Estre a la fenestre dans le Roman d’Eneas
p. 345-356
Texte intégral
1Quand on examine les mots avec lesquels rime fenestre dans le Roman de Thèbes1 et le Roman d’Eneas2, on peut certes trouver épisodiquement senestre (Thèbes S 3576 et 10974) ou destre (Eneas A 725, A 9247 (D 9300), mais on relève plus souvent le pluriel estres « étages » (Thèbes S 3146, 9273 ; Eneas A 1155 (D 1238) : « les aîtres » du cheval de Troie, 1875 (D 1958, 4091 (D 4178), et surtout le mot estre, employé soit comme nom, au singulier, au sens d’» état, situation, sentiments » (A 8382 (D 8436), 8774 (D 8829), 9152 (D 9204), soit comme verbe (A 8119 (D 8181, 8665 (D 8719), A 9342 (D 9394) et D 10156.
2La rime estre/fenestre est plus fréquente et par là même significative dans le Roman d’Eneas : estre ou ester (A 9121 (D 9173) et 9247 (D 9299) a la fenestre, y exprimer son estre y revêt une particulière importance. En utilisant le Roman de Thèbes comme élément de référence, on analysera ici le rôle de la fenêtre dans l’Eneas, en particulier lors des amours de Didon et de celles de Lavine.
3Le mot fenestre apparaît avec une fréquence appuyée dans le Roman d’Eneas puisqu’on en compte 19 occurrences3 contre 5 dans le Roman de Thèbes4. Dans l’Eneas, fenestre – ou fenestriz est associé par deux fois à un mot qui, s’il n’en est pas le synonyme, paraît posséder un sens très voisin : c’est le mot verriere ou verrine. Ce terme apparaît d’abord isolément lors de la description du palais de Didon dans un développement propre au manuscrit D :
496 En la sale ot mainte verrine
4tandis que, dans un passage concomitant particulier ne figurant pas dans D, il est juxtaposé à fenestriz :
A 513 es columbes, es fenestriz,
es verrines et es chassiz.
5On retrouve ensuite dans l’ensemble des manuscrits de l’Eneas cette association, pour le tombeau de Pallas :
A 6421 n’i ot fenestre ne verriere D 6484
ne mes une sole derriere ;
de jagonces et de beriz,
d’argent estoit toz li chassiz
6et celui de Camille :
A 7566 n’i ot fenestre ne verrine. D 7630
7Verriere n’aurait-il pas alors le sens d’» ouverture garnie d’un vitrail » comme le pensait L. Constans (t. V, p. 314) pour le v. 3136 du Roman de Troie :
Verrieres, clostres e preaus ?
8On pourrait même aller, pour le Roman d’Eneas, jusqu’au sens de « vitrail ».
9Si verriere ou sa variante verrine n’apparaît pas dans Thèbes, on y remarque, lors de l’évocation de la chambre d’Adraste, le mot vitre :
S 983 el front devant ot un vitre
d’esmeragdes et de jagounces ;
d’or y aveit plius de mil onces.
10F. Mora traduit vitre par « frise5 », choisissant ainsi implicitement une autre leçon (le ms. B présente lutre, le ms. C liste. Le v. 983 est absent du ms. P et diffère dans le ms. A, qui présente ensuite une rédaction qui lui est particulière. L. Constans avait corrigé un vitre en une litre6.
11Pourquoi, si l’on conserve le mot vitre, ne pas lui donner le sens que lui apporte ici le contexte, celui de « vitrail » ? D’autant plus que vitre, leçon du ms. B1 (fin xiie siècle) figure au v. 14649 de l’édition Constans du Roman de Troie7 associé à chassiz, à l’occasion de la description de la chambre d’albâtre :
14647 De prasmes verz e de sardines
E de bones alemandines
Sont les vitres, e li chassiz
D’or d’Araibe tresgeteïz8.
12Ces deux exemples montrent bien que le mot vitre est plus anciennement attesté que ne l’indiquent les dictionnaires courants. Il semblerait bien que l’on trouve dans ces passages de Thèbes et de Troie l’évocation hyperbolique, romanesque, de vitraux constitués de pierres précieuses. Car à cette époque les vitraux sont rares ; ce ne sont généralement que des mosaïques de verres de couleur aux dessins géométriques. D’autre part, à cette époque, dans la vie quotidienne, les fenêtres sont rarement vitrées, car le verre, matière coûteuse, est réservé aux vitres d’église. Elles sont munies d’un petit grillage d’osier ou de métal, ou bien sont obstruées par une toile cirée ou une feuille de parchemin huilée, clouée sur un châssis9. On apprécie d’autant plus le caractère exceptionnel de ces deux évocations.
13Pour le reste, l’auteur du Roman de Thèbes n’évoque pas souvent de fenêtre avec précision. Il recourt parfois au mot entaille au sens d’» ouverture » :
S 5388 Amont al mur, par les entailles,
luisent lanternes, ardent failles.
14Entaille peut être associé à fenestre comme lors de l’épisode de Monflor :
S 3145 Li baron sont venu as estres
et ont fait ovrir les fenestres ;
par les entailles de la tor
getterent fors lor chiés al jor.
15On voit par ailleurs Ismène et Antigone
S 6745 amont as estres de la tour,
16ce que F. Mora traduit par « aux fenêtres de la tour », mais le mot fenestre n’est pas employé. Et Antigone indique alors à sa sœur qu’elle ne peut voir Parthénopée que
S 6768 fors deça sus de ceste eschive
17c’est-à-dire « du haut de ce créneau ».
18Quand les dames observent les combattants, il nous est le plus souvent simplement dit qu’elles se trouvent as murs :
S 7247 Les dames de la vile vont
as terriers et as murs amont ;
por les veeir montent es tors.
19Tel est également le cas de Salemandre contemplant Etéocle :
S 10883 Del mur l’esguarde en la valé.
20En revanche, pour Antigone en compagnie de Salemandre, la fenêtre est mentionnée :
S 10971 Et sont al mur en un tour
que l’en apele Blancheflour ;
la cusent a une fenestre.
Aval gardent desus senestre.
21La fenêtre est le lieu de la teichoscopie antique, d’où l’on contemple les combats, comme le fait Lavine dans l’Eneas, comme dans le Roman de Troie10 ou dans le Cligès11. Il s’agit aussi ici sans doute de l’adaptation du motif du « panorama épique » qu’avait relevé J. Frappier :
du sommet d’une tour, de la fenêtre d’une chambre haute (solier), de la salle située à l’étage d’un château, des personnages regardent l’approche de l’invasion sarrasine, la terre ravagée, les incendies, les massacres, ou la venue d’un messager, ou l’arrivée des secours espérés12.
22Hormis cette occurrence, la fenêtre semble dans Thèbes un lieu de communication avec le camp opposé lors de l’épisode de Monflor (S 3146 et 3575-76), ou, exceptionnellement, un lieu d’agression lors du récit que fait Hypsipyle du crime des Lemniennes (S 2425-26).
23Le Roman dEneas présente environ quatre fois plus d’occurrences de fenestre que le Roman de Thèbes (19 contre 5).
24Bien sûr, fenestre peut y posséder le sens général d’» ouverture », « issue », comme celles qui permettent de sortir du cheval de Troie :
A 1155 cil qui sot del cheval les estres D 1238
les antrees et les fenestres
aovri...
25On n’est pas non plus surpris de voir la population de Laurente se précipiter aux fenêtres pour regarder Camille :
A 4091 borjois monterent sus as estres, D 4178
dames, meschines as fenestres,
et esgardoient la pucelle...
26Enfin, comme dans Thèbes, la fenestre peut être un lieu d’agression, mais cette fois vers l’extérieur. C’est par une fenêtre qu’Ascagne tire une flèche qui atteint Romulus, beau-frère de Turnus (A 5481, D 5558).
27Mais dans la grande majorité des occurrences (13 sur 19), lafenestre intervient dans un contexte amoureux. D’abord à propos de Didon.
28Dans le ms. A comme dans la quasi-totalité des autres mss. sauf D, Didon accueille Eneas et l’entraîne aussitôt dans l’embrasure d’une fenêtre :
723 Ele lo prist par la main destre ;
an l’antaille d’une fenestre
se sont loing des autres asis...
29Cette scène, absente du ms. D13, diffère du passage correspondant de l’Enéide, ce qu’a bien fait remarquer Ph. Logié :
Quand Didon accueille Enée, Virgile nous dit qu’elle le conduit dans son palais en utilisant une synecdoque : « Simul Aenean in regia ducit/tecta. » L’adaptateur reprend ce motif de l’accueil, le précise et l’intègre dans la réalité médiévale en évoquant un détail d’architecture propre aux châteaux, la fenêtre où l’on avait coutume de s’isoler pour des conversations privées14.
30Et Ph. Logié rapproche de ce passage les v. 544-48 du Chevalier de la Charrete15. La fenêtre est donc le lieu du premier entretien d’Eneas et de Didon.
31Ensuite, au moment où Enée se prépare à quitter Carthage avec sa flotte, Didon se trouve également à la fenêtre où elle s’abandonne au désespoir :
A 1875 Dido s’en monte a ses estres D 1958
laisus as plus haltes fenestres ;
quant aprester vit la navie,
se el fet duel ne mervoil mie.
32Virgile (Enéide, IV, v. 408-12) ne mentionne alors que arce ex summa16 (v. 410).
33C’est vraisemblablement du même endroit, sans que figure alors explicitement le mot fenestre, que Didon contemple le départ du héros :
A 1955 Dido remaint en son ostal, D 2038
dont ele esgarde lo vasal,
qui an la mer s’ert bien anpaint.
34Ce qui reprend le e speculis « de sa tour » ou « du haut de son palais » (En., IV, 586).
35La fenêtre de la tour est alors le lieu de l’adieu solitaire. Didon y restera jusqu’à ce qu’elle ne puisse apercevoir un seul des navires troyens (A 2007-2009, D 2092-94). C’est l’occasion d’une ultime tentative de dialogue avec Eneas, par des gestes, des signes désespérés :
A 1961 el tuert ses poinz, deront sa crine, D 2044
o la manche de blanc hermine
lo raçoine cent foiz et cent,
1964 mais ce ne li monte noiant,
car il ne puet pas retorner,
ne comant as deus trespasser.
Ele lo huche et aceine,
1968 amors l’argue et demoine,
ne la laira, ce m’est avis,
desi qu’ele ait un trebuch pris.
36La manche, souvent fourrée, est, on le sait, l’un des attributs de l’amie, que le chevalier aimé porte au combat, dans les joutes ou à la guerre. Ici, l’anachronisme rend plus sensible ce geste de tendresse amoureuse de l’héroïne multiplié à l’infini grâce à l’hyperbole.
37Cette station cruelle à la fenêtre, où Didon est le témoin impuissant du départ d’Eneas, donne lieu à un monologue dans lequel la reine de Carthage, se sentant à la fois délaissée, trahie et coupable, exprime sa résolution de mourir (A 1975-2006, D 2058-91). Ce monologue correspond en partie aux plaintes de Didon lors de sa nuit d’insomnie dans l’Enéide (TV, v. 522 sq., en part. v. 534-552), tandis qu’Enée dort. En fait, le romancier médiéval a déplacé et modifié la mise en scène des imprécations de Didon e speculis (IV, v. 584-90), où Didon ne fait aucun signe à Enée. De plus, il insiste, à la fin du monologue, sur la position occupée par Didon (v. 2007-09, D 2092-94). L’adieu de Didon éplorée à la fenêtre devient donc ainsi l’un des éléments fondamentaux de la transformation romanesque de ce personnage qui demeure alors une amoureuse et de son humanisation.
38La fenêtre joue un rôle encore plus important, et opposé – au lieu d’être le théâtre de la fin d’un amour, elle est l’occasion de sa naissance – dans la troisième partie du Roman d’Eneas, consacrée essentiellement aux amours du héros et de Lavine (11 occ. sur 19 dans A et la majorité des mss., 12 sur 18 dans D). On peut dire qu’en particulier, à partir du vers 8047 de A (D 8109), la plus grande partie de tout ce qui est évoqué se déroule à la fenêtre, de la fenêtre, vers la fenêtre ou est vu de la fenêtre.
39D’abord la fenêtre est le lieu de l’innamoramento, de la naissance de l’amour :
8047 Lavine fu an la tor sus, D 8109
d’une fenestre garda jus,
vit Eneam qui fu desoz...,
8070 revient a la fenestre ester D 8132
ou al reçut lo cop mortal ;
d’iluec esgarde lo vasal.
8120 ci [Amors] m’a saisie a la fenestre. D 8182
40C’est là qu’elle reçoit la flèche d’Amour17, qu’elle tombe dans ses rets18.
41E. Farai rapproche ce passage du début du livre VIII des Métamorphoses d’Ovide (v. 38 sq.), et en particulier Lavine de Scylla « qui, du haut de la tour d’Alcathoüs, a distingué Minos, venu assiéger Mégare, et s’est prise à l’aimer ». Mais en fait, chez Ovide, l’amour de Scylla pour Minos est une donnée initiale ; on n’assiste pas dans ce passage des Métamorphoses à la naissance de l’amour ; de plus, Scylla décide de livrer sa patrie à celui qu’elle aime19. Sans doute – peut-être avec ce passage des Métamorphoses – le Roman d’Eneas est-il à la source de la peinture d’Antigone dans l’épisode de Céfas figurant dans le manuscrit P du Roman de Thèbes20. A sa fenêtre, Antigone a coutume de contempler son ami Parthénopée, auquel elle envoie deux lettres ; on l’y voit victime de la flèche d’Amour, inadvertance qui ne peut s’expliquer que par l’influence du personnage de Lavine dans le Roman d’Eneas.
42De la fenêtre, Eneas reçoit la flèche portant le message de Lavine, qui est en même temps la flèche d’Amour comme le héros se l’avoue lui-même :
A 8952 Tu m’as de ton dart d’or navré, D 9005
mal m’a li briés anpoisoné D emprisonné
qu’entor la saiete trovai.
A 8965 La saiete qui trete fu D 9017
m’a malement el cors feru. D ou cuer21
43La fenêtre est le lieu de l’aveu pour Lavine. C’est de là qu’elle adresse à Eneas la lettre où elle lui révèle son amour (A v. 8775 sq., D 8830 sq.). Elle quitte la fenestre pour la rédiger :
A 8875 Adonc leva de la fenestre D 8830
44et y retourne pour la faire parvenir à son bien-aimé :
A 7899 a la fenestre s’an rala D 8853
45par l’intermédiaire d’un archer.
46En outre, à partir du moment où Eneas s’est fait remettre la flèche portant le message, la fenêtre devient un lieu de dialogue à distance entre les deux amants, qui leur permet d’échanger signes et regards.
47Le mot fenestre est alors impliqué métonymiquement par le mot tor :
A 8875 Devers la tor s’an retorna D 8927
48et
A 8884 la ou ele estoit en la tor D 8936 de la ou ele ert an la tor
49C’est de là que Lavine envoie des baisers à Eneas. C’est vers la fenêtre où se trouve Lavine qu’Eneas regarde obliquement, de manière dissimulée (car ces échanges ont un public, qui parfois commente la scène, non sans malice), Lavine, faisant passer l’objet de ses regards pour la tor elle-même :
A 8904 et donc redisoit a sa gent D 8956
que molt par estoit la tors bele :
plus le disoit por la pucelle
que ne faisoit por la meisiere.
50Après la nuit d’insomnie d’Eneas, et une vaine attente qui provoque le doute chez Lavine, revenue à la fenêtre (A 9119-23, D 9171-75), le dialogue amoureux à distance reprend. Il s’agit toujours d’échange de regards (A 9229-32, 9253-74 ; D 9281-84, 9305-26), mais cette fois Lavine, de la fenêtre, s’adresse directement à l’aimé, en l’interpellant (A 9208-28, D 9260-80), tout en étant consciente de ne pas en être entendue. Il s’agit donc objectivement d’un monologue prononcé à la fenêtre, comme tous ceux de Lavine. En effet, et l’on remarque à cette occasion que la fenêtre est aussi un lieu de parole, puisque sept des huit monologues de Lavine y prennent place22 ; seules ses plaintes nocturnes sont exprimées sur sa couche (A 8426-444, D 8480-498).
51Enfin, la fenêtre étant le lieu stratégique du récit, le seul endroit où la jeune fille s’exprime, se révèle et s’accomplit en qualité d’amoureuse, il n’est pas surprenant de voir Lavine étroitement associée à la fenestre et donc à la tor. Lavine se trouve à la fenêtre de la tour, occupant une position d’où elle domine Eneas dès sa première apparition (cf. les v. 8047-49 de A (D 8109-111) cités supra), avec l’opposition de sus et de jus, desoz, que l’on retrouve plus loin avec laisus ou suslçaus (A 9243-4 et 9251-52, D 9296-97 et 9303-04). Cette position supérieure est rappelée, en association avec la fenestre, dans les v. 9118-23 (D 9171-75). La tour, impliquant par métonymie la fenêtre, domine en même temps le lieu de la bataille et du combat singulier qui opposera Eneas à Turnus (A 7838 et 9313, D 7902 et 9365). Au contraire, la situation d’Eneas est d’être desoz la tor (A 8034, 9032, 9049, 9203, D 8097, 9084, 9101, 9255). Il n’est absolument pas question de cette tour dans l’incendie qui ravage Laurente (v. A 9633 sq, D 9673 sq.) C’est un lieu qui isole en quelque sorte Lavine dans une position de domination, de suprématie, de dangier au moins provisoire et matériel, la question précise du dangier en amour étant abordée par Lavine :
A 9858 si me demenra grant dongier D 9898
A 9865 le dongier avrai de l’amor D 9905 avra (leçon préférable)
il an ventra au chief del tor.
A 9870 lo dangier an deüsse avoir. D9910
52On sait d’autre part qu’Eneas, déguisant ce qu’il éprouve à son entourage, fait passer son amour pour la jeune fille pour une vive admiration pour la tour (A v. 8904-07 cités supra). Ce mensonge est ensuite exploité ironiquement lors des gabs de ses barons qui, ayant découvert la vérité, lui font non seulement l’éloge de qui garde la tour (A 9236-40, D 9288-92 ; tel gardant dans A, telle garde dans D), mais celui de la tour et de la fenêtre :
A 9241 « Sire, font il a lor seignor, D 9293
veez, molt est bele la tor,
mais il a un piler laisus
9244 qui auques pent vers vos çaüs.
Veez com la meisiere est plaine,
li pilerz droiz et l’ovre saine.
Molt est bele cele fenestre
9248 lez ce piler, de ça sor destre,
mais il s’i esta uns archiers
qui molt trairoit ça volantiers.
Sire, car vos traiez an sus
9252 que il ne traie a vos çaüs. »
53A ce propos, l’attention des critiques ne semble pas avoir été retenue par l’incohérence qui se manifeste entre le pilier qui d’une part pent vers vos çaiis et d’autre part est qualifié de droiz. Piler doit désigner ici la colonnette qui sépare en deux la baie géminée romane. En occupant à peu près le centre, Lavine fait également figure de piler. Ayant fait décocher vers Eneas la flèche messagère d’amour, Lavine, de sa fenêtre, finit par représenter Amour lui-même, Amour à la fenêtre. Ce passage illustre bien l’intime association de Lavine à la tour et à la fenêtre. Les barons troyens usent ici d’une ample métonymie, la tour, le pilier et la fenêtre – et l’archer – représentant Lavine. Serait-ce alors une image de l’ensemble architectural qu’Eneas, selon le désir de Lavine, possédera après son mariage ? Cette association métonymique s’aligne-t-elle, comme le pense C. Baswell, sur les intérêts de la destinée impériale, s’inscrivant dans le système social émergeant du mariage de Lavine avec Eneas23 ? Faut-il lui accorder une signification politique ? Il nous semble que l’on demeure essentiellement dans le registre amoureux, avec l’identification de l’amante au lieu d’où elle émane, d’où elle voit, d’où elle est vue, où elle règne.
54Encore liée, comme elle le sera aussi chez Chrétien de Troyes, au motif de la teichoscopie antique, héritée du « panorama épique », la fenêtre, mentionnée assez épisodiquement dans le Roman de Thèbes, joue un rôle bien plus important, voire fondamental dans le Roman d’Eneas puisqu’y figurent les deux grandes héroïnes amoureuses du roman, Didon et surtout Lavine. Si pour Didon la fenêtre est le théâtre de l’adieu sans réponse et d’un amour brisé, cette image et cette fonction sont complètement inversées en ce qui concerne Lavine. Elément capital d’une véritable mise en scène, la fenêtre est alors le lieu de la naissance de l’amour et de l’aveu ; lieu de parole solitaire mais souvent décisive, c’est aussi celui des échanges amoureux à distance. Associée à la tour, elle peut représenter l’aimée qu’elle isole au-dessus de la mêlée, possédant le dangier de l’archer d’amour, devenant l’image d’Amour lui-même, Lavine exprimant tout son estre à la fenestre. Chrétien prendra le contrepoint de ces scènes dans Le Chevalier au Lion : dans ce cas le héros masculin, invisible (?), installé par Lunete a une fenestre petite pour contempler les funérailles d’Esclados le Roux, s’éprend de Laudine.
Notes de bas de page
1 Ed. F. Mora, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1995.
2 Pour ce roman, nous utilisons l’édition J.-J. Salverda De Grave, Paris, Champion, CFMA, T. I, 1925, t. II, 1931 (pour le ms. A) et, pour le ms. D, l’édition A. Petit, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1997.
3 A 513, 724, 1156 (D 1239), 1876(D 1959), 4092 (D 4179), 5481 (D 5558), 6421 (D 6484), 7566 (D 7630), 8049 (D 8110), 8070 (D 8132), 8120 (D 8182), 8381 (D 8435), 8666 (D 8720), 8775 (D 8830), 8799 (D 8853), 9121 (D 9173), 9151 (D 9203), 9247 (D 9299), 9341 (D 9392) et D 10155.
4 V. 2425, 3146, 3575, 9274, 10973.
5 « sur le mur de façade il y avait une frise d’émeraudes et de hyacinthes ; il y avait là plus de mille onces d’or. » (op. cit., p. 103).
6 Paris, satf, T. I à VI, 1904-1912. Tout en estimant que vitre possède dans ces deux passages le sens de « frise, bord, bordure », M. Nezirovic considère que la leçon vitre n’est pas une erreur du copiste et appartient bien à l’auteur du Roman de Thèbes (Le vocabulaire dans deux versions du Roman de Thèbes, Publications de la Faculté des Lettres de Clermont II, Nouvelle série, Fascicule 8, 1980, p. 157-59.
7 L’édition d’E. Baumgartner, qui suit le ms. M2, présente alors les listes (Le Roman de Troie, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1998). Nous reviendrons sur le sens de vitre, verriere, verrine dans « Les premiers éclats de vitre dans la littérature française », dans les Mélanges... Monique Dubar, Lille, fin 2002.
8 M. Pastoureau, La vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table Ronde, Paris, Hachette, 1981, p. 64.
9 V. 13972-77.
10 Ed. A. Micha, v. 2845 sq.
11 Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d’Orange, t. I, Paris, sedes, 1955, p. 111-112. Sur cette question, voir l’article de J.-P. Martin, « Vue de la fenêtre » ou « panorama épique » : structures rhétoriques et fonctions narratives », dans Senefiance 21 (Au carrefour des routes d’Europe, 2), 1987, p. 859-878.
12 V. 678 sq. ; cf. v. 706 En.I. banc sistrent ambedui.
13 L’Eneas, une traduction au risque de l’invention. Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age 48, Paris, Champion, 1999, p. 100.
14 On peut aussi, par exemple, songer à Erec et Enide, éd. M. Roques, v. 1137 sq.
15 Virgile, Enéide, livre I-IV. Texte établi et traduit par J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1981.
16 8057 Amors l’a de son dart ferue (D 8119)
8065 por lui l’a molt Amors navree ; (D 8127)
la saiete li est colee
desi qu’el cuer soz la memelle.
17 Cf. aussi les v. 8159-62 (D 8221-24).
18 8060 or est cheoite es laz d’amors (D 8122)
19 Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Age, Paris, Champion, 1913, p. 130. Cf. Ovide. Les Métamorphoses, texte établi et traduit par G. Lafaye, t. II (VI-X), Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 61 sq.
20 Edition L. Constans, t. II, App. V, p. 276-303.
21 Cf. aussi les v. 9098-99 et 9201-204 (D 9150-51 et 9253-56).
22 1) A 8083-8334 (D 8145-8388) : monologue délibératif. 2) A 8343-8380 (D 8397-8434) : monologue délibératif. 3) A 8676-8774 (D 8730-8829) : monologue délibératif. 4) A 9130-9188 (D 9182-9240) : monologue délibératif. 5) A 9208-9228 (D 9260-9280). 6) A 9329-9342 (D 9381-9393). 7) A9846-9914 (D 9886-9954).
23 Virgil in Medieval England, Cambridge University Press, 1995, p. 214.
Auteur
Université de Lille 3
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Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
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