intéressantes à suivre concernant la place de l’empathie dans les situations d’apprentissage : quelles différentes formes d’empathie impliquent différents types d’apprentissage ? Jusqu’à quel point l’activité corporelle sert-elle de support à l’intégration des savoirs et savoir-faire ? Différentes ethnographies indiquent ainsi que dans certains contextes sociaux les personnes et plus spécialement les apprentis développent des facultés d’observation active très étonnantes : ils observent et ils savent faire15. De telles aptitudes mériteraient d’être prises en considération dans leur dimension socio-cognitive.
48Depuis le début de cette introduction, les exemples du livre illustrant l’analyse de façon comparative, nous avons relevé plusieurs points notables. Le premier étant que le cloisonnement épistémologique des savoirs et des pratiques avait pour corollaires un affaiblissement de l’éthique vécue, ainsi qu’une forme de transmission valorisant le résultat au détriment de l’action contextuelle et relationnelle. Il apparaît ensuite que les modes d’apprentissage visant un gain d’efficacité introduisent un effet de distanciation entre les agents, non pas de distanciation hiérarchique, mais de distanciation en termes d’expérience et, donc, de motivation et d’intercompréhension, due à l’absence, relative ou absolue, d’intermédiaires de proximité. Dans ces mêmes systèmes, les éléments informels qui participent de l’acquisition des savoirs et des savoir-faire sont peu ou pas pris en compte ; outre la dimension relationnelle, cela comprend aussi la dimension pratique, comme si l’apprentissage théorique n’était pas une pratique en soi. Enfin, nous avons évoqué un aspect connexe des implications de ces modes formatifs : l’influence des modes de transmission fondés sur le support écrit vis-à-vis des autres modes ; elle tend à figer les formes et les modes relationnels, à simplifier l’action et à introduire des normes sécuritaires comportementales dont il conviendrait de mieux cerner les tenants et aboutissants pour en attester la validité effective au niveau social macro.
49Pour terminer cette approche analytique introductive, il va maintenant s’agir de voir comment s’organisent les relations intergénérationnelles en fonction des effets relevés de pressions extérieures.
Lien intergénérationnel et lien à l’espace
50Comme nous l’avons vu, certains des systèmes de transmission décrits dans l’ouvrage sont en partie marqués par la formalisation ambiante du « développement » des nations. Celle-ci imprime une forme d’efficacité qui tend à isoler la personne et imprime une tension dans le rapport au temps. L’effet produit sur l’activité relationnelle intergénérationnelle et l’appropriation du lieu16 ne peut se mesurer, quant à lui, en termes d’efficacité ; à ce niveau il s’établit une forme d’indifférenciation. Le résultat semble bien plutôt se traduire par une intensification des relations intragénérationnelles des élèves ou intracommunautaires du groupe concerné (isolement des jeunes Karen à l’école, des maîtres chanteurs chinois dans une maison du folklore, etc.). Toutes proportions gardées, dans ces cas de figure, les élèves se retrouvent dans une situation comparable à celle que l’on peut observer dans les pays dominés par l’économie politique (en particulier la France) : il leur est laissé une possibilité limitée de pouvoir se responsabiliser en participant activement à l’enseignement et en créant des activités par lesquelles ils peuvent vraiment s’approprier le lieu de façon positive.
51Nous connaissons les conséquences de cet état de fait : projetés dans un système socio-culturel intermittent, voire inhospitalier, les élèves produisent un mode de relations et d’activités autonomes potentiellement incontrôlable, car non reconnu et surtout non valorisé en tant que tel, ou très peu. Les lycées, les collèges et parfois même les écoles primaires françaises en sont un bon exemple, avec le cas extrême des banlieues17 (pour ne parler que de mon terrain d’étude, les institutions indonésiennes suivent aussi cette tendance depuis une quinzaine d’années). L’absence de repères socialement structurés et transmis apparaît intimement lié à ce phénomène de déresponsabilisation des jeunes vis-à-vis d’un mode de fonctionnement mal adapté.
52L’analyse de S. Rennesson sur la transmission des valeurs et des codes sociaux dans l’apprentissage de la boxe thaïe nous éclaire quelque peu sur ce point. L’auteur relève en effet une opposition entre rapport hiérarchique et rapport d’égalité, qui structure les relations maître-élèves et qui prolonge le respect habituellement voué aux aînés et au roi. Or, cette opposition coexiste avec des relations d’ordre équistatutaire, en l’occurrence celle du partenaire ou de l’adversaire de combat. Dans la perspective que j’élabore ici, cette constatation révèle un équilibre socialement médiatisé entre relations intergénérationnelles et intragénérationnelles.
53Ainsi, en Thaïlande, ces différents types de relation sont quotidiennement actualisés par des codes en matière de contacts corporels. C’est ainsi que la tête, qui ne peut jamais être touchée sauf en cas de relation intime ou de relation aîné vers cadet, peut être durement malmenée dans le cadre du combat qui, lui, se caractérise par un rapport équistatutaire. Des conceptions similaires sont répandues en Extrême-Orient avec différentes variantes. Ces codes relationnels concernent aussi le rapport au lieu. La perte de signes corporels de référence et de déférence – liée à une tendance récente à la dévalorisation des pratiques corporelles, comme je m’attache à le montrer dans mon article de contribution – joue un rôle certainement non négligeable dans ce processus, ce qui nous ramène à la séparation théorie-pratique évoquée plus haut.
54Ainsi, du point de vue de la non-appropriation du lieu par les élèves, il apparaît que l’éducation scolaire est aussi formelle, dans le sens où elle privilégie de façon poussée le point de vue extérieur et la modélisation. L’effet le plus immédiat de l’extériorité de référence et du programme imposé se traduit par une volonté d’« adultiser » les élèves. Ce processus opère d’une façon relationnelle unilatérale puisque, nous l’avons vu, l’essentiel des éléments à intégrer par les élèves est imposé de l’extérieur sous la forme de savoirs condensés et par le biais d’une transmission elliptique qui s’adresse très peu, voire pas du tout, à la corporéité des élèves.
55Cet aspect décalé, parfois contradictoire, produit l’effet inverse à celui recherché. En s’intéressant secondairement au potentiel propre des élèves, on ne leur inculque pas la responsabilisation sociale18, voire on leur inculque la déresponsabilisation. La leçon empirique que ceux-ci retiennent est la suivante : face à l’autorité ils doivent agir individuellement ou bien se regrouper d’une façon ou d’une autre. L’autorité ne se soucie pas de leur apprendre à participer « activement » à ce qu’elle semble néanmoins valoriser de façon théorique et dissociée : la relation certes, mais une relation adulto-centrée. Celle-ci est sous-tendue par le spectre de l’initiation rituelle : cela se passe comme si cette dernière, étant considérée comme abolie ou propre à des contextes exclusivement exotiques, reparaissait sous une forme résurgente, au caractère initiatique d’autant plus marqué qu’il est ignoré en tant que tel par ceux qui le mettent en place.
56En effet, comme nous avons commencé à le voir plus haut, ces derniers n’instruisent pas les élèves sur la finalité de ce que les systèmes de référence valorisent19. L’éthique sociale ainsi cantonnée au second plan s’élabore là où le système relationnel est le plus valorisé du point de vue interne aux élèves, c’est-à-dire au sein du ou des regroupement(s) qu’ils élaborent spontanément. Les cadres scolaires et les proches familiaux ferment eux-mêmes la porte aux rapports intergénérationnels valorisés en ignorant la valeur des intermédiaires et le point de vue interne des jeunes générations. La dévalorisation relationnelle intergénérationnelle étant instituée en norme dès l’école, on la retrouve ensuite dans toute la société avec une baisse élevée du niveau de connivence relationnelle entre générations. Autant de points qui ont été relevés par différents chefs de file nationalistes (cf. articles 6 et 8) et vis-à-vis desquels certains programmes scolaires subséquents se sont efforcés de remédier pour finalement ne plus pouvoir exister que dans le cadre d’une certaine élite, comme celle de l’école Santiniketan de Tagore en Inde (texte 8), ou bien celle des lycées d’excellence indonésiens dans lesquels les méthodes actives sont couramment utilisées (texte 6). C’est ainsi que les articles de contribution présentent des cas d’étude soumis à l’idéologie utilitariste, mais aussi des modes de réaction à celle-ci.
57De fait, la seconde tendance évoquée plus haut (celle qui valorise le relationnel et le contextuel), si mise à mal qu’elle soit dans les contextes que nous vous présentons, n’est nullement devenue inactive. De même que Mauss relevait en contexte individualiste l’omniprésence maintenue du mode d’échange spontané échappant au seul registre économique, la relation reste au cœur des contextes formatifs décrits. Nous retrouvons d’ailleurs l’influence de cette perspective analytique dans les travaux de recherche en didactique : à l’origine centrés sur la personne et le savoir, ils ont élargi leur perspective pour s’intéresser à l’environnement social et humain des élèves, en faisant notamment appel à des travaux d’anthropologues20 (Caillot et Maury 2003).
58Cette perspective qui s’élabore depuis les années 1980 laisse entrevoir un possible changement de l’approche pédagogique empirique vis-à-vis des élèves et du rapport au savoir, mais il s’agit de toute évidence d’un processus sur le long terme dont il est difficile de prévoir l’aboutissement tant le poids des mécanismes d’institutionnalisation et des habitudes sociales se fait sentir21. Il en va autrement des faits de transmission présentés ici, puisqu’ils s’appuient – comme nous allons le voir à la lecture des textes – sur des conceptions et une pratique bien plus dynamiques en matière de relation et d’adaptation contextuelle.
59L’analyse en filigrane des contributions révèle ainsi deux processus parallèles : celui qui – suivant les cas de figure propres à chaque contexte étudié – saisit une dynamique de transposition des contenus d’apprentissage notamment liée aux échanges socio-économiques contemporains, mais présente des modes relationnels et des valeurs qui maintiennent actifs les rapports locaux (lycées d’excellence indonésiens, école coranique indonésienne, apprentissage scolaire de l’écriture chinoise, pêche au requin en Indonésie de l’Est, muay thaï) ; celui qui pousse à prendre en compte le contextuel dans des systèmes de transmission dont l’expérience des décennies passées à montré qu’ils étaient trop mécaniques, car trop influencés par les modèles utilitaristes (écoles primaires karen, écoles d’arts martiaux sportives indonésiennes, lycées « ordinaires » indonésiens, danse classique javanaise).
60Il reste à savoir si cette prise en compte présage, ou non, une réintroduction plus générale de la dimension contextuelle (en particulier dans les organisations très formalisées), tant au niveau des contenus qu’au niveau relationnel. Une étude plus serrée des raisons socio-économiques et socio-politiques concomitantes nous permettrait d’y voir plus clair sur ce point. L’exemple des Karen de Thaïlande présenté par A. Pessès est très parlant à ce titre. La prise de conscience des autorités thaïlandaises quant à la propre richesse du patrimoine socio-écologique national est liée à la grave crise économique de 1997. Pourtant, même si la revalorisation de la culture et des savoir-faire karen s’inscrit dans une politique générale visant à minimiser la dépendance (à l’échelon national) vis-à-vis des partenaires économiques extérieurs, il n’en demeure pas moins que les activistes et les ONG de terrain ont pris du jour au lendemain une importance et un poids plus marqués. Qui sait si en Europe occidentale, suivant une logique similaire, les effets d’une crise économique prononcée n’auraient pas pour conséquence de renforcer davantage les réseaux néo-ruraux et les pratiques micro-économiques alternatives locales ?
Perspectives
61Pour nous résumer, ce qui est au cœur de l’anomie dans les procédés de transmission peut se ramener à une simple question d’écarts, tous en corrélation les uns avec les autres. Il est difficile, voire vain, de vouloir donner un ordre et un lien de causalité à ces écarts. C’est la comparaison qui permet de les mettre en perspective. Par rapport à la question d’apprentissage stricto sensu, l’adéquation de base concerne l’écart qui existe entre les enseignants et les élèves, entre les experts et les apprentis.
62Dans le prolongement de l’observation de M. Bloch sur l’élaboration de « dispositifs cognitifs » qui débouchent sur une maîtrise non linguistique des connaissances, et dans le prolongement des travaux de M. Mauss (1936) et de ceux de P. Bourdieu (1972) sur l’habitus, nous pourrions parler d’« habitus socio-cognitifs » (HSC). En effet, comme nous l’avons vu, l’écart en matière de savoir se conjugue à un écart en matière d’expérience (sauf exception). Ces écarts, lorsqu’ils sont trop importants, peuvent conduire à une mauvaise compréhension mutuelle entre enseignant et enseigné.
63Par rapport à cela, les intermédiaires contextuels compensent les lacunes relationnelles tout en créant de l’échange socialisant qui favorise ou conditionne l’apprentissage. L’écart d’HSC s’accompagne de la diminution ou de la disparition de ces intermédiaires, ce qui induit un écart relationnel consécutif. Il s’accompagne aussi d’un rapport au temps marqué par le poids conséquent du futur des échéances présentées comme utilitaires, un temps imposé et subi. Ce rapport au relationnel et au temps rend l’espace non convivial et introduit une relation indifférenciée ou tendue avec le lieu d’activité. Les contextes formels se caractérisent aussi par un écart marqué avec l’environnement social (famille, amis, voisins, etc.). L’intégration de cet ensemble de tensions devient un habitus en soi qui induit à son tour un écart intergénérationnel.
64Les développements qui précèdent et les textes de ce recueil montrent que la connaissance abstraite et cumulative, liée au support écrit, suit les mêmes principes de transmission que la connaissance pratique, à savoir qu’elle s’opère mieux lorsqu’elle s’inscrit dans un contexte relationnel homogène avec un rapport qualitatif au temps et à l’espace. Elle est en fait une forme spécifique de connaissance pratique, mais qu’on reconnaît rarement comme telle. Simplement, son caractère en partie désincarné, conjugué à un rapport utilitaire au temps et au lieu, conduit facilement à opérer des raccourcis dans les procédés d’apprentissage, lesquels raccourcis sont à l’origine des écarts relevés. Ils introduisent de l’anti-relationnel.
65L’intérêt de cet anti-relationnel relatif, mis en évidence par la comparaison, est son effet pacifiant. En moralisant le comportement, et en subordonnant la dimension pratique, il détourne les agents de l’action physique conflictuelle. Néanmoins, comme nous l’avons vu, les effets conflictuels, s’ils ne sont plus immédiats, sont projetés dans des secteurs sociaux spécialisés ou marginalisés.
66Les questions d’importance qui se posent alors sont, me semble-t-il, les suivantes.
67Est-il possible d’instaurer une qualité en rapport au relationnel, au temps et à l’espace par une politique éducative et économique adaptée ? Est-ce, surtout, possible d’y parvenir sans périphériser les effets néfastes : banlieues survoltées, guerre économique, destruction des environnements ? Les habitus socio-cognitifs et socio-relationnels élaborés dès l’époque des Lumières et la révolution industrielle le permettent-ils ? À la lumière des exemples qui suivent, il me semble qu’une prise en compte sérieuse du contextuel dans le processus d’apprentissage aurait un impact décisif par rapport à une telle réorientation. Ceci induit la nécessité de définir le contextuel de façon appropriée, ce qui est une tâche compliquée, mais pour laquelle les différentes disciplines travaillant sur l’éducation et l’apprentissage me semblent bien armées, si elles parviennent à unir leurs efforts.
68Dans cette optique, plutôt que d’établir une ségrégation entre des savoirs dits théoriques et des savoirs dits techniques, ne faudrait-il pas davantage se préoccuper du rôle des intermédiaires ? Reconnaître par exemple une place aux meilleurs élèves qui interviennent dans le processus d’apprentissage, non pas en les isolant, dans une visée élitiste, pour les rassembler entre eux, mais en leur permettant d’intervenir de façon active dans le processus concerné. Des éléments récents du système formatif moderne tels que la VAE (valorisation des acquis de l’expérience) ou les diplômes professionnalisants du supérieur indiquent un changement quant au rapport global à la valeur de l’expérience et à la dimension technique. Il reste à savoir si la dimension relationnelle et contextuelle peut à terme, elle aussi, être revalorisée.
69D’une manière générale nous avons beaucoup tardé, et c’est un euphémisme, à accorder une place aux aspects informels de l’éducation. Or, c’est bien avant tout d’eux que dépend la qualité de notre mode de vie en société.
Présentation des textes
70Les textes proposés illustrent chacun à leur façon un mode relationnel particulier qui s’adapte à des rapports d’altérité plus ou moins marqués.
71Le texte de Daniel Vermonden introduit ce recueil en nous proposant une réflexion poussée sur les questions d’apprentissage. L’auteur s’appuie sur les longs terrains d’observation participante qu’il a effectués concernant les modes de transmission et d’apprentissage autour de l’activité de pêche d’une communauté de l’île de Buton, en Indonésie. Comme je l’ai évoqué un peu plus haut, les exemples ethnographiques qu’il donne, confrontés à différentes approches théoriques, lui servent de base pour reprendre la notion de « communauté de pratique », développée par Étienne Wenger, et critiquer les interprétations en termes d’« apprentissage individuel » et, plus largement, les interprétations qui réduisent la transmission à un transfert de contenu.
72Suivant l’analyse de D. Vermonden, la stimulation qui accompagne l’acte de participation conduit nécessairement à l’intégration de connaissances propositionnelles. Le contenu tel qu’il est acquis ne peut donc être considéré en dehors du contexte socio-relationnel qui le fait exister ; il parle à ce sujet de « découverte guidée ». Il y apparaît que c’est essentiellement par l’engagement collectif de durée significative que se transmet le savoir-faire, bien plus que par l’échange verbal. L’auteur analyse alors les implications de cette constatation sur plusieurs niveaux : le rapport qui s’établit entre perception et nomination, les effets produits en cas d’utilisation d’une nouvelle technique et, enfin, la place du chercheur et la conduite à adopter face à ces processus relationnels complexes.
73Le texte de David Gibeault présente lui aussi des avancées réflexives qui étoffent ce recueil. Il les établit sur la base d’une perspective macro des conditions de transmission d’un savoir-faire très valorisé dans le village Wujiagou du Centre Chine, celui des maîtres de chant. L’auteur nous expose tout d’abord une approche conceptuelle du temps dans laquelle synchronie et diachronie coexistent. Il nous décrit un registre temporel au sein duquel les choses sont perçues comme stables et dans lequel s’inscrit le système de parenté local, lequel encadre et englobe la transmission du savoir-faire des maîtres de chant. En rapport avec cette continuité sociale et temporelle, il nuance la temporalité historique telle qu’elle est centrée sur la « situation de l’historien » en montrant à la fois que l’histoire comme « mode d’être de l’empiricité » n’est pas l’apanage exclusif des sociétés européennes et que le passé peut organiser la vie sociale présente en dehors de « considérations causales ou mécaniques » dans ce qu’il appelle une « histoire constitutive ». Celle-ci comprend des faits et des événements qui expriment une « continuité de transmission » et qui composent une « chaîne » ; les différentes chaînes impliquent des temporalités et des points de vue différents – ceux, par exemple, des relations de parenté restreinte, de filiation, de liens intergénérationnels, d’alliance, et de parenté générale –, mais faisant système tout en intégrant l’altérité.
74L’auteur nous montre comment la formation des maîtres de chant s’inscrit dans cet espace social, et le rôle que ceux-ci y tiennent. Il y décrit en particulier l’opposition qui s’établit entre d’une part le rôle actif des maîtres de chant dans les activités et les échanges rituels de deux villages de la région des Monts Wudang et d’autre part les politiques culturelles de sauvegarde des chants et récits traditionnels ou de promotion touristique des Monts Wudang. La perspective rituelle villageoise, qui intègre l’altérité à chaque niveau de son système religieux et cérémoniel, se voit ainsi en partie mise en cause par l’imposition d’une histoire officielle de la région. Cette histoire instaure une réification des frontières spatiales et temporelles comme une vitrine qui ne reconnaît qu’une altérité externe et non une altérité constitutive. Une perte tangible sur les processus de transmission – soulignée par l’auteur – étant que la dimension éthique devient extérieure aux modes relationnels et à l’organisation sociale, elle n’est plus incluse dans la relation. L’autre perte tangible est la dévalorisation, voire la disparition des intermédiaires relationnels locaux.
75Les modes de « réhabilitation » des peuples dits périphériques peuvent revêtir moult aspects. Ainsi, la boxe thaïe dont nous parle Stéphane Rennesson donne l’occasion aux paysans issanes – du Nord-Est thaïlandais – de participer activement et numériquement à l’engouement que suscite ce sport national.
76L’entraînement dans le « gym » – décrit méthodiquement – ressemble pour beaucoup à celui de la boxe anglaise. Néanmoins, l’analyse révèle une pratique organisée autour de deux éléments saillants de la société thaïe : la philosophie bouddhiste de l’impermanence et la structuration de la sociabilité suivant une paire d’oppositions. La première de ces oppositions, « hiérarchie/égalité », structure les rapports « maître-élèves » dans le prolongement des relations aux aînés et au roi, elle a pour corollaire la relation équistatutaire qui s’établit avec le partenaire ou l’adversaire de combat. La seconde, « intimité/altérité », exprime une succession de décalages et d’ajustements réciproques des principes de déférence en matière de contacts corporels et d’orientation haut/bas. C’est ainsi, comme nous l’avons vu, que la tête ne peut être touchée en contexte de relation ordinaire, peut être effleurée en cas de relation intime ou de relation d’un aîné vers un cadet, peut enfin être durement malmenée dans le cadre du combat.
77Ces différents critères qui sont mobilisés par les Thaïs dans la gestion quotidienne de la « face » prennent une dimension particulière chez les pugilistes. Ils en viennent même à s’exprimer en termes d’inversion symétrique lorsque par exemple, le pied, partie la plus impure, est utilisé pour frapper le visage de l’adversaire.
78Les boxeurs sont confrontés à la dureté de la pratique et à l’âpreté de la sélectivité pour les combats et les gains liés aux paris. Ils se trouvent néanmoins engagés dans un processus de socialisation dont la dimension éducative diffuse et informelle est imprégnée des modes d’interactions valorisés localement. L’apprentissage s’inscrit ainsi dans le cadre d’une échelle sociale qui dépasse de beaucoup la simple relation maître-élève.
79Le texte de T. Leucci, qui porte sur l’adaptation moderne et contemporaine de la danse des devadâsî, décrit en premier lieu un art rituel dont les cultes et les activités sont intégrés au principe d’autorité royale. L’influence de la morale britannique et la volonté de moderniser l’État-nation ont ensuite joué un rôle déterminant sur le devenir de la pratique, laquelle finit par échapper complètement aux devadâsî, à leurs maîtres et à leurs clients, pour se retrouver – épurée en profondeur – dans les mains des jeunes filles de la bourgeoisie montante, tenant lieu de dot de mariage. Une description ethnographique comparative nous indique comment se traduisent les modifications d’ordre pratique du système d’apprentissage actuel par rapport au système en cours à l’époque des devadâsî. Cet apprentissage est mis en perspective avec le système de relations et les questions de rapport au temps et à l’espace.
80Le cinquième texte introduit la partie consacrée à différents contextes scolaires. À travers l’apprentissage de l’écriture dans les écoles primaires, Gladys Chicharro met en relief la perduration de conceptions et d’un mode d’existence proprement chinois qui semble défier le temps et les variations socio-politiques et économiques. Il apparaît en effet que l’incorporation des caractères chinois active à elle seule une palette de références socio-cognitives multimodales qui en dit long sur la spécificité chinoise. L’idéogramme lui-même se présente comme une unité socio-cosmique au travers de laquelle le lien des ancêtres à la nature se prolonge dans le temps. Ceci se traduit dans la pratique par le fait que l’apprentissage du caractère ne se limite pas à une relation tripartite « vision-main-cerveau ». La référence aux techniques de calligraphie indique explicitement que le corps dans son intégralité perceptive, motrice et relationnelle (à l’environnement) participe activement du travail d’écriture. L’ethnographie nous montre comment l’apprentissage scolaire intègre ces données de différentes façons et comment l’unité des activités corporelle et mentale se cultive dans ce contexte.
81Dans mon article de contribution, j’ébauche un essai sur la complémentarité des pratiques formatives en Indonésie. Le texte décrit en premier lieu les conceptions traditionnelles javanaises en matière d’apprentissage, puis la formation du système scolaire moderne, avec notamment l’évocation des idéaux éducatifs des premiers nationalistes. Je présente alors l’ethnographie comparée de différents lycées contemporains de la région de Yogyakarta (Java Centre), ainsi que d’une école coranique de Java Est. Il y apparaît que l’entretien d’un système de relations intra- et intergénérationnelles, s’accompagnant le plus souvent de méthodes actives, participe à la fois non seulement de l’équilibre des élèves, mais aussi de leur réussite scolaire formelle.
82La seconde partie du texte décrit différentes activités formatives de Java Centre : l’initiation rituelle, les arts martiaux et la danse, notamment. Une partie de ces activités figurait au programme des cursus scolaires élaborés par les nationalistes d’avant-guerre. Nous verrons comment elles ont finalement perduré dans et hors le cadre formel de l’école, révélant la nécessité de maintenir un rapport à l’action sans cloisonner le corps, l’esprit et la relation sociale les uns des autres. Les deux idées développées sont d’une part qu’il est possible, et même aujourd’hui particulièrement nécessaire, de s’intéresser à autre chose qu’aux seuls contenus d’apprentissage. L’autre argument suggère de prendre en considération les différents contextes formatifs valorisés pour mieux comprendre la dimension sociologique et la complémentarité des uns et des autres.
83Abigaël Pessès nous montre ensuite comment les Karen, auprès desquels elle a vécu, gèrent la scolarisation forcée à laquelle les soumet le gouvernement thaïlandais. Les Karen dont il est question dans le texte en viennent presque à inverser le jeu en obtenant que leur propre patrimoine socio-culturel soit pris en compte dans le mode de formation qui se met en place. L’auteur nous décrit dans le détail le dialogue et les compromis qui se font de part et d’autre – avec l’intervention notable d’une ONG – pour conclure à une réhabilitation partielle des peuples montagnards, traditionnels boucs émissaires des Thaïs des plaines. En effet, outre les cours concernant les savoirs littéraires et naturalistes que donnent les Karen à l’école primaire, ces derniers sont aussi mis à contribution dans le cadre d’une politique nationale de préservation du patrimoine naturel forestier, avec une convergence des pratiques religieuses karen, chrétiennes et bouddhistes. Ils sont de plus impliqués de plain-pied dans le tourisme folklorique et participent ainsi au processus général de patrimonialisation mis en œuvre à l’échelon de la nation.
84Le texte de Samuel Berthet clôt la série en dressant un ensemble de repères historiques qui nous montrent l’impact du colonialisme en Inde sur le plan éducatif et sur la volonté subséquente – malgré de nombreuses oppositions – de développer la technologie moderne et l’industrie après l’indépendance. L’analyse propose une interprétation du développement continu de l’anglais en termes d’acculturation linguistique en milieu scolaire et académique. Se situant à l’opposé du projet éducatif de Gandhi, cette « acculturation » s’accompagne d’une sélection marquée des élèves. Elle s’accompagne aussi de la formation d’un système qui déprécie le cadre rural et dévalorise le potentiel de connaissances et de pratiques que ce dernier développe. Ainsi se reforme une élite « rompue » à l’anglais et marquée – ici aussi, comme cela apparaît dans le texte de T. Leucci – par l’éthique « puritaine » britannique. Les supports pratiques et référentiels de cette élite sont en partie reformulés, mais ne semblent pas remettre profondément en question le mode relationnel hiérarchique indien, si ce n’est par la mise en avant accrue des lettrés qui se sont le mieux adaptés à l’utilisation systématique du support écrit.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cf. notamment de Coppet (1992).
2 C’était du reste le point de vue des philosophes grecs de l’antiquité, comme l’a montré Pierre Hadot (1995).
3 Pour s’en donner une idée, dans une perspective plutôt philosophique, on peut se pencher un instant sur l’histoire de la dextérité du cuisinier Ding qui dépèce un bœuf devant les yeux émerveillés de son prince (cf. Billeter 1984 et voir texte de G. Chicharro).
4 C’est un processus similaire que révèle Max Weber (1967) en montrant comment les adeptes des pratiques ascétiques des sectes protestantes – inspirant la confiance par leur réputation d’honnêteté – ont contribué au développement de la thésaurisation bancaire et de l’investissement financier capitaliste, pour finalement voir leurs successeurs se détourner de leur praxis cultuelle de départ. Ce paradigme épistémologique a aussi été relevé par Claude Lévi-Strauss, qui parle d’activité « symbolique » pour ce que je viens de nommer le monde des idées. Pour lui, ce registre d’activité n’est pas foncièrement séparé du monde des faits, il introduit ainsi la notion d’« efficacité symbolique » (1958 : 213-234) qu’il reprend de Marcel Mauss (1936). Poussant plus loin l’analyse, Louis Dumont (1985, en particulier : 44-45, 271-272, 303-304) montre comment l’idéologie moderne sépare les idées des valeurs et les valeurs (y compris morales) des faits.
5 Différents auteurs (Sigaut 1991, indirectement Goody 1994 et Bloch 1991) ont abordé le thème du rôle de l’intentionnalité en rapport aux problèmes de transmission. Pierre Bourdieu, mettant en question l’autonomie de l’individu agissant dans le cadre d’un rationalisme étroit (1994 : 9-10), a consacré un développement à la tendance objectiviste, laquelle pour lui « réside dans l’incapacité de penser la parole et plus généralement la pratique autrement que comme exécution » (1972 : 248). Dans le contexte éducatif, la constatation attenante de Bourdieu est que les examens et les concours ne sont pas seulement des garanties de compétence technique, mais aussi des certificats de compétence sociale (1994 : 42). C’est pour lui dans cette perspective que s’établit un écart important entre la conception utilitariste – qui subordonne la dimension pratique des actions aux objectifs visés – et la réalité des faits. S’appuyant sur Husserl, il montre qu’il existe effectivement un futur potentiel par rapport auquel nous pouvons établir des projets, mais aussi un futur immédiat dans lequel s’incarnent nos actes spontanés tels qu’ils sont fondés sur l’expérience antérieure. Les conduites humaines posent ainsi continuellement « des futurs qui ne sont pas visés comme futurs » (ibid. : 154), un aspect primordial que les conceptions utilitaristes n’intègrent pas, selon lui, dans leurs visées mécanistes. De récents travaux de didactique (Audigier 2007) portant justement sur les questions de temporalité soulignent l’impact de l’effet rétroactif des examens sur les pratiques scolaires (ibid. : 19) ; sur ce point, voir aussi un peu plus bas.
6 Différentes pratiques sociales témoignent de ce processus, il y a notamment celle de l’évolution des corpus des noms de personnes. À ce sujet, voir de Grave « à paraître » et Chave-Dartoen, Leguy, Monnerie « à paraître ».
7 Là encore, je vous renvoie au travail de B. Martinelli (ibid.), et plus spécialement aux pages 26-29 pour un exemple type d’accès et surtout de participation de plein droit, similaire à celui que décrit D. Vermonden dans ce livre.
8 On peut par exemple se référer au texte de Sophie Lewandowski (2007), laquelle utilise l’expression « savoirs métissés » pour parler des différentes influences que l’on trouve dans les écoles primaires du Burkina Faso suite à l’introduction de la pratique scolaire occidentale lors de la période de colonisation (la pratique scolaire y constituant un « mode éducatif marginal » qui concerne deux enfants sur dix).
9 Cette richesse diffère selon les cas. À titre d’exemple, on peut se référer aux propos des lycéens indonésiens que je rapporte dans mon texte de contribution. Ils disent apprécier l’apport du contact avec des camarades de cultures différentes, mais il s’agit là de régions culturellement très différenciées dans lesquelles la langue régionale est en général la langue maternelle. Accompagnant la langue, les pratiques sociales sont elles aussi très marquées, bien plus que dans un contexte linguistiquement unifié.
10 Les intermédiaires peuvent parfois faire partie du processus de transmission formel, c’est le cas par exemple des assistants. Ils peuvent aussi se révéler au cours du processus de transmission et participer de celui-ci, c’est ce qu’on appelle dans certaines méthodes pédagogiques (la méthode Freinet, notamment) le système de tutorat, lequel peut se subdiviser en tutorat spontané et tutorat structuré. Ces cas demeurent très ponctuels en contexte formel.
11 C’est du moins ce qui apparaît lorsque l’on observe le processus de transmission là où il se produit localement. Cependant, si on l’observe dans son intégralité sociologique, d’autres types d’intermédiaires interviennent de façon indirecte, ceux qui relaient les options « centralisantes » – formelles ou spontanées – du réseau concerné : rituelles, ministérielles (éducation, culture), sportives, pari organisé, politiques linguistiques ou tendances langagières. La réification relationnelle au niveau local apparaît donc comme concomitante à l’introduction d’une forme relationnelle décalée dans l’espace, donc dans le temps.
12 À titre d’exemple, J.-P. Filiod (op. cit. : 586) en évoquant le cas récurrent des enfants amérindiens silencieux à l’école cite l’enquête de Susan Philips (publiée en 1972), laquelle a montré que dans leur milieu communautaire les activités étaient généralement ouvertes à tous et rarement organisées et dominées par une seule personne, comme c’est le cas dans l’enseignement scolaire, ce par quoi elle explique leur mutisme une fois qu’ils se trouvent projetés dans cette situation nouvelle pour eux.
13 Voir aussi de Grave 2001, 2007, 2008 et les références 1996, 2000, 2001b et 2003 dans l’article de contribution.
14 Cette prise de recul implique un rapport dissocié à l’action, comme pour limiter l’intensité de celle-ci et les risques concomitants. Les risques visés sont essentiellement d’ordre physique car le conflit moral reste omniprésent dans les relations quotidiennes marquées par l’égalitarisme relationnel et les rapports de compétitivité. La volonté de limitation des risques ne prémunit pas non plus contre la résurgence du conflit physique (violence urbaine, destruction de l’écosystème, course à l’armement, guerre civile, idéologique ou économique, etc.).
15 Outre les textes de Martinelli (op. cit.), Vermonden (op. cit.) et Collomb (2008), voir aussi celui de Chamoux (1986 : 226), ou encore « Le point de vue d’un nattuvanâr » dans le texte de Leucci.
16 Appropriation dans le sens de s’y sentir suffisamment comme chez soi pour y enseigner ou y recevoir avec satisfaction les activités qui y sont perpétuées.
17 Sur la transposition de systèmes de valeurs opposés dans le contexte extrême de la banlieue, on consultera avec profit André Iteanu (2000).
18 Celle qui émane du texte de D. Vermonden (2009) ou – de façon plus évidente encore – de celui de B. Martinelli (op. cit.) où l’on voit de jeunes enfants accomplir des tâches complexes de façon autonome, sans être encadrés par des adultes.
19 En étudiant la relation des différentes institutions entre elles, Yves Chevallard (2003) souligne le fait qu’une discipline donnée avant d’être représentée à l’école passe par un nombre important d’institutions et subit un processus de réification qui fait perdre de vue le sens premier de la raison d’être de cette discipline, ainsi coupée « des questions vives » de la vie en société (ibid. : 100-101). Dans ce processus, dans lequel les moyens sont mis au premier plan au détriment des fins (ibid. : 101), le rapport au savoir devient ainsi fondamentalement extrinsèque (ibid. : 103), situation que l’auteur estime « culturellement schizophrénogène » pour l’élève, « pris qu’il est entre deux vérités qui ne se négocient pas plus l’une que l’autre – celle de l’École, celle du monde (la famille, la bande de copains, etc.) » (ibid. : 101).
20 Celui de Mary Douglas sur les « institutions » (1999) en particulier.
21 Cette inertie constitutive participe d’ailleurs du caractère indéterminé du futur des modèles utilitaristes évoqués en début d’introduction.
Auteur
Est maître de conférences habilité à diriger les recherches en anthropologie à l’Université de Provence et membre de l’Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est (IRSEA, UMR 6571, CNRS-Université de Provence). Il a séjourné pendant plus de six ans en Asie du Sud-Est, la plupart du temps à Java. Il mène des recherches sur les rituels javanais – plus particulièrement l’initiation rituelle –, sur l’éducation en Indonésie, sur les pratiques corporelles et artistiques en Indonésie et en Malaisie, avec un intérêt marqué pour les processus de transmission et d’apprentissage.
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