Un monde sans fenêtres ? De l’Historia Regum Britanniae au Brut de Layamon
p. 295-305
Texte intégral
1L’univers créé par Geoffroy de Monmouth dans son Historia Regum Britanniae abonde en édifices de tous genres : châteaux et forteresses principalement, mais aussi palais, églises, monastères, temples et tombeaux. Les grands rois de l’Historia sont souvent aussi de grands bâtisseurs, fondateurs de cités auxquelles ils donnent leur nom ou embellisseurs de cités existantes. Murs et fortifications sont mentionnés fréquemment, comme il convient dans une œuvre traitant en grande partie de faits de guerre ; tours et donjons servent à la fois de protection, de prison et de postes d’observation.
2Mais ces bâtiments sont rarement décrits. La porte fortifiée de Billingsgate, à Londres1 (§ 44), la pyramide de bronze devant servir de tombeau à Vortimer (§ 102), le monument de Stonehenge (§ 128-130), les maisons aux pignons dorés de Caerleon (§ 156), ou la statue équestre contenant la dépouille de Cadwallo (§ 201) sont autant d’exceptions. De même, bien que fêtes, banquets et scènes de la vie royale se succèdent, l’architecture intérieure demeure vague2.
3Ceci n’est pas vraiment étonnant. Ce qui compte pour Geoffroy, c’est la fonction plutôt que l’apparence d’une salle ou d’un bâtiment ; bien que précurseur du roman arthurien, l’Historia Regum Britanniae relève d’un autre mode de narration. Son univers est fondé sur une opposition toute militaire entre espace ouvert, synonyme de vulnerabilité mais aussi promesse de tous les possibles, et espace clos, offrant protection, mais au prix d’une marge de manœuvre restreinte pouvant se transformer en captivité. Ceci s’observe tout particulièrement dans les épisodes de siège. La sécurité de la forteresse ou du château devient illusoire du moment où tout contact avec le monde extérieur a été coupé ; les vivres viennent à manquer, les forces déclinent, et en l’absence de renforts, le seul espoir consiste en une saillie contre l’assiégeant. C’est ainsi, on s’en souviendra, que Gorlois, premier mari d’Ygerne, la mère d’Arthur, trouve la mort.
4Dans une logique guerrière, les postes d’observation sont également importantes, puisqu’elles permettent de se prémunir contre les agressions inopinées venant de ce monde extérieur porteur de menace. On s’attendrait donc à trouver quelques mentions de fenêtres, meurtrières ou autres ouvertures permettant à l’œil de parcourir les alentours – mais il n’en est rien. Pas une seule fenêtre. C’est là un état de fait intriguant, que je me propose d’explorer.
5D’abord, il convient de souligner que l’absence de fenêtres dans l’Historia ne peut guère s’expliquer par une hypothétique aversion de Geoffroy à ce trait architectural. Dans son poème relatant la vie de Merlin, la Vita Merlini, une fenêtre est au cœur d’un des épisodes. Guendoloena, l’épouse de Merlin, s’est finalement décidée (avec le consentement de celui-ci) à se remarier. Merlin se présente aux portes du palais, chevauchant un cerf et criant à Guendoloena qu’elle vienne chercher ses cadeaux de noces. Le marié, qui se tient à une fenêtre à l’étage, éclate de rire et s’effondre3, le crâne fracassé par les cornes que Merlin a arrachées de son cerf pour en faire des projectiles. La fenêtre est ici un espace liminaire comparable à ce que nous trouvons dans le roman arthurien : elle offre au regard ce qui se cache derrière la protection des murs. Mais l’analogie s’arrête là, car la dame à sa fenêtre demeure inaccessible, tandis que le nouvel époux de Guendoloena, en s’offrant au regard de Merlin, se rend en même temps vulnérable. La spécularité du regard échangé s’accompagne d’un risque réciproque : le trop confiant rival de Merlin l’apprend à ses frais. Or, la Vita Merlini a ceci en commun avec l’Historia que l’opposition entre espaces ouverts (la forêt) et le monde clos de la cour est au cœur même du poème. Merlin le prophète ne peut supporter les contraintes de la vie en société ; ses compagnons sont des ermites vivant, comme lui, parmi les bêtes sauvages, et libérés des limites imposées au corps et à l’esprit par les murs et les hiérarchies. La promesse d’un espace neutre s’avère être un leurre : la fenêtre expose au danger, sans pour autant offrir de possibilité de passage de l’autre côté du mur. De la fenêtre, il est possible d’observer, de constater – mais pas d’agir.
6Dans l’Historia, nous trouvons un espace comparable, mais transposé à l’échelle du château plutôt que du palais : ce sont les fortifications. C’est de leurs murailles que les Romains parjures voient leurs otages être pendus par Belinus et Brennius, que les Parisiens observent le duel entre Frollo et Arthur ; des fortifications que les dames suivent les joutes des jeunes gens, lors de la grande fête tenue à Caerleon par Arthur (§ 157) ; en un parallèle frappant d’avec le passage de la Vita Merlini mentionné ci-dessus, c’est sur les murs fortifiés que les assiégés rencontrent parfois la mort, alors qu’ils s’exposent au regard ennemi en tentant de l’atteindre.
7Les fenêtres ne pouvant avoir de lien direct avec l’action que du moment où elles permettent le regard spéculaire, leur absence de l’Historia commence à s’expliquer. Il est probable que les tours d’observation (§ 91) construites sur le littoral britannique par les Romains devaient comprendre des ouvertures assimilables à des fenêtres, mais leur fonction impose un regard à sens unique. Le lieu de la rencontre se situe ailleurs, sur le champ de bataille, devant les portes des villes, sous les murailles des forteresses ; et l’ouverture permettant cette rencontre n’est pas la fenêtre, mais la porte.
8Outre son importance pratique, la porte est investie dans l’Historia d’une portée symbolique qui en fait l’expression d’une autorité royale puissante, capable d’imposer une relation d’échange pacifique entre le monde clos de la ville ou du château et les espaces ouverts environnants. Ce n’est guère un hasard si l’un des bâtiments décrits par Geoffroy dans le plus de detail est la porte de la ville de Londres construite par le roi Belinus :
Fecit etiam in urbe Trinovantum ianuam mire fabrice super ripam Thamensis quam de nomine suo ciues temporibus suis Belinesgata uocant. Desuper uero edificauit turrim mire magnitudinis portumque subtus ad pedem applicantibus nauibus idoneum. [...] Postremo cum suprema dies ipsum ex hac uita rapuisset, conbustum est corpus eius et puluis in aureo cado reconditus quem in urbe Trinouantum in summitate predicte turris mira arte collocauerunt4.
[Il fit en effet dans la ville de Trinovant une porte remarquable sur le rivage de la Tamise, que de son nom les citoyens de l’époque appelèrent « Belinesgata ». Il la surplomba d’une tour merveilleusement grande avec à son pied une porte par laquelle on pouvait accéder aux bateaux. [...] Puis, quand son dernier jour l’arracha de cette vie, son corps fut incinéré et ses cendres mises dans une urne en or, laquelle fut placée au sommet de ladite tour à Trinovant avec une habileté remarquable.]
9La porte, synonyme de mouvement contrôlé, d’échange réglementé, est ici à l’ombre d’une tour affirmant la puissance du monarque exerçant ce contrôle. Cette porte est à bien des points une émanation du pouvoir royal. Son nom est celui du roi, mais plus révélateur encore, c’est là que reposent ses cendres, suggérant que le grand Belinus continue à protéger une porte qui est devenue comme un prolongement de sa propre personne au-delà de la mort, non pas tant outre-tombe que de la tombe même. Ce lien entre la personne du roi et son pouvoir, même dans la mort, de contrôler les lieux de passage, se retrouve à la veille du règne Arthurien : le roi Vortimer exprime ainsi le vœu que son corps soit placé au sommet d’une pyramide de bronze dans le port de débarquement préféré des Saxons, pour qu’à sa vue, les envahisseurs épouvantés prennent la fuite. Ce dernier vœu ne sera pas respecté5 ; mais le message est clair : contrôler le lieu du passage, c’est contrôler la destinée de toute la communauté.
10Ces deux exemples font de la porte un lieu paradoxal. Lieu de passage, gage de liberté, elle est également liée à l’espace clos par excellence, celui du tombeau, qui par définition ne permet plus d’échanges. Derrière tout édifice se trouve en filigrane le monument funéraire. C’est littéralement le cas de Stonehenge, transporté d’Irlande en Angleterre par les soins de Merlin pour commémorer le massacre perpétré par les Saxons lors de pourparlers de paix, et sépulture du père et de l’oncle du roi Arthur ; moins explicite, mais révélateur, le cellier souterrain bâti par Locrin pour abriter ses amours adultères est un refuge à la fois sûr et oppressif, dont Estrildis ne peut sortir, et qui partage avec la tombe l’impossibilité du regard vers l’extérieur. Ce qui distingue cette demeure souterraine d’une sépulture se limite à l’existence présumée d’une porte y donnant accès au roi amoureux. Même des bâtiments plus courants contiennent un potentiel de menace mortelle, du moment où il n’est plus possible d’en contrôler la sortie ; ainsi, bien sûr, les forteresses assiégées, mais aussi les églises, et jusqu’aux simples chambres. Les fils de Mordred, cherchant refuge qui dans un monastère, qui devant l’autel d’une église, se font massacrer tous deux, malgré la protection qu’auraient dû leur offrir ces lieux de sanctuaire (§ 180) ; tandis que le roi Elidur, feignant d’être malade, force ses barons à prêter allégeance à son frère, en les faisant entrer dans sa chambre à coucher un à un. Pris au piège ils obtempèrent, pour garder la vie sauve (§ 50).
11Dans un tel univers, le potentiel imaginaire de la fenêtre est limité, dans la mesure où le regard gratuit n’y a pas de place. L’Historia nous décrit une société en guerre quasi constante, d’un point de vue presque exclusivement politico-militaire ; la sphère privée, située à l’intérieur du cocon architectural et espace de loisirs, n’est guère présente. Mais qu’en est-il des deux plus importantes adaptations médiévales de l’œuvre, le Roman de Brut de Wace, composé presque vingt ans après la parution de l’Historia Regum Britanniae, et le Brut de Layamon, poème anglais du tout début du xiiie siècle ?
12Ces deux œuvres demeurent très fidèles au récit de Geoffroy : nous n’y trouvons que peu d’ajouts réels ou de remaniement conséquent6. Toutefois, tant le poète anglais que son homologue français ont fait leur possible pour rendre leur matière attrayante tout autant qu’instructive. Wace fournit parenthèses explicatives, passages descriptifs enlevés, et nombre d’anecdotes plaisantes ou insolites, tels les miracles de saint Augustin de Cantorbéry lors de sa mission auprès des Anglais. Contrairement à Geoffroy, Wace ne craint pas le détail gratuit, permettant d’entrevoir un monde moins guerrier dont le centre de gravité se situe davantage à l’intérieur des espaces définis par les murs des châteaux, et pour lequel la garantie du libre passage n’est pas une préoccupation constante. Ainsi, la brève mention de l’existence de la Table Ronde, ou la répartie de Gauvain lors de la scène de conseil qui va mener à la déclaration de guerre contre Rome, et où le courtois neveu d’Arthur fait l’éloge de la paix et de l’amour7 (v. 10765-72).
13Mais en ce qui concerne la description de bâtiments ou de traits architecturaux spécifiques, nous constatons que Wace tend à supprimer les rares détails fournis par Geoffroy, plutôt que d’y rajouter. Les pignons dorés de Caerleon sont omis, tandis que l’importance de la porte de Billingsgate est atténuée, au profit d’un accent accru sur le nom de l’édifice, signalé par le « ne sai » caractéristique du narrateur Wacien8. Et bien que la porte serve comme chez Geoffroy de réceptacle aux cendres du roi défunt, ceci est présenté uniquement comme une marque de respect à son égard : « Pur los e pur eshalcement » (vers 3239). De même, bien que les dernières instructions de Vortimer mourant dans le Roman de Brut soient très semblables à ce que nous lisons dans l’Historia, il est à noter que la forme insolite que prévoit le roi pour sa tombe n’est pas mentionnée, et que son corps est censé être inhumé au pied de l’édifice, plutôt que placé en son sommet (v. 7174-78) :
Faites pur els espouenter
Mun cors el rivage enterrer
E tel sepulture lever
Que lungement pusse durer
E ki d’alques luin seit veüe
Sur la mer, devers lur venue.
14Nous perdons en outre ici l’idée que cette tombe doit être édifiée dans un port stratégiquement placé. Le « rivage » mentionné par Wace, moins spécifique, n’est plus un lieu de passage privilégié, mais simplement la direction générale d’où vient le danger.
15Par contre, Wace interpole dans son récit la description d’un bâtiment insolite que Geoffroy me mentionne qu’en passant ; et cette construction a des fenêtres. Il s’agit de la tour d’Ordre construite par Jules César comme refuge en cas de rébellion gauloise : « ut rebelli populo resistere valuisset si in illum ut predictum est insurrexisset » (§ 60). Le passage correspondant dans le Roman de Brut est autrement plus détaillé (v. 4214-28) :
Fist sur la mer faire une tur
En Buluine siet, Odre ad nun
Ne sai nule de tel façun ;
Faite fu d’estrange compas,
Lee fu desuz el plus bas
Puis alad tut tens estreinnant
Si cume l’en ala halçant ;
Une pierre tant sulement
Covri le plus halt mandement
Maint estage i out e maint estre
E en chescun mainte fenestre.
Illuec fist ses tresors guarder
E ses chiers aveirs aporter
Il méïsmes dedenz giseit
Quant de traïsun se cremeit.
16L’aspect insolite de la tour d’Ordre ne se borne pas à sa forme conique : ses multiples fenêtres semblent étrangement déplacées dans une construction devant servir de refuge contre une population locale hostile. Des fenêtres à chaque étage, y compris les étages inférieurs, ne constitueraient-elles pas une dangereuse faiblesse ? Wace mentionne des zones d’habitation (estre), mais le but premier de César n’était pas de prendre résidence à Ordre ; d’après Wace, c’était d’y entreposer son trésor. Or, fenêtres et chambres fortes ne font guère bon ménage. Comme la tour est située à Boulogne en bord de mer, on pourrait lui imaginer une fonction de tour de guet, d’où nécessité d’ouvertures sur les environs, mais cette possibilité est passée sous silence9. Paradoxalement, le seul bâtiment décrit comme ayant des fenêtres dans le Roman de Brut n’inclut pas, parmi les différents usages spécifiés par le poète, la possibilité du regard, que ce soit à sens unique de l’intérieur, ou réciproque. Ainsi, la tour d’Ordre ne se distingue guère, au niveau de sa fonction, de celle du roi païen Gormond, simple lieu d’habitation « u il esteit tut a sujur/Iloc esteit, iloc giseit,/Iloc jueit, iloc dormeit » (v. 13568-70). Nous avons affaire ici à un édifice dont l’intérêt premier semble être son aspect inhabituel. Les fenêtres relèvent du détail gratuit, sans portée symbolique apparente, sans justification pratique, sans rôle particulier dans l’intrigue.
17On peut se poser la question de savoir pourquoi Wace a choisi de s’étendre sur cette tour, alors qu’il ne semble guère avoir d’intérêt pour d’autres exemples d’architecture, militaire ou autre, dans son poème. Il est possible que le poète français parlait d’expérience ; la tour d’Ordre, construite par l’empereur Caligula et restaurée par Charlemagne, ne fut détruite qu’en 1644. Mais pourquoi, alors, ne pas avoir mentionné la survie du bâtiment, alors que la présence de simples ruines, comme par exemple celles du port breton d’Alethium, le sont à plusieurs reprises ? Ou s’agit-il simplement d’une inclusion dictée par un certain goût des mirabilia (par ailleurs plutôt bien caché dans le Roman de Brut) ? Quoi qu’il en soit, chez Wace comme chez Geoffroy, le regard ne bénéficie pas d’un lieu protecteur privilégié, et il n’est pas lié à la fenêtre.
18On peut cependant noter que Wace ajoute un lieu d’observation aux murailles et fortifications mentionnées par Geoffroy : il s’agit du toit des maisons, d’où par exemple les habitants de Paris suivent le combat singulier entre Frolle et Arthur. Mais ce lieu est aussi vulnérable que les autres, comme en témoigne le récit de la prise de Cirencester par Gormond. La ville résiste bien au siège du roi africain jusqu’à ce que celui-ci use d’un subterfuge (lequel ne figure pas chez Geoffroy) : il attrape des moineaux dont il attache aux pattes des coquilles de noix remplies de feu grégois, puis les relâche. Les oiseaux retournent nicher « es seurundes des maisuns » (v. 13604), sous les toits, lesquels prennent feu, détruisant ainsi la ville. La maison citadine n’est pas une fenêtre dans le sens strict du terme, mais son toit en bois, qui sert à l’occasion d’observatoire, est aussi son point faible.
19Somme toute, Wace ne s’intéresse pas beaucoup à l’architecture, et ses descriptions de bâtiments relèvent davantage des mirabilia que d’une réflexion sur l’appropriation de l’espace et les structures qui le permettent. Par contre, Layamon semble plus sensible à cet aspect. Il spécifie ainsi que lors du couronnement d’Arthur, le trône du roi se trouve dans le transept sud de la cathédrale, tandis que celui de la reine est placé dans le transept nord (v. 12919-21) ; l’audience de Vortigern par le jeune moine Constantin a lieu dans le parloir du monastère (v. 6550) ; et la maison souterraine d’Astrild est en décrite en détail, y compris ses portes en ivoire de baleine (v. 1180-05). Le poète anglais reprend aussi la thématique du toit introduite par Wace, l’intégrant dans le rêve prémonitoire d’Arthur à la veille de l’annonce de la trahison de Mordred : armé d’un énorme hache, Mordred s’attaque à la poutraison soutenant le bâtiment royal, tandis que Guenièvre arrache le toit de ses mains (v. 13983-93), détruisant le symbole du pouvoir protecteur du roi, et en soulignant la fragilité.
20L’élément de menace omniprésent chez Geoffroy est repris, voire même accentué par le poète anglais. L’espace ouvert dans le Brut est synonyme d’embuscades et d’accidents10 (particulièrement de chasse), tandis que l’espace clos n’offre qu’une protection illusoire, comme en témoigne le rapt d’Hélène par le géant du Mont Saint Michel :
Pa zeten all he to-brac and binnen he gon wende
He nom bare halle wah and helden hine to grande
pæs bures dure he warp adun apæt heo to-barst a uiuen. (v. 12919-21)
[Il fracassa les portes du château et entra dans l’enceinte ; il empoigna le mur extérieur et le fit s’écraser à terre ; il fit tomber la porte de la chambre, la brisant en cinq morceaux.]
21Ce qui est frappant ici, c’est le sens de progression dans le bâtiment. Nous passons de l’espace extérieur hors du château, à un espace intermédiaire dans l’enceinte du château, espace protégé mais à ciel ouvert, pour finir dans l’espace clos par excellence, la chambre des dames, défendue par une deuxième muraille et une deuxième porte. Le sentiment de violation – de l’espace comme de la personne de la jeune fille qui sera enlevée – devient particulièrement vive ; quant à l’espace clos, comme chez Geoffroy, il devient lieu de danger du moment que les portes tombent entre de mauvaises mains. Ce n’est sans doute pas un hasard si les châteaux du poète anglais comprennent non seulement des prisons, mais aussi des salles de torture, comme celle où la malheureuse Cordelia, fille du roi Leir, met fin à ses jours11. Pas de fenêtres ici : elles n’offrent ni aide ni espoir. De même, la scène où le roi Argal force ses barons à accepter son frère Elidur pour souverain se place dans un série d’espaces clos enchâssés les uns dans les autres, créant un sentiment de claustrophobie : le château de Clud ; l’intérieur de l’enceinte ; les appartements royaux (aux portes dûment protégées par des gardes), la chambre à coucher royale, puis, enfin, une fois extorquée la promesse d’allégeance, « ane derne bure » (vers 3364), une chambre secrète où sont emprisonnés un à un les barons jusqu’à ce que tous aient prêté serment à Elidur. Ici non plus, et pour cause, pas de fenêtres.
22Comme Wace, toutefois, Layamon ne résiste pas à la tentation de la fenêtre, quoique à un moment très différent de l’œuvre, et avec des connotations tout autres. Ayant éliminé de son récit la description de la tour d’Ordre, il introduit des fenêtres dans la scène où Brian, neveu du roi Cadwathlan (l’avant-dernier roi celtique de Grande Bretagne) rencontre sa sœur Galarne à la cour du roi anglais Edwin, qui la retient captive. Cet épisode est peut-être l’un des plus riches de la matière galfridienne en ce qui concerne la problématique du regard, de la vision et des apparences. Brian arrive ainsi à la cour d’Edwin déguisé en pèlerin, après avoir débarqué en Angleterre déguisé en marchand – précaution nécessaire, car Edwin a un mage espagnol, Pelluz, dont les talents d’astrologue lui permettent de prévenir son maître de tout mouvement de troupes ennemi. Brian accède ainsi à l’intérieur du château sous couvert de son habit de mendiant, et voit sa sœur qui porte la boisson que le couple royal distribue en aumône aux pauvres amassés devant leurs appartements. La jeune fille le reconnaît, lui donne sous couvert d’aumône une des bagues d’or qu’elle a au doigt, puis
Ymong pan wrecche uolke pat maiden heo hudde
Bitwxen twam wi[n]dewen pat maiden iwarð an selden
And spaec wiô hire broðren pa bet hire wes on heorten. (v. 15384-6)
[La jeune fille se cacha parmi les mendiants. Entre deux fenêtres la demoiselle s’assit, parlant à son frère : elle en était bien aise.]
23Ce passage est souvent cité pour la thématique courtoise exploitée par le poète anglais, et son aspect incongru dans le cadre d’une rencontre entre frère et sœur plutôt qu’entre deux amants. Par contre, l’incongruité de la fenêtre n’a guère été relevée. Entre deux fenêtres, c’est-à-dire dans une relative obscurité, au milieu d’une foule, donc dans une paradoxale intimité, Galarne et Brian peuvent s’entretenir sinon à loisir, du moins de manière discrète. La vision offerte par la fenêtre s’avère ici être illusoire : l’essentiel se passe ailleurs. Ceci est souligné par la nature de la mission de Brian, lequel, contrairement aux apparences, n’est pas venu secourir sa sœur (chez Wace elle tente de s’échapper, mais chez Layamon elle n’y songe même pas). Il est venu tuer le mage Pelluz, dont les pouvoirs de divination ont permis jusque là à Edwin de prévenir les tentatives de reconquête de l’Angleterre par Cadwathlan : exemple frappant de vision trouvant sa source dans les planètes et les éléments (v. 15291-92) et transcendant une dimension oculaire nettement dévalorisée. La fenêtre ne sert de rien, le regard immédiat ne donnant accès ni à l’avenir, ni à ce qui se passe réellement dans le présent.
24En conclusion, l’absence de fenêtres dans l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, ainsi que leur quasi-absence tant du Roman de Brut français que du Brut anglais, répond à la logique interne d’un monde instable, où le regard, tout autant que les armes, est porteur de menaces. Il est révélateur que Pelluz, si puissant quand il est seul face au monde naturel qu’il interprète, devient vulnérable une fois désigné du doigt à Brian. Il ne peut désormais éviter la mort ; et privé du don de vision de son mage, Edwin, qui doit désormais se fier à l’observation de l’œil humain, ne pourra éviter la défaite. La fenêtre, plus qu’un simple trait architectural, représente un espace liminaire dans un monde où ce type d’espaces ne peut exister. D’où le malaise du poète anglais devant l’interpolation par Wace de la description de la tour d’Ordre, et la réticence de Wace lui-même devant le thème du regard spéculaire dans son Roman de Brut. La fenêtre est un luxe que seule peut se permettre une société prospère et en paix. Elle a ainsi sa place dans le roman – mais dans le monde instable crée par Geoffroy, c’est un accessoire sinon inutile, du moins dangereux.
Notes de bas de page
1 Les références renvoient aux paragraphes de l’œuvre. Les citations de l’Historia Regum Britanniae sont tirées de l’édition de Wright, Neil, The Historia Regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth, I Bern, Burgerbibliothek MS 568, Cambridge, D. S. Brewer, 1985.
2 Nous apprenons ainsi que la salle où Arthur tient conseil avant de déclarer la guerre à Rome (§ 158) se trouve en haut d’un escalier, à l’étage d’une tour gigantesque, qu’un des fils de Modred recontre la mort devant l’autel d’une église (§ 180), et que le palais d’Edwin est constitué d’appartements séparés pour le roi et la reine (§ 196) ; mais nous n’en savons guère davantage.
3 « Stabat ab excelsa sponsus spectando fenestra/in solio mirans equitem risumque move-bat » ; v. 464-5. Life of Merlin. Geoffrey of Monmouth Vita Merlini, édité et traduit par Clarke, Basil, Cardiff, University of Wales Press, 1973, p. 76-77.
4 The Historia Regum Britannie of Geoffrey of Monmouth, § 44, p. 30.
5 Ce thème de la tête protectrice semble avoir été empruntée à la tradition galloise. Nous trouvons ainsi dans les triades galloises une histoire fort sembable, liée au personnage de Brân, dont la tête, nous dit-on, avait été enterrée à Londres, face à la France : « A hyt tra uu yn yr ansavd y doded yno, ny doei Ormes Saesson byth y’r Enys honn », « Et tant qu’elle demeurait en la position où on l’avait mise en cet endroit, aucune oppression saxonne ne serait subie par cette île » ; triade 37R (« Tri Matkud Ynys Prydein », « Les Trois Dissimulations Bénéfiques de l’Ile de Bretagne »), p. 88-89 dans Trioedd Ynys Prydein. The Welsh Triads, éd. Bromwich, Rachel, Cardiff, University of Wales Press, 1978. La deuxième dissimulation bénéfique mentionnée dans cette triade concerne Gvertheuyr Uendigeit, Gwrthefyr le Bienheureux, c’est-à dire le Vortimer de Geoffroy ; mais ce sont ses ossements (plutôt que la tête seule) qui, répartis entre les ports de l’Ile de Bretagne, servent de protection contre les Saxons.
6 Pour une étude approfondie du traitement des sources du Brut, voir Le Saux, Françoise, Layamon’s Brut. The Poem and its Sources, Woodbridge, D.S. Brewer, 1989.
7 Références et citations renvoient au Roman de Brut de Wace, édité par Arnold, Ivor, Paris, Société des Anciens Textes Français, 1938 et 1940, 2 vol. ; et Layamon : Brut. Edited from British Museum MS Cotton Caligula A IX and British Museum Cotton Otho C XIII, édité par G.L. Brook et R.F. Leslie, Londres-New York-Toronto, Oxford University Press, 1963 et 1968, 2 vol.
8 E cele ad nun Belinesgate/Pur ço que Belin la fist faire/ne sai altre achaisun atraire, Roman de Brut, v 3214-16.
9 Sur la tour d’Ordre, voir Arnold, Ivor, Le Roman de Brut de Wace, p. 800 ; aussi Margaret Houck, Sources of the Roman de Brut of Wace, Berkeley, University of California Press, 1941, p. 216. On pense de nos jours que la tour a dû à l’origine être un phare.
10 Voir à ce propos Alamichel, Marie-Françoise, « Space in the Brut or Layamon’s Vision of the World », in The Text and Tradition of Layamon’s Brut., éd. Le Saux, Françoise, Cambridge, D.S. Brewer, p. 183-192.
11 Brut, vers 1882, elle est « in quarterne in ane quale-huse », « emprisonnée dans une maison de tortures ».
Auteur
Université de Reading (Grande-Bretagne)
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