Préface
Le silence des aînés
p. 7-25
Texte intégral
1Les travaux rassemblés dans le présent ouvrage sont tous consacrés à l’éducation en Asie orientale et méridionale. Tous sont des enquêtes menées par de jeunes chercheurs dans un domaine où longtemps l’anthropologie s’est peu investie. Et on connaît la principale raison de ce relatif « évitement » : l’enfant, surtout dans les sociétés où la sphère privée est difficile à différencier de la vie communautaire, dès ses premiers instants est pris dans ce « tout » qui façonne ses premières expériences. L’analyse des représentations et des pratiques sociales instituées commande donc celle des apprentissages, tenue pour seconde par rapport au fait premier des institutions. Mais il se trouve que les anthropologues, dans la période de remise en cause que traverse leur discipline, prennent de plus en plus comme thème central de leurs recherches les situations de transition, de transformation, de « métissage », liées d’abord à la décolonisation puis aux migrations, qui sont aussi nécessairement des situations d’apprentissage. Et par ailleurs, la scolarisation, d’abord perçue comme altérant les « autres » cultures qu’on voulait connaître « en elles-mêmes », a cessé d’être considérée en quelque sorte comme une perturbation méthodologique pour être redécouverte comme une institution au sens pleinement anthropologique du terme.
2Parmi les raisons qui donnent à ce domaine de l’anthropologie de l’éducation et des apprentissages un intérêt théorique majeur, on doit également signaler le fait qu’on ne peut y éviter la rencontre de différentes disciplines. Les liens étroits entre anthropologie, histoire et linguistique ne sont pas surprenants, ceux que Jean-Marc de Grave établit avec la didactique des disciplines sont plus rarement faits. L’anthropologie ne peut pas se satisfaire du cloisonnement, elle est inévitablement conduite à rencontrer quelques questions philosophiques majeures, dont je retiendrai surtout celle de l’action et de la représentation qui passe généralement pour opposer la « philosophie orientale » et la « nôtre », mais qui travaille cette dernière en profondeur bien plus qu’on le reconnaît habituellement.
3Les huit monographies du présent recueil sont consacrées à l’Inde, à la Chine, à l’Indonésie et à la Thaïlande. Il s’agit à chaque fois, comme l’impose la méthode ethnographique, d’une enquête singulière tant par le questionnement personnel, le style et le cheminement de chacun que par l’objet même de l’enquête : des savoirs et savoir-faire à chaque fois différents : pêche, danse, boxe, arts martiaux, écriture, chant ; différents aussi par leurs modalités de transmission : famille, maîtres traditionnels, institutions scolaires publiques ou privées. Les angles sous lesquels on peut les envisager et les questionner sont tout aussi divers. Ici il s’agit des « secrets de famille », ailleurs des pratiques de distinction des nouvelles classes dirigeantes, mais un peu partout du nationalisme, du respect du maître et de discipline corporelle. Il est incontestable en effet que de la confrontation de ces monographies émergent des tendances et des questions communes.
4Les recherches récentes rassemblées ici analysent de façon minutieuse comment les pratiques de l’éducation formelle, souvent importées ou imposées d’en haut, s’insèrent dans des contextes relationnels qu’elles perturbent et qui les affectent aussi en retour. On peut dire, en résumé, que les travaux regroupés ont pour thématique commune : comment l’institution scolaire s’insère-t-elle dans un contexte plus englobant et en quoi les processus de formalisation, de standardisation introduits par l’institution scolaire modifient-ils les formes mêmes de la transmission et les valeurs ?
5Cela ne veut pas dire que la signification des modalités de transmission et d’apprentissage soit « déductible » de ce que l’État et l’école, institutions solidaires, imposent. D’autant que la scolarisation n’a pas partout la même logique ou les mêmes effets. Comme le montre excellemment l’ethnographie de l’école chinoise présentée par Gladys Chicharro, si celle-ci partage avec l’école française le centralisme étatique et l’importance de l’écrit, c’est dans une conception très différente de la « discipline corporelle », du geste et de la représentation.
6Toute communauté locale, depuis que la carte du monde a perdu son mystère, « appartient », qu’elle le sache, qu’elle le veuille ou non, aujourd’hui à un État, mais le rapport à l’État est un rapport très variable tant du point de vue individuel que du point de vue collectif, qui peut aller de l’identification et de l’adhésion intenses à la défiance et à l’hostilité tout aussi intenses, ou à une indifférence d’autant plus grande que les contacts réels sont limités ou aléatoires. Et les ethnologues ne se sont pas non plus tous attachés à étudier cette relation avec la même conviction. Jadis, beaucoup même ont soigneusement tenté de dégager les « vraies » données ethnographiques des influences dissolvantes de l’occidentalisation par l’école. Mais les réticences de beaucoup à analyser l’éducation dite scolaire ou formelle, revenaient ipso facto à lui accorder une grande importance du point de vue anthropologique ; en effet, l’éducation scolaire s’étant trouvée associée à la colonisation, ne pouvait être coupable d’accomplir la « domestication de la pensée sauvage » qu’à condition d’en être « capable ».
7Jack Goody, en donnant ce titre, il y a maintenant un peu plus de trente ans, au remarquable (et très remarqué) ouvrage rapidement traduit en français en 1979 sous le titre de La Raison graphique dans lequel il analysait les liens entre la naissance de l’État et l’« invention de l’écriture », conférait au contraire à la conjonction de l’État et de l’écriture dont est issue l’école toute son importance anthropologique. Il y mettait en évidence la constitution d’une classe, d’une « caste » particulière, celle des scribes ou des clercs, dont le système chinois de recrutement par concours de ses mandarins constituait un modèle particulièrement élaboré. Ce faisant, il montrait tout ce qui, déjà dans les sociétés orales, anticipe cette fonction du « lettré », de l’« intellectuel », celle du sage qui fait autorité et dont le savoir et l’expertise sont de l’ordre du secret et de l’initiation et, réciproquement, ce qui restait et reste d’oralité dans les civilisations de l’écriture, comme par exemple les usages « magiques » de l’écriture et comment l’esprit d’« orthodoxie » dépend de la rigidité physique du texte et de sa relative extra-temporalité. Il explorait par ailleurs les incidences cognitives de l’espace graphique, qu’il s’agisse des algorithmes de la multiplication ou de l’influence des listes dans la catégorisation1. Il explorait donc bien le « formel et l’informel » en éducation comme deux pôles inséparables, mais dont les modalités et les hiérarchies sont éminemment variables.
8Dans son introduction, Jean-Marc de Grave se demande « en quoi l’éducation au sens large construit le social », une question radicale qui nous ramène au sens même de paideia en grec ancien (« culture » et/ou « éducation »). Mais, si tout est « éducatif » du fait même de la continuité de la vie sociale, il y a lieu cependant de distinguer le formel et l’informel, une distinction devenue conventionnelle dans les organismes internationaux mais que J.-M. de Grave s’emploie à retravailler, en quelque sorte à « revitaliser » à partir des deux axes de la socialisation (ou « aspects relationnels ») et du contenu des apprentissages. Ils sont certes repérables dans toute activité humaine, mais la leçon que J.-M. de Grave tire de la confrontation de l’ensemble qu’il a su réunir n’est pas triviale : « Plus les modes de transmission se formalisent, plus se distendent leurs relations au contexte social de proximité. » Et si l’école constitue « un cadre de transmission autonome », ses pratiques « se perpétuent à la base dans un contexte d’oralité ».
D’un côté, un contexte de densité relationnelle dominé par l’oralité et les références religieuses. De l’autre, la délocalisation, par exemple, dans le cas des arts martiaux, le responsable est l’entraîneur et non le maître […] Le référent ultime est le programme formel de l’école consigné de façon exhaustive […] au détriment du référent de « fidélité » (setyan).
9Autrement dit, les échanges interpersonnels dans les processus de formation sont profondément différents selon que ceux-ci sont insérés dans le tissu intergénérationnel traditionnel ou « captés » par l’institution (étatique ou privée) de l’école. J.-M. de Grave compare l’affaiblissement des liens intergénérationnels tel qu’il se manifeste dans nos « banlieues » où « les élèves produisent un mode d’actions autonomes potentiellement incontrôlables » aux formes de solidarité organisées et encouragées qu’il a observées entre pairs en Indonésie où, en compensation de la disparition des intermédiaires, les pédagogies nouvelles récupèrent la dimension relationnelle informelle du « modèle formatif religieux nyantri perdurant ainsi dans les écoles urbaines d’élite. »
10David Gibeault montre également comment la volonté étatique de « scolariser » l’apprentissage du chant en Chine s’accompagne d’une perte des relations denses intergénérationnelles : « désenchâsser le chant de l’organisation de parenté le dénature » et finalement échoue. Il y a rivalité, antagonisme entre État et parenté. Le lien entre parenté et apprentissage ne nous est pas étranger non plus. Nous connaissons non seulement la métaphore, mais aussi la réalité des « filiations » intellectuelles, c’est même une façon classique d’organiser l’histoire de certaines disciplines2. Il n’empêche que la figure du maître et du disciple que nous rencontrons dans les ethnographies rassemblées ici va plus loin, puisqu’elle implique aussi de vivre avec son maître, de le servir, et même d’épouser la fille du maître.
11« Le maître beau-père » constitue une figure prototypique, un « type idéal ». En javanais, nyantri « veut dire à la fois apprendre chez le maître et résider chez lui » et « désigne aussi la relation qui lie l’époux à son beau-père » ; de même Tiziana Leucci nous explique qu’en Inde le terme gurukulam, signifiant littéralement le « lignage du maître », désigne l’enseignement en tant que relation dans laquelle l’élève est accepté tel un membre de la famille de l’enseignant.
12J.-M. de Grave insiste sur la « coupure relationnelle marquée avec l’extérieur du cadre de transmission » inhérente à l’éducation formelle. Ce qui s’inscrit très bien dans l’ensemble des critères de la construction scolaire des nations définis par Ernest Gellner (1989) : déracinement, mobilité, identification à la « haute culture scolaire commune ». D’où une temporalité « désocialisée », celle où le futur prend la « forme indéterminée » (et impersonnelle) du programme contrairement à une conception intégrée du temps3. J.-M. de Grave met en relation les aspects relationnels, éthiques et didactiques : « la valorisation du résultat au détriment de l’action contextuelle et relationnelle » va de pair avec le fait qu’« on ne transmet que des condensés de savoirs issus de savoir cumulé », c’est-à-dire de « façon elliptique ».
13Mais, malgré « son caractère désincarné, conjugué à un rapport utilitaire au temps », il n’en demeure pas moins que « la connaissance abstraite et cumulative est en fait une forme spécifique de connaissance pratique », celle qui va de pair avec la « forme figée des expressions corporelles et le séquençage des techniques » isolant les élèves face à des savoirs décontextualisés appartenant à une temporalité inversée où le futur domine présent et passé. La « distanciation […] qu’instaure le centralisme politique en dévalorisant et en supprimant les intermédiaires locaux au profit de médiateurs extérieurs », délocalisante et plus « isolante » qu’individualisante, perturbe la continuité intergénérationnelle, mais ne peut totalement s’en émanciper. C’est le sens d’une innovation terminologique de J.-M. de Grave qui parle de « relation intégrée » (RI), au sens d’une triple relation de la personne aux autres, au temps et au lieu, et donc d’un rapport social ici et maintenant dans toute sa dimension corporelle. Tous les travaux ethnographiques rassemblés ici montrent que ce qui est « dissocié » dans l’éducation formelle, conformément au dualisme occidental, est au contraire intégré, unifié dans les pratiques orientales.
14J.-M. de Grave rapporte qu’en 1922, soit un quart de siècle avant l’indépendance, « les nationalistes indonésiens de l’organisation Taman Siswa (le “jardin de l’élève”) reprochaient au modèle éducatif européen (hollandais en l’occurrence) le caractère déséquilibré des matières enseignées qui ne faisaient travailler que les facultés mentales au détriment des facultés physiques et émotionnelles ». Le différend engageait la conception du développement de la personne inséparablement éthique et sociale et, dirait-on à présent, « identitaire ». Aujourd’hui encore, si les activités corporelles indonésiennes, du fait de « la pénétration du modèle occidental4, semblent souffrir du mécanisme de reproduction à l’identique, système occidental selon Goody », elles n’en continuent pas moins à participer « de l’homogénéité et de la cohérence sociales et non du choix et du cheminement individuels » comme en Occident, où les activités physiques sont des activités de « loisir » privées. Autrement dit, même transmises de façon « occidentalisée », elles n’en demeurent pas moins des indices obligatoires d’appartenance.
15Le thème du nationalisme « hante » ou parcourt le livre, qu’il s’agisse de l’Inde, de l’Indonésie, de la Thaïlande ou de la Chine, mais sous des angles très différents et complémentaires dans le domaine de la transmission scolaire des savoirs et des savoir-faire. Ainsi, « l’influence de la morale britannique sur le devenir de l’Inde moderne semble avoir introduit un recul en partie occidentalisé vis-à-vis de l’action. » J.-M. de Grave met ici en relief le rapport à l’action, dans lequel se manifeste la profondeur des transformations provoquées par la domination anglaise pendant près de deux siècles, et plus particulièrement à travers l’éducation de ses élites.
16Ernest Gellner, dans ce qu’on peut considérer comme sa définition du « modèle classique » du nationalisme, fait de la standardisation du langage la victoire sur ses rivaux du dialecte choisi comme norme écrite, avec les effets concomitants de marginalisation des autres formes orales dont il est distingué comme langage officiel, légitime – « dominant ». Ce fut le cas du français et de la plupart des langues européennes, mais ce schéma n’est pas celui du nationalisme indien, puisque la langue étrangère du colonisateur, en l’occurrence l’anglais, d’abord retenue seulement à titre « provisoire », est restée langue nationale de l’Inde.
17Ce qui pose problème bien entendu, surtout quand, comme c’est le cas de l’Inde et de la Chine, une autre tradition écrite de « haute culture », qui plus est plusieurs fois millénaire, existe5. Samuel Berthet montre que l’anglais a été conservé par les élites indiennes en même temps qu’elles adoptaient largement « l’éthique puritaine britannique sans toutefois remettre en cause le mode relationnel hiérarchique indien. » Le système des castes se montrant ainsi capable de « digérer » des changements aussi profonds dans le domaine du langage, de l’éthique corporelle. Ce qui conduit J.-M. de Grave à souligner avec Marshall Sahlins « qu’il convient d’observer la capacité d’interprétation et d’adaptation des sociétés avant de les qualifier d’acculturées ».
18On doit cependant constater, en Inde comme en Indonésie, qu’« un nouveau rapport au monde s’est mis en place par l’instauration d’une élite administrative locale pro-coloniale » (de Grave). Mais l’administration coloniale est en même temps une des conditions du nationalisme anti-colonial6. Ce sont les restrictions mêmes imposées aux élites locales qui donnent au modèle éducatif du colonisateur tout son attrait (l’exemple algérien est très similaire en ce qui concerne la génération des intellectuels nationalistes). En Inde, comme en Indonésie, « Les nationalistes ont dénoncé l’accès limité à ce nouveau type d’éducation. » L’éducation formelle « importée » joue ainsi un rôle crucial, à la fois symbole d’élévation et de reconnaissance dans un rapport de domination, enjeu stratégique dans les rapports de pouvoir social et politique. Pour comprendre comment sa valeur intrinsèque s’impose à l’élite, on peut encore une fois citer Gellner (ibid.) quand il affirme qu’un effet profond de la scolarisation moderne est de substituer aux identités locales la nouvelle identité commune qui résulte de l’identification à cette « haute culture scolaire commune » pour chacun de ceux qui y ont été formés et dont la logique est la mobilité individuelle dans l’espace social « national » et son marché. D’où les tensions et les contradictions en situation coloniale.
19Pourquoi, parmi les premiers actes législatifs de l’Inde indépendante, trouve-t-on le Devadasi Act du 26 novembre 1947 « punissant d’emprisonnement et de fortes amendes la consécration de devadâsî et l’exécution de danses rituelles à l’intérieur des temples » ? Parce que l’élite indienne a repris comme une « priorité nationaliste » d’abolir ces danses que « les missionnaires avaient stigmatisées comme primitives et indécentes », reprenant ainsi à leur propre compte la réinterprétation « puritaine » de la « pureté » indienne.
20La danse est une activité humaine tout aussi universelle que le langage et comme lui, une forme d’expression et d’échange, faite d’imitation et de coordination, dans laquelle entre l’enfant avant même de savoir parler. Il s’agit de l’activité esthétique la plus nécessaire à l’homme, selon John Dewey dont il sera question un peu plus loin. La danse est aussi une institution, un moyen de « représentation », prenant des significations extrêmement diverses, dont certaines particulièrement subtiles et compliquées. Représentation codée d’un drame sacré ou d’un style national selon la mode du nationalisme romantique soucieux de se constituer un folklore aussi spécifique que celui des « autres », c’est tout particulièrement à travers la danse que le corps est devenu un symbole majeur de l’identité indienne. Les deux monographies indiennes de S. Berthet et de T. Leucci se complètent pour nous faire saisir quelques aspects remarquables du dilemme qui fut celui des intellectuels nationalistes indiens il y a près d’un siècle : comment s’affirmer contre les Anglais, mais en quelque sorte « de leur point de vue » (dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres) ; c’est-à-dire en condamnant l’éthique corporelle traditionnelle, en adoptant largement la conception du « corps confiné » (victorien).
21Les « nationalistes » Gandhi et Tagore avaient pourtant au départ, comme nous l’explique S. Berthet, le « projet éducatif de prendre en compte la dimension rurale de la société indienne au travers de la valorisation des savoirs locaux » et « en investissant la représentation du corps d’une dimension nationale ». C’est ce que fit Gandhi, à la fois en abandonnant le costume occidental et en « exhibant » sa propre ascèse, sa maigreur étant devenue depuis une « icône » universelle.
22Dans son école, « Tagore espère abolir les barrières qui séparent les étudiants du monde rural » par « la place accordée à la danse et au contact direct avec l’environnement naturel […] Les classes se tiennent sous les arbres et les enfants s’assoient à même le sol. » Mais les réformateurs, en fait, prônent à la fois « la récupération et la purification du patrimoine et du savoir-faire chorégraphique des danseuses et de leurs maîtres, tout en dénigrant leur mode de vie ». T. Leucci montre clairement la transformation d’une pratique par réduction à ce que le modèle occidental accepte et légitime comme tradition : être un signe identitaire (folklorique). Il s’agit de « détacher la danse des anciennes praticiennes pour l’identifier à une expression de la culture indienne à la fois “antique” et “nationale” ». De façon très similaire à l’invention des traditions en Europe au xixe et au xxe siècles, on fabrique un « néologisme purement sanskrit » : Bharata Nâtyam, qui signifie « la danse de l’Inde ». Bien avant l’Indépendance, avec la « création des institutions d’apprentissage […] en remplacement des praticiennes de cette tradition chorégraphique », les devadâsî (« servantes de la divinité »), des cours de danse et de musique sont donnés aux filles « de bonne famille » mais, alors que « les danseuses devaient être capables de justifier les moindres gestes et métaphores employés lors de leurs récitals », ce qui impliquait une connaissance parfaitement explicite de l’interprétation des gestes, on a élaboré une « technique “standardisée” […] selon le même processus de folklorisation ou de cristallisation identitaire que connaissent alors les danses populaires européennes […] au début du xxe siècle7 ».
23La pratique de cette danse prend désormais la valeur d’« une plus-value sur le marché matrimonial ». C’est le système de la dot, et donc les structures matrimoniales « traditionnelles » qui donnent maintenant sa signification à l’« ancienne danse “indécente” des courtisanes […] devenue un art d’agrément bienséant pour les futures épouses de “bonne famille” ». Nous sommes toujours dans le domaine relationnel, mais la danse a changé de fonction, ce qui peut s’interpréter finalement en un sens comme une « vraie » continuité indienne sous la « fausse » continuité des danses des devadâsî enseignées dans les écoles de Bharata Nâtyam. T. Leucci étant par ailleurs pleinement fondée à conclure qu’elle est devenue « un véritable signe de distinction et de richesse ». C’est « l’aspect identitaire (“national”, “antique” et “spirituel”) de la danse réformée qui fait son succès, ce qui témoigne de l’intégration du regard extérieur britannique sur cette tradition ».
24David Gibeault nous montre également le lien profond entre études folkloriques et nationalisme. Mais en Chine, le rapport au passé et au « patrimoine national » au xxe siècle, du point de vue du pouvoir, est passé par des phases très contrastées : « jusqu’au seuil des années 1980 nous pourrions dire qu’il s’est agi de ne pas transmettre. » Puis, « en 1984, on décide la collecte des “savoirs populaires” ». D. Gibeault décrit comment artificiellement « les chercheurs séparèrent les deux villages remarqués selon les arts du chant et du récit, concluant à l’opposition entre le rôle actif des maîtres de chant et les politiques de sauvegarde culturelle avec imposition d’une histoire officielle de la région » aboutissant assez logiquement à l’échec de la transmission étatique de l’art du chant. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle des premiers folkloristes européens, qui accompagna le nationalisme effervescent en Europe au tournant du xviiie et du xixe siècles, à l’égard des traditions et des dialectes paysans. Sauvetage muséologique qu’approuvait l’Abbé Grégoire, adversaire résolu des patois (au demeurant adversaire encore plus acharné de l’esclavage), mais soucieux de les conserver au titre de la mémoire nationale.
25Une démarche qui pourrait être comparée aussi à celle de l’Union Soviétique un siècle plus tard concernant ses innombrables « minorités ethniques ». Il s’agit d’une altérité interne à l’« État », celle de ses paysans ou celle des « autres peuples ». Alors même que la logique de centralisation étatique de l’école et la standardisation de la langue et de la « haute culture » sont frontalement antagonistes des formes de vie rurales traditionnelles, nous avons vu Tagore et Gandhi chercher dans la vie rurale indienne l’authenticité des valeurs nationales, à l’instar de Gusti qui, à la même époque, fait du musée du paysan et du village roumain le symbole de la nation. Le traitement de la culture populaire devient un enjeu stratégique et les transformations drastiques imposées à ce qui est présenté comme une forme de vie « à préserver » sont directement liées au changement dans les modalités de transmission.
26On peut ainsi distinguer des configurations politiques très différentes : identification de la nation et de la culture paysanne dans le cas où le paysan est institué gardien de l’âme du peuple, protection et contrôle des minorités « allogènes », et plus récemment, de façon mondialisée, stratégie de légitimation réciproque du pouvoir central et des mouvements revendicatifs à travers la reconnaissance des droits culturels des minorités « autochtones », pouvant déboucher sur des dispositions légales et des institutions de transmission, comme c’est le cas dans de nombreux pays d’Amérique du Nord et du Sud.
27Ces configurations politiques différentes ne peuvent que donner des significations différentes à ce qui, par ailleurs, présente des analogies formelles, celles des modes scolaires de transmission. Il y a en effet inévitablement « formalisation » des cultures rurales, comme l’exemple karen l’illustre bien. Abigaël Pessès nous montre comment « l’école, perçue comme un rouage obligatoire de la politique d’intégration étatique, s’est transformée en un lieu privilégié de revalorisation des “savoirs indigènes” ». C’est la « question de la possible réintégration de savoirs traditionnels dans un contexte scolaire normalisé » (J.-M. de Grave), mais ne s’agit-il pas d’un oxymore ? Partant, nous dit A. Pessès, d’une situation de scolarisation forcée où leur statut de « mauvais sauvages » était associé à la réputation de destructeurs de la forêt, « les Karen parviennent à inverser le jeu, à une réhabilitation partielle des peuples montagnards ». Mais c’est au prix d’une transformation radicale des savoirs traditionnels karen, désormais « enseignés par un spécialiste local officiellement nommé, là où toute une organisation villageoise intervenait préalablement ». A. Pessès analyse la politique de « reconnaissance » comme une « forme hybride d’éco-tradition, en partie élaborée au sein de l’école », qui « se surajoute aux codes sociaux diffus, lesquels garantissent l’apprentissage et la transmission des savoir-faire entre les générations ». L’analyse anthropologique va bien entendu approfondir l’analyse de ce « surajout ».
28« Un certain nombre de villageois karen, élevés au statut d’enseignants, sont désormais engagés dans un processus de formalisation de leurs savoirs. » Quel « sens » a cet enseignement pour les uns et les autres ? Il s’agit de « transmettre aux nouvelles générations la sagesse indigène sur la nature », les savoirs locaux « comme autant de modèles de coexistence harmonieuse entre la “nature” (thammachat) et la “culture” (watthanatham) ». Mais les Karen n’avaient « pas de terme générique pour désigner la notion de “nature” ». Est-ce que cela signifie qu’il s’agit de catégories « abstraites » étrangères ou ces concepts sont-ils depuis longtemps aussi les « leurs » ? Quel est le modèle conceptuel et pratique qui englobe l’autre ? Le modèle karen, bouddhiste, thaï, occidental ? S’agit-il clairement de l’importation de « notre » catégorie « nature », à supposer que nous en ayons une bien définie… La notion même d’éco-tradition va dans ce sens. L’intérêt de la situation créée par ces nouvelles politiques éducatives est de nous donner des exemples de « mises en pratique » de catégories plus ou moins lost in translation…
29A. Pessès montre excellemment l’émergence d’un rituel de « représentation » au sens d’une « pédagogie de l’identité » (l’ethnologue et l’élève se trouvant dans des positions analogues d’apprentissage d’une « théorie anthropologique du rite » officialisée) : « Les villageois sont ainsi amenés à sélectionner des marqueurs “traditionnels”, cryptés en fonction d’une grille de lecture universelle (tenue vestimentaire, artisanat, mythes, croyances et rites, etc.). »
30La stratégie des villageois a abouti à faire « légitimer » leur tradition de culture sur brûlis (et les rituels qui vont avec), condamnée précédemment comme déforestation sauvage perpétrée par des « nomades », mais elle s’inscrit plus dans notre modernité que dans leurs cosmologies traditionnelles. Le fil de la tradition n’est-il pas, dans cette stratégie, fondamentalement coupé ? C’est comme acteurs sociaux et politiques en rapport avec « leur » État qu’ils se redéfinissent en continuité avec leurs rites et croyances. « En décontextualisant l’apprentissage des savoirs pratiques de la maison à l’école, les villageois valident en quelque sorte leurs métamorphoses en folklore ethnique, en partie subordonné à l’expression d’une identité thaïe ultime. » L’important pour eux est de garder le droit de vivre la forêt, de ne pas disparaître comme communauté, fonction qui, de fait, donne au maintien de leurs pratiques leur véritable (et « nouvelle ») signification. Mais si l’on est dans une stratégie de survie, du côté de la représentation, on est dans le « comme si », dans le « spectacle donné à soi et aux autres de sa différence ». Jusqu’à quel point faut-il croire à son « texte » pour bien jouer son rôle ? Quelle distance par rapport au contenu est introduite par la didactisation des « savoirs » ? Dans le cas des Karen, celle-ci n’a-t-elle pas vidé les rites « préservés » de leurs anciennes significations qui étaient sérieuses quand il s’agissait de « faire » et non de « se représenter » ?
31Qu’il s’agisse de la transformation de la danse sacrée indienne en symbole de « distinction » nationale et sociale, de la patrimonialisation des traditions rurales voulue par le pouvoir en Chine aujourd’hui ou des stratégies de survie karen, un même effet de transformation radicale des pratiques ainsi « conservées » ou « reconnues » a bien lieu. Il s’agit de la transformation que subissent ces pratiques quand elles deviennent objet de transmission scolaire, un processus qu’on observe d’ailleurs, comme le rappelle Jean-Marc de Grave en citant le didacticien des mathématiques Yves Chevallard, aussi de l’autre côté, du côté du savoir savant. On peut établir un parallèle avec l’enseignement des langues d’« origine » si souvent « stérilisant » quand les formes « naturelles » de transmission font défaut, c’est-à-dire quand l’usage quotidien fondamentalement intergénérationnel du langage est interrompu et que l’on charge l’école de « compenser » cette perte avec, dans le meilleur des cas, un effet « symbolique ». Il y a quelques années en Bulgarie, lorsque je rapportais à une vieille dame rom/tzigane les paroles de lycéens de son quartier, roms/tziganes eux aussi, qui m’avaient déclaré qu’ils ne pensaient pas transmettre « leur » langue à leurs futurs enfants, cette vieille dame me répondit : « Eh bien alors, tant mieux si l’école le fait à leur place » (sous-entendu, c’est toujours mieux que sa disparition pure et simple) et, si une enquête récente en Roumanie montrait que la majorité des Roms/Tziganes interrogés étaient favorables à l’enseignement de leur langue, c’était aussi à titre « symbolique ».
32Tous les auteurs du présent ouvrage sous diverses appellations utilisent la catégorie très générale d’« éthique du comportement ». Dans ce contexte asiatique, contrairement à notre dualisme, le corps est l’objet principal des préoccupations éducatives, des attentes normatives, ce qui signifie que non seulement l’apparence externe, vestimentaire et comportementale est codifiée, mais que c’est plus corporellement que verbalement que la personne s’exprime dans sa singularité et dans ses relations aux autres. Nous avons vu comment le corps devient symbole d’authenticité et des valeurs : « Le Bharata Nâtyam, la danse de l’Inde, procède de ce mouvement caractéristique de l’effort des élites du pays pour investir le corps d’une symbolique nationaliste épurée. » Pour S. Berthet « l’adoption d’uniformes pour les écoliers, encore en usage aujourd’hui, marquant ce confinement qui vise à le discipliner, dans le sens étatique du terme, tel que Foucault l’a analysé » témoigne d’une volonté farouche de « se défaire des clichés orientalistes à caractère “sensualisant” attachés à leur pays […] ». Il en conclut que « les pratiques corporelles populaires en Inde semblent avoir moins bien résisté que dans d’autres pays à la pression des activités importées ». Il semble qu’il en soit allé autrement en Chine.
33La « discipline du corps est fondamentale en Chine : la correction du corps par les rites représente la base de l’ordre social et moral » et « le mot rite est mis en relation avec son homophone “se tenir droit/debout” ». Gladys Chicharro nous précise que « les enchaînements de “gymnastique radiodiffusée” et la musique qui les accompagne sont décidés au niveau du ministère de l’éducation » et qu’« ils sont ensuite pratiqués dans toute la Chine. » S’agit-il d’un « dressage » ? L’explication d’un « contrôle disciplinaire d’État sur les corps » n’est pas suffisante, G. Chicharro rapporte que pour les enseignants, par exemple, bien s’asseoir, c’est « bon pour le corps, pour la mémoire ». Parler de « discipline corporelle » est profondément équivoque car il existe une pluralité de types d’obligations corporelles aux significations très variables, et même le cas échéant diamétralement opposées, mais que nous risquons de confondre dès lors que toutes seraient perçues comme relevant du « biopouvoir » en référence à Michel Foucault. Les nuances du geste sont alors capitales. Un mouvement « mécanisé », « dépersonnalisé » (défilé militaire), est signe de soumission (du moins à un niveau superficiel), contrairement au mouvement souple qui est celui de la « sincérité », apprise ou non, l’initiative du mouvement étant tout aussi capitale que le contexte social pour lui donner sa signification. Il y a ainsi toutes sortes de « conformités » gestuelles et certaines sont même indispensables pour entrer en société, pour « devenir soi » au sens le plus « individualisé ». Je veux parler des imitations précoces spontanées, de ce « langage d’action » universel que Wittgenstein et Marcel Mauss mettaient à la base de tout apprentissage, à commencer par la marche, la danse, le chant et la parole.
34Une comparaison fine s’impose car Wittgenstein, tout comme Durkheim ou Louis Dumont, parlait lui-même des premiers apprentissages comme d’un dressage (abrichtung), et faisait de la punition une des conditions de l’apprentissage du calcul tandis que G. Chicharro nous apprend que « les fautes de conduite étaient d’ailleurs très souvent plus sévèrement réprimandées que les fautes d’instruction, même si les allusions à des punitions corporelles sont relativement rares dans les textes anciens ». Ce qui suggère deux différences importantes, une différence d’ordre « quantitatif » : la discipline corporelle chinoise comportait moins de punitions que la tradition éducative occidentale, ce qui n’est pas surprenant si l’on suit Marshall Sahlins : « En réalité, les anthropologues connaissent peu de sociétés, à part la nôtre, où la socialisation implique de domestiquer les dispositions anti-sociales inhérentes à l’enfant. » (Sahlins 2009 : 100). Et par ailleurs, il s’agit d’une « morale de comportement », d’une « morale de l’attitude » qui porte sur les gestes et les postures et non d’un « contrôle des connaissances ». Les gestes doivent être « naturels », souples, intégrés, « expressifs ». « Surveiller et punir » ne sont pas pour autant des pratiques strictement occidentales, la valeur éducative de la souffrance se retrouve en Asie. Dans son étude de la boxe thaïe, Stéphane Rennesson ici même nous parle de « l’entraîneur qui envoie, pour punir le boxeur, un coup de “cible” sur la partie du corps qu’il ne protège pas suffisamment » ; il s’agit bien avant tout de faire mal, mais « sans haine ni arrogance ».
35La discipline corporelle chinoise n’est pas seulement une affaire de gymnastique collective, c’est dans l’art même du geste calligraphique que probablement elle trouve sa signification la plus forte, c’est-à-dire dans ce qui est à la base de la discipline scolaire par excellence en Chine, la calligraphie. La comparaison avec nos propres institutions est d’autant plus intéressante que, pour les raisons profondément semblables que J.Goody a dégagées, l’écrit et l’école en Occident se définissent aussi quasiment l’un par l’autre. Le comparatisme plus fin que cette analogie impose permet justement dans le cas du geste graphique chinois de faire mieux comprendre ce qui est propre à chacun des modèles.
36Comme il est facile de s’en rendre compte, de notre côté, l’écrit domine comme pratique du livre, alors que, du côté chinois, c’est l’écriture, le geste graphique qui est l’objet fondamental de l’apprentissage. Selon G. Chicharro, dans la calligraphie chinoise : « Les enfants apprennent à tracer des caractères comme ils apprendraient des pas de danse […] le corps dans son intégralité perceptive, motrice et relationnelle » est engagé, ce qui atteste de « l’unité des activités corporelles et mentales ». Selon J.-M. de Grave : « il s’agit de vivre leur action de l’intérieur avec l’intégralité de leur corps »8. Si l’enfant chinois doit apprendre un idéogramme comme un « pas de danse » et savoir le produire (comme geste dans le vide) avant de l’identifier visuellement, nous comprenons tout de suite que le rapport à la représentation qui est ainsi appris est profondément différent du rapport d’abord visuel et beaucoup plus passif que nous avons appris de notre côté à entretenir avec les textes (même si – mais c’est pour une minorité – l’écrit dont on est l’auteur peut prendre ensuite la signification d’un rapport à soi plus autonome).
37L’activité d’écriture qui est au cœur de nos pratiques scolaires est en effet très différente. Qu’est-ce qu’on apprend assis ? Surtout ce qui relève de la vision, de l’écoute et de gestes d’ampleur restreinte. Jusqu’à quel point ces différences de position corporelle apprise influencent-elles nos expériences dans ce qu’elles ont de plus « immédiat », dans ce qu’on tient pour le vécu subjectif dans sa radicalité « phénoménologique » ? Jean-François Billeter, cité par à la fois par G. Chicharro et J.-M. de Grave, donne une signification philosophique à la différence qu’il y a entre apprendre l’écriture comme un pas de danse et apprendre à lire assis. L’originalité de son hypothèse me semble mériter toute notre attention. Nous sommes confrontés ici, comme le dit Billeter (2002), à notre « propre expérience commune » et aux limites du langage.
38Il s’agit en effet de l’« infiniment proche ou du presque immédiat », autrement dit de ce qu’ont cherché à décrire les philosophes qui se définissent eux-mêmes comme phénoménologues, « mais l’interminable prose des phénoménologues nous donne rarement le sentiment de toucher les choses mêmes9 ». Dans cette visée, J.-F. Billeter (ibid. : 13) pense qu’ils ont, sinon totalement échoué, du moins beaucoup moins réussi que Tchouang-Tseu et que Wittgenstein, deux auteurs que J.-F. Billeter rapproche sur ce point capital, celui de la description de l’expérience élémentaire : cet « exercice exige une parfaite maîtrise de la langue. Ce n’est pas un hasard que Wittgenstein et Tchouang-Tseu, si différents, aient l’un et l’autre un style si remarquable » (ibid. : 15). On peut ajouter que, n’étant pas plus l’un que l’autre prisonniers du dualisme, et du primat de la représentation qui en est solidaire, ils n’étaient pas condamnés à indéfiniment redécrire en parallèle comme « représentation » ce qui est l’objet de notre expérience « pratique » directe.
39C’est à partir d’une « parabole » que J.-F. Billeter explicite son point de vue, celle du cuisinier expert que reprennent G. Chicharro et J.-M. de Grave, l’un et l’autre comme le symbole même du modèle éducatif chinois qui vise une « forme de perfection en suivant le cours des choses et dans l’oubli de la conscience ». Son expertise est le résultat de l’apprentissage dans lequel il s’est engagé, d’abord inexpérimenté, quand « il voyait le bœuf tout entier devant lui » (ibid. : 16)10. Au terme d’un long processus, « dorénavant son couteau suit de lui-même les linéaments du bœuf […] absorbé totalement dans son geste : son adresse et son expérience sont maintenant telles que le bœuf ne lui offre plus aucune résistance et n’existe donc plus pour lui en tant qu’objet. Cette abolition de l’objet va de pair avec celle du sujet. » (ibid. : 17). On pourrait chercher à voir dans cette « abolition du sujet » (et de l’objet) quelque chose de mystérieusement oriental, mais on aurait tort : ces étapes « nous sont familières, nous les avons parcourues cent fois. Lorsque nous avons appris à verser de l’eau dans un verre ou à couper une tranche de pain […] Nous les avons parcourues pour apprendre à marcher et à parler » (ibid. : 18-19). Ces étapes consistent à se libérer progressivement de la représentation au profit de l’« incorporation » d’une technique gestuelle qui subordonne la représentation et non l’inverse.
40« Le cuisinier, le charron et le nageur étaient des hommes actifs… Les trois décrivaient les transformations qu’avait connues leur activité à mesure qu’ils avaient progressé dans la maîtrise de leur art. Cette activité contraste très nettement avec les moments de l’expérience que les phénoménologues ont décrits, ceux de la sensation et de la perception principalement, parfois aussi ceux du souvenir et de la réflexion. Le phénoménologue est un homme assis qui cherche à saisir ce qui se passe quand il voit sa table, sa feuille de papier, la fenêtre ouverte, la maison d’en face » (ibid. : 41-42). La posture phénoménologique est une « posture assise », celle de la « vision » statique, celle de Descartes, mais aussi celle de l’écolier face au « texte ».
41G. Chicharro observe dans l’école chinoise qu’à l’inverse, ce qui doit être acquis est bien plus une manière d’être qu’une connaissance des textes : « L’apprentissage à partir de l’imitation de mouvements sans cesse répétés jusqu’à ce qu’ils soient véritablement incorporés et deviennent “naturels” ou “spontanés” a toujours été favorisé par rapport à l’explication orale en Chine… Les enfants apprennent à tracer des caractères comme ils apprendraient des pas de danse, la mémoire motrice précède et se subordonne à la visualisation… C’est cette spontanéité dans le comportement quotidien qui est l’objectif fondamental. » C’est ici que la rencontre entre les valeurs et pratiques éducatives chinoises et le pragmatisme de Dewey devient évidente.
42 En 1910, John Dewey, dans Comment nous pensons, écrivait que « la maîtrise du corps est un problème intellectuel » (Dewey 1925 : 202) mais il allait jusqu’à imputer à la lecture précoce un effet de « paresse mentale » : « Lorsqu’ils apprennent à lire, les élèves sont mis en présence de mots très divers, qu’ils n’ont pas l’occasion opportune d’appliquer. Il en résulte une sorte d’étouffement, d’arrêt de la pensée » (ibid. : 230). Dewey reprenait ainsi à son propre compte le jugement radical de Rousseau sur les livres qui nous « apprennent à beaucoup croire et à ne jamais rien savoir » (Dewey 2008 : 8). Pour lui, comme du point de vue « chinois », « l’habitude est semblable à la nature ». Dewey – est-ce un hasard si c’est au retour d’un séjour de plus de deux ans en Chine ? –, dans Human Nature and Conduct, tient à définir l’homme comme « être d’habitude et non d’instinct ou de raison » (Dewey 1922), après avoir toutefois redonné à l’habitude toute sa mesure, qui est en fait celle de l’intégralité de la personne et non un ensemble de réflexes « mécaniques ». L’habitude peut au contraire être plus intelligente que l’intelligence réfléchie par son adaptation multiforme à un environnement précis, physique et social.
43Ce livre avait apparemment beaucoup impressionné Malinowski11, ce qui nous replace au cœur de l’enjeu le plus central du présent ouvrage : la relation entre le formel et l’informel dans l’apprentissage de l’activité signifiante, qu’elle soit verbale ou plus généralement gestuelle, « corporelle ». « En dernier ressort, la signification de tous les mots est tout entière issue de l’expérience du corps […] Voici une flottille de canoës avançant de concert : à tout instant, les énoncés linguistiques dirigent sa course et coordonnent ses mouvements. La correction du discours fait le succès ou l’échec. Non seulement les guetteurs doivent observer correctement, mais ils doivent aussi avertir correctement. Lecri annonçant la présence d’un banc de poissons a pour signification la réorganisation complète des mouvements de la flottille […] » (Malinowski 1974 : 297).
44Daniel Vermonden explique ici même de façon très similaire dans son ethnographie des activités de pêche, que lorsqu’un enfant « accompagne son père en mer, les rôles ne s’inscrivent pas dans une relation maître-élève, car le but premier de l’activité est de ramener du poisson », qu’il n’y a donc pas d’aménagement didactique spécial, mais qu’en général « dans toutes ces situations, les participants partagent la même motivation : le succès de l’activité de la pêche » et qu’il a « rarement été témoin de scènes de transmission orale de savoirs ou de techniques », lui-même ayant « obtenu ses informations lors de sa participation à cette activité et non dans le cadre d’un entretien », car « les savoirs ne sont pas des pré-requis à la participation à l’activité, mais un produit de cette participation ». Cette dernière phrase constitue une traduction presque littérale de « learning is a necessary incident of dealing with real situations » (Dewey 2008 : 4). Processus d’apprentissage des savoirs et savoir-faire tellement communs et nécessaires que seuls le dualisme qui imprègne notre tradition philosophico-religieuse, tout comme les formes de scolarisation qui en sont issues et notre langage lui-même, nous empêchent de reconnaître et de voir.
45De la même façon, Stéphane Rennesson observe que dans l’entraînement des jeunes boxeurs thaïs « les explications verbales […] ne laissent pas entrevoir l’action dans sa continuité avec tous ses tenants et ses aboutissants » : formule très claire sur les formes usuelles de transmission informelle. Ce que Malinowski avait d’abord cru pouvoir expliquer à partir d’une opposition entre langues « primitives » et langues modernes12. Mais Malinowski, dans le dernier texte cité, avait tenu lui-même à rectifier cette position dix ans plus tard : il faut en effet inverser le rapport, c’est bien – en dernière analyse – la continuité et la logique de l’action qui fondent partout et toujours la signification et non l’inverse, c’est-à-dire aussi bien chez nous les « modernes » ex- « civilisés » et chez eux, ex- « primitifs ».
46Ceci nous conduit à revenir d’une manière très générale sur le rôle du langage dans la transmission informelle des savoirs et savoir faire. Pourquoi « le parika (le patron de pêche) ne transmet-il son savoir qu’à l’aube de sa mort et le plus souvent à un seul parent […] qui l’accompagne à la pêche ? » D. Vermonden nous explique qu’en fait l’apprentissage a eu lieu, sans être dit, au cours d’un long processus préalable d’enskilment (Ingold) dans une « communauté de pratique » (Wenger). « C’est essentiellement par l’engagement collectif de durée significative que se transmet le savoir-faire, bien plus que par l’échange verbal. » N’est-ce pas exactement ce que le philosophe Tchouang-Tseu avait en tête, selon J.-F. Billeter (op. cit. : 23), quand il imagina un vieux charron déclarant péremptoirement à un duc absorbé dans ses lectures qu’il était impossible d’accéder ainsi aux « pensées des Anciens », autrement dit que leur transmission se fasse par le langage : « Il y a un tour que je ne puis transmettre par des mots, de sorte que je n’ai pu le transmettre à mes fils, que mes fils n’ont pu le recevoir de moi et que, passé la septantaine, je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge. » La connaissance, le vrai savoir doit faire tellement corps avec celui qui y est parvenu au terme d’une véritable transformation de soi qu’il ne peut être dit. J.-M. de Grave note qu’un universitaire indonésien « invitait chez lui (ses propres étudiants) pour l’observer pendant qu’il effectuait ses recherches afin d’apprendre le métier », ce qui atteste assurément d’un grand souci de « relation intégrée » chez un expert de l’éducation formelle, comme d’ailleurs c’est le cas dans nombre de formations élitistes.
47J.-F. Billeter met l’accent sur le fait que « le cuisinier, le charron et le nageur […] s’interrompaient pour parler de l’activité qu’ils venaient de suspendre ». On ne peut pas, en effet, à la fois « bien » faire et décrire ce que l’on fait. Tout simplement parce qu’il s’agit nécessairement de deux activités différentes qui, chacune, comme action faite « pour de vrai », requiert la plénitude de l’engagement personnel13. La conscience de soi de l’acteur « vraiment actif » n’est pas une représentation de cet acte mais un état de vigilance et de coordination sans représentation. Ce qui a une incidence directe sur les pratiques de reconnaissance culturelle de l’ethnie karen. Pour A. Pessès, « le plus intéressant est […] de rendre compte du processus réflexif par lequel les villageois sont désormais amenés à offrir une vision synthétique des modèles vernaculaires », mais la réflexivité qui nous est décrite ici justement transforme aussi bien le geste que sa signification : « j’ai été moi-même interpellée par le fait même de voir le vieil homme accomplir cérémonieusement une gestuelle ancestrale tout en expliquant aux enfants ce qu’il était en train de faire […], consacrant du temps à décomposer des gestes tout en expliquant leur signification au fur et à mesure de leur déroulement », alors que « lorsque j’observais des rituels, d’habitude les gens les justifiaient comme un acquis des ancêtres que l’on reproduit sans poser de questions ». De même que le geste accompli dans la plénitude de sa signification ne peut pas être en même temps un geste didactique sans subir une altération qui en change le sens, les pratiques de reconnaissance culturelle ont, comme nous l’avons vu, un sens politique et symbolique (celui de la survie et de la dignité) irréductible à celui que les activités reproduites avaient auparavant.
48Saint Augustin dans son De magistro (2002), devant le même problème de la transmission d’une technique gestuelle, nous donne un exemple – vraisemblablement tout aussi imaginaire que celui de Tchouang Tseu – pour aboutir à la conclusion inverse : c’est celui d’un oiseleur qui, comprenant la curiosité d’un passant à la vue de tout le matériel de chasse dont il était affublé (baguette, glu, etc.), décide, sans qu’aucun mot ne soit échangé entre eux, de bien accomplir chaque geste de manière accentuée, exactement selon la technique du séquençage, pour que, par sa propre intelligence, le curieux comprenne la logique de cette technique d’un seul coup. Ce n’est bien évidemment pas ce que l’on observe d’ordinaire, il s’agit en fait de la mise en scène d’une hypothèse, celle de l’innéïsme. Mais il est très caractéristique que l’hypothèse « instantanéïste » augustinienne suppose en fait, sans le dire et donc sans lui faire jouer un rôle explicite dans son argumentation, une familiarité extrêmement avancée avec le contexte social et environnemental (la « forme de vie » en idiome wittgensteinien) pour que la technique de l’oiseleur puisse avoir un sens. Saint Augustin dans les Confessions, adopte le même type de démarche pré-chomskyenne de l’observateur intelligent quand il tente d’imaginer ce que devraient être logiquement les hypothèses de tout jeune enfant face au « langage étranger » qu’est pour lui le premier langage parlé initialement autour de lui. Ce que Wittgenstein montre au début des Investigations philosophiques : l’enfant devrait déjà savoir ce qu’est un langage pour « apprendre » son « premier » langage14.
49Des innéïstes comme Augustin et Chomsky affirment à juste titre l’autonomie « obligée » de l’apprenant mais s’il est obligé de se débrouiller tout seul pour « faire aussi bien que les autres » en se contentant de les regarder faire, c’est au terme d’un long processus dans lequel les ajustements réciproques et progressifs dans l’action sont indispensables et décisifs.
50L’autonomie est aussi une forme de « subordination ». S. Rennesson explique que le jeune boxeur thaï doit apprendre à être « indépendant », « placé dans une relation de subordination, faite d’obligations, non seulement par rapport à son maître, à ses parents, mais aussi par rapport à son promoteur et, par extension, au roi, ultime et suprême référent moral de la nation thaïe ». On voit en quel sens très « obéissant » le jeune boxeur doit, dès six ou sept ans, se montrer « autonome » dans son camp d’entraînement. Le Parti communiste chinois se soucie lui aussi de développer les « capacités d’indépendance, d’autonomie » des élèves, il veut « désormais former de futurs entrepreneurs capitalistes ou des scientifiques innovants capables de prendre des décisions individuelles risquées pour assurer à la Chine son rôle de Grande Puissance Mondiale ». Les notions d’indépendance et d’autonomie des dirigeants chinois sont-elles plus proches de l’« autonomie » exigée du jeune boxeur thaï ou de notre notion individualiste ? « Là où nous parlons de “développer les capacités de réflexion personnelle”, les Chinois mettent plutôt l’accent sur les capacités d’action individuelle, même si le mental et l’intellect sont bien évidemment compris dedans. Lorsque les pédagogues chinois tentent de copier les méthodes occidentales, le corps dans son intégralité, et son caractère actif, conserve cependant pour eux son importance première15. »
51Il faut ici bien voir que nous avons une double distinction à faire. La question de l’autonomie de la décision dans un domaine plus ou moins étendu est celle de la subordination « consentie » à une hiérarchie sociale, elle ne devient celle du « corps et de l’esprit » que si le corps est réduit au statut d’« organe », d’instrument de la décision. Autrement dit si la subordination du corps à l’esprit est posée comme une évidence ou une valeur absolue. On connaît bien la rhétorique chrétienne de la délivrance de l’esprit, mais nos manières plus actuelles de parler du corps qu’on « libère » ou qu’on « laisse s’exprimer » entretiennent le dualisme interne entre « soi » et « son corps ».
52« Nos » philosophes du sujet ont, en filant le dualisme inscrit dans notre langage, exacerbé l’exceptionnalité de l’individualisme occidental et fait de la « réflexivité » sa caractéristique essentielle. Le « souci de soi » qui s’y manifeste s’inscrit bien dans le primat de la représentation, au point que « se définir » soit pris au pied de l’être comme l’« invention de soi », comme stade ultime de l’individualisme si l’on se fie à ce qu’écrivent en France certains sociologues de l’individu. Il s’agit bien là d’une mythologie occidentale largement entretenue, rend-elle compte de ce que nous faisons et même de ce que nous pensons ? Toujours est-il que les nouveaux concepts (ou slogans) des dirigeants chinois sont ceux du « mouvement de la vie » (huodong) et d’« agir de son propre chef » (zhudong), soit « littéralement “bouger en étant le maître (le propriétaire) de son mouvement16” ».
53D. Vermonden nous explique que « dès 6 ans, les enfants accompagnent les pêcheurs pour relever les nasses », puis au fil des années participent à la « fabrication des nasses », selon le processus de « découverte guidée » (Ingold). J.-M. de Grave cite à ce propos M. Bloch pour souligner le rôle de l’« imitation et de la tentative participante ». Encore une fois il aurait pu tout aussi bien citer Dewey. Le jeune qui accompagne ses parents pour apprendre la pêche en observant n’a que le degré d’autonomie (très limité au départ) compatible avec le succès collectif, un impératif qui est vital et pas pédagogique. La durée est donc indispensable pour un apprentissage diffus, mais c’est aussi ce qui est le plus disponible puisque c’est le temps long de la croissance, de la formation de la personne. Ce qui nous ramène aux critiques « répétitives » adressées à Dewey « en Occident » à « ses » méthodes actives : perte de temps et « retard » dans l’acquisition des connaissances du programme, qui font clairement ressortir l’antagonisme fondamental entre les valeurs de concurrence, tellement fortes dans les fonctionnement et dysfonctionnement du système éducatif, et les processus de transmission « diffuse » sans lesquelles pourtant aucun véritable apprentissage n’est possible.
54Dewey défendait un « nouvel individualisme » : un individualisme social. L’être humain ne devient une personne privée qu’en se pensant lui-même du point de vue de la communauté, et si tous ses apprentissages sont nécessairement le résultat de ses propres expériences et sont donc marqués d’une singularité radicale, ils ne prennent pleinement leur sens que dans les interactions et la coopération avec d’autres. Une situation universelle expliquant le « conformisme » profond des communautés où l’enfant, évoluant très librement, ne peut qu’imiter les formes de vie sociales dans lesquelles il est plongé dès sa naissance. Comment pourrait-il en effet prendre du recul, imaginer qu’une autre forme de vie est possible ? L’éducation occidentale s’est définie en rupture avec ces communautés « de face à face » et Dewey (2008) pense que l’école doit rester une institution spéciale pour rendre possibles les changements radicaux de société qu’il espère. Il n’est donc pas question pour lui de « revenir » à la vie des communautés orales traditionnelles, mais de choisir « un petit nombre de situations typiques17 » pour en faire les expériences pratiques du travail avec d’autres. Ces situations sont celles d’un atelier de menuiserie ou de mécanique, d’une recherche sur la culture de la canne à sucre18, sur le système électoral local ou la préparation d’une représentation théâtrale de la guerre de Troie ou de la vie des Indiens avant la conquête de l’Ouest. Tout dépend des buts, des intérêts communs et parmi ceux-ci, comprendre le monde, la « Big Society », commande en fait le choix des « situations typiques » qu’il faut apprendre à maîtriser.
55Les processus d’apprentissage prennent des significations différentes dans les configurations sociales aussi dissemblables que sont les démocraties industrielles et la plupart des communautés orales traditionnelles, mais répondent bien à des lois générales. Toute formalisation implique de l’« informel », un vécu relationnel implicite ; mais l’éducation qui est qualifiée d’« informelle » par contraste avec la forme standardisée de l’école – ses contenus, ses lieux, ses pratiques et un corps spécialisé légitime – est « formelle » comme toute forme de vie, comme toute pratique « instituée » et donc valorisée au sens qu’il vaut la peine de l’apprendre, en imitant les autres, pour vivre avec eux. Il s’agit d’un processus long et global qui ne peut pas ne pas avoir lieu pour devenir « soi », mais qui ne peut pas être facilement représenté, surtout dans la culture dualiste qui est notre héritage, où le primat de la représentation tend contradictoirement au « tout représentatif », justement parce qu’il est au fond de toute représentation. L’anthropologie nous fait prendre conscience de la profondeur des caractéristiques particulières du modèle éducatif occidental quand nous commençons à comprendre la possibilité d’autres rapports entre action et représentation. La convergence manifestement très grande avec le pragmatisme qui l’a montré « de l’intérieur » doit donner à réfléchir.
Bibliographie
Bibliographie
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— , 1996, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard.
Notes de bas de page
1 Par exemple se demander si une tomate est un fruit ou un légume ou si Apollon et Héphaistos sont une seule ou deux divinités distinctes n’a guère de sens dans un contexte d’oralité et ne pose un problème conceptuel que si l’on doit choisir dans quelle colonne ou dans quelle généalogie il faudrait les inscrire…
2 Qu’est-ce que l’« École française de sociologie » sinon une histoire de famille, d’abord pour Marcel Mauss héritant du « patrimoine intellectuel » de son oncle maternel Émile Durkheim puis au sens symbolique pour ses propres « héritiers » selon une filiation qui, à travers le xxe siècle, va de Mauss à… Jean-Marc de Grave et David Gibeault (pour ne citer qu’eux), en passant par Louis Dumont, puis Daniel de Coppet pour l’un et Jean-Claude Galey pour l’autre ?
3 Et de l’histoire « constitutive » que David Gibeault distingue de l’histoire « officielle » comme « continuité de transmission » et « facteur primaire de l’organisation sociale, car elle demande l’action ».
4 Via, en l’occurrence, la clientèle japonaise en Inde pour les cours de danse et en Indonésie pour les arts martiaux.
5 Une des conditions posées par Gellner pour que le nationalisme puisse se développer comme projet national effectif, l’autre étant la préexistence d’un État dynastique.
6 Benedict Anderson (2002) va jusqu’à faire de l’existence des élites « créoles », européennes par le sang mais américaines par le sol, la véritable source du nationalisme en général. En effet, nées en Amérique du Nord et du Sud, les métropoles les cantonnent à n’être que des élites locales, donc dominées, confinées dans leur rôle administratif sur place. Selon Anderson, les nationalistes prennent au mot le découpage administratif colonial et le « sacralisent ». Les exemples africains dans la deuxième moitié du xxe siècle corroborent assez largement cette thèse.
7 J.-M. de Grave montre pareillement qu’« au contact des pratiques hollandaises, les maîtres-chorégraphes javanais ont adopté au début du xxe siècle le découpage du mouvement corporel et le comptage rythmique qui l’accompagne. »
8 L’expression est d’autant plus juste qu’il n’y a en effet pas lieu de distinguer « intériorisation » et « incorporation », car il s’agit bien ici (comme ailleurs) du même processus d’« appropriation » ; ce qui ne cadre guère avec l’opposition systématique entre « intériorité » et « physicalité » que P. Descola tient pour universelle mais qui risque bien de n’être qu’une nouvelle variante du dualisme, au même titre que celle de la « nature » et de la « culture » dont l’eurocentrisme ressort clairement de l’ethnographie karen ici-même. La piste de l’expressivité infinie du visage humain comme clé de l’intériorité selon Wittgenstein paraît beaucoup plus féconde et pertinente au regard de la plupart des contributions rassemblées ici.
9 Pour se convaincre qu’il ne s’agit pas là d’un jugement désinvolte porté à la légère par Billeter, je recommande la lecture du livre de Vincent Descombes Les institutions du sens (1996 : 54 et sq.) où est très minutieusement analysée la perception du pommier selon Husserl.
10 Ce qui correspond à l’objet intentionnel de la perception pour un phénoménologue qui pratique sa fameuse épochè (suspension du jugement) : « Je vois un bœuf, décrivons cette expérience avant de se demander s’il existe ou non un bœuf en dehors de ma représentation. »
11 Au point de l’inciter à faire un montage de cinq citations extraites de ses différents chapitres pour les mettre en exergue de son retentissant Sex and Repression in Savage Society publié en 1927. Et de réitérer dans les Jardins de Corail (Malinowski 1974 [1935]) citant de nouveau Dewey comme inspirateur avec Mead de sa propre conception pragmatique du langage.
12 Seules ces dernières permettraient l’explicitation systématique et l’individualisation « décontextualisante », opposition que l’on retrouve ensuite chez le sociolinguiste Bernstein entre « code restreint » dépendant du contexte et « code élaboré » individualisant (ou « jargonnant » selon Labov…).
13 C’est ce que ne reconnaissent pas ceux qui attribuent à la réflexivité le privilège de l’« auto-création » : celui de la conscience de soi comme auto-position du sujet, mais sur ce point je dois me contenter ici de recommander la lecture d’un autre livre de Vincent Descombes : Le complément de sujet (2004), aussi remarquable que le précédent.
14 §32 : « […] Augustin, dans sa description de l’apprentissage du langage humain, fait comme si l’enfant allait dans un pays étranger dont il ne comprenait pas la langue, c’est-à-dire comme s’il était déjà en possession d’un langage, mais pas de ce langage-là » (Wittgenstein 1996 : 44).
15 Toutefois le premier article de Mao Ze Dong, peu de temps après les premières conférences données par Dewey, ne portait-il pas sur la nécessité d’introduire la gymnastique en s’inspirant de l’éducation nouvelle occidentale contre l’éducation confucéenne trop livresque ? Ce qui tendrait à complexifier encore la comparaison dans le sens même développé par Billeter, c’est-à-dire à contre-courant de l’exotisme habituel s’il y a eu aussi influence dans ce sens-là.
16 Je ne peux que renvoyer de nouveau au travail remarquable accompli par Vincent Descombes (2004).
17 « […] development emphasizes the need of intimate and extensive personal acquaintance with a small number of typical situations » (Dewey ibid. : 10).
18 Dewey voulait que soit enseignée une autre histoire humaine, celle des techniques et des formes de vie quotidienne et non celle des systèmes de domination étatiques ; ce changement de perspective était pour lui une forme d’émancipation et de démocratisation, il passait clairement par un regard anthropologique sur le présent et le passé humains.
Auteur
Est professeur des Universités à Paris V (Faculté des sciences humaines et sociales, Sorbonne, département de Sciences de l’éducation), agrégé et docteur en philosophie, responsable du secteur « anthropologie des apprentissages » dans le laboratoire EDA (Éducation et apprentissages). Après avoir travaillé sur l’acquisition du langage et sur l’immigration (Grammaire française de l’intégration, éd. Fabert, 2002), il a abordé les domaines de recherche tels que : anthropologie et pragmatisme ; interlocution, parenté et altérité ; scolarisation des tziganes en Europe de l’Est et de l’Ouest.
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