Les fenêtres dans Guerehet : réalité et symbole
p. 331-343
Texte intégral
1Les lecteurs de la Première Continuation s’accordent en général à reconnaître son atmosphère onirique et même un peu envoûtante. Elle est composée de différentes branches, qui sont des récits distincts les uns des autres et que l’on a envie de comparer à des lais ou à des contes. Mais au-delà de leur apparente indépendance, il existe des traits d’union entre eux, dont le principal est la féerie. La branche VI, qui clôt la Première Continuation1, paraît marquer l’apogée de l’onirisme. Elle a pour titre Guerehet2, nom de l’un des frères de Gauvain, dont elle raconte une aventure.
2Or le récit préliminaire d’un mystérieux événement introduit celui de cette aventure : en effet, une nef contenant le corps d’un chevalier inconnu arrive, une nuit, sur le rivage de Glomorgan, sous les yeux d’Arthur. Tout au long du récit, qui est une énigme dont on nous donne peu à peu la clé, un élément est étroitement lié au mystère : c’est la fenêtre. Au sens propre, elle est une ouverture sur l’Autre Monde, elle invite à la contemplation de ses mystères, elle offre le spectacle de ses merveilles. Cette ouverture peut aussi se faire seuil, mais franchir celui-ci est alors réservé aux audacieux et là, c’est une autre histoire... De plus, il nous a précisément semblé que cette sixième branche est comme constituée de micro-récits, qui s’enchaînent les uns aux autres, invitant le lecteur à franchir toute une série de seuils, ou encore à entrevoir, comme par une fenêtre ouverte, les prolongements du récit qui se déroule sous ses yeux. Dans un registre symbolique, la fenêtre est donc la métaphore du principe de construction du récit, chaque série d’événements apparaissant comme l’arrière-plan ou au contraire l’horizon de la précédente série. Enfin, nous verrons que par tout un jeu d’échos entre les éléments du récit eux-mêmes, mais aussi avec d’autres récits de la Première Continuation ou de la légende arthurienne en général, la fenêtre se fait aussi miroir, démultipliant par un jeu de reflets les perspectives du récit.
Deux fenêtres sur l’au-delà
Du regard...
3Le récit s’ouvre par l’irruption du merveilleux dans le quotidien du roi Arthur. Une nuit d’été orageuse, celui-ci souffre d’insomnie et décide par conséquent de se lever et d’aller voir le temps qu’il fait depuis une petite construction qui domine la mer. Le texte nous dit alors :
Li roi qui es loges estoit
As fenestres lués s’apuia. (v. 8332-8333)
4Quelle n’est pas sa surprise, lorsqu’il aperçoit au loin comme une sorte de lueur, qui se rapproche de plus en plus. C’est alors que le roi distingue un chaland, recouvert et entouré de tentures d’un riche pourpre3 et tiré par un cygne4. La couleur pourpre, associée à la présence de l’oiseau ne laisse pas de doute quant à la provenance surnaturelle de cet équipage, qui arrive visiblement de l’Autre Monde. Comme pour attirer l’attention du roi, le cygne se manifeste bruyamment : Arthur se rend alors sur le rivage et pénètre sur le bateau, aux extrémités duquel sont allumés deux flambeaux. En écartant la tenture, il découvre, couché sur une magnifique soierie, un chevalier dans son dernier repos, avec un tronçon de fer dans la poitrine. Après s’être extasié sur sa beauté et l’apparat de sa tenue vestimentaire, il découvre dans son aumônière une lettre.
5Celle-ci s’adresse à Arthur lui-même et lui fait part des dernières volontés du chevalier, qui se révèle être un roi. Celui-ci demande que son corps soit exposé dans la grand-salle du château, jusqu’à ce que le tronçon soit retiré de sa poitrine. Mais cet acte ne saurait être anodin : si celui qui retire le tronçon du corps ne frappe pas de la même arme et au même endroit l’auteur du coup, il est voué à subir un affront identique à celui de Guérehet dans le verger. En revanche, si le chevalier est vengé d’ici un an, on saura qui il était, de quel pays il venait et comment il fut tué injustement. Dans le cas contraire, il faudra enterrer le corps une fois ce délai révolu et l’affaire sera close. Accédant à la demande exposée dans la lettre, le roi fait monter le corps dans la grand-salle, puis va se recoucher discrètement, tandis que la nef tirée par le cygne s’en retourne. Le lendemain, la perplexité de la cour est grande à la découverte du corps.
6C’est donc par une fenêtre que l’Autre Monde fait en quelque sorte une incursion à la cour d’Arthur. La scène du roi regardant l’arrivée du chaland semble suggérer qu’il fait un rêve éveillé, comme y invite d’ailleurs le contexte : cette arrivée se fait au cœur de la nuit et a été précédée d’un orage, que l’on peut considérer comme le présage d’un événement surnaturel. Tout se passe comme si le roi regardait depuis sa loge un spectacle féerique : se rendre sur le bateau et découvrir le chevalier n’a pour effet que de le faire pénétrer plus en avant dans le mystère. En somme, tous les chevaliers présents à la cour en sont réduits, comme nous l’avons dit, à être des spectateurs de l’étrange. Le seul qui serait peut-être susceptible d’en savoir plus est Guerehet, auquel la lettre fait allusion. Or lui aussi, dans d’autres circonstances, a été fasciné par le spectacle qui s’offrait à lui depuis une fenêtre. Mais l’issue de la scène n’a pas été tout à fait la même que pour le roi.
A la transgression
7C’est aussi d’une fenêtre que l’Autre Monde vient faire signe à Guerehet. Le héros, n’ayant plus de nouvelles de son frère Gauvain5, est parti à sa recherche. Il arrive un jour dans un magnifique château, à l’intérieur duquel il traverse différentes salles, toutes plus belles les unes que les autres. Arrivé dans la dernière chambre, il se dirige vers une fenêtre et regarde en contrebas : il aperçoit un verger, dans lequel se trouvent deux pavillons somptueux :
A la fenêtre s’apuia
Et tot contreval esgarda
Si voit deus pavellons tendus
De dras de soie a or tisus ;
Rices pumiaux avoit desus,
Ja de plus biaus ne paraut nus. (v. 8727-8732)
8Guerehet voit alors un nain, très bien proportionné, sortir du pavillon le plus grand et se rendre vers le plus petit, un hanap d’argent entre les mains. Le chevalier prend alors la décision de le rejoindre et ne trouvant d’autre entrée, il passe par la fenêtre, qui est fort large. Il entre donc dans le plus petit pavillon et voit le spectacle suivant : une magnifique jeune fille, assise dans un fauteuil d’argent, nourrit un chevalier blessé6, installé dans un lit somptueux et soutenu par un jeune homme, tandis que le nain aperçu précédemment tient devant lui le hanap, qui contient du lait d’amande et du pain émietté. Guerehet salue courtoisement le chevalier et son entourage, mais il provoque la colère de celui-ci, irrité d’avoir été dérangé, si bien que ses plaies se rouvrent. Arrive alors un personnage surnommé le petit chevalier, qui défie Guerehet au combat, dans le verger. Le héros pense pouvoir venir à bout facilement de cet adversaire de petite taille, mais l’autre le désarçonne et, promptement, lui met le pied sur la gorge : le chevalier doit alors le reconnaître comme vainqueur. Le petit chevalier lui enjoint de revenir dans un an et lui présente les trois possibilités qui s’offriront alors à lui, comme le veut le règlement qui préside au verger : devenir tisserand, combattre de nouveau ou se faire trancher la tête. Guerehet s’engage donc à revenir et le petit chevalier conclut :
« Vos feïstes trop que vilains
D’ensi en cest vergier entrer ;
Or vos covient a retorner
Par la fenestre u vos entrastes,
Onques autre uis n’i demandastes... » (v. 8938-8942)
9Visiblement, Guerehet a commis une infraction en passant le seuil représenté par la fenêtre7, il a transgressé la loi du mystérieux verger, espace clos et séduisant, mais où l’on ne pénètre pas impunément. Il doit refaire le chemin exactement inverse de celui qu’il avait fait auparavant, mais cette fois les pièces qu’il traverse et qui étaient vides à l’aller, sont remplies de gens qui ne lui épargnent pas les quolibets. Son humiliation atteint un comble lorsqu’il traverse le bourg, car les habitants ne se contentent pas que de paroles et lui lancent toutes sortes de projectiles. Quelques temps après, le chevalier apprend que son frère Gauvain est revenu à la cour d’Arthur et il le rejoint à Tintagel, puis ils se rendent ensuite à Glomorgan, où se trouve le corps du mystérieux chevalier. Plus tard, Guerehet a l’occasion de prendre sa revanche et nous verrons comment il fait coup double, puisqu’il venge également le chevalier arrivé dans la nef...
D’une fenêtre à l’autre ou une image inversée
10Dans le cas du roi Arthur, nous avons eu l’occasion de constater que la fenêtre est le seuil au bord duquel s’annonce le spectacle : par un jeu d’emboîtement, ce seuil conduit à toute une série de portes ou d’objets à ouvrir et à découvrir. Ainsi, le roi franchit la porte de la construction où il se trouve pour descendre sur la plage, puis il entre dans la nef, ouvre ou écarte les tentures derrière lesquelles se trouve le chevalier, puis ouvre son aumônière et enfin, la lettre qu’elle contient. La fenêtre est ici la porte par laquelle arrive le nouveau, l’inconnu et tout se joue par le regard. Le motif du roi à la fenêtre est connu notamment des chansons de geste8, mais il est ici utilisé en vertu de ce qui fait le propre de la matière arthurienne : le merveilleux, l’invitation à la quête.
11Dans le cas de Guerehet, la fenêtre est au contraire le seuil ultime, celui qu’il vaudrait mieux ne pas franchir. Elle se trouve donc au terme de toute une série d’ouvertures, qui semblent avoir mené Guerehet d’un espace ouvert à un espace clos, d’un espace découvert à un espace secret. En effet, le héros a d’abord aperçu un magnifique château, vers lequel il s’est dirigé. Le rouge et l’ivoire qui le caractérisent en font d’emblée un château de l’Autre Monde. Il a d’abord traversé la cité contiguë, puis est entré dans la grand-salle. Ne trouvant personne, il est entré dans une très belle chambre, contenant trois lits. Il a ouvert la porte et s’est trouvé dans une autre chambre, surpassant la première en richesse, avec deux lits. Il a ouvert une autre porte et s’est alors trouvé dans une chambre que par un procédé rhétorique bien connu, le narrateur renonce à décrire, tant sa splendeur dépasse l’imagination. C’est dans cette pièce que se trouvait la fenêtre donnant sur le verger. Ce procédé de gradation suggère bien une pénétration de plus en plus forte au cœur du merveilleux et par là, la découverte exceptionnelle que le chevalier est appelé à faire – certes à ses risques et périls. Le motif du seuil interdit paraît omniprésent dans la littérature arthurienne, mais il s’agit habituellement de rivières ou de gués.
12Dans les deux cas, la fenêtre est un seuil sur l’ailleurs, voire l’au-delà, elle est le pivot par lequel on bascule d’un monde dans l’autre : sur le plan imaginaire, il nous semble qu’elle participe de la même symbolique que les châteaux tournants9. De plus, ces fenêtres semblent appartenir à deux histoires distinctes, mais en réalité celles-ci se rejoignent : c’est ce que le lecteur découvre au fur et à mesure.
Les fenêtres symboliques dans le récit
13Par sa fonction d’ouverture et de seuil, il semble que ce soit l’image de la fenêtre qui s’impose également pour parler de la structure du récit. Mais de quel récit s’agit-il exactement ? Il semble en effet que l’histoire se dédouble, entre l’arrivée d’un chevalier dans une nef à la cour d’Arthur et l’aventure de Guerehet, avant de se conclure sur un mouvement inversé : l’arrivée de Guerehet dans une nef, puis le départ du chevalier dans la même nef. On peut en fait considérer que chaque histoire ouvre une fenêtre sur l’autre : dans cette optique, nous allons nous intéresser aux différents volets du récit. Nous pourrons alors montrer que certains éléments jouent le rôle de fenêtre narrative, en annonçant ou en suggérant des récits à venir. Nous évoquerons aussi des dates-clés dans le récit, qui sont comme des fenêtres ouvertes sur l’Autre Monde.
Les différents volets du récit
14Rétrospectivement, l’aventure de Guerehet peut se lire comme l’aventure d’un chevalier dans l’Autre Monde, encadrée par un prologue et un épilogue, qui racontent une histoire connexe. Mais l’aventure de Guerehet en soi est aussi constituée d’une série de volets, qui s’ouvrent les uns sur les autres. Le premier coïncide avec la mésaventure de Guerehet dans le verger. Le second raconte le retour du héros à Glomorgan, où il commet – apparemment – l’irréparable : malencontreusement, il ôte un jour le tronçon de la poitrine du chevalier et le fixe alors à la pointe d’une lance. Le troisième volet correspond au retour de Guerehet dans le verger. Avec la lance qu’il a confectionnée, il tue le petit chevalier. Mais il tue aussi son maître ; or ce dernier se révèle être l’assassin du chevalier qui repose à Glomorgan. En guise de récompense, l’amie du chevalier vengé – qui était présente dans le verger – emmène le héros sur une île merveilleuse. Epuisé, Guerehet s’endort et se réveille le lendemain dans une nef, aux côtés de la jeune fille, sur le rivage de Glomorgan. Dans l’épilogue, la jeune fille dévoile l’identité et l’origine de son ami Branguemuers à la cour d’Arthur, avant de repartir avec son corps dans la nef, en direction de l’île merveilleuse.
Les fenêtres narratives dans le récit
15Certains éléments du récit semblent destinés à ouvrir de nouvelles pistes narratives, qui prolongent celui-ci dans des directions inattendues ou lui donnent un arrière-plan. Ils donnent une densité aux événements rapportés et font entrevoir au lecteur des possibilités multiples qui attisent son attente : c’est ce qui nous suggère l’analogie avec le roi à sa fenêtre, guettant l’aventure à venir.
16La première de ces fenêtres narratives est la lettre. Au début de l’histoire, elle fait allusion à un événement passé – l’affront subi par Guerehet – mais encore inconnu du roi Arthur comme des lecteurs. Le secret qui entoure cet événement donne ensuite l’impression que le narrateur lève le voile sur un mystère lorsqu’il en fait le récit. Par ailleurs, cette même lettre donne aussi l’assurance que s’il est vengé, on connaîtra l’identité du chevalier, son pays d’origine et les circonstances du crime. De plus, elle semble annoncer le récit de la vengeance en soi. En somme, elle est une promesse de récit(s). Enfin, elle joue à nouveau un rôle lorsque Guerehet revient à la cour suite à sa mésaventure. En effet, par les allusions qu’elle contient et qui intriguent fort les autres chevaliers, la fameuse lettre rouvre une fenêtre sur le passé, que le héros aurait préféré garder soigneusement fermée. Du coup, elle suscite la curiosité du roi et de la cour, si bien que par une manigance, Keu fait en sorte d’obtenir le récit de cette mésaventure. L’aveu de Guerehet précipite alors son retour dans le verger.
17Ce retour et le récit dont il fait l’objet étaient annoncés dès la défaite du héros, lorsqu’il prenait l’engagement de revenir. Plus tard, l’acte malencontreux par lequel il retirait le tronçon de la poitrine du chevalier l’investissait malgré lui d’une nouvelle mission et semblait alors jeter les bases d’un second récit. En réalité, le récit de la revanche de Guerehet est aussi celui de la vengeance du chevalier.
18Malgré tout, le mystère qui entourait l’arrivée de Branguemuers dans la nef ne se dissipe pas entièrement à la fin de l’histoire : si l’on découvre bien son nom, on ne sait cependant ni pourquoi il a été tué, ni qui était précisément son assassin. Toutefois, la question de son identité conduit son amie à rappeler l’histoire de Guingamuers, qui fut aimé de la fée Branguespart :
« Mais bien avés oï parler
Coment il caça le sengler ;
Bien avés oï qu’il devint
Et de ma dame quil detint... ». (v. 9439-9442)
19La rencontre des deux personnages et leur amour fait en effet l’objet du lai de Guingamor10. La naissance de Branguemuers est donc le prolongement inédit de ce même lai : d’ailleurs, son prénom11, composé pour moitié de celui de sa mère et pour moitié de celui de son père symbolise parfaitement sa double appartenance au monde des mortels et à l’Autre Monde. En outre, la présence de ce personnage souligne clairement la parenté du présent récit avec le genre du lai et permet aussi la rencontre de personnages qui sont tous issus de l’univers arthurien, mais par des traditions parallèles.
20Enfin, son amie fait une étrange déclaration : elle annonce des événements extraordinaires lors du retour de Branguemuers sur l’île dont il était roi. Peut-être s’agit-il de sa résurrection, comme le suggère Jean Marx12 ? Le récit n’ira pas jusque là. Mais ce sont aussi ses ombres qui font le charme de cette histoire.
Les fenêtres calendaires dans le récit
21Certaines dates soulignent dans le récit l’importance de l’événement en train de se jouer. C’est le cas lorsque Guerehet avoue sa mésaventure à la cour d’Arthur, aveu qui précipite son départ pour aller prendre sa revanche dans le verger du château merveilleux. Ces faits se produisent le jour de Pâques, moment particulièrement favorable aux échanges avec l’Autre Monde13. Cette date est donc hautement significative et apparaît comme une fenêtre calendaire sur l’au-delà.
22De même, son retour à la cour se fait le jour de la Toussaint, date du calendrier chrétien qui s’inscrit dans le prolongement de la fête celtique de Samain, marquée d’une « valeur particulière de transition ou de passage14 ». Là encore cette date est très symbolique, puisque Guerehet revient de l’île merveilleuse où règne Branguespart, la mère du chevalier défunt.
23Réalité ou symbole, la fenêtre est bien un pivot sur l’au-delà.
Jeux d’écho : les fenêtres de la mémoire
24Au sein même du récit, certains éléments se répondent. Mais ils peuvent aussi entrer en résonance avec d’autres histoires. Il se crée alors un jeu de miroir entre le même et l’autre, qui se ressemblent sans se confondre : ainsi, le texte nous ouvre les fenêtres de la mémoire. Celles-ci nous invitent à regarder ce qui est de l’autre côté du récit et à nous y promener.
Echos internes
25Le prologue et l’épilogue se répondent de manière inversée, comme nous avons pu le voir. A l’intérieur même de l’épilogue se reproduit ce jeu d’inversion, puisque Guerehet arrive dans la nef qui remmènera Branguemuers. De même, Guerehet après sa défaite écrasante dans le verger fait à rebours le chemin parcouru précédemment. Puis lors de son retour, une revanche éclatante fait place à l’humiliation de la première défaite. Ces quelques jeux d’inversion tissent véritablement la trame du récit : au fur et à mesure que chaque événement trouve un écho, l’intrigue se dénoue.
26Les personnages associés à l’histoire du verger semble avoir également leurs doubles, comme pour renforcer l’aspect onirique de l’épisode. Ainsi, le nain que Guerehet voit entrer dans le pavillon semble se dédoubler dans le personnage du petit chevalier, pourtant distinct. Tous deux sont malgré leur petite taille bien proportionnés et richement vêtus. L’amie du grand chevalier, assise dans le fauteuil d’argent, et celle de Branguemuers, sont toutes deux d’une grande beauté et se succèdent étrangement l’une à l’autre dans le verger. Le grand chevalier qui se trouve dans le pavillon et celui que combat Guerehet la deuxième fois semblent en revanche être un même personnage, mais le texte reste ambigu sur ce point et l’interprétation revient au lecteur. Mais ce sont les différentes muances de Branguemuers qui apparaissent comme les plus troublantes. En effet, le grand chevalier puis Guerehet paraissent tour à tour devenir son double. Dans un premier temps, l’assassin de Branguemuers meurt de la même blessure et du même fer, peut-être au même endroit que sa victime : ils deviennent en quelque sorte interchangeables, ils sont jumeaux dans la mort. L’assassin prend la place de la victime et le crime est en quelque sorte annulé.
27La revanche de Guerehet semble alors permettre que le corps de Branguemuers retourne à sa terre natale, comme si la condition de ce retour était enfin accomplie15. Le court séjour du héros sur l’île féerique de la reine Branguespart préfigure donc le retour du corps du chevalier en ce lieu. Dans un jeu de miroir, le chaland tiré par le cygne emmène alors Guerehet jusqu’à la cour d’Arthur, comme il y avait amené Branguemuers précédemment. L’échange est à présent possible entre les deux « doubles » : l’un arrive et l’autre s’en va. Une fois revenu sur l’île dont il est originaire, peut-être Branguemuers se réveillera-t-il, comme le fait Guerehet en arrivant sur le rivage de Glomorgan...
Echos externes
28Certains éléments de la narration contribuent à l’ancrer dans la tradition arthurienne en ouvrant une fenêtre sur d’autres récits. En se reportant à l’Index des motifs d’Anita Guerreau-Jallabert16, on se rend compte en effet que la sixième branche de la Première Continuation s’inscrit dans un jeu constant de réécriture.
29Le verger magique dans lequel se risque Guerehet est de ceux-là : il semble en quelque sorte être le reflet du verger de la Joie de la cour, où Erec combat Mabonagrain, dans le roman de Chrétien de Troyes17. En effet, comme le premier, le second est régi par une loi particulière, y pénétrer ne se fait pas impunément. Ces vergers abritent des demoiselles d’une incomparable beauté, l’une assise sur un lit d’argent, l’autre sur un fauteuil d’argent. Le scénario qui s’y déroule est le même, puisque le héros doit prouver sa valeur en combattant jusqu’à la victoire un chevalier de grande taille18.
30De récit à récit, l’aventure de Guerehet semble retentir de subtils échos à celle de Gauvain, son frère, son double au château du Graal, aventure qui précède la branche VI19. Dans les deux cas, le héros doit entreprendre une quête au nom d’un chevalier tué par une lance dans de mystérieuses circonstances. Alors qu’il escorte Guenièvre, Gauvain rencontre en effet un chevalier auquel il promet de poursuivre sa quête s’il lui arrivait malheur. Or ce dernier est tué presque aussitôt d’un mystérieux jet de lance au fer pointu20. Le motif du chevalier inconnu et tué d’un coup de lance « anonyme » rapproche donc d’emblée les deux récits21. Plus tard, un terrible orage éclate, obligeant Gauvain à se réfugier dans une chapelle. Ici comme dans la branche VI, l’orage présage l’irruption du surnaturel et c’est aussi une fenêtre qui en est le seuil. En effet, une gigantesque main noire se glisse par cette ouverture pour éteindre le cierge qui brûlait22.
31Mais le jeu d’échos s’accentue encore entre le château du Graal et l’île de la reine Branguespart. En effet, Gauvain accède au premier en prenant une chaussée qui s’étend très loin sur la mer : le château du Graal s’apparente donc à une île merveilleuse, comme celle de Branguespart. Mais en plus, Gauvain voit dans le château la coupe d’or par excellence qu’est le Graal, qui passe entre les convives pour les servir ; or, concernant l’île de Branguespart, le texte dit qu’on ne vit jamais autant de coupes d’or et de vaisselle précieuse qu’en ce lieu23. Or, dans les deux cas, le héros est pris d’un sommeil irrésistible et ne peut contempler tout ce qui lui est donné à voir et à entendre. Tout se passe comme si l’Autre Monde ne dévoilait pas tout à fait ses mystères aux mortels, même les plus valeureux.
32Toujours entre la cinquième et la sixième branche, on peut remarquer un autre jeu d’échos, cette fois entre le château du Graal et le château où se trouve le verger dans Guerehet. Tandis que les gens qui étaient là à l’arrivée de Gauvain s’évanouissent mystérieusement à la vue du héros, Guerehet trouve à sa sortie du verger des gens qu’il n’avait pas vus auparavant24. Les situations sont inversées, mais elles sont liées dans les deux cas à l’échec du héros. Ces apparitions ou disparitions traduisent à nos yeux le caractère merveilleux et initiatique de chacun de ces lieux. En conclusion, il semble que l’aventure de Guerehet soit d’une certaine manière la transposition de celle de Gauvain, sur un mode à la fois plus profane et plus onirique.
33Il est aussi un épisode de Perlesvaus que l’on peut lire à la lumière du prologue de Guerehet, dont il est la réécriture. Une scène de ce roman s’inspire en effet directement de l’arrivée de Branguemuers à la cour d’Arthur. Perlesvaus arrive de nuit dans une nef illuminée, sous les yeux d’Arthur qui le regarde depuis une fenêtre, à Pennevoiseuse25. Mais à la différence de Branguemuers, le jeune homme est simplement endormi : il vient chercher le bouclier qui lui est promis et qui signale son élection aux yeux de tous, suspendu dans la salle d’Arthur.
34Enfin, comme un présage dans l’histoire d’Arthur, le roi Branguemuers mortellement blessé, partant sur une nef à destination d’une île merveilleuse, accompagné de l’amie ou de l’âme sœur, n’est-ce pas le reflet d’Arthur partant en Avalon ?
Conclusion
35La fenêtre est le seuil de la merveille dans Guerehet : elle symbolise l’interpénétration entre le monde et l’Autre Monde, si inhérente à l’univers arthurien. La construction du récit, par un système d’emboîtement et de mises en perspective, ne cesse également d’évoquer son image. En outre, le lecteur est constamment invité à jeter un œil par les fenêtres qui s’ouvrent sur d’autres récits et qui apparaissent comme autant de miroirs qui se traversent. Enfin, on peut faire la remarque que le texte ne se clôt pas vraiment, comme dans l’attente d’un récit à venir. En effet, la jeune fille en parlant de Branguemuers dit à la cour qu’une grande merveille se produira lors de son retour sur l’île, mais le récit ne va pas jusque là : voilà une fin pour le moins ouverte. Mais si l’on songe en outre que la clôture du récit est aussi celle de la Première Continuation toute entière, ne peut-on y voir un écho à la fin des fins de l’univers arthurien, lorsque le roi part dans une nef mystérieuse ? Or ce départ est aussi la promesse d’un retour, en tout cas l’annonce d’autres merveilles à venir. La fenêtre reste ouverte : il suffit de guetter.
Notes de bas de page
1 W. Roach, The Continuation of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes, Philadelphie, University of Pennsylvania Press and American Philosophical Society, 1949, 3 vol.
2 Nous prenons pour référence la version du ms. L dans l’édition Roach, vol. III, p. 528-600.
3 Le pourpre est souvent associé à l’Autre Monde dans la littérature celtique. On peut en prendre pour exemple l’echtra Cormaic ou « L’aventure de Cormac », dans lequel le héros voit venir à lui un guerrier de l’Autre Monde vêtu d’un manteau de pourpre (éd. Whitley Stokes, Irische Texte III, Leipzig, 1871, p. 212 de la traduction). Le scénario est identique dans un autre echtra, « The Advenbture of Laeghaire mac Crimhthainn » (éd. Kenneth Jackson, Speculum 17, 1942, p. 381 de la traduction).
4 C.-J. Guyonvarc’h et Françoise Le Roux in « Les oiseaux du Sid », Les druides, Rennes, Ouest France, 1986, p. 288-292, montrent bien que l’oiseau et particulièrement le cygne sont des messagers de l’Autre Monde dans la mythologie celtique.
5 Il semble bien que les deux frères se croisent, puisque dans la branche précédente, Gauvain apprend lors de son retour à la cour d’Arthur que son frère est absent (v. 8284-8294).
6 H. Newstead, in Bran the Blessed in Arthurian Romance, New York, Columbia University Press, 1939, p. 72-75, rapproche ce grand chevalier de la figure mythique de Bran dans la tradition galloise. Plusieurs éléments, tels que sa taille, la présence d’une coupe, la couleur pourpre de ses vêtements, paraissent en effet significatifs.
7 Est-ce la façon dont Guerehet pénètre dans le verger ou le seul fait d’y entrer qui constitue l’infraction ? Le texte reste ambigu sur ce point. Il semble que le passage de Guerehet par cette ouverture inappropriée soit le signe de la transgression.
8 J.-P. Martin, « Vue de la fenêtre ou panorama épique : structures rhétoriques et fonctions narratives », Au Carrefour des routes d’Europe, la chanson de geste (Aix-en-Provence : cuer ma, Senefiance 21, 1987), p. 859-878.
9 On trouve des châteaux tournants dans plusieurs récits arthuriens, notamment dans la branche IX de Perlesvaus (éd. W.A. Nitze et T.A. Jenkins, Le Haut Livre du Graal : Perlesvaus, Chicago, The University of Chicago Press, 1932-1937, 2 vol.) et aux vers 440-470 de La mule sans frein de Païen de Maisières (éd. R.C. Johnston/D.D.R. Owen, Two old french Gauvain romances, Edinburgh/London, Scottish Academic Press, 1972).
10 Dans ce lai, la fée n’est en réalité pas nommée (éd. P. M. O’Hara Tobin, Les Lais anonymes des xiie et xiiie siècles, Genève, Droz, 1976. Traduction par A. Micha, Lais féeriques des xiie et xiiie siècles, Paris, Flammarion, 1992).
11 H. Newstead in op. cit., p. 124, fait l’hypothèse que Branguemuers serait plutôt le composé de Bran et de Guingamuers. Elle considère en effet que le schéma initial du conte lié à ce personnage est la perte du cor de Bran et sa restitution. Mais à la suite de la confusion entre cors (cor) et cors (corps), l’histoire serait devenue celle du retour du corps de Branguemuers dans l’Autre Monde. Elle aurait également subi l’influence de Guingamor, dont le héros est aimé d’une fée qui l’emmène dans son château merveilleux. Enfin, le motif de la nef serait un emprunt à Guiguemar, le lais de Marie de France, dont le héros éponyme fait un voyage dans l’Autre Monde par ce biais.
12 J. Marx, « L’aventure de Guerrehés », Nouvelles recherches sur la Littérature Arthurienne, Paris, Klincksieck, 1965, p. 279.
13 P. Walter, Mythologie chrétienne, Paris, Entente, 1992, p. 142-143. Etymologiquement, Pâques signifie « passage ».
14 Ibid., p. 62.
15 Une autre hypothèse serait que Branguemuers ne puisse revenir à la vie avant d’avoir été vengé : ce serait alors la reine Branguespart elle-même qui aurait placé le corps dans la nef pour qu’il arrive à Glomorgan.
16 A. Guerreau-Jallabert, Index des motifs narratifs dans les romans français arthuriens en vers (xiie-xiiie siècles), Genève, Droz, 1992.
17 W. Foerster, Kristian von Troyes Erec und Enide, Halle, 1909 (2e éd.), v. 5878-6023 particulièrement.
18 Nous supposons que le maître du petit chevalier est le personnage que Guerehet avait aperçu alité dans le petit pavillon, lors de sa première venue. En tous les cas, le héros combat au moins un héros de taille insolite en la personne du petit chevalier, qui serait alors le reflet inversé de Mabonagrain.
19 Gauvain au château du Graal, branche V.
20 Gauvain, v. 6902-6952.
21 De même que le corps de Branguemuers est exposé dans la salle de Glomorgan dans notre récit, Gauvain aperçoit dans la grand-salle du château du Graal le corps d’un chevalier entouré de quatre gros cierges sur des chandeliers d’argent et sur la poitrine duquel est posée la moitié d’une épée, du côté de la lame (v. 7184-7198).
22 Gauvain, v. 7048-7082.
23 Gauvain, v. 7276-7306 ; Guerehet, v. 9338-9342.
24 Gauvain, v. 7174-7175 ; Guerehet, v. 8951-9006.
25 W.A. Nitze et TA. Jenkins, op. cit., 1. 4076-4130.
Auteur
Université de Grenoble III
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