Maçons, trois fenêtres s’il vous plaît ! Le Mystère de sainte Barbe en 5 journées : un décor qui se construit ?
p. 307-318
Texte intégral
1Barbe, aussi appelée Barbara, connut une popularité rien moins que phénoménale aux derniers siècles du Moyen Age. Rares sont les musées européens ne renfermant qui une statue, qui un tableau ou un retable représentant la sainte. Il faut ajouter à cette liste les prières et les miniatures contenues dans quantité de Livres d’Heures. Dans les seuls diocèses normands, entre le xiiie et le xve siècle, l’historienne Catherine Vincent dénombre plus de 150 confréries de sainte Barbe1. D’ailleurs, le théâtre se fait l’écho de cette popularité – on compte bien dix-huit représentations « par personnages » de la légende de sainte Barbe pendant les xve et xvie siècles2. De la production dramatique de cette période, il ne nous est resté que trois textes : Le Mystère de sainte Barbe en cinq journées3, Le Mystère de sainte Barbe en deux journées4 et enfin, un fragment de rôle de sainte Barbe5, vraisemblablement d’un Mystère en trois journées6.
2L’histoire de sainte Barbe se construit, littéralement, autour d’une tour. Dyoscorus, le père de Barbe, en ordonne la construction pour la mettre à l’abri des regards concupiscents des hommes. La tour ne devra comporter que deux fenêtres. On aura remarqué sans doute que la tour qui jouxte Barbe sur les « ymaiges », comme on les désignait à l’époque, est ornée de trois fenêtres. Or la décision prise par la sainte de faire percer une troisième fenêtre à sa tour lui attirera les foudres paternelles. Cette décision, qui est bien plus qu’un caprice, comme nous le verrons, enclenche le processus qui la mènera des tourments vers la mort. Je m’intéresserai principalement ici au traitement dramatique des fenêtres dans le Mystère de sainte Barbe en cinq journées7. Je passerai en revue les principaux moments de l’érection de la tour, en quête d’éléments pouvant nous renseigner sur le décor de ce texte aux dimensions impressionnantes.
3Le fatiste élabore ici une structure dramatique fonctionnelle, développant les éléments susceptibles de supporter sa vision spectaculaire par un emploi judicieux d’épisodes mettant en scène des personnages auxquels les spectateurs s’identifient ou, à tout le moins, qu’ils reconnaissent. Ainsi, il souligne certains passages de la légende, convoque de nouveaux personnages, donne davantage d’importance à l’un où l’autre des protagonistes, bref il bâtit un univers cohérent, conscient qu’il est de la matérialité de la représentation et du genre qu’il pratique.
4Une vie en prose de la même période, ayant comme source, tout comme le Mystère de sainte Barbe en cinq journées, la compilation de Jean de Wackerzeele8, décrit l’épisode de la construction comme suit :
[Dioscorus] feist convoquer pluseurs des plus expers et sumptieux massons qui fussent en ses pais. Lesquelz ouvriers tantoust et hastivement commencerent le fondement de la dicte tour et fïnablement la leverent en hault selon le plaisir du roy Dioscorus, et conbien que la tour fust quarree neantmoins le roy commanda que on n’y feist que deux fenestres9 [...]
5Le fatiste du Mystère de sainte Barbe en cinq journées devait trouver un moyen de concrétiser cet épisode afin de rendre opérante la fiction dramatique. A l’instar de l’auteur du Mystère de sainte Barbe en deux journées, le fatiste du Mystère de sainte Barbe en cinq journées choisit de faire parler les maçons. Or il ne s’est pas contenté d’affubler ses personnages de noms génériques, comme tant d’autres avant lui. Les maçons ont ici leur nom propre. Toutefois, il est vrai qu’ils apparaissent toujours ensemble. Il n’est pas question ici de psychologie ni de caractérisation hautement individualisée. En revanche, le fatiste montre assez de la vie des ouvriers et de leurs préoccupations pour permettre une reconnaissance instantanée de la part du public.
6Les deux maçons, appelés Murgault10 et Gandeloche, se font connaître du public, avant que le messager de Dioscorus ne vienne leur annoncer que le roi a besoin de leurs services, dans ce que j’appellerai une vignette de présentation. Ils s’y plaignent du manque de travail. Le public saisit leur conversation au vol. Tout ce passe comme si une caméra avait croqué sur le vif une discussion entre gens de métier. Nous en retiendrons les premières répliques :
Gandeloche primus lathomus
Comment se porte la besongne
Des massons ?
Murgault secundus lathomus
S’il ne font plus riens,
Endroit vous, sans quelque vergongne,
Comment se porte la besongne ?
Gandeloche
Tant en Flandres comme en Bourgogne,
Les massons ne gaignent plus rien. (1re journée, f° 63 r°)
7Cet échange est loin d’être anodin, il expose clairement au public les liens qui unissent les personnages. Le fatiste présente ici un nouvel ensemble à notre attention. Cet ensemble est indissociable, de la même façon qu’un trio d’instrumentistes n’en serait plus un si l’un des exécutants manquait à l’appel. On dira donc : « les maçons entre en scène », et non pas : « Murgault et Gandeloche font leur entrée ». Il s’agit d’un ensemble dramatique en tout point semblable à celui que forment les portiers de la ville d’Alexandrie (2e journée, f° 85 r°-86 r°) ou celui des bergers (3e journée, f° 184 r°- 186 v°). Ces deux ensembles sont également présentés brièvement aux spectateurs avant d’intégrer l’action du Mystère proprement dit. Dans le cas des bergers, cela donne lieu à un échange plaisant sur ce que chacun ferait s’il avait de l’argent. Le but principal toutefois n’est pas uniquement de faire rire, comme on l’a souvent affirmé, il est bien davantage d’offrir en quelques répliques un condensé de vie propre à capter l’attention du public. Cela permet au fatiste de faire l’économie d’une caractérisation poussée, et le procédé insuffle un peu de vie à ce personnel secondaire.
8Il est intéressant de remarquer qu’une didascalie précise que les maçons, lors de leur entrée en scène, devront être munis de leurs outils. Ce détail est également confirmé par Murgault :
Porteron nous tous noz oustilz,
Si allons pour le roy servir. (1re journée, f° 64 v°)
9Une fois au palais, Dyoscorus leur décrit le projet. La tour ne devra comporter que deux fenêtres : l’une au nord et l’autre au sud. Il est catégorique et défend formellement aux maçons de prévoir une ouverture à l’est, car la lumière qui inonderait la chambre alors empêcherait « le doulx somme » de sa fille, non plus qu’à l’ouest, car le coucher du soleil « eschauffe trop ». Suivent des précisions concernant l’aspect général de l’édifice. L’une de ces précisions laisse songeur, du moins pour ce qui est de la réalisation des décors : Qu’i ait cent pieds entre les cares (1re journée, f° 65 r°). Il ne s’agit pas ici d’une indication que le « peintre », responsable des décors à l’époque, se doit de concrétiser, mais d’un commentaire dirigé au public pour suggérer la magnificence de l’édifice projeté.
10Les deux maçons se mettent au travail. L’indication scénique qui précède leur action précise : Dicant operando et in ludo habeant lapidus et materiam et calcem et semper operantur. Outils, matériaux de construction, les maçons ont donc tout ce qu’il leur faut sous la main pour commencer leur besogne. Il va de soi que l’action des ouvriers n’aura rien de réaliste. Il faut évidemment admettre un degré d’investissement des spectateurs dans le processus. L’imagination du public joue une part active dans la fiction dramatique médiévale. La situation est donc réaliste, la concrétisation, elle, est esthétisante ou à tout le moins elle établit une certaine distance entre la parole, l’action, et le résultat de cette action. Il ne s’agit pas ici de faire illusion, l’imagination des spectateurs alliée au verbe et aux gestes stylisés des maçons rehaussent le décor existant et le modifient, le recréent en quelque sorte. Le ludisme formel du rondeau dans les dialogues des maçons participe de cette vision médiévale du spectaculaire. La première journée de notre texte se termine sur les plaintes des maçons présentées sous la forme de deux rondeaux enchaînés. Je reproduis ici les premiers échanges correspondant au premier rondeau et qui soulignent la difficulté de la tâche des maçons :
Gandeloche
Le doz me deult et la vesie,
J’ay ja les rains tous travaillez.
Mugault
De ceste euvre je me soucye.
Gandeloche
Le doz me deult et la vesie,
Ma ventraille est toute meurtrie
De me bessez.
Murgalant
Sus, sus taillez !
Gandeloche
Le doz me deult et la vesie,
J’ay ja les rains tous travaillez. (2e journée, f° 66 r°-66 v°)
11Les travaux de Véronique Dominguez concernant les rondeaux insérés dans les Mystères ont clairement établi leur caractère dramatique. Le rondeau ponctue l’action du Mystère, introduisant un rythme, un mouvement, dans le sens le plus large du terme. Madame Dominguez affirme à ce sujet :
La forme poétique prête aux scènes une cellule rythmique, marquée par la répétition ; elle apparaît comme le fondement d’une impulsion commune à des scènes dont la diversité thématique demeure irréductible. [...] Les gestes des bourreaux, de la danseuse, des bergers ne sont pas liés par nature, mais par une animation similaire, reflétée par leur transcription sous la forme du rondeau11.
12Je souscris entièrement à cette analyse, à laquelle j’ajouterais la production au moyen du rondeau d’un effet de « distanciation » avant la lettre. Cette mise en forme de la matière théâtrale en cellules récurrentes, reconnaissables et surtout attendues par le spectateur permet une prise en compte différente de la réalité qui est donnée à voir.
13Les maçons sont encore au travail au début de la deuxième journée. Les actions des maçons ne prennent d’ailleurs pas fin lorsqu’ils arrêtent de parler. Il faut les imaginer travaillant toujours en arrière plan. Ils nous sont montrés besognant, un peu à la manière d’enfants qui inventent un monde à partir d’une casserole et d’une cuillère en bois et qui décrivent les gestes qu’ils posent et les objets autour d’eux afin de se faire bien comprendre de leurs compagnons de jeu.
14Puis, voilà que se présente Dyoscorus qui leur ordonne de construire, en plus de la tour, un « lavouer » ou salle d’eau. Ils se remettent à l’ouvrage, le temps d’une intervention du Stultus, et la tour est achevée. On remarquera au passage le rôle joué par le Stultus qui accélère, suspend, bref influe sur la temporalité du Mystère. L’apparition du fou ici nous permet de faire un saut en avant. De même, après que les maçons ont prévenu Dyoscorus que la tour est terminée, le fou se manifeste de nouveau et les ouvriers peuvent alors se restaurer à leur aise. Le Stultus n’est pas qu’un bouffon, peu s’en faut ! Il est le personnage organisateur par excellence, un chef d’orchestre en habit de clown.
15Il est tout de même curieux que jusqu’ici les maçons n’aient passé aucun commentaire à propos des fenêtres de la tour pourtant si importantes. On est en droit de se demander s’il y a véritablement un décor. La suite du Mystère répond à cette interrogation : à plusieurs reprises des indications scéniques précisent que l’on monte ou descend l’escalier de la tour menant à la chambre de Barbe. Il faut donc se rendre à l’évidence, il y a bel et bien un décor figurant une tour et, si tour il y a, il est difficile de croire que le « peintre » a fait l’économie des fenêtres. Mon intuition est que le décor devait être peint sur une immense toile. On aurait déroulé le décor progressivement jusqu’à ce que la tour apparaisse au public dans sa totalité.
16Nous en arrivons maintenant au moment de l’ajout d’une troisième fenêtre à la tour. Cette décision de Barbe fait suite à la visite d’un disciple d’Origène venu expressément d’Alexandrie afin de parfaire l’éducation de la jeune fille en matière de foi chrétienne. Encore tout émue des enseignements reçus, Barbe prend conscience que la tour où elle habite, ne comporte que deux fenêtres. C’est à ce moment qu’elle établit le lien qui unit les trois fenêtres et la trinité :
Qu’esse je suys apercevant ?
Qu’en ceste tour, sans plus, n’y a
Que deux fenestres ! Comment dea !
Elle n’est point du tout parfaicte
Si la troysiesme n’y est faicte
Pour la Trinité figuréz ! (3e journée, f° 170 v°)
17Barbe envoie chercher les maçons et leur ordonne de percer une troisième fenêtre. Les explications qu’elles offrent afin de justifier son désir ne sont pas encore d’ordre théologique. Elle souhaite simplement être en mesure de voir se lever le soleil. Elle précise que cela rendrait la tour plus lumineuse et qu’elle pourrait alors admirer les champs à son aise. On voit que le fatiste dose ses effets et réserve l’explication véritable pour la confrontation opposant le père à la fille. Les maçons résistent d’abord, ne voulant pas désobéir à Dyoscorus, mais lorsque Barbe promet de s’accuser de cette addition, ils acceptent d’exécuter la besogne. Ils se mettent tout de suite à l’ouvrage et pour la première fois, une fenêtre prend forme sous nos yeux. Les maçons doivent pratiquer une ouverture dans la pierre et une fois de plus le fatiste a recours au rondeau12 :
Murgault
E dieux ! que ceste pierre est dure.
Par foy ! el est bien cimentee.
Elle est ycy bien fort entee.
Long temps y a qu’el ne locha.
Gandeloche
Frappe dela et moy decza,
Si sera plustoust esbranlee.
On ne cymenta myeulx piecza !
Frappe dela et moy decza.
Murgault
e saint sang que Jupin pissa,
Comment el a esté souldee ?
Gandeloche
Frappe dela et moy decza,
El sera plustoust esbranlee.
Murgault
Elle est desja fort eslochee.
Incontinent s’en yra bas. (3e journée, f° 172 v°-173 r°)
18Le rondeau transcende le réel et connote la difficulté de la tâche. Le spectateur s’élève au-dessus de la matérialité, il accepte l’énoncé des maçons soutenu par une gestuelle bien chorégraphiée plutôt que de réserver son adhésion en fonction du résultat concret du travail de ces mêmes maçons. Tout à coup l’écriture déjà très construite se codifie encore davantage. Le verbe modèle ici l’action et structure l’espace tant par l’enchaînement des répliques que par le mouvement des personnages. La forme aisément reconnaissable du rondeau permet au spectateur d’oublier ce qui autrement choquerait son esprit critique et lui offre la possibilité de dépasser le réel.
19Certes les maçons parlent de la matérialité ou plutôt ils créent la matérialité du décor en le décrivant, mais les fenêtres ne sont toujours pas définies, concrètes. Aucune didascalie ne nous renseigne sur la dimension ou l’allure des fenêtres. Barbe parle, nous l’avons mentionné, de la joie qu’elle aura à regarder les champs et le soleil se lever lorsque la troisième fenêtre sera ajoutée à sa tour, mais jamais elle n’est vue à la fenêtre, personne ne s’y montre, même pas pour savoir qui frappe à la porte. Tout ce passe comme si les fenêtres étaient aveugles. On observe les fenêtres de l’extérieur, on n’y regarde pas. Les fenêtres ont donc une matérialité, elles existent bel et bien, mais nullement dans leur utilité de tous les jours. On les remarque, somme toute, parce qu’il en manque une ou parce qu’il y en a une de trop. Cela nous amène tout naturellement à aborder la réaction du père lorsqu’il découvre que la tour compte maintenant trois fenêtres.
20Dyoscorus s’en revient chez lui après une campagne punitive contre les chrétiens d’Alexandrie instiguée par l’empereur Diogène, campagne qui a tourné au vinaigre et décimé la meilleure part de l’armée païenne. Des diables lui apparaissent en songe et lui suggèrent ce qui suit :
Sathan
Dyoscorus, je te conseille
D’aller voirs ta fille en sa tour,
Et s’il y a rien tout en tour
Qui te tourne a grant desplaisir,
Fay ta fille prendre et saisir
Pour luy livrer martire et paine. (3e journée, f° 188 v°)
21Les diables sont par trop conscients du symbole que constituent ces trois fenêtres, et leur réaction, qui peut nous sembler exagérée, ne l’est plus du tout en considération de ce qu’elles représentent sur le plan de la foi. Dyoscorus aperçoit alors la tour et la colère se lit sur son visage. Son émotion est telle que Florimond, son « 1er chevalier », s’en inquiète. Dyoscorus lui dit :
Regarder avec moy lassus.
Que suys je cy apercevant ?
Ha ! Jupiter ! Je suys desceu ! (3e journée, f° 189 v°)
22Florimond croit alors que le roi a aperçu sa fille en compagnie de « gens » et tout de suite il imagine sa vertu en danger. Barbe recevrait-elle en sa tour ? D’ailleurs, cette interrogation de Florimond constitue la seule allusion à quelqu’un que l’on aurait entrevu à la fenêtre :
Avez vous des gens apersceu
O voustre fille en ce recoy ? (3e journée, fol : 189 v°)
23Dyoscorus le détrompe avant d’épancher sa colère. Il fait observer à son chevalier qu’il y a trois fenêtres à la tour :
Non, par Tervagant, mais je voy
Troys fenestres tout au plus hault
De la tour... (3e journée, f° 189 v°)
24Le décor se doit donc d’être conforme au discours des personnages en présentant trois fenêtres. Il n’est pas question ici pour le public d’imaginer un ou plusieurs des éléments du décor. La tour est sans contredit l’élément clef de la fiction dramatique du Mystère et il ne serait pas admissible que Dyoscorus ne puisse indiquer concrètement les fenêtres en question.
25On envoie quérir les maçons. Ils affirment qu’ils n’ont fait que suivre les directives de Barbe. Le roi refuse de croire que sa fille ait pu faire une chose pareille. Les maçons s’expriment de nouveau en un rondeau, ici pour souligner la sincérité de leur propos. Dyoscorus tire alors son épée et gravit les marches qui mènent à la chambre de sa fille. Barbe en appelle à la protection divine. Dieu envoie l’archange Gabriel afin qu’au moment décisif, dit-Il :
la pierre s’euvre
Et qu’elle [Barbe] s’en aille a non sceu.
Portez la sans estre aperseu,
Invisiblement, sur ung mont,
Prés la cité. (3e journée, f° 193 v°)
26Dyoscorus fait irruption dans la chambre de sa fille et la somme de lui exposer les raisons l’ayant poussé à ajouter une troisième fenêtre à la tour. Le contour des fenêtres est-il visible de l’intérieur de la chambre ? On serait porté à répondre par la négative. Dyoscorus ne touche pas le rebord de la fenêtre, il ne dit pas à sa fille : « Cette fenêtre-ci » ou « Cette fenêtre-là ». Comme si, une fois à l’intérieur, les fenêtres n’avaient pas été reproduites ou plutôt, puisque le fatiste sait inconsciemment qu’on n’y peut pas regarder, et qu’aucune lumière n’y pénétrera, le fatiste, dis-je, s’en désintéresse. Les fenêtres de théâtre, vues de l’intérieur, sont pareilles à des tableaux accrochés au mur. C’est ce qui explique que l’on utilise des portes au théâtre, mais rarement des fenêtres ; après tout, les fenêtres se dénoncent elles-mêmes comme artifice. La seule fenêtre opérante sur scène est un mur, le quatrième mur de la boîte magique pour ce qui est des spectacles comme ils se pratiquent encore dans la majorité de nos théâtres modernes. Le théâtre des Mystères fonctionne différemment ; c’est le regard du spectateur qui cadre l’action, un peu comme un réalisateur de film qui décide de suivre un élément plutôt qu’un autre. Autant de spectateurs, autant de réalisateurs, et les fenêtres de se multiplier dans une vision plurielle du spectacle.
27Arrive enfin le moment de la confrontation entre le père et la fille. Barbe explique le lien existant entre les trois ouvertures et la trinité :
Comme troys estatz sont au monde,
Triple personne en Dieu habonde.
La fenestre en Orient mise,
Dieu le pere nous signiffie [...]
Cestuy Dieu le filz je figure
Par la fenestre et oupverture
Qui est assise vers mydy
Et la raison je vous en dy
Car le soulail de midi vient
D’Orïent/et aussi on tient
Que du pere vient Dieu le filz [...]
La fenestre en septemtrïon
Nous fait significacïon
Du sainct esprit qui proceder
Veult des contres sans preceder [...]
En ma tour je n’ay point descript
Occident la cause est telle
Deïté n’est occidentelle
Ny desfaillent point ny reconse. (3e journée, f° 196 r°-196 v°)
28Barbe opère ici un rapprochement entre les mouvements de l’astre solaire et la conception de la trinité. Les fenêtres jouent le rôle de cadres et permettent une meilleure prise en compte d’un phénomène qu’un mouvement perpétuel rend difficilement préhensible (en l’occurrence la progression du soleil) et facilite le maniement d’un concept des plus abstraits, celui de la trinité. Cependant, le fatiste ne semble pas du tout intéressé à se servir du décor afin d’ancrer davantage le concept dans le réel. C’est d’ailleurs ce qui est étonnant.
29Dyoscorus brandit son épée et s’élance pour frapper sa fille. Au dernier instant, le mur s’entrouvre afin de livrer passage à Barbe, puis se referme. Dyoscorus demeure interdit devant ce prodige. Cette dernière fenêtre, ou plutôt cette porte de sortie, devait sans aucun doute faire l’objet d’une attention toute particulière de la part des organisateurs de notre Mystère. Ce secret ou trucage de même que celui de la transformation des brebis en sauterelles à la troisième journée devaient être parmi les moments les plus appréciés du public au même titre que les effets spéciaux au cinéma.
30En dernière analyse, il faut bien se rendre à l’évidence : par les fenêtres de la tour du Mystère de sainte Barbe en cinq journées on ne voit rien. Fenêtres aveugles ouvrant sur le vide. Fenêtres de théâtre ornant un décor. Il s’agit donc de fenêtres à voir. Les personnages les décrivent, les expliquent, mais on ne saurait pas y jeter un coup d’œil pour détailler le paysage. En revanche, le cadre des fenêtres permet de découper l’espace, éclairant le modèle de la mouvance du soleil pour le rendre plus facilement compréhensible au public. La matérialité des fenêtres, elle, reste fuyante, tout comme le concept qu’elles essaient de concrétiser d’ailleurs. Tout se passe donc comme si les fenêtres n’existaient pas dans leur utilité quotidienne, comme si les maçons n’avaient fait que battre l’air sans produire de résultats. Les personnages empruntent des portes dans notre Mystère, ils montent des escaliers, les murs vont même jusqu’à s’ouvrir, mais les fenêtres, elles, restent fermées à la réalité. Le décor n’est donc pas réaliste. La parole (ou plutôt la versification et en particulier le rondeau) lui donne sa « tridimentionnalité ». Les maçons auraient tout aussi bien pu convaincre le spectateur qu’ils construisaient un pont, un château ou même une ville entière, nul projet n’aurait semblé farfelu à un auditoire habitué au verbe créateur. Le fatiste joue d’ailleurs de cette abstraction, et cela rehausse le caractère ludique de l’entreprise où l’imaginaire du public est constamment mis à contribution. Sans les maçons, toutefois, le peu de matérialité du décor s’évanouit. Preuve de plus, s’il en était besoin, que le décor au Moyen Age est toujours beaucoup plus que ce que l’on voit, il est tributaire de l’imagination à la fois unique et pluriel des spectateurs.
Notes de bas de page
1 Vincent C, Entre tradition et modernité : Les confréries dans les diocèses normands de la fin du xiiie siècle au début du xvie siècle, 2 tomes, thèse, Paris, Université de Paris X-Nanterre, 1984.
2 Amiens (1448) ; *Mons (1459) ; *St-Omer (1462) ; *Avignon (1470) ; *Tours (1473) ; Compiègne (1475) ; Compiègne (1476) ; Angers, (1484) ; Metz (1485) ; *Mons (1491) ; Laval (1493) ; Nancy (1504) ; Domalain (1509) ; Limoges (1533) ; Péronne (1534) ; Saint Nicolas-du-Port (1537) ; Tirepied (1539) ; *Fresnay-sur-Sarthe (1578) (les noms précédés d’un astérisque ne sont pas répertoriés par Petit de Julleville L., Les Mystères, tome second, Paris, Hachette, 1880).
3 Kim J.-H., Le Mystère de sainte Barbe en cinq journées : Edition critique des deux premières journées d’après le manuscrit BnF fr. 976, 2 tomes, thèse, Université de Paris IV-Sorbonne, Paris, 1998, 651 f. ; Longtin M., Edition critique de la cinquième journée du Mystère de sainte Barbe en cinq journées (BnF fr. 976), thèse, Université d’Edimbourg, Edimbourg, Ecosse, 2001, 396 f.
4 Longtin M., Edition du Mystère de sainte Barbe en deux journées BnF Yf 1652 et 1651, mémoire de maîtrise, Université McGill, 1996, 197 f. ; Seefeldt P., (éd.), Le Mystère de sainte Barbe en deux journées, Greifswald, Les Presses de l’Université de Greifswald, 1908, 57 p.
5 Chocheyras J., « Fragment du rôle principal (sainte Barbe) », Le théâtre religieux en Savoie au xvie siècle, Genève, Droz, 1971, p. 93-108.
6 Il existe un imprimé unique d’un Mystère de sainte Barbe en breton moyen : Ernault E. (éd.), Le Mystère de sainte Barbe, tragédie bretonne, éd., Paris, Thorin, 1888. On conserve également une brochure résumant les grandes lignes d’une tragi-comédie représentée à Annecy en 1654 (BnF RES P-YF 75).
7 Le Mystère de sainte Barbe en cinq journées est un texte anonyme de la fin du xve ou du début du xvie siècle, conservé dans un manuscrit unique (BnF fr. 976) de la même période. Il met en scène une centaine de personnages. Le manuscrit est complet et compte un peu moins de 24 000 vers.
8 Cf. à ce sujet : Gaiffier B. de, « La légende latine de sainte Barbe par Jean de Wackerzeele », Analecta Bollandiana, 77 (1959), p. 5-41.
9 Edition moderne : Williams H. E, Proceedings of the American Philosophical Society, « Old French Lives of Saint Barbara », 119 (1975), p. 170, 2e colonne.
10 Le copiste de notre Mystère hésite entre ‘Murgault’et ‘Murgalant’ ce qui peut donner l’impression qu’il y a trois maçons. Toutefois, une réplique de Barbe résout ce problème : Aller querir ses deux massons (3° journée, f° 171 r°).
11 Dominguez-Vignaud V., « De la morale à l’esthétique : la danse et le rondeau dans les mystères de la Passion du xve siècle », Le mal et le diable : leurs figures à la fin du Moyen Age, dir. Nabert N., Paris, Beauchesne, 1996, p. 67-68.
12 Si l’on accepte l’hypothèse de la toile déroulante, on peut facilement imaginer que les maçons terminent leur scène en arrachant un morceau de tissu appliqué sur le décor peint, dévoilant ainsi l’ouverture prévue pour la fenêtre.
Auteur
Université de Sheffield (Grande-Bretagne)
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