Sainte Barbe et sainte Christine aux fenêtres du martyre
p. 319-329
Texte intégral
1Une jeune fille, enfant unique et chéri d’un couple puissant, est enfermée par son père dans une tour. Il s’agit de la dérober aux regards des hommes, aux agressions du monde... en vain puisqu’un dieu viendra la visiter et la séduire, malgré les précautions prises par le père. Cette histoire archétypale1, qui plonge ses racines dans le mythe de Danaé, fait l’objet de deux mises en récit au Moyen Age sous la forme d’hagiographie. Il s’agit de Vies de sainte Barbe et de sainte Christine2. Les deux Vies suivent un schéma semblable : la jeune fille, enfermée dans la tour, non par un excès d’autorité du père qui accepte plutôt bien le dégoût affiché par son enfant pour les joies de l’hymen, mais par un souci de protection, vit secrètement sa foi chrétienne ; cependant un événement (éloignement provisoire du père pour Barbe, obligation de sacrifier aux dieux païens pour Christine) vient perturber cet état de fait et l’héroïne est amenée à affirmer publiquement sa foi, ce qui conduira son père à la livrer aux tortures et ce jusqu’à la mort. Pour Barbe comme pour Christine, une fenêtre est à l’origine de cette profession de foi : la première, chargée de superviser durant l’absence de son père l’avancement des travaux de construction de bains, modifie les plans paternels en ajoutant une troisième fenêtre sur la façade orientale de l’édifice afin de demoustr [er] la trenitet (v. 170) ; la seconde s’évade par la fenêtre de sa chambre : une nuit Christine détruit les riches statues des dieux païens dont son père avait orné ses appartements, contreval la fenestre les trébuche et balance (v. 930), avant de se laisser glisser à l’aide de draps noués par la même fenêtre jusque dans la rue où elle distribue des fragments de ces idoles aux pauvres de la ville. Après avoir accompli sa tâche, elle retourne dans sa chambre pour s’y adonner au sommeil du juste. Ainsi la fenêtre joue, dans la Vie de sainte Barbe, un rôle dramatique, puisqu’elle est l’élément que choisit l’héroïne pour clamer sa croyance en Dieu et donc dans le même temps, la cause immédiate de son martyre, tandis que dans la Vie de sainte Christine, elle est un moyen, une sorte d’adjuvant architectural, dont se sert la jeune fille pour mettre son plan à exécution.
2Cependant, au delà de cette inscription dans la diégèse, la fenêtre occupe un rôle symbolique important qui fonctionne à deux niveaux : tout d’abord, elle est l’ouverture dans un mur qui sépare deux espaces, l’intérieur et l’extérieur, permettant ainsi de voir autant que d’être vu, d’entrer ou de sortir ; par ailleurs elle est le point d’intersection de deux plans, unique et fragile frontière entre le monde païen et le monde chrétien que les héroïnes franchissent le corps meurtri, mais le cœur en paix.
3En premier lieu, parce qu’elle est une découpe dans une paroi pleine et massive, la fenêtre se présente comme un seuil et à ce titre se trouve être le point d’articulation de plusieurs oppositions en ce qu’elle permet de voir ou d’être vu, d’entrer et de sortir, tant pour des personnages que pour des objets, et surtout pour la lumière ou l’obscurité.
4Parce qu’elle est une embrasure, la fenêtre est le moyen pour le regard de voir au delà de l’opacité d’un mur dans laquelle elle dessine un cadre de lumière. Les auteurs des deux Vies jouent de ce motif de manière originale : il ne s’agit pas d’un regard espion, furtivement jeté depuis l’extérieur pour surprendre l’intimité de l’héroïne, il ne s’agit pas non plus d’une rêverie de la dame à sa haute fenêtre. La nuit, Christine se sert de l’appui de sa fenêtre comme d’un autel sur lequel elle brûle de l’encens et fait monter ses prières vers le firmament étoilé :
La faisoit [li sains enfes] par nuit son oratoire,
La ardoit son encens, la ardoit son storace3. (v. 464-465)
5La sainte arbore une posture inébranlable, comme si la solidité de l’édifice faisait pendant à la fermeté de l’héroïne. La symétrie du vers 465, provoquée à la fois par l’anaphore et la scansion, confère à l’attitude de la sainte un caractère hiératique. C’est en l’état que la surprennent ses suivantes un soir en se rendant au temple. Mais rien, ni les accusations, ni les pleurs des jeunes filles craignant la colère d’Urban, le père de Christine, n’entame la foi et la détermination de l’héroïne. Christine se tourne vers sa fenêtre, offrant alors d’elle-même une image en négatif de la première, se découpant désormais en ombre, à contre-nuit, dans le cadre sacré qu’elle a aménagé. Mais le jeu des regards portés sur la sainte ne s’arrête pas là puisque la fenêtre permet une troisième vision : c’est le regard de Dieu lui-même que Christine appelle sur elle, et obtient, afin que le Seigneur lui donne de courage de poursuivre dans sa foi et de résister aux pressions de son entourage. La fenêtre permet donc une concentration des regards : regard des suivantes sur Christine, non réciproque ; regard de Christine tourné vers Dieu payé de retour. C’est un mouvement ascendant qui se dégage alors, la fenêtre fonctionnant comme un prisme élevant la perception jusqu’à la vision du sacré4.
6Contrairement à Christine, Barbe ne se découpe pas dans l’ouverture de la fenêtre. Dans une scène qui se passe cette fois de jour, c’est la fenêtre elle-même, en tant qu’objet architectural, qui s’offre aux regards de tous et en particulier à ceux de Dyoscurus, le père de la jeune fille. Cette vision s’impose avec brutalité au voyageur de retour chez lui :
Dyoscorus de son voyage
Est repairies a son ouvrage.
Viers orient voit trois feniestre[s]. (v. 153 à 155)
7La violence de la réaction paternelle sera proportionnelle à la surprise éprouvée : le père convoque immédiatement sa fille sans prendre le temps de se défaire de sa tenue de voyage (Encore n’estoit desporonne/ne s’espee desarme/Puisqu’il revint de son voiage, v. 183 à 185), écoute ses explications, puis sort son épée pour la frapper. Normalement la fenêtre permet la vue, sans attirer le regard, sans perturber la vision de l’au-delà : on ne regarde pas une fenêtre, on regarde par la fenêtre. Ici elle se pose comme objet à voir, chargé d’une lourde signification, puisqu’elle dit la sainte Trinité. Dès lors on retrouve un mouvement semblable à celui présent dans la Vie de sainte Christine : la fenêtre élève le regard vers les choses divines.
8Cependant les fenêtres de Barbe et de Christine ne permettent pas seulement le passage des regards. Par elles, entrent et sortent des éléments d’échange entre Dieu et les jeunes filles. Ainsi, dans un lieu que son père a bâti à des fins païennes, pour l’aise des corps, mais que Barbe par sa seule présence a consacré à Dieu comme en témoignent les signes qu’elle y imprime5, annonçant ceux que le bourreau inscrira dans sa propre chair, la lumière de Dieu pénètre à flots. Cet avènement de la clarté se fait en deux temps, par le percement de la fenêtre supplémentaire et par l’arrivée de Jean Baptiste : tout d’abord, grâce à la troisième fenêtre, non seulement c’est matériellement que les bains se trouvent éclairés6, mais encore ils deviennent le théâtre d’une véritable démonstration (le verbe demoustrer se trouve au vers 170) du dogme de la Trinité. Comme le souligne Barbe, c’est une clarte par trois fenestre (v. 173) qui alume (v. 172) les lieux. L’architecture devient le symbole minéral de l’unicité des trois hypostases. La démonstration est suffisamment explicite pour que la sainte soit désormais capable de transposer dans le langage ce qu’elle a vu dans la pierre :
Tous nous a donnet dëite (le sujet de donner est le roy celestre)
Par trois personnes enlumine ;
Les trois personnes nommeray,
Car bien le croy et bien le say,
Çou est li Peres et li Fis
Et la terce est sains Espirs. (v. 175 à 180)
9En faisant entrer la lumière de Dieu, Barbe a également laissé pénétrer la connaissance. Elle est donc prête pour le royaume de Dieu grâce au baptême que vient lui donner celui-là même qui a oint Jésus. Dans la lumière divine diffractée par les trois fenêtres, le Baptiste officie, achevant la sanctification des bains et la conversion des lieux, initialement dévolus à la purification des corps par le païen Dyoscurus (qui porte dans son nom, outre l’obscurité de celui qui ne croit pas, le chiffre deux rejeté par sa fille), désormais consacrés à celle des âmes, grâce à l’eau du baptême.
10Quand Barbe accueille par la fenêtre l’Esprit Saint et le Verbe, Christine dans un mouvement inverse fait monter au ciel, dans les odeurs d’encens et d’aromates, sa prière à Dieu et laisse choir les statues des dieux et déesses du panthéon païen qui ornaient sa chambre. Par la fenêtre, il s’agit moins d’entrer que de faire sortir, presque d’expulser ces corps qui ont la froideur et la dureté du marbre. Christine suivra le même chemin que les statues, franchissant cette fragile frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Cette action revêt une double signification : non seulement Christine purifie sa chambre des idoles païennes, mais encore elle se livre, guidée par Dieu7, à un acte de charité. C’est alors qu’a lieu le premier miracle lié à la sainte : à la fin de ses largesses, Christine ne peut remonter dans sa chambre, car la fenêtre est trop haute, quatre vins piez ou.c. [a] de hault sanz mentir (v. 985). Intervient alors Cil qui tous ses amis et hault et bas conduit (v. 987) pour l’aider, et voilà que tout autant li est ore de set.c. piés con d’uit (v. 988) ! Très significativement Dieu omnipotent est ici celui qui se joue des lois physiques de la gravité et, contrairement à l’homme, possède le pouvoir de déplacer sur le plan vertical. C’est la fenêtre de la tour qui impose ce motif, structurant l’espace de la diégèse dans une verticalité qui appelle une transcendance.
11Enfin une dernière opposition articulée autour de la fenêtre se dessine dans nos deux Vies de saintes. Pour Barbe, sainte du jour, la fenêtre est le moyen de faire entrer la lumière, tandis que pour Christine, c’est une ouverture sur la nuit et ses mystères. Pourtant, dans les deux cas, c’est au même dieu que s’adressent les prières des jeunes filles tournées vers un orient plein de promesses divines. En laissant entrer la clarté du jour dans le lavatoire, en le métamorphosant en baptistère, Barbe se place sous le signe du feu8 : après avoir reçu, publiquement, le baptême par l’eau de Jean, elle s’offre à celui du feu, apanage du Christ9. Simultanément, dans une scène qui prend sa source dans les récits évangéliques de la Pentecôte, dès qu’elle est touchée par le feu, elle traduit dans le langage son expérience mystique. Les fenêtres à l’orient de Barbe s’ouvrent donc sur une incandescence lumineuse qui dit l’amour du Christ pour sa servante. En revanche, bien qu’à l’orient une fois de plus, la fenêtre de Christine ne semble s’ouvrir que sur le firmament, comme si le jour était réservé aux pratiques païennes10 :
En la riche fenestre qui est vers oriant
La sainte damoisele va Dieu glorifiant.
Molt luist clere la lune et la nuit est serie ;
Le firmament d’estoilez estancele et fremie. (v. 483 à 486)
12Dans le silence de la nuit, Christine se fraye plus facilement un chemin vers Dieu11. Par ailleurs en se levant la nuit pour prier aux étoiles, elle suit les préceptes du psalmiste qui recommande la prière nocturne à mainte reprises12. Au demeurant, la sienne est entendue puisque la nuit s’éclaire aussitôt :
... si par est ententive
A regarder le ciel, la lune et les estoiles.
« Glorieux Dieu », fait ele, « com as cleres chandeles !
Com est grant ta clarté, com est grant ta lumière ! » (v. 502 à 505)
13Finalement si l’orient découpé dans la fenêtre de Christine n’a pas la flamboyance de celui de Barbe, on y retrouve quand même la lumière qui éclaire les cœurs de ceux qui croient : les étoiles amènent Christine de la nuit vers le jour (à la prière solitaire et nocturne succéderont les actes de foi en plein jour face aux différents bourreaux) comme la chandelle, flamme fragile, perce la nuit pour celui qui marche dans l’obscurité.
14Cependant la fenêtre n’est pas qu’un élément structurant l’espace, guidant le regard ou vomissant des objets. Pour ces filles sans mère que sont Barbe et Christine13, la fenêtre est le lieu d’une nouvelle naissance. Comme pour échapper à l’emprise d’un père trop aimant, omniprésent et omnipotent14, les filles naissent à une nouvelle vie et reconnaissent un nouveau père par la fenêtre de leur tour ou de leurs bains, abandonnant derrière elles une famille qui, pour être naturelle, n’en apparaît pas moins dénaturée par les déséquilibres qui sont les siens. Le royaume de Dieu auquel elles aspirent présente dans les deux textes une structure familiale qui se substitue à la première : le terme de père ouvre la plupart des prières des deux saintes qui sont considérées comme les épouses mystiques du Fils. Privées de l’affection d’une mère, étouffées par un père puissant, refusant l’amour d’un homme, ces êtres incomplets que sont socialement et affectivement les deux jeunes filles attendaient de naître à nouveau dans la plénitude et l’amour de Dieu. En effet, si elles semblent avoir embrassé la foi chrétienne bien avant l’épisode des fenêtres15, c’est durant ce dernier qu’elles professent publiquement leur croyance. La fenêtre permet l’avènement au monde d’une chrétienne.
15Une fois encore la différence de statut du motif dans les deux textes est manifeste. La troisième fenêtre de Barbe constitue le credo même de la jeune fille. Elle est la manifestation obvie de sa foi proclamée aux yeux de tous. L’auteur lie intimement cette profession de foi et l’ouverture pratiquée sur l’ordre de Barbe : l’affirmation bien le croy et bien le say (v. 178) est présentée comme la cause de la modification architecturale. La fenêtre vient doubler, comme une inscription dans la pierre, les mots prononcés. En fait ce sont les bains dans leur ensemble qui fonctionnent comme un prolongement du corps de la sainte : comme elle, le bâtiment a été purifié par le Baptiste ; quand elle viendra au secours des âmes en peine, les bains soigneront les corps meurtris16. La fenêtre est alors autant la bouche de pierre de Barbe clamant sa foi que son cœur touché par la lumière divine. Enfin cette troisième fenêtre figure l’œil frontal de Barbe, celui qui est ouvert vers la divinité, l’œil spirituel des mystiques. Les deux premières fenêtres ne laissaient pas suffisamment entrer la lumière dans l’édifice, comme les deux yeux de Barbe, à l’instar de ceux de Balaam17, n’étaient pas à même de distinguer la plénitude divine. Seul l’œil mystique, la fenêtre ajoutée, permet à la jeune fille d’accéder à cet ultime degré de perception. Là encore, frontière perméable, la fenêtre est le point de jonction de deux plans différents : elle dit au monde qu’une chrétienne existe tout en ouvrant sur l’intériorité de celle-ci, offrant son cœur à la fois aux yeux inquisiteurs des hommes et au regard aimant de Dieu. C’est pourquoi il n’en faudra pas davantage à Dyoscurus pour livrer sa fille au martyre que quelques mots et le percement de cette fenêtre.
16Pour Christine, la fenêtre ne tient pas lieu de profession de foi. Elle est plus simplement et plus banalement un moyen de passage. Jusqu’à cet épisode, c’est secrètement et de nuit que Christine a vécu sa foi. En brisant les idoles et en en distribuant les morceaux aux nécessiteux, Christine, pour la première fois, agit en chrétienne : après avoir enjambé la fenêtre de sa chambre pour descendre dans la rue, elle pratique la charité publiquement. L’importance de ce franchissement est marquée par répétition du mot fenestre, que l’on trouve pas moins de cinq fois en une douzaine de vers18 : Christine descend dans le monde comme elle descendra dans l’arène du martyre avec la même idée de témoigner de manière ostensible sa foi. La fenêtre permet l’entrée dans le monde d’une chrétienne : c’est une jeune fille à marier qui avait été enfermée dans la tour, c’est une épouse du Christ qui en sort, bien décidée à mettre en pratique la doctrine qui est la sienne, comme si les possibilités inscrites dans son prénom même avaient enfin les moyens de briser la chrysalide de la tour pour donner vie au papillon attendu. Par ailleurs, on retrouve dans ce motif la notion de charnière déjà évoquée : la fenêtre, tout en révélant la chrétienne Christine, est aussi le lieu par lequel les idoles sont réduites en morceaux. Défaire des statues païennes, immobiles et muettes, pour faire une chrétienne bien vivante et agissante, telle semble être la suggestion du poète qui associe les deux verbes antagonistes dans une même rime :
Contreval la fenestre les trebuche et balance.
Ne laissa par le temple rien c’onques Dieu fesist
Que tout ne despeçast et tout ne desfesist, (v. 930 à 932)
17et met en valeur ce mouvement de destruction par la répétition du préfixe négatif des –. Tout oppose Christine, sujet actif de tous les verbes du passage, aux statues passives subissant ses outrages. Il fallait que mourussent les idoles pour que vécût la sainte. En passant par cette fenêtre, le personnage a donc subi une mutation profonde. Le sommeil qui s’empare enfin de Christine à son retour dans sa chambre est à ce titre significatif : alors que la jeune fille inquiète de savoir son amour partagé jeûnait et se privait de sommeil en attendant un signe de Dieu, elle s’endort sans difficulté à la suite de son action charitable. Il ne lui restera alors qu’une seule étape à franchir : affirmer sa foi devant tous et en plein jour.
18Credo gravé à même la pierre ou bien orifice de la mise au monde d’une chrétienne, la fenêtre est un entre-deux initiatique dans la Vie de saint Barbe ou de sainte Christine : elle détermine le moment où la jeune fille s’engage définitivement sur la voie du Seigneur. Elle est même le sas entre le monde païen et l’enfance qu’elle quitte et le royaume de Dieu dans lequel elle pénètre en jeune épouse du Christ.
19Cette fonction symbolique de charnière entre deux mondes, entre deux étapes de la vie de l’héroïne, entre deux moments clef du récit explique que ce motif, si important à l’aube de la vie de Barbe et Christine, disparaisse par la suite. Il n’a pas d’autres fonctions que de révéler un double objet : révéler la sainte à elle-même en confortant son amour pour Dieu et révéler au monde sa croyance. Il est donc l’un des éléments précipitant le martyre. En outre autant la fenêtre en plein jour de Barbe que celle ouverte sur la nuit de Christine sont tournées vers l’orient. Elles disent ainsi la jeunesse de celle qui s’en remet à Dieu pour guider sa vie d’adulte. Elles disent aussi la fin du parcours dans les ténèbres des jeunes filles qui s’offrent à la lumière aveuglante du petit matin. Elles disent enfin que, franchie cette étape, leur foi atteint sa plénitude, comme le soleil, après son lever, atteint le zénith. Le récit peut alors entrer, lui aussi, dans sa phase essentielle : une Vie de sainte, quand il s’agit d’une vierge et martyre, ne vaut, paradoxalement, que par la narration de ses souffrances et de sa mort. Orée du texte et aurore de la sainte, la fenêtre à l’orient s’ouvre sur le martyre et le récit qui en est fait pour immédiatement se refermer et s’effacer de la diégèse.
20En effet, le motif disparaît sitôt que l’héroïne est livrée aux supplices par son père. C’est en plein air et en pleine lumière et non plus enfermée dans une tour que la sainte va accomplir son destin. La fenêtre n’a plus lieu d’être. Pourtant il semble que l’on en trouve encore quelques traces : la fenêtre s’est modifiée avec l’avancée de la narration hagiographique, presque en parallèle avec celle qui lui est associée. En effet, une fois que Christine et Barbe ont proclamé leur foi, elles laissent définitivement derrière elles le monde, leur enfance, leur tour, leurs bains pour entrer alternativement dans l’arène du martyre et dans les geôles de leur père. Or ce dernier lieu se donne à lire comme un avatar de la tour, mais sans sa fenêtre salvatrice. Dans la cellule obscure où elle est jetée après une journée de tortures la sainte connaît un instant de repos et de solitude, retrouve le temps de prier comme auparavant. Le moment n’est plus à la démonstration publique de la foi, mais au recueillement solitaire qui permettra à l’héroïne de puiser dans une communion intime avec la divinité de nouvelles forces pour affronter les souffrances à venir. Ainsi comme Dieu était venu visité ses jeunes adoratrices grâce aux fenêtres ouvertes de la tour et des bains, Dieu trouvera le chemin de la geôle hermétiquement fermée. Christine reçoit une longue visite des anges, tandis que Barbe voit le Rois de glore (v. 271) lui-même apparaître dans sa cellule à minuit. Les actions sont les mêmes : quand Christine jeûnait dans sa tour, un ange envoyé par Dieu était descendu lui porter du pain esperitable (v. 858) plus [...] [blans] que nul laiz ne que nois (v. 866). Quand Christine souffre au cachot, les anges solas et compaignie en la chartre li font (v. 1861). On est passé de la tour à la prison, le pain est devenu compaignie : à la fluctuation des motifs correspondent les muances du personnage principal. C’est ainsi que l’on voit réapparaître au moment où Christine est emprisonnée un mot que Gautier de Coincy avait déjà employé lors de la scène de la défenestration des idoles : val. Lorsque contreval la fenêtre (v. 930, 934) Christine se débarrasse des statues païennes, ces dernières se brisent en touchant le sol. L’histoire va se répéter, mais désormais c’est Christine elle-même qui subit : en une chartre obscure l’en a faite avaler (v. 2573). Toutefois la conséquence sera toute autre. Loin de se briser19, Christine sort renforcée de tous les sévices qui lui sont infligés et son exemple est suivi par de plus en plus de monde : on assiste à un autre phénomène de retournement. Les tortures, dans l’esprit des bourreaux, avaient pour but de faire abjurer la sainte ; elles ont pour effet de convertir par milliers les spectateurs de ses souffrances.
21Cependant la mutation du motif de la fenêtre ne s’arrête pas à ces éléments. Parce que les deux héroïnes ont eu accès à la connaissance de la divinité, elles sont à même de comprendre que l’embrasure est désormais inutile, car rien ne saurait freiner le passage du principe divin. Ainsi Christine expose-t-elle avec fermeté à son troisième et dernier bourreau la maternité virginale de Marie en reprenant l’image bien connue au Moyen Age de la verrière20, ultime avatar, pour nos trouvères, de la fenêtre :
« Or me di : li soleil, quand il luist cler et raie
Tres parmi la verriere enne passe il sa raie ?
Parmi passe et repasse : ja por ce n’en est pire ;
De rien ne la maumet ne de rien ne l’empire.
Tout ainsi en la virge entra Saint Esperiz. » (v. 2901 à 2905)
22Elle explique aussi, a posteriori, l’irruption des anges du Seigneur dans sa cellule. Mais surtout elle dit qu’il n’y a plus besoin entre elle et le divin d’un lieu intermédiaire pour permettre la communication. La sainte a intériorisé sa relation au Christ et désormais, sur le modèle proposé par la Vierge, est capable de voir et de recevoir la divinité sans dommage corporel. Elle s’est détachée des lourdeurs de la chair qu’elle abandonne aux mains suppliciantes de ses bourreaux pour n’être qu’une âme prête à rejoindre son époux de lumière. Les messagers de Dieu, les anges qui volaient jusqu’alors au secours de la jeune fille s’effacent à leur tour du récit. Lorsque Dieu veut aider sa servante, c’est désormais de manière directe qu’il le fait : une voix descend du ciel à l’appel de la prière de Christine.
23Contrairement à Gautier de Coincy, le trouvère de la Vie de sainte Barbe n’offre pas à son héroïne le loisir de développer les fondements de sa foi. Dans un texte beaucoup plus court, la sainte va à l’essentiel, la glorification de la toute puissance du Christ. Cependant une courte scène illustre ce motif de la verrière mystique et manifeste surtout l’omnipotence de Celui à qui aucun mouvement n’est refusé. Lors de la première nuit en prison de Barbe, alors que le corps de la jeune fille n’est que plaie et souffrance, le Christ apparaît dans sa cellule pour apaiser ses douleurs. Le texte prend le soin de préciser qu’il le fait en se jouant de la porte soigneusement close, associant à la rime pour mieux souligner le rapport de cause à effet le participe passé de clore et la gloire du Christ :
A mi [e] nuit li Rois de glore
Vint a le cartre par porte close. (v. 271-272)
24Puis, dans une suave atmosphère adoucie par l’odeur de sainteté, l’apparition prend la parole pour affirmer :
« Ouverte t’ai dou ciel la porte. » (v. 278)
25Quand les hommes n’étaient capables que de percer une fenêtre dans un mur de pierre, le fils de Marie, la Vierge Verrière, transperce les murs d’une geôle afin d’achever le travail commencé par Barbe : il agrandit la fenêtre désirée en une porte que l’héroïne ne pourra franchir lorsque la fieste (v. 283) de son martyre s’achèvera.
26De fait c’est bien comme une ouverture première, en annonçant une autre, que les deux poèmes donnent à lire le motif de la fenêtre. Ouverture imparfaite, comme inachevée, elle s’ouvre afin que commence la vie de la chrétienne et la Vie de la sainte. Mais elle doit se fermer pour que l’hagiographie s’achève en montrant que c’est par la grande porte que l’héroïne a conquis le droit de rejoindre dans le jardin d’éternité son époux mystique. Car si le Paradis a une porte, il ne semble pas avoir de fenêtre.
Notes de bas de page
1 C’est M. Philonenko qui, dans l’introduction de son édition de Joseph et Aseneth, Leidea, 1968, p. 110 à 117, fait le lien entre ce roman et divers récits hagiographiques grecs, parmi lesquels les Passions de sainte Barbe et de sainte Christine et, avec H. Delehaye, Les Légendes hagiographiques, Bruxelles, 1955, p. 33, il reconnaît la filiation avec l’histoire de Danaé.
2 Pour cette étude, nous avons utilisé La Vie de sainte Christine de Gautier de Coincy, éd. O. Collet, Genève, Droz, 1999 et Le Vie sainte Barbe, éd. A.J. Denomy in « An old French life of Saint Barbara », Mediaeval Studies, Toronto, 1939, I, p. 150-178.
3 On peut également voir les vers 477 à 482, 494-495 ou 595.
4 Contrairement à Barbe qui verra directement le Christ dans sa geôle, Christine n’accédera de son vivant qu’à une vision incomplète, le Seigneur lui envoyant ses anges.
5 La Dieu amie, sainte Barbe/Viers orient dedens un marbre/A fait le singne de le crois/De Jhesucris [t] d’un de ses dois./La crois remest ens en la piere/Si com fait seauls en chiere (v. 129 à 134).
6 Deus feniestres ne font nul proit/Deus ne rendent point de clartet (v. 168-169).
7 Cf. v. 953 à 978.
8 Traditionnellement Barbe est la patronne des étudiants, mais surtout des artilleurs ou des pompiers, toutes professions liées au feu. Elle protège de la foudre.
9 Mt, 3, 11-12.
10 Le sacrifice d’Urban aura lieu de jour (v. 1004).
11 A toi le jour, à toi aussi la nuit rappelle le Psaume 74 (16). On peut également rapprocher ce passage de la ténèbre mystique du Pseudo-Denys : [...] les mystères simples et absolus et incorruptibles de la théologie se révèlent dans la ténèbre plus que lumineuse du Silence : c’est dans le Silence en effet qu’on apprend les secrets de cette Ténèbre dont c’est trop peu dire que d’affirmer qu’elle brille de la plus éclatante lumière au sein de la plus noire obscurité et que, tout en demeurant elle-même parfaitement invisible et parfaitement intangible, elle emplit de splendeurs plus belles que la beauté les intelligences qui savent fermer les yeux. (Théologie Mystique, trad. M. de Gandillac, Aubier, 1980, 997 a-b).
12 On trouve dans les Psaumes de nombreux appels à la prière nocturne comme par exemple Ps 42, 9, Ps 119, 55 et 62.
13 L’ascendance maternelle de Barbe n’est jamais mentionnée, la mère de Christine traverse le récit, pâle personnage sans nom ni influence sur le cours des choses.
14 Urban et Dyoscurus sont père des héroïnes et premier magistrat de leur cité.
15 Lorsque commencent les deux Vies, les héroïnes sont déjà acquises à la cause du Dieu des Chrétiens.
16 Cf. v. 137-140.
17 Nb, 22, 21-35.
18 Cf. v. 928 à 941.
19 Cette image des objets brisés s’inscrit dans la lignée de l’enseignement apostolique : cf. Rom, IX, 20-23).
20 Selon M.-L. Chatel, c’est Wace qui le premier serait passer du motif du cristal, pierre associée à Marie dans les Lapidaires à celui de la verrière. Le Culte de la Vierge Marie en France du ve au xiiie siècle, thèse soutenue à la Sorbonne en 1945, p. 213-214.
Auteur
Université de Provence
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
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Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003