Un Vietnamien à l’École française d’Extrême-Orient
p. 157-194
Texte intégral
1L’ensemble de l’œuvre scientifique de Nguyễn Văn Huyên comprend les deux thèses, les publications dans le Bulletin de l’EFEO et en dehors de l’École, les conférences et les communications publiées ou inédites (essentiellement au musée Louis Finot, au sein de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme, au Conseil des recherches et études historiques, juridiques et sociales), mais aussi les articles de presse, les rapports d’enquête et les textes manuscrits non publiés, conservés essentiellement dans les archives de sa famille. Ces textes sont écrits presque exclusivement en français, sauf quelques articles parus dans la presse en langue vietnamienne dont deux articles publiés dans la revue Thanh Nghị. L’essentiel des travaux de recherche de Nguyễn Văn Huyên est en effet réalisé au sein de l’EFEO et publié à Hanoi, à l’exception des deux thèses parues à Paris.
2Si l’on tente de qualifier les travaux de Nguyễn Văn Huyên par un seul terme, cela s’avère une entreprise difficile. À l’EFEO d’avant 1945, le terme officiel de « annamitisant » est utilisé sans distinction ethnique pour désigner ceux qui travaillent sur l’Annam et les « Annamites », ce qui correspond au Vietnam actuel. Nguyễn Văn Huyên, comme les assistants vietnamiens, était donc « annamitisant ». Quant à Paul Mus, il parlera de Nguyễn Văn Huyên, son collègue à l’EFEO, comme d’un « géographe et sociologue » (1988, 81-84). Nguyễn Mạnh Tường, en faisant probablement en 1934 un compte rendu des thèses de Nguyễn Văn Huyên, précise qu’il « se spécialise dans l’orientalisme sociologique, ethnologique et philologique ». Nguyễn Văn Huyên lui-même se considère comme « ethnographe », selon son fils Nguyễn Văn Huy. Mais l’histoire et la géographie occupent une grande place dans ses recherches, comme le montre par exemple la conférence sur l’Histoire de la fondation d’une commune annamite au Tonkin qui préconise l’analyse des documents écrits parallèlement aux enquêtes de terrain qui devraient porter l’attention sur le culte du génie, la tradition lettrée, les artisanats, la répartition des familles et lignages. Parfois c’est la perspective sociologique qui prédomine comme en témoigne la conférence intitulée L’évolution d’un quartier de Hanoi : essai d’analyse sociologique programmée pour le 3 février 1941 au musée Louis Finot. Signalons d’ailleurs que Nguyễn Văn Huyên apparaît dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France comme « sociologue ».
3Pour Georges Condominas, Nguyễn Văn Huyên est « ethnologue » (1980, 106). C’est aussi le terme adopté par l’École française d’Extrême-Orient dans ses publications officielles. Catherine Clémentin-Ojha, membre de l’EFEO le considère comme un des premiers « ethnologues de métier » de l’École dans son article « Les ethnologies de l’École française d’Extrême-Orient » publié en 2000. Après la nomination de Paul Lévy en 1937, il est donc le deuxième ethnologue professionnel entré au service de l’EFEO. À la suite de ces auteurs, on peut parler de Nguyễn Văn Huyên ethnologue.
4Pour suivre le travail de ce chercheur, les textes et les documents de nature diverse à notre disposition permettent de retracer son parcours entre 1935, date de son retour en Indochine, et mars 1945 quand il a été contraint de mettre entre parenthèses son activité de recherche. Dans un premier temps, nous allons évoquer les chantiers auxquels il s’est attelé.
Dix ans de recherche (1935-1945)
5À son retour en Indochine l’été 1935, en dehors de son travail d’enseignant au lycée du Protectorat, Nguyễn Văn Huyên entreprend les recherches dans des villages du delta du fleuve Rouge, notamment à proximité de Hanoi, mais aussi dans les montagnes du Nord. En 1936, il participe à la création de la Société de Folklore, une association qui se propose de faire connaître la culture des populations indochinoises. Parmi les membres fondateurs de cette association figurent Georges Cœdès, alors directeur de l’EFEO, Nguyễn Văn Ngọc et Nguyễn Mạnh Tường. Son article sur « Une enquête ethnologique » publié en 1937 dans le Bulletin général de l’instruction publique nous apprend qu’il travaille alors sur les matériaux collectés par des instituteurs qui envoyaient des renseignements sur leurs localités. Il attire l’attention sur l’urgence d’enregistrer les traditions populaires qui disparaissent au contact de la culture occidentale et il souligne l’intérêt d’un travail collectif :
On est heureux de constater que dans d’autres travaux il y a des photographies qui sont parfois très précieuses. Mais aucune, hâtons-nous de dire, n’est inutile. Toutes apportent quelque chose. Et nous ne cesserons jamais d’en réclamer à nos enquêteurs, car tout cela disparaît avec une rapidité vertigineuse (1937, 3).
Nguyễn Văn Huyên propose une première conférence le 1er mars 1937 au musée Louis Finot sur le Mariage dans le Haut-Tonkin. Sa collaboration avec l’EFEO devient plus officielle : fin juillet 1937, il accompagne Paul Lévy, futur responsable du Service d’Ethnologie et de Paléoethnologie de l’EFEO, dans une mission à Lạng Sơn chez les Tày et les Nùng.
6Ses enquêtes dans les villages du delta du fleuve Rouge portent principalement sur le culte des génies tutélaires, dans la continuité de l’étude magistrale publiée en 1930 dans le BEFEO par Nguyễn Văn Khoan, assistant à l’École. Les fêtes annuelles en honneur des génies sont les moments privilégiés pour observer l’organisation et le fonctionnement effectif de ce culte majeur. Nguyễn Văn Huyên a notamment assisté à la fête de Lí Phục Man organisée par les villages Đắc Sở et Yên Sở pendant dix-sept jours en avril et mai 1937, du 10 au 26 du 3e mois lunaire, ainsi qu’à la fête dédiée au génie Phù Đổng, « la plus connue, la plus populaire » des fêtes villageoises du delta du fleuve Rouge, qui dure du 6 au 12 du 4e mois lunaire, dans quatre villages du canton de Phù Đổng1. Le résultat est une série de conférences et d’articles dont deux ont été publiés dans le BEFEO en 1938 et 1939.
7Suite à cette recherche personnelle de Nguyễn Văn Huyên, une enquête officielle de grande envergure est lancée au début de 1938 par l’EFEO sur les génies tutélaires des villages. Un document avec de nombreuses questions réparties en huit parties (légende du génie ; lieux consacrés au culte ; dates des rites et cérémonies ; offrandes ; officiants ; vêtements et objets de culte ; interdits à observer dans le culte et dans la vie courante ; évolution du culte) est envoyé aux villages du Tonkin et d’Annam, par le biais des résidences supérieures. Les réponses de villages tonkinois parviennent à l’École entre fin mai et fin novembre 19382, sauf la province de Thái Bình retardée au début de 1939 (BEFEO 1938, 412). Une première évaluation permet de confirmer l’importance de ce culte au Tonkin :
Le culte du génie tutélaire est répandu dans tout le Delta du Tonkin. Chaque village a son Dinh et son génie-patron. Parfois le même génie est adoré par plusieurs villages voisins. Et il s’établit alors des relations amicales entre eux. Chaque année, ou au bout d’un nombre d’années déterminé, on organise des processions et des fêtes entre plusieurs villages.
Par contre au Haut Tonkin, d’après les réponses qui nous sont parvenues, dans le 4e territoire militaire, Lai-châu, dans les délégations de Nacham, de Thât-khê de la province de Lang-son, ce culte est inexistant. Il sera donc intéressant de fixer l’aire d’expansion de ce culte qui constitue une base religieuse et sociale extrêmement solide de la population annamite du Delta. Il sera d’un haut intérêt de savoir comment il s’est répandu dans la Moyenne et la Haute Région, d’étudier sous quelle forme il y existe, les obstacles qu’il y rencontre et également comment il y a évolué. On espère que le dépouillement de ces documents permettra de répondre à ces questions qui constituent une des parties essentielles de l’histoire de la colonisation annamite.
Les résultats obtenus sont très heureux. Ils constituent une masse énorme de faits jamais encore jusqu’ici réunis. L’enquête renferme en outre des copies de manuscrits concernant les légendes des génies et des brevets royaux des différentes dynasties annamites conférant des titres aux saints patrons des villages. L’École fait en ce moment estamper toutes les stèles du Delta du Tonkin. Une étude comparative de ces stèles et des résultats de cette enquête sera d’un très grand profit pour l’histoire religieuse du pays (Nguyễn Văn Huyên, Commentaires sur l’enquête sur le culte du génie tutélaire au Tonkin, archives famille Nguyễn Văn Huyên).
Il en résulte que ce culte existe en Annam, mais différent par rapport à celui pratiqué au Tonkin :
Plus de cinq cents réponses émanant d’instituteurs nous sont parvenues par l’intermédiaire du Ministère de l’Éducation Nationale de Hué. Mais il reste encore un grand nombre de villages qui n’ont pas été touchés par l’enquête.
Cependant, les résultats obtenus nous montrent que souvent les génies adorés ne sont pas les mêmes qu’au Tonkin. La structure du culte en est également différente. Le culte du génie des eaux y est d’autre part beaucoup plus répandu que dans le Nord. (BEFEO 1938, 416)
Cette enquête est un événement sans précédent à la fois pour la richesse des documents réunis, mais aussi du fait de la disparition de ce culte dans le feu des guerres d’Indochine et du Vietnam3.
8C’est à Nguyễn Văn Huyên que le traitement de ces matériaux est confié, grâce à son détachement au service de l’EFEO à partir du 29 août 1938. Il publie, en 1940 dans le Bulletin de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme, un premier article portant sur l’établissement et l’interprétation de la carte de répartition des génies tutélaires dans l’ancienne province de Bắc Ninh. Cette carte doit être complétée par le recensement, en introduction de l’étude sur Lí Phục Man parue en 1938, des génies de l’époque des Lí antérieurs dont sept grands génies auxquels « quelque deux cents villages du Delta tonkinois […] ont dédié aujourd’hui leur dinh et […] rendent un culte très vivace » (BEFEO 1938, 15). La même année 1940, dans l’article « La communauté villageoise » publié dans la revue Indochine, il fait part de son travail qui doit aboutir à « un grand calendrier des fêtes de village, un atlas fixant la répartition actuelle des génies tutélaires en relation avec les faits sociaux et politiques, un corpus des saints patrons » (p. VIII). La chronique de l’EFEO pour 1941 confirme l’avancement de ce projet :
« M. Nguyễn Văn Huyên a poursuivi ses recherches sur la société annamite et sur les croyances religieuses en Annam. Il a procédé à l’établissement des cartes de répartition des génies tutélaires dans les provinces du delta tonkinois et préparé la publication du calendrier des fêtes villageoises annamites » (BEFEO 1942, 215).
Ce sont les outils qui devraient sans doute permettre des recherches plus approfondies. Malheureusement, ce Calendrier des fêtes villageoises est toujours introuvable, ainsi que les Cartes de répartition des génies tutélaires des provinces du Nord dont seulement six cartes concernant la province de Bắc Ninh ont été publiées dans le BIIEH en 1940.
9Les documents collectés dans le cadre de l’enquête de 1938 sur le culte du génie tutélaire n’ont été que partiellement traités par Nguyễn Văn Huyên. Son travail reste cependant d’une grande utilité, car aucun autre chercheur n’a encore traité ces matériaux. Vũ Ngọc Khánh, dans l’ouvrage Thành Hòang làng Việt Nam (Les Génies protecteurs des villages vietnamiens) publié à Hanoi en 2002, reprend en grande partie l’article de Nguyễn Văn Huyên dans le BIIEH, car « dans nos conditions actuelles, il est très difficile de collecter autant de documents. C’est pour cette raison que nous traduisons ci-dessous une partie de cette étude » (Vũ Ngọc Khánh 2002, 81). Ce chercheur précise d’ailleurs dans sa préface que les archives de l’enquête sur le génie tutélaire se trouvent toujours à la Bibliothèque nationale des sciences sociales et humaines à Hanoi, mais n’ont pas été exploitées.
10Si Nguyễn Văn Huyên n’a pas pu donner plus de résultats sur le culte des génies tutélaires suite à l’enquête de 1938, c’est probablement parce qu’il était sollicité en même temps sur d’autres chantiers. Une commission d’enquête d’Outre-Mer est chargée par le parlement français, en 1937, d’enquêter sur l’alimentation et sur l’habitation dans les colonies. Les réponses viennent du Tonkin, d’Annam et de la Cochinchine courant 1938. Pour traiter cette masse d’information avant que les réponses ne soient envoyées à Paris, le recteur Bertrand recommande de faire appel, en Indochine même, à un chercheur compétent :
J’appelle votre haute attention sur l’intérêt qu’il y aurait à communiquer à M. NGUYỀN VĂN HUYÊN, chargé de missions ethnographiques à l’École d’Extrême-Orient les dossiers les plus importants. Nul n’est mieux placé que lui pour interroger ces documents et en tirer les conclusions que l’administration de la colonie doit en dégager. M. NGUYỀN VĂN HUYÊN pourrait dans les mêmes conditions étudier les réponses des autres pays de l’Union et vous adresser sur la matière un rapport circonstancié (Lettre du 3 septembre 1938 à la Direction des affaires politiques, Service des affaires indigènes, Archives famille Nguyễn Văn Huyên, dossier 16).
On ignore la suite de cette recommandation. Mais Nguyễn Văn Huyên réussit à exploiter les réponses sans en être officiellement chargé, comme il l’explique dans un texte portant sur la partie « habitation » de l’enquête :
Ces documents devaient être dirigés sur Paris à la Commission parlementaire. J’ai pu, grâce à la bienveillante entremise de M. Bertrand, alors Directeur de l’Instruction Publique en Indochine et de M. Georges Cœdès, Directeur de l’École française d’Extrême-Orient, les arrêter au passage pour pouvoir les utiliser moi-même (Une enquête sur l’habitation en Indochine, 3).
Quant à l’enquête sur l’alimentation, les résultats de son travail dépassent le cadre d’une recherche stricte. L’urgence de la situation explique sans doute la publication de l’article « Les problèmes de la paysannerie tonkinoise », dans la revue culturelle franco-vietnamienne Est, dès l’année 1939. Dans le Tonkin, la sous-alimentation permanente et l’extrême précarité a comme conséquences l’imprévoyance, les jeux de hasard et les pratiques superstitieuses. Loin des clichés exotiques d’une vie paisible derrière la haie de bambous, ces villages vivent au quotidien « un permanent et immense malheur collectif », selon l’expression de Paul Munier dans son compte rendu de cet article (archives familiales ; voir Nguyen Phuong Ngoc 2004, 441). Cependant, Nguyễn Văn Huyên ne se contente pas de tirer la sonnette d’alarme, dans l’article de 1939 et notamment dans le rapport inédit Une enquête sur l’alimentation annamite, il plaide pour une action à long terme menant de front l’éducation de la masse paysanne et l’application de solutions économiques et démographiques. Par ailleurs ce rapport de synthèse « dépasse de beaucoup le strict intitulé » selon Philippe Papin4 et dresse un véritable état des lieux de la situation de la paysannerie au Tonkin, en Annam et en Cochinchine : démographie, salaires et niveaux de vie.
11En 1938 et 1939, Nguyễn Văn Huyên travaille également sur la rédaction d’un ouvrage de synthèse intitulé La civilisation annamite. Il s’agit d’un manuel commandé par le gouvernement général et destiné aux lycéens vietnamiens suite à la création d’un nouvel enseignement en 19385. Le texte de l’arrêté du 23 avril 1938 du gouverneur général précise que l’ouvrage sous forme « [d’]un volume de 350 pages environ, illustré de photographies et de dessins au trait, format 19 x 12, comprendra les matières figurant au programme de langue et culture annamites des établissements indochinois du 2e degré » et le manuscrit doit être livré « dans un délai de dix mois à compter de la date de la signature du présent arrêté à la Direction de l’instruction publique qui en assurera l’édition » (Journal officiel de l’Indochine, avril 1938, 1606).
12Le manuscrit de La civilisation annamite est achevé selon le calendrier prévu en 1939. L’ouvrage n’est publié qu’en 1944, en raison de « différentes circonstances » selon l’auteur qui explique brièvement dans la préface ce retard de cinq ans. On peut supposer qu’il est dû aux différends entre l’auteur et la Commission de censure du Tonkin, notamment au sujet de la paysannerie dont on parlera plus loin. Au final, l’ouvrage compte 281 pages imprimées et représente un état des lieux des connaissances sur la culture et la société vietnamiennes acquises à cette époque. Nguyễn Văn Huyên écrit dans sa préface :
[que] cet ouvrage n’a pas la prétention d’être une œuvre originale. Il ne doit constituer, comme l’a désiré M. le Directeur de l’Instruction publique, qu’un Manuel donnant l’essentiel de ce qui forme la base de la civilisation annamite, aux élèves des classes du 2e degré des écoles indochinoises.
Bien que l’auteur précise que l’ouvrage est dû « beaucoup à nos maîtres, à nos devanciers et à nos amis », il est évident que « ce modeste essai de synthèse » profite de ses propres résultats de recherche et des matériaux des enquêtes officielles auxquels il a accès. Les documents encore conservés dans la famille Nguyễn Văn Huyên permettent de cerner son projet initial qui semble être plus ambitieux que l’ouvrage imprimé. Un rapport de la Commission de censure du Tonkin fait état d’un texte en deux fascicules de 425 pages au total. Une table des matières donne une idée du projet global envisagé :
Ire partie – Le milieu physique et l’homme (Milieu géographique ; Cadres historique et humain ; La race annamite)
IIe partie – Les cadres sociaux et les institutions politiques de l’An-Nam (La Famille ; La Commune ; L’État)
IIIe partie – La vie matérielle (La maison ; Le village ; La ville ; Le vêtement ; L’alimentation ; La médecine)
IVe partie – Organisation économique (L’agriculture ; L’industrie ; Le commerce ; Les moyens de communication)
Ve partie – La vie religieuse (Le surnaturel ; L’âme ; Les rites et la magie ; Les fêtes publiques et privées ; Le bouddhisme ; Le christianisme)
VIe partie – Organisation culturelle (La morale. Le système traditionnel d’éducation. Les écoles et les concours ; Le système moderne d’éducation ; La presse. L’imprimerie ; La littérature et les arts ; Les jeux et les réjouissances).
Est également conservé dans ses archives familiales un texte dactylographié d’environ 200 pages portant sur l’État vietnamien dont il est question plus loin. L’auteur semble vouloir dresser un tableau le plus complet possible de la société vietnamienne envisagée dans son évolution dans l’histoire, y compris l’histoire présente. La civilisation annamite peut être considérée comme la première synthèse en français de la culture vietnamienne, avant la publication par Maurice Durand et Nguyen Tran Huan de la Connaissance du Vietnam en 1952. Il est regrettable que cet ouvrage publié en 1944 soit si peu connu, sans doute par une diffusion restreinte en temps de guerre.
13En 1942, Nguyễn Văn Huyên est chargé de traiter les matériaux d’une nouvelle grande enquête sur les coutumiers, hương ước, des villages tonkinois. Cette enquête est organisée par l’EFEO qui fait appel, comme pour le culte du génie tutélaire, à l’administration. La circulaire du résident supérieur au Tonkin daté du 22 juillet 1942 est envoyée à « Messieurs les Résidents Chefs de province, Commandants de Territoires Militaires, Maire de Hanoi et Haiphong » :
J’ai l’honneur de vous faire connaître que l’EFEO s’occupe actuellement de réunir une documentation aussi complète que possible en vue d’étudier les traditions des populations paysannes annamites.
Les villages annamites ont un droit écrit (parfois oral) appelé Huong-Uoc « Contrat communal ». Ce droit est communément désigné sous le nom de « coutumier ».
Ces coutumiers sont soit en caractères chinois, soit en chu nom (caractères démotiques), soit en quoc ngu. Il en existe deux espèces : ceux qui étaient déjà en vigueur avant la réforme communale des années 1920 et suivantes et ceux qui ont été institués depuis cette date et plus ou moins calqués sur les anciens.
Les uns et les autres règlent les questions relatives :
1) à la hiérarchie sociale (places de préséance, leur réglementation, conditions d’accès ou de passage ; obligations et droits de différentes catégories de villageois)
2) aux différents cultes villageois (culte des génies tutélaires, des bouddhas, des fondateurs, etc.)
3) aux rapports sociaux des habitants entre eux et des habitants avec la communauté (naissance, mariage, mort ; – fête publiques et privées ; – infractions aux règlements et interdits, leurs conséquences)
4) à l’affectation et au partage de l’usufruit des biens communaux
5) aux sociétés villageoises (société dites giap ou thôn, etc. ; sociétés de lettrés, de militaires etc.)
L’EFEO désire procéder au Tonkin à une vaste enquête sur ces coutumiers anciens et modernes. Convaincu de l’intérêt et de l’utilité que cette entreprise présente non seulement pour la science, mais encore pour l’Administration, j’ai décidé de lui apporter le concours des autorités locales. Je vous prie en conséquence de bien vouloir faire copier dans tous les villages annamites de votre province l’ensemble des coutumiers anciens et modernes (en quoc ngu, chu nom ou en caractères chinois) qu’ils possèdent.
À partir des matériaux collectés dans le cadre de cette enquête, en janvier et en mars 1944 au musée Louis Finot, Nguyễn Văn Huyên donne deux conférences intitulées Recherches sur les coutumiers annamites. On en dispose seulement un court résumé. Ce chantier, à peine commencé, reste donc ouvert. Un nombre important de coutumiers est encore conservé à la Bibliothèque d’information en sciences sociales à Hanoi : « 4870 conventions villageoises réformées de villages dépendant de 31 provinces du centre et du nord du Vietnam dont 3636 conventions de villages des 12 provinces du delta » (Bùi Xuân Đính 2001, 141).
14Pendant une dizaine d’années, de 1935 à 1945, Nguyễn Văn Huyên travaille simultanément sur plusieurs chantiers. En dehors des grandes enquêtes officielles, ses recherches personnelles portent sur des sujets variés, notamment les faits religieux populaires chez les Viets et chez d’autres populations, les phénomènes démographiques et le peuplement du territoire, l’organisation de l’État vietnamien et son évolution dans l’histoire, ainsi que les changements sociaux à l’œuvre dans la société vietnamienne. On parlera plus loin de ses travaux sur la culture populaire et sur le village viet, ainsi que de ceux portant sur des changements sociaux dans une perspective comparative avec les textes orientalistes.
15Il est important de rappeler le rôle de l’histoire dans les recherches de Nguyễn Văn Huyên. Ses travaux portant sur divers aspects de la culture et de la société vietnamiennes comportent toujours une dimension historique. En cela, il trouvera un lecteur attentif chez Georges Condominas qui souligne régulièrement l’intérêt de l’histoire pour comprendre les sociétés en Asie du Sud-Est. Selon Nguyễn Văn Huyên, on peut dire que l’histoire et l’ethnologie se croisent et se complètent : là où les documents historiques font défaut, la recherche ethnologique de terrain peut donner un éclairage nouveau sur ces « zones d’ombre6 ».
16Dans cette perspective, la formation du Vietnam en tant qu’État s’avère un thème important, bien que Nguyễn Văn Huyên commence à peine à ouvrir ce chantier. L’histoire du peuplement au Vietnam peut profiter des sources écrites et épigraphiques, mais aussi d’autres sources telles que les sources orales et l’étude de l’habitation. Dans « Une source d’étude démographique des communes annamites du Tonkin » publiée par le BIIEH en 1938, il attire attention sur les registres des giap villageois qui peuvent être utilisés comme une source fiable pour étudier la démographie au niveau des villages et dans l’histoire, car ces organisations d’hommes fonctionnent sur le principe d’âge et chaque garçon y est inscrit dès sa naissance. L’habitation qui est, dans le cas du Vietnam, l’« élément le plus stable de la vie d’une société », peut également être une source de document pour étudier la progression des Viets vers le Sud. Les différences observées dans les types de maison, ainsi que celles observées dans les principaux éléments (charpente, toiture, etc.) permettent de suivre l’évolution de l’habitation et de ses occupants dans l’espace et dans le temps au fur à mesure qu’on descend dans le Sud. L’étude approfondie du culte du génie tutélaire peut également apporter de nouvelles connaissances, grâce par exemple aux renseignements que l’on peut tirer de la répartition des génies sur le territoire. L’article « À propos d’une carte de répartition des génies tutélaires dans la province de Bac-Ninh (Tonkin) » publié dans le BIIEH en 1940 ouvre cette voie originale. Les Cartes de répartition des génies tutélaires des provinces du Nord et le Calendrier des fêtes villageoises annoncés dans le BEFEO et introuvables à ce jour, ne sont donc nullement des documents pour touristes, mais font partie intégrante de ce programme de recherche.
17Nguyễn Văn Huyên s’intéresse également aux régions composant l’ancien État vietnamien telles que la province de Bắc Ninh au cœur du delta du fleuve Rouge et la province septentrionale de Lạng Sơn. Un Tableau de géographie administrative de la province de Bắc Ninh est prévu dans le BEFEO de 1946 et sera enfin publié par le centre EFEO de Hanoi en 1995. Quant à la province de Lạng Sơn, la conférence de 1940 portant sur le peuplement et l’habitation dans cette région semble être le début d’une recherche plus poussée. L’étude de géographie historique de cette province aux frontières avec la Chine et faisant partie du Vietnam dès les premières dynasties indépendantes la place clairement dans le cadre de l’État vietnamien. Sa belle-famille Vi, établie dans cette province depuis plusieurs générations, est d’ailleurs l’exemple vivant de l’intégration des ethnies non-viet dans l’histoire du Vietnam. À propos des Thổ (actuellement Tày), il fait cette remarque :
Certaines de leurs couches sociales ont reçu l’empreinte de la civilisation annamite qui y a été apportée, malgré le climat, les eaux et les montagnes, par des agents les plus divers, mandarins, maîtres d’école, soldats, travailleurs, commerçants, et surtout par ces familles seigneuriales ou Thô-ty, fidèles sujets des frontières, Nguyễn, Vi, Hoàng, Bé, Hà, Nông, qui s’y sont installées depuis le xve siècle et qui se partageaient jusqu’à Minh-Mênh l’administration d’un vaste territoire, sous le contrôle vigilant des gouverneurs de province (« Le peuple Thổ », Indochine, n° 158, sept. 1943, p. 13).
Comme en témoignent de nombreuses notes de lectures et de terrain conservées dans ses archives privées, il semble qu’un projet de monographie de Lạng Sơn qui touche d’ailleurs Bắc Ninh vers le Nord, était en cours.
18On y trouve un texte dactylographié intitulé « L’État », sans doute destiné à la rédaction d’un chapitre de La civilisation annamite. Avec ses 200 pages dactylographiées, ce texte représente un état des lieux des connaissances sur les institutions politiques du Vietnam traditionnel. Sa table des matières donne une idée du contenu abordé :
Introduction
I. Le régime monarchique : § 1 – L’Empereur ; § 2 – Le palais impérial ; § 3 – La famille impériale ; § 4 – Le culte impérial : culte ancestral, culte du ciel, Tich diên ; § 5 – La cour impériale
II. Organisation du gouvernement monarchique : § 1 – Le mandarinat ; § 2 – Administration centrale ; § 3 – Administration provinciale ; § 4 – Organisation judiciaire ; § 5 – Organisation militaire ; § 6 – Organisation financière et économique (p. 1-32) – I. Les impôts – II. Les monnaies – III. Poids et mesures
L’Administration française : Administration civile (gouvernement général, administration locale, provinciale, municipale) ; Organisation judiciaire (cours d’appel, cours criminelles, chambre d’annulation, commission criminelle, juridictions de premier degré) ; Organisation militaire ; Les ressources financières ; Les monnaies.
Dans l’ouvrage publié en 1944, le chapitre portant sur l’État compte seulement 37 pages imprimées. Il manque notamment l’organisation judiciaire et militaire, les ressources financières du Vietnam traditionnel et de l’administration coloniale, le système des poids et des mesures, celui des monnaies traditionnelles, ainsi que celui du protectorat incluant un historique de la piastre indochinoise. De nombreux passages ayant été coupés, le texte définitif n’est en fait qu’un court résumé de ce que l’auteur a souhaité développer avec des exemples concrets.
19Les articles sur les « Chants rituels des fêtes de Nam Giao » et sur « L’attribution du nom dans la famille impériale » publiés en 1939, ainsi que les conférences sur le culte impérial à l’université à Hanoi, marquent l’intérêt porté à la fonction symbolique de la monarchie. L’attribution des noms des princes des Nguyễn est rigoureusement réglementée, et constitue « un véritable code », une institution administrative et politique. Le roi Minh Mạng, la quatrième année de son règne (1822), a fait un poème de quatre vers de cinq mots dont « chaque mot doit servir de nom intercalaire à tous les princes de sang d’une même génération ». Le dernier empereur Bảo Đại a donc le nom de prince de Vĩnh Thụy qui le situe immédiatement dans la cinquième génération des descendants de Minh Mạng. Thiệu Trị, le successeur de Minh Mạng, a publié également un édit pour attribuer « des noms personnels aux descendants de ses 78 frères ». Pour mieux les classer et les distinguer, « chaque branche constituée par un de ses frères a une clef et les noms de tous les membres seront pris parmi les caractères de cette clef ». Tự Đức, en 1851, a pris la même mesure que son prédécesseur vis-à-vis de ses vingt-neuf frères.
20Dans la société vietnamienne ancienne, les vêtements jouent un rôle analogue pour faire respecter la hiérarchie sociale. La conférence sur Le Costume annamite : son évolution et son sens social (1940) qui tente de retracer, grâce notamment aux gravures et aux descriptions des voyageurs européens, l’histoire du costume et de son rôle dans le maintien de l’ordre social. Le costume, chez les Viêts, avait donc un « sens social » : il servait à classer les gens et à faire respecter l’ordre social. Dans l’histoire du Vietnam, plusieurs édits fixaient minutieusement les vêtements que chacun pouvait porter selon son rang et sa situation.
21L’ensemble des travaux de Nguyễn Văn Huyên, malgré la prédominance des recherches sur les Viets, est cependant marqué par l’intérêt constant porté sur le contexte régional sud-est asiatique. Les recherches commencées dans la thèse portant sur les chants alternés en pays d’Annam et celle sur l’habitation sur pilotis en Asie du Sud-Est, se prolongent par l’intermédiaire des populations des montagnes au Nord Tonkin. En 1939, il obtient une subvention exceptionnelle de 3110 piastres, par l’arrêté du 14 février 1939, pour effectuer une « mission ethnologique ». Cette mission a permis la découverte de manuscrits consignant des chants, plus de 10000 vers, relatifs au mariage et à des croyances religieuses des Thô (Tày). En 1941, le Recueil des chants de mariages thô de Lang-son et Cao-bang est paru dans la « Collection de textes et documents sur l’Indochine » de l’EFEO. Il comprend 90 chants, dont 72 proviennent de la région de Lạng Sơn et les 18 autres de Cao Bằng. Les chants sont publiés dans les caractères propres des Thô, puis transcrits phonétiquement et traduits en français. Ce recueil est précédé d’une Introduction à l’étude du chu-nom tho, travail pionnier portant sur le système d’écriture de cette population élaboré sur la base des caractères chinois.
22Dans la partie qui suit, nous tâchons de présenter la production scientifique de Nguyễn Văn Huyên d’une façon plus concrète en suivant quelques thèmes majeurs transversaux, dans ses recherches sur les Viets comme sur d’autres ethnies, tels que l’habitation, les chants et les images, les pratiques et les croyances religieuses populaires, ainsi que le village et le culte du génie tutélaire.
L’habitation
23Une partie importante des travaux de Nguyễn Văn Huyên est consacrée à l’habitation. Dès son retour en Indochine, il poursuit le sujet de sa thèse en effectuant des enquêtes de terrain dans les montagnes du Nord et dans le delta du fleuve Rouge. Deux conférences ont eu lieu au musée Louis Finot – Le Peuplement et l’Habitation dans la province de Lạng Sơn le 29 janvier 1940, et Les Man et leur habitation le 1er mars 1943 – lors desquelles il a communiqué les résultats de ses recherches sur le terrain sur les types d’habitation locale7. On ne dispose cependant que d’un court résumé pour la première et d’un texte dactylographié de 25 pages pour la deuxième8, mais sans cartes, photos et plans des maisons qui illustraient la conférence.
24On a vu que l’enquête de la Commission d’Outre-Mer a permis la collecte d’un grand nombre de matériaux portant sur l’habitation des Viêts que Nguyễn Văn Huyên a commencé à traiter.
25Les résultats sont communiqués lors de deux conférences en janvier 1941 au musée Louis Finot (Une enquête sur l’habitation en Indochine et Les Types de l’habitation rurale annamite). Les résumés de ces conférences sont publiés dans le Cahiers de l’EFEO ; il existe également les textes inédits que nous signalerons en annexe. Il précise ses sources dans la conférence sur l’enquête sur l’habitation : « Cet aperçu est la synthèse des documents de la défunte Commission d’enquête parlementaire de 1937-1938, des travaux de M. P. Gourou et de mes observations propres ». L’habitation est également l’objet du chapitre V dans La civilisation annamite. Il y faut joindre un texte dactylographié inédit intitulé Les principaux éléments de la maison annamite issu également des matériaux de l’enquête de 1938 et comprend les dessins auxquels se réfère le texte de la deuxième conférence sur les types de maison.
26Nguyễn Văn Huyên ne limite pas la maison aux seuls éléments architecturaux, mais étudie également des éléments de l’intérieur de la maison comme le mobilier et son environnement avec les plantes et les animaux domestiques. Pour lui, l’étude de l’habitation, l’empreinte de l’homme sur la nature, représente l’introduction à la vie sociale, car elle permet d’en embrasser les différents aspects. La maison n’est pas une simple construction, mais est soumise aux « conditions sociales », « conditions religieuses », « conditions naturelles et économiques »9. La maison est du ressort non pas des initiatives individuelles, mais des contraintes de la vie en société. L’aspect extérieur et le plan sont très souvent, comme le montre l’habitation sur pilotis, « immuables, dénués de toute initiative hardie, et de toute fantaisie, tant du propriétaire que de l’architecte » (thèse 1933, 189). La maison est ainsi non seulement un élément matériel, mais également « un élément spirituel » :
La maison n’est pas non plus une chose personnelle, une propriété individuelle. Elle est une chose sociale, un objet sacré. Construire une maison, c’est déranger l’esprit du sol […]. Tout ce dérangement porte dommage non seulement aux habitants de la maison, mais aussi à ceux qui la construisent et au village tout entier […]. La maison étant une chose sociale, il faut que la société s’y intéresse dans une large mesure pour préserver tout le monde des représailles des esprits du lieu (thèse 1933, p. xv-xvi).
L’habitation est donc un « fait social total » par excellence, bien que le terme ne soit pas utilisé. L’habitation des Viets, à même le sol, est une maison basse avec plusieurs travées. Elle est le reflet du milieu naturel, car les matériaux nécessaires à sa construction se trouvent toujours sur place : bambous, paille, pisé (mélange d’argile et de paille hachée), bois ordinaires comme le lilas d’Inde. Les familles aisées construisent des maisons avec des matériaux qu’ils font venir de loin comme les bois précieux, la pierre, et même le ciment ou le fer sous l’influence occidentale. L’examen de la charpente, du toit et du plan de la maison montre qu’il existe au Vietnam « de nombreux types qui correspondent parfois à des cadres géographiques bien délimités », traduisant des influences locales (cham au Centre, chinoise et cambodgienne en Cochinchine), bien qu’on y voie un « air de famille, reflétant les mêmes soucis du culte domestique, d’exploitation agricole, le même type de civilisation à petite propriété » (CEFEO, n° 26, 1941, 13).
27Pour les Viets, l’habitation est tout d’abord « une maison familiale » et « n’abrite que des gens de la famille ». Son architecture doit permettre à la famille de se protéger de l’extérieur par une série d’agencements des éléments naturels. En outre, la maison viet est un édifice cultuel dédié au culte des ancêtres :
Chaque maison annamite est un temple ancestral qui englobe sous sa protection des familles plus ou moins importantes selon le degré de parenté qui lie le chef de la maison à l’ancêtre figuré sur la tablette (ibid., 11).
L’architecture et l’aménagement d’une habitation ont surtout la fonction de protéger et d’assurer la prospérité aux habitants de la maison :
Construire une maison est un grave événement, surtout pour les propriétaires riches et aisés. Le bonheur et la tranquillité des habitants de cette maison dépendent du soin que l’on a mis à écarter les influences maléfiques. Même en Cochinchine où les mœurs ont beaucoup évolué, il n’est pas rare de voir certaines personnes bien que très fortunées, habiter longtemps des paillotes sans aucune valeur avant d’avoir une maison en rapport avec leur condition sociale. Elles attendent pour la construire le moment favorable déterminé le plus souvent par le signe cyclique sous lequel elles sont nées (Une enquête sur l’habitation en Indochine, 7).
Pour éviter tous les dangers, l’architecture intègre les protections artificielles telles qu’un miroir sur la façade, un chien de pierre qu’on enfonce dans le sol, ou encore par les écrans en maçonnerie, bình phong. Elle traduit également les normes imposées par la société. Dans le Vietnam traditionnel :
il était interdit aux gens ordinaires de construire et d’habiter des maisons en briques et couvertes de tuiles. Les solides édifices présentant certains motifs décoratifs étaient réservés aux princes et aux mandarins. Des fantaisies étaient proscrites dans l’ordonnance des toitures ; l’étendue de l’habitation recevait également des limites définies pour chaque classe sociale (La civilisation annamite, 1944, 143).
Cette contrainte sociale fait que l’habitation n’a pas subi de grands changements. D’autres raisons incitent également à la reproduction des formes existantes :
En outre, l’insécurité a incité nos campagnards à ne pas étaler leurs richesses par des innovations dans la construction de leur demeure. Il faut ajouter encore que l’artisan n’a pas été très en honneur dans la vieille société annamite, à côté du lettré et de l’agriculteur. Cette situation faisait que les métiers de charpentier et de maçon n’étaient exercés que dans un certain nombre de villages et de familles (idem).
L’évolution de la maison pauvre vers la maison riche traduit également une certaine mentalité des Viets. On procède par étapes en changeant certaines parties de la maison, de l’intérieur vers l’extérieur, jusqu’à la construction d’une nouvelle maison tout en gardant l’ancienne :
Dès qu’il a quelque argent le paysan remplace l’ossature en bambou par une ossature en bois tout en maintenant la toiture en chaume et les mêmes dispositions intérieures. Puis avec les jours d’heureuse fortune, les meubles en bambou sont remplacés par les meubles en bois, les objets de culte en bois par ceux qui sont en cuivre. Et finalement le toit de paille se transforme en couverture de tuile […]. Enfin si le sort continue à le favoriser il transporte son ancienne maison sur une aile de sa propriété et construit à sa place une belle maison de riche à cinq ou sept travées et à la charpente soignée au maximum : les arbalétriers et les entraits s’unissent par des courbes habiles, l’empilement de poinçons et de dés qui supportent le faîte donnent par leur profusion et leur jeu de décor une impression de plénitude et de solidité, rehaussant ainsi dans une large mesure la majesté de l’autel des ancêtres qui occupe alors les trois travées centrales (ibid., 155)
Les chants et les images populaires
28Comme l’habitation, les chants représentent un aspect de la culture populaire auquel Nguyễn Văn Huyên accorde une attention soutenue pendant de longues années. Dans sa thèse Les Chants alternés des garçons et des filles en Annam, il s’intéresse, dans un premier temps, au problème de l’improvisation poétique à travers la pratique des chants alternés, très populaire dans tout le Tonkin (Jean Przyluski 1934, 802). L’analyse structurelle de chants et de poèmes, en mettant en lumière les buts recherchés que sont le rythme et la correspondance des mots et des idées, montre que ces chants prennent source dans le langage rythmé quotidien, notamment celui des dictons et proverbes. L’improvisation poétique apparaît ainsi comme « une affaire de langue, de culture et d’éducation », et non pas une intervention divine comme le croit le peuple. Paul Valéry écrit :
Je crois voir dans votre livre des exemples de formation de la poésie à l’état naissant. J’y trouve l’état de chant et de production par le chant et par le rythme, et je pense à Ronsard qui composait en s’aidant d’un luth. Il me souvient aussi de moi-même, qui ai entrepris divers poèmes à partir de figures rythmiques dont il m’arrivait d’être obsédé et qui déterminaient peu à peu des « mots » et finalement une « idée ».
Tout ce que vous dites des symétries, des équilibres, des groupes, m’intéresse au plus haut point.
(Lettre manuscrite de Paul Valéry du 22 mars 1934, Archives Nguyễn Văn Huyên, souligné dans l’original).
Dans un deuxième temps, considérant les chants alternés comme des discours, Nguyễn Văn Huyên les utilise comme documents pour comprendre la mentalité paysanne, « cet esprit populaire qui nous échappe » (thèse 1934, 153). Les chants viennent ainsi combler une lacune de l’histoire qui est jusqu’alors écrite par les lettrés et pour les lettrés : « L’Histoire est une leçon de morale […]. La plupart des usages ruraux sont négligés ; tous sont exclus de l’histoire » (ibid., 172).
29S’agissant des chants qu’échangent filles et garçons, ce sont l’amour et le mariage qui sont l’objet de ces vers chantés. Il apparaît ainsi que, contrairement à la morale confucéenne des lettrés, le contact est direct et quotidien à la campagne entre garçons et filles, hommes et femmes. La séparation des sexes « n’existe pas chez les travailleurs manuels, agriculteurs, artisans, commerçants » (ibid., 198). Les chants apportent des renseignements divers. Ils racontent qu’une fille doit être soignée et bonne ménagère, elle a des « cheveux verts » et est « comme une fleur fraîche », mais aussi « dans le commerce […] plus active que les autres ». Quant au futur mari, le modèle du lettré et futur mandarin reste prépondérant dans le répertoire, mais les filles se montrent le plus souvent modestes et recherchent les garçons de la même condition sociale, agriculteurs ou commerçants. Signe de la modernité, la figure des secrétaires et des interprètes des villes est redoutée par les paysannes.
30Ces pratiques, corroborées par les fêtes des chants alternés, peuvent être considérées comme les traits d’une culture paysanne et populaire, distincte de la culture confucéenne. La reconnaissance de cette culture permet d’expliquer l’existence des jeux très populaires qui mettent en contact physique les hommes et les femmes :
Au Tonkin, on peut encore observer en maints endroits de véritables rites d’initiation sexuelle. Dans les fêtes de printemps et d’automne on trouve parmi les réjouissances certains jeux connus sous les noms de « Du dôi » (Jeu des escarpolettes), de « Bat chach » (Attraper l’anguille) et de « Bit mat bat de » (Attraper le bouc avec les yeux bandés). Ces jeux ont lieu sur la grande place publique. Tout le monde y est admis. On joue par couple : un homme est toujours opposé à une femme ; le plus souvent ce sont des célibataires (ibid., 208).
Nguyễn Văn Huyên voit dans ces jeux et dans ces rites la preuve d’une culture ancienne effacée chez les Viets sous l’influence de la morale confucéenne, mais encore vivace chez d’autres ethnies non-viet :
Nous avons dit que ces réjouissances à caractère sexuel ont lieu dans les fêtes de printemps et d’automne, donc en même temps que les joutes littéraires. Elles constituent en quelque sorte une étape vers le mariage, une série de relations prénuptiales. D’ailleurs, si nous considérons les enjeux de ces joutes et de ces réjouissances, nous trouvons qu’ils consistent en objets qui entrent dans les fournitures de mariage : éventails, objets qu’on donne aux fiancés, du thé, des ligatures de sapèques, de l’argent […]. En pays annamite, ce caractère de fête de fiançailles est généralement très atténué […]. Au contraire, chez les Thô de Cao-Bang les accordailles sont le but de la fête (ibid., 211).
Ses enquêtes de terrain dans les montagnes du Tonkin apportent les confirmations à cette thèse. Dans le Recueil des chants de mariage, il constate une grande liberté des coutumes des populations montagnardes :
Dans le Haut Tonkin, il n’y a pas de garçon thô qui, arrivé à l’âge de 16 ou 17 ans, ne sache chanter avec les jeunes filles. Aussi, quand ils coupent le bois sur le flanc de la montagne, cherchent les pousses de bambou dans la forêt, gardent les buffles au pied de la colline, travaillent aux champs, s’amusent au milieu des fêtes ou dans n’importe quelle joyeuse réunion où se trouvent mêlés les adolescents des deux sexes, improvisent-ils avec les jeunes filles des chants alternés pendant toute la nuit et même du matin au soir (page xxix).
Comme les chants alternés, les images populaires intéressent Nguyễn Văn Huyên en tant qu’art populaire, mais surtout en tant que moyen d’expression du peuple exclu de l’usage des caractères. Le 21 février 1938, il propose au musée Louis Finot une conférence sur l’« Imagerie populaire » dont on a à notre disposition seulement un court résumé publié dans le Cahier de l’EFEO. Il consacre, dans l’article « Les fêtes annamites du Têt ou de l’An Neuf » publié dans la revue Indochine du 12 février 1942, deux pages et plusieurs illustrations aux images populaires, car à l’occasion du Têt on achète ces images à la fois pour décorer la maison et pour offrir aux enfants. C’est dans cet article qu’il donne une nouvelle réflexion sur le rôle de celle-ci dans l’éducation des masses populaires.
31Ces « images de fabrication annamite sur papier rouge-ocre, rouge vif, blanc » sont « une écriture figurée, un langage » du peuple. Il s’agit donc d’une source de documents donnant « le reflet de la société annamite, de ses aspirations les plus intimes, de ses croyances religieuses et de ses mœurs ». Les images servent tout d’abord à se défendre contre les esprits malsains et à exprimer des vœux de bonheur et de prospérité. Elles remplissent également la fonction d’éducation religieuse chez les enfants : « On les initie au dieu du sol, au dieu du foyer. On les met en présence des Génies du mariage, du Buddha, etc. ». L’histoire et la littérature sont également enseignées par le biais des images représentant :
les épopées tirées de l’histoire nationale : les sœurs « Trung » et l’héroïne « Triêu-Au » aux costumes de guerrières en train de poursuivre les bandes d’oppresseurs chinois ; « Dinh Tiên Hoang », le fondateur de la première dynastie nationale, tantôt suivant la légende, traversant la rivière à dos de dragon, tantôt, modernisé, saluant à la française les troupes en revue ; la touchante rencontre de la « jeune impératrice Chiêu Hoàng des Ly avec Trân Canh », le premier souverain des Trân, etc. (1942, VII).
Par les valeurs qu’elles véhiculent, les images jouent un rôle important dans la société :
Toute une série d’images relate la vie scolaire chez les grenouilles et les souris, les phases de la vie agricole chez les paysans. Cette éducation doit tendre à faire de tous de bons fils, de bons sujets et des hommes supérieurs. La richesse de l’illustration montre combien ce souci est important dans la société annamite.
Elles sont un véritable moyen d’expression populaire avant l’heure de la presse et des médias. On trouve plusieurs images racontant les coutumes et les mœurs du peuple : scènes de jeux de hasard, mais aussi de jalousie. Les images se renouvellent et s’emparent des thèmes de la modernité importée par l’Occident :
Les loisirs simples et poétiques du lettré et de l’agriculteur sont représentés comme pendant à cette vie moderne importée par l’Occidental, et qui est réduite aux yeux du populaire, à la bicyclette, à l’automobile et à l’avion (ibid., VIII).
Nguyễn Văn Huyên ouvre ainsi une piste de recherche originale qui sera poursuivie par Maurice Durand qui publiera en 1960 l’ouvrage L’Imagerie populaire vietnamienne, magistrale étude à partir de la collection de l’EFEO et dont Phillippe Papin vient de réaliser un réédition en 2011.
Les pratiques et les croyances religieuses populaires
32Une partie importante des travaux de Nguyễn Văn Huyên se rattache au domaine de l’anthropologie des faits religieux. L’Enterrement de l’heure néfaste publié dans le BIIEH en 1939 étudie une cérémonie qui vise à protéger un enfant né à une heure considérée comme néfaste10. Cette étude doit être située dans la continuité des recherches de Nguyễn Van Khoan dans le cadre de l’IIEH sur les Croyances tonkinoises relatives à la protection de l’enfance : on procède à la vente de l’enfant aux génies ou au don de l’enfant à une personne étrangère pour le protéger des mauvais esprits.
33Nguyễn Văn Huyên propose au musée Louis Finot en février 1939 deux conférences intitulées Recherches sur la vie religieuse dans le Haut-Tonkin portant l’une sur Un panthéon taoïste et l’autre sur Les guérisons miraculeuses. Les populations montagnardes « attribuent tous les malheurs et toutes les maladies au surnaturel » et recourent aux sorciers pour toutes sortes d’événements. Les esprits malveillants sont nombreux et l’on peut en dresser une typologie : les « phi-cay, démons-poules qui empoisonnent les aliments en y soufflant », les « phi-met qui sont les âmes de défunts décédés de morte violente », les « phi-sân, âmes errantes des mandarins tués au combat », les « phi-mang, âmes de ceux qui sont morts peu de temps après avoir prêté serment », etc. dont il faut se protéger en s’adressant aux génies bienfaiteurs, notamment aux occasions importantes de la vie comme la naissance, le mariage et l’enterrement.
34Dans ce domaine, Nguyễn Văn Huyên concentre par la suite ses efforts sur les Viets et sur quelques sujets particuliers : les fêtes saisonnières, les rites de demande de pluie et le culte des Immortels.
35Entre août 1941 et septembre 1942, Nguyễn Văn Huyên publie dans la revue Indochine une série d’articles sur des fêtes du calendrier traditionnel vietnamien :
Les fêtes annamites du Têt ou de l’An Neuf, la première et la plus importante, car c’est « le commencement de l’année, du mois et de la saison » et une occasion de « rajeunir le pacte social » par des manifestations diverses d’amitié et de bonnes relations en pratiquant des échanges de cadeaux et de bons vœux.
Les « Temps de la pure clarté » et la conservation des tombes au pays d’Annam (3e jour du 3e mois), consacrée au culte des ancêtres et aux soins des tombes, liée au respect des morts et notamment à la croyance de leur pouvoir d’intervenir dans les affaires des vivants, sert surtout à manifester une cohésion familiale à l’intérieur du groupe comme à l’extérieur.
Les fêtes annamites du Doan Ngo et les pratiques magiques contre les esprits malfaisants de l’été (5e jour du 5e mois), centrée sur la recherche de protection contre les maladies, occasion de demander la miséricorde des dieux et du Bouddha par des prières et des offrandes ; rituels très divers destinés à se soigner ou à chasser les esprits malsains.
La transmigration de l’âme et la fête annamite des morts (15e jour du 7e mois), grande fête bouddhique destinée à soulager les peines des morts aux enfers. Les offrandes et les prières sont destinées aux parents défunts, mais également aux âmes errantes afin de les apaiser en subvenant à leurs besoins (nourritures, vêtements en papier, barres d’or et d’argent votives).
La fête de mi-Automne (15e jour du 8e mois), le Trung Thu, connue surtout comme la fête des enfants, la Mi-Automne est en réalité une fête complexe et d’origines diverses avec des symboles différents selon la catégorie de population.
Il s’agit des textes destinés prioritairement au grand public, mais ils soulèvent les questions importantes pour la compréhension de la société des Viets. Nguyễn Văn Huyên étudient ces fêtes comme les repères dans la marche du temps, mais aussi pour leur fonction sociale : ce sont les occasions pour manifester les liens familiaux et sociaux et pour rappeler les règles et les valeurs morales. On peut les rapprocher de son article écrit en vietnamien, Khói hương (La fumée d’encens), publié à l’occasion du Nouvel An traditionnel dans le journal Đông Pháp du 18 février 1942 : « Le Têt n’est pas pour les vivants, n’est pas une occasion pour que les vivants exhibent leur richesse et leur luxe ostentatoire. Le Têt est en fait la fête des morts ».
36Les fêtes du calendrier sont également l’occasion d’aborder la question des contacts culturels à travers l’étude des pratiques d’une grande diversité, souvent à l’occasion d’une même fête. Le 5e jour du 5e mois est ainsi célébré par les cérémonies bouddhiques, mais également par les pratiques populaires dont certains sont d’inspiration taoïste comme « la destruction systématique des vers et des autres insectes nuisibles, giết sâu bọ, qui vivent dans les entrailles » en absorbant du hùng hoàng, « sorte de peroxyde de fer mélangé de sulfure d’arsenic », en buvant de l’alcool et en mangeant « tous les fruits qu’on rencontre, pêche, prune, noix de coco, mangue, pastèque ». Quant à la Mi-Automne, connue comme la fête des enfants, toutes les classes sociales et toutes les classes d’âge y participent avec leurs symboles propres : les agriculteurs la célèbre à la gloire du dragon qui « a pour rôle de transformer les nuages en pluies » ; les vieux lettrés contemplent la lune en composant des poèmes, tandis que les plus jeunes y voient « le crapaud d’or, Kim thiêm, emblème du succès au concours triennal et de l’ascension aux autres dignités de l’État » ; pour les femmes la lune est considérée comme « symbole de la fécondité », « la patronne de la femme et de la vie conjugale » et « déesse réalisatrice de leurs vœux secrets », car c’est dans la lune habitent les dieux des fils rouges du mariage ; mais surtout la Mi-Automne est « une grande fête de la jeunesse, où jeunes gens et jeunes filles se rencontrent et échangent des vers parmi les foules et au clair de lune ».
37Pendant l’année 1944, Nguyễn Văn Huyên fait une série de communications au CREHJS (Conseil des recherches et études historiques, juridiques et sociales) sur les rites de demande de pluie chez les Viets dont on dispose de trois textes dactylographiés : La lutte contre la sécheresse, dans la tradition annamite. Le temple de Phap-Vu, déesse de la pluie ; Le culte de Phap-Vu, déesse de la pluie ; Une injonction adressée au Dieu de la Pluie. Ces recherches ont pour objectif non seulement la compréhension des coutumes et des pratiques religieuses des Viets encore très vivantes à l’époque, mais visent également l’étude du vieux fond de la culture viet et des mécanismes d’assimilation des apports extérieurs mis en œuvre. En particulier, le culte de Tứ Pháp dédié aux quatre déesses créatrices de pluie illustre l’intégration des cultes autochtones dans le bouddhisme par « la transformation des dieux des forces naturelles de nos croyances intimes en des espèces de bodhisattvas plus ou moins bien habillés ». Parallèlement au bouddhisme savant et dogmatique, il existe donc « un bouddhisme populaire qui plonge ses racines profondes jusque dans les croyances les plus primitives de nos masses paysannes ».
38Le culte des Immortels, bien que d’origine chinoise, possède ses caractéristiques. Il s’agit d’un culte très populaire chez les Viets. Après deux conférences programmées en 1942, mais qui n’ont pas eu lieu (Le culte des Immortels en Annam et De quelques grands centres du culte des Immortels annamites à Hanoi), Nguyễn Văn Huyên donne une conférence au musée Louis Finot le 5 janvier 1943 sur La naissance de l’École des Magiciens du Noi Dao en Annam. Il a publié deux articles pour le grand public, « Histoire d’un Immortel vietnamien : Pham Vien » en 1943 et « Le miracle des Immortelles dans le Sud de l’antique Thang Long » en 1944. En 1944 il fait paraître l’ouvrage Le Culte des Immortels en Annam préfacé par Georges Cœdès. Il y étudie les légendes de dix immortels d’origine vietnamienne dont les plus populaires sont Chử Đồng Tử, Liễu Hạnh et Từ Thức. Trois temples dédiés aux immortels à Hanoi sont décrits, ainsi que les rites de la cérémonie d’invocation par le médium, qui permettent à l’immortel de se manifester devant ses fidèles. Enfin la dernière partie est consacrée à une école de magiciens vietnamiens, Nội đạo ou Tam Thánh, créée au début du xviie siècle et toujours active dans les années 194011. Pour la première fois le culte des divinités féminines dont la célèbre Liễu Hạnh devient l’objet d’étude, ouvrant ainsi une nouvelle piste de recherche et mettant en évidence un aspect original de la culture vietnamienne, connu actuellement sous le nom du culte des Mères-Déesses.
Le village et le culte des génies tutélaires
39L’étude du village se situe au centre des intérêts de Nguyễn Văn Huyên. Ses premières publications dans le BEFEO portent sur le culte du génie tutélaire : Contribution à l’étude d’un génie tutélaire annamite : Lí Phục Man (1938), Les chants et les danses d’Ải-Lao aux fêtes de Phù-Đổng (Bắc-Ninh) (1939). Elles sont prolongées par l’enquête sur ce culte villageois dans le Nord et dans le Centre du Vietnam organisée par l’EFEO en 1938. Les résultats de cette enquête commencent à être communiqués dans les articles mentionnés plus haut. En 1942, une autre grande enquête est organisée par l’EFEO portant sur les coutumiers, hương ước, des villages du Nord Vietnam. Différents aspects de la vie villageoise – l’organisation sociale villageoise, l’histoire de la fondation de villages, les liens entre villages – sont abordés par Nguyễn Văn Huyên dans des articles et conférences tels que De l’institution des castes dans la commune annamite (BIIEH, 1938), Histoire de la fondation d’une commune annamite au Tonkin (BIIEH, 1940), ainsi que dans La civilisation annamite (1944).
40Nguyễn Văn Huyên utilise indistinctement les termes – « commune » et « village », ainsi que l’équivalent vietnamien làng (village)12, qui peuvent d’ailleurs figurer dans le même passage. Pour lui le làng des Viêts « peut être défini comme la réunion de plusieurs familles groupées en une seule agglomération ou séparées en plusieurs » (La civilisation annamite, 1944, 71). Il souligne le caractère non seulement territorial, mais surtout social, de l’appartenance villageoise :
[le village] n’est pas seulement formé de ceux qui l’habitent, mais […] comprend avec eux tous ceux qui en sont originaires et qui peuvent parfaitement n’y venir qu’une ou deux fois pendant leur vie (idem).
Il est toujours honorable pour un Annamite d’avoir un village d’origine en province. Sinon on est désigné par le terme presque méprisant aux yeux des villageois, nguoi tu xu, gens des quatre coins du monde (ibid., 160).
Une forte concentration de population caractérise les villages vietnamiens. Ces densités parmi les plus fortes du monde peuvent être expliquées par une nature hostile avec les inondations fréquentes, par le « souci de la sécurité », mais aussi par une « cause d’ordre social » : c’est l’« organisation communale » qui fait que « l’homme n’existe dans la société que comme membre du village » (Idem). Étant cadre et horizon pour l’individu, les villages possèdent des structures complexes qui sont d’ailleurs très mal connues. Dans la vie sociale villageoise, le culte du génie tutélaire apparaît clairement comme le centre de convergence de liens forts et complexes entre les habitants, d’où la nécessité de son étude.
41Pour Nguyễn Văn Huyên, le culte du génie tutélaire, ce « fonds religieux si particulier à la civilisation de l’Annam », doit être l’objet d’un programme de recherche global et dans la durée. La monographie sur le culte du génie Lí Phục Man (1938) est pensée comme une « recherche exhaustive » pouvant servir de cadre pour des études ultérieures : étude de la biographie du génie, lieux de culte (les temples đình), règlement du culte commun des deux villages, structure sociale en rapport avec le culte, calendrier rituel, ainsi que la fête annuelle telle qu’elle est observée en 1937 (distribution des rôles, processions, offrandes, cérémonies).
42Le génie tutélaire peut être un personnage historique ou légendaire, des génies célestes et des hommes célèbres, quelquefois une divinité des croyances populaires (génie à tête coupée, enfant, voleur, etc.), ou encore un animal. Il arrive même qu’« on adopte des personnages vivants, un haut mandarin, ou une personnalité influente, qui a rendu un service important au village et que les habitants substituent brutalement au génie tutélaire ancien qui n’a pas su les protéger » (ibid., 96). Le génie tutélaire d’un village est choisi en général dès sa fondation « soit à la suite de révélations mystiques, soit après l’examen du rôle historique du dieu ou des circonstances qui ont présidé à la création du groupe ». Un village peut avoir plusieurs génies et plusieurs lieux de culte. À l’inverse, plusieurs villages peuvent avoir le même génie. Dans le cas où plusieurs villages adorent le même génie, la fête annuelle est organisée le plus souvent en commun, comme le culte de Lí Phục Man (deux villages) et la fête de Phù Đổng (quatre villages).
43On demande au génie tutélaire généralement des enfants, la santé, la récolte, la paix, le bonheur et la prospérité, mais aussi de faire tomber les pluies indispensables aux travaux agricoles. Le génie tutélaire, protecteur de chaque villageois et de la population villageoise entière, est en somme le symbole d’une sorte de « contrat social » au niveau villageois :
Ainsi une commune qui se crée […] est immédiatement placée sous le patronage moral d’une divinité ou d’un personnage divinisé, qui est un symbole pour les lettrés et une menace pour les esprits simples, afin d’imposer à tous une discipline, une ligne de conduite collective, l’observance des règles qui ont été édictées d’un commun accord par-devant cette divinité chargée y veiller. Pour défendre ainsi les intérêts de la collectivité, on se place sous l’égide d’une divinité qui s’est surpassée par des actions vertueuses ou qui peut être capricieuse ou méchante dans sa légende, mais qui, pour ce rôle sacré et spécial que le groupe requiert d’elle, symbolise la puissance arbitrale et justicière (ibid., 96)
Le đình n’est pas qu’un lieu de culte, mais aussi une « maison commune » où se règlent les affaires du village, et souvent se tient un marché. Il est « le foyer de la vie collective de la communauté ». Nguyễn Văn Huyên considère le culte du génie tutélaire plus qu’une religion, mais la manifestation même de la société et de la vie en groupe. Au-delà des aspects négatifs des coutumes du « boire et manger » qu’il critique sévèrement ailleurs, ce culte reflète un aspect essentiel de la société paysanne vietnamienne.
44Les villages vietnamiens sont d’une organisation complexe, très mal connue et d’une grande diversité. Il existe une « multitude de groupements plus ou moins légalement reconnus » et organisés selon des principes divers. Le village comprend des « subdivisions en thôn, xóm, giáp, ngõ, hameaux ou agglomérations plus ou moins étendues, aux intérêts plus ou moins divergents » (ibid., 88). D’autres regroupent les habitants ayant les mêmes mérites et droits, une sorte d’élite villageoise : le corps des lettrés, celui des gradés universitaires, des gradés militaires, des mâles de plus de soixante ans, etc. Il existe également « de véritables sociétés coopératives et d’assistance mutuelle aux intérêts bien définis » (ibid., 82) dont le rôle est multiple : entraide, prêt de riz ou d’argent, pratiques religieuse, sportive ou autres, exercice de l’opinion et de la pression publique. C’est précisément cette complexité de l’organisation villageoise qui est à l’origine de l’opacité de la réalité villageoise : on ignore tout de l’organisation sociale du village de Yên So qui se trouve pourtant seulement à 25 km de la ville de Hanoi.
45L’étude De l’institution des castes dans la commune annamite publiée dans le BIIEH en 1938 montre que la stratification sociale villageoise, régie par la coutume, est beaucoup plus complexe que la distinction conventionnelle des quatre classes – lettrés, agriculteurs, artisans, commerçants. Dans le village de Yên Sở, il existe jusqu’à douze classes dont seules les dix premières classes ont leurs places au đình. Le droit d’appartenance et le passage d’une catégorie à une autre est réglé minutieusement par la coutume et est souvent onéreux :
Un dicton dit : vô vọng bất thành quan, « sans festin on ne devient pas mandarin (du village) ». Il faut, pour se faire admettre dans la classe à laquelle on a droit, offrir un sacrifice au đình, c’est-à-dire donner à boire et à manger aux notables du village.
[…] Cela est ruineux : on emprunte à intérêt élevé, on engage maison et rizières, on impose des privations à sa femme ou à ses enfants. Je puis donner cet exemple édifiant dont je viens d’être témoin. Un paysan ayant quitté sa famille sans donner de ses nouvelles à sa femme depuis quatre ans. Cette dernière avait été obligée de venir à Hanoi louer ses services pour avoir de quoi élever ses deux enfants. Elle vient de recevoir un mandat de 500 piastres. Son mari lui envoie cette somme pour qu’elle offre en son nom une cérémonie au Génie tutélaire et un festin aux notables. Quand il rentrera, il aura sa petite place au đình de son village. Voilà ce qui seulement importe !… Rien pour la femme, qui retournera après la fête s’engager comme bonne à la capitale (Le problème..., 1939, 23-24).
Il s’agit d’une hiérarchie rigide, à plusieurs degrés, et pour chaque classe il existe des places bien marquées à la maison commune. Appartenir à une classe donne droit à des privilèges matériels et symboliques, d’où leur importance pour les villageois. Pour comprendre le village, il faut d’abord comprendre ces réseaux et ces hiérarchies.
46Loin de la vision harmonieuse et éternelle du « village » paisible derrière sa haie de bambou, les recherches de Nguyễn Văn Huyên révèlent un monde méconnu des orientalistes.
Le début d’un dialogue dans le champ orientaliste
47Par sa double appartenance à la communauté scientifique orientaliste et à celle des intellectuels vietnamiens, par sa formation effectuée à l’école anthropologique française, ainsi que par sa situation de membre de la société étudiée, le cas de Nguyễn Văn Huyên permet d’observer le dialogue et le mécanisme d’échange entre la production scientifique occidentale et les préoccupations des intellectuels vietnamiens.
48La production savante des orientalistes français de la période de 1860 à 1940 développe une certaine image de la culture des Viets, celle de « l’ombre chinoise » et celle de l’immobilité :
Les discours savants voient dans la culture vietnamienne une civilisation de type confucéenne, très marquée par la civilisation chinoise à laquelle elle est toutefois inférieure. Néanmoins nombre d’auteurs estiment qu’elle a su préserver une originalité propre. Ces faits justifient l’appellation de civilisation sino-annamite. Si elle est anoblie par le terme de civilisation, en raison notamment de son antiquité, la culture vietnamienne est aussi présentée comme un monde immobile, confite dans la tradition et le formalisme confucéen en particulier (Laurent Dartigues 2001, 98).
Face à cette vision des orientalistes, Nguyễn Văn Huyên développe l’idée que la civilisation des Viets, malgré de nombreux emprunts à la civilisation chinoise, est différente et possède sa propre originalité dont les racines sont à chercher dans l’environnement de l’Asie du Sud-Est. Elle est également caractérisée par une capacité d’adaptation qui lui permet d’évoluer en permanence en intégrant des apports extérieurs.
Sortir de l’ombre chinoise
49Pour les savants français, le Vietnam qui présente de fortes similitudes avec la Chine dans les domaines de l’écriture, du droit et des idées, ne peut donc être qu’une variante de la civilisation chinoise. Les explications avancées sont généralement de deux types. Pour les uns, cette similitude a une origine ethnique : les « Annamites » descendent des Chinois et il est donc normal qu’ils utilisent les caractères chinois dans les domaines officiels et savants. Pour d’autres, cette « empreinte profonde » est le résultat de l’histoire : la longue domination chinoise (de 111 av. J.-C. jusqu’à 938) a marqué à jamais la population vietnamienne. Aux yeux des orientalistes, le Vietnam n’est qu’un simple prolongement de la Chine. Il est considéré comme une imitation, une copie du modèle chinois, ce qui sous-entend une infériorité originelle par rapport à la Chine, une perte qualitative des valeurs d’origine. Sont ainsi avancées des preuves d’infériorité dans le domaine intellectuel et dans les diverses sphères de la vie sociale et économique. L’infériorité des Viets, « élèves » et « subalternes » des Chinois, est même considérée comme manifeste car les Chinois sont d’habiles commerçants qui savent exploiter les défauts et jouer sur l’usure (Charles Robequain 1929). Pour plusieurs, même la durée de vie et la santé des Viets, moins longue et moins solide que celles des Chinois, sont la preuve d’une dégénérescence de la race.
50Au fond, l’objet des orientalistes français n’est souvent pas le Vietnam proprement dit, mais le degré d’influence de la Chine dans ce pays. Des spécificités observées dans la société des Viets sont ainsi toujours interprétées en termes d’emprunts et d’assimilation :
Les discours offrent donc des variantes qui concernent la profondeur de l’influence chinoise. D’un côté, des propos qui font de la société vietnamienne une société chinoise – ce type d’affirmation stipule généralement que la Chine est supérieure au Vietnam –, de l’autre ou plutôt juste à côté, des propos qui spécifient que la civilisation vietnamienne existe en propre, essentiellement par la puissance de sa commune, mais aussi, bien que moins fréquemment indiqué, par la place de la femme dans la société (Dartigues 2001, 98).
Jusqu’aux années 1940 environ, les études vietnamiennes sont donc dominées par le paradigme de l’infériorité des Viets par rapport à la civilisation chinoise. Cet état des choses peut être expliqué par un ensemble de raisons tenant à la fois de l’état des connaissances, des forces du champ orientaliste et des objets d’études eux-mêmes.
51Selon Georges Condominas, le prestige de l’Inde et de la Chine a fonctionné pendant longtemps au détriment de l’Indochine. Définie comme un territoire de rencontre des deux grandes civilisations, elle est perçue comme sans capacité de création propre, donc sans intérêt pour la science :
La double fascination tant matérielle qu’intellectuelle exercée dès ses débuts sur l’impérialisme occidental par l’Inde et la Chine, prenant le relais des impérialismes indien et chinois, va exagérément peser sur la recherche en Asie du Sud-Est. Celle-ci ne sera que l’« Inde extérieure », « Greater India », ou encore « Indo-Chine » (Malte-Brun), laquelle à la fin du xixe siècle se réduira à sa partie orientale conquise par les Français. Cette tendance à n’y voir qu’une zone intermédiaire de contact, sera accentuée par la valorisation des seules sciences « nobles » (archéologie, philologie), les « roturières » (dont l’ethnologie) étant abandonnées aux amateurs (missionnaires, officiers, administrateurs). Toute donnée sud-est asienne sera jaugée à l’aune de la Chine ou de l’Inde, ou plutôt des normes tirées de la lecture de leurs classiques (Condominas 1991, 92).
Pour cette raison, il tient à souligner, dans l’ouvrage Ethnologie régionale de la Pléiade, le rôle de la période préhistorique, essentielle pour comprendre le présent de l’Indochine :
Nous nous sommes attardés dans ce court exposé sur la préhistoire, car il nous a semblé important de détruire une idée fortement ancrée durant la période coloniale, qui voulait ne voir dans l’Asie du Sud-Est qu’un territoire de rencontre des civilisations chinoise et indienne et lui déniait toute puissance créatrice véritablement originale. Certains n’ont-ils pas été jusqu’à invoquer pour expliquer Dông-son, non seulement la Chine, mais Halstatt ou l’Europe méditerranéenne ! Les raisons de cette attitude seraient trop longues à discuter ici : situation coloniale, valeur exclusive donnée à l’écrit et prédominance reconnue aux civilisations à écriture, mais surtout faiblesse des fouilles préhistoriques, l’archéologie classique retenant l’attention et les fonds (Condominas 1978, 289).
Pour sa part, Paul Mus met également l’accent sur le poids de la civilisation chinoise et indienne dans la tradition savante et ses conséquences sur l’interprétation des faits indochinois. Il montre l’effet néfaste d’une pratique courante dans le milieu scientifique qu’il définit comme celle de « manœuvrer du fort au faible » :
Vous partez du point où vous êtes fort, et vous attaquez en face de vous ce qui est faible. J’ai l’impression que c’est une méthode scientifique courante, et la plus épouvantable qui soit, car vous partez d’un point où vous êtes fort, vous abordez un problème que vous ne connaissez pas beaucoup. Quand il s’agit d’un problème comme le problème indochinois, qui est encore dans l’enfance, dans les limbes, quand vous partez de la civilisation indienne ou de la civilisation chinoise où vous êtes fort et que vous manœuvrez du fort au faible, vous avez de fortes chances de voir partout ce que vous savez et de ne pas prospecter beaucoup sur le terrain (Mus 1988, 133-134).
La surestimation des similitudes entre les Viets et les Chinois vient également de la nature des objets d’étude choisis. Pour des raisons liées à la colonisation et au besoin de l’administration, mais aussi à la disponibilité des sources, c’est la période des Nguyễn, donc le xixe siècle, qui est privilégiée. Le Code de Gia Long est, par exemple, traduit dès le début de la colonisation par G. Aubaret en 1865, puis une seconde fois par P.-L.-F. Philastre en 1876. Or, la nouvelle dynastie Nguyễn souffre d’un manque de légitimité, ce qui amène l’empereur Gia Long à assurer « un respect ostentatoire de la morale publique confucéenne » (Langlet 1996, 352). Le choix de mettre l’histoire de la Chine en avant dans les concours n’est pas idéologique, mais parce que celle-ci « était plutôt un terrain neutre sur lequel l’empereur et les lettrés pouvaient se trouver pour exalter le respect mutuel entre sujets loyaux et souverain à l’écoute des sages, ou pour critiquer sans faire perdre la face » (ibid., 353). « L’imitation » de la Chine par le Vietnam au temps des Nguyễn observée par les orientalistes était donc essentiellement commandée par la situation interne vietnamienne et les enjeux propres à l’époque.
52Le manque de travaux empiriques dont il est question plus haut, ne fait qu’aggraver la situation. Pierre Gourou déplore l’ignorance des coutumes des villages tonkinois dans son ouvrage Les Paysans du delta tonkinois et Émile Gaspardonne critique sévèrement la négligence de l’EFEO par rapport aux études « annamites ». Cependant le champ savant possède en effet son « inertie » propre : il est difficile de reprendre les études effectuées et d’en réfuter les résultats, si ce n’est grâce à un travail de terrain approfondi et dans la durée, ce qui demande du temps et des moyens. Il en résulte un cercle vicieux : la hiérarchie des disciplines, des langues et des civilisations oriente les stratégies de carrière et de recherche, ce qui aboutit à un désintéressement pour les travaux sur le terrain et empêche à son tour une réévaluation de la civilisation des Viets. Solidement implantées dans le milieu universitaire et érudit occidental, les études chinoises s’imposent au détriment des études vietnamiennes qui n’intéressent pas les orientalistes.
53Nguyễn Văn Huyên est tout à fait conscient de cette situation. En soulignant le manque de connaissances dans tel ou tel domaine, il insiste à maintes reprises sur la nécessité de mener des enquêtes de terrain et d’utiliser des sources diversifiées. Dans La civilisation annamite, il préconise tout un programme de recherche mobilisant les sources écrites, orales et épigraphiques pour l’étude des traditions locales, des annales de famille, de la toponymie afin d’« éclaircir peut-être un jour l’histoire de ces communes annamites ». Il attire notamment l’attention sur un grand nombre de stèles inscrites dont les plus anciennes ne datent pas d’avant le xiiie siècle mais dont « le dépouillement sera sans nul doute d’une grande utilité pour l’histoire de la paysannerie annamite ». De même, les monuments existants qui ne sont jamais très anciens, car souvent remaniés au xviiie siècle, et surtout au xixe siècle, peuvent néanmoins « révéler des faits précis » (La civilisation annamite, 1944, 75). Dans l’article « Histoire de la fondation d’une commune annamite au Tonkin » publié dans le BIIEH en 1940, en étudiant un manuscrit en caractères chinois portant sur la genèse du village de Công Thuy (Ninh Bình), il insiste encore sur la nécessité de mener des enquêtes de terrain et d’exploiter les traditions orales locales.
54Nguyễn Văn Huyên va jusqu’à formuler des critiques sur l’organisation et le contenu d’enquêtes réalisées par diverses institutions. Dans le rapport sur l’alimentation, tout en saluant l’entreprise initiée par la Commission d’enquête d’outre-mer, il désapprouve les méthodes employées :
En Indochine ce travail a été effectué dans le courant du 1er semestre de 1938. Il n’a été donné qu’un temps trop court aux enquêteurs de toutes catégories. Ce qui était extrêmement fâcheux pour les résultats à obtenir quand on songe qu’un questionnaire ne comportant pas moins de cent points d’interrogation leur a été envoyé. Pour beaucoup de ces agents l’enquête est toute neuve et le but à atteindre est trop précis […].
Par ailleurs, si certains résultats souhaités n’ont pas été atteints, c’était pour une grosse part la faute de la Commission d’enquête. On avait rédigé un questionnaire pour toutes les colonies sans distinction de climat, d’altitude, de mœurs, de population. Sous une avalanche de questions les pouvoirs locaux se sont contentés d’amplifier le désir de la Commission métropolitaine sans se soucier de donner quelques indications plus ou moins précises. J’imagine en lisant cette masse de réponse que les chefs locaux ont envoyé les questionnaires à leurs subordonnés avec prière d’y répondre d’urgence.
Dans ce pays où l’altitude reflète si crûment tout le milieu économique et social, aucune différenciation n’a été faite. De sorte que les réponses suggérées par les questionnaires posés au hasard ont été données et que par contre des blancs ont été laissés faute de questions suggestives (Une enquête sur l’alimentation, 1).
L’inconvénient de réaliser une enquête par l’intermédiaire de l’appareil administratif, le manque de temps, le manque de formation des agents, l’absence de la prise en compte des spécificités territoriales (questionnaire unique pour toutes les colonies) et la mauvaise rédaction des questions sont les défauts d’une enquête officielle qui sont accompagnés d’une erreur beaucoup plus grave. Concernant l’enquête sur l’habitation, les autorités estiment en effet que l’étude de Pierre Gourou sur le delta du fleuve Rouge dispense de toute nouvelle recherche, ce que Nguyễn Văn Huyên critique sans détours :
les résultats de l’enquête sont très inégaux. Tout d’abord la Commission elle-même a cru devoir signifier dans sa note introductive que pour « ce qui concerne particulièrement l’Indochine, cette enquête ne portera ni sur le Delta tonkinois, ni sur les plaines du Nord et du Centre-Annam, le travail ayant déjà été fait par M. Gourou, Membre de la 3e Sous-Commission ». Ce qui malheureusement fait que les provinces proprement annamites du Tonkin n’ont rien donné. Heureusement certaines autorités de l’Annam du Centre n’ont pas tenu compte de la note de la Commission. Ne voulant pas être absents de la grande enquête impériale, les brillants services techniques de l’Annam nous ont envoyé de superbes plans et coupes qui peuvent contribuer à éclaircir bien des points obscurs du beau travail de M. Gourou. Les instituteurs de l’Annam du Centre ont également participé à l’enquête avec beaucoup de conscience et, puis-je ajouter, avec beaucoup d’amour.
Par contre, certaines autorités n’ont pas pris assez au sérieux l’enquête (Une enquête sur l’habitation, 2).
Nguyễn Văn Huyên plaide pour les enquêtes de terrain plus approfondies et mieux préparées :
Dans mon esprit, ces documents devraient servir de base à une plus minutieuse enquête. Il faudrait vérifier les données, étendre l’enquête au fur et à mesure des occasions offertes par le travail sur le terrain, faire des recoupements grâce à des correspondants bénévoles ou grâce aux documents déjà publiés d’auteurs consciencieux (idem).
55Face au paradigme chinois des orientalistes, Nguyễn Văn Huyên propose une autre interprétation des faits fondée sur ses propres recherches de terrain et en les plaçant dans un contexte plus vaste, celle de l’Asie du Sud-Est. La perspective dans laquelle Nguyễn Văn Huyên inscrit le monde social des Viets relève d’une certaine tradition orientaliste, en marge certes, mais cautionnée par des noms aussi illustres que Sylvain Lévi, Jean Przyluski et Marcel Mauss.
56Se démarquant des traditions d’érudition chinoise et indienne classiques, ces savants s’intéressent au monde asiatique et pacifique en remontant loin dans l’histoire de la région. Au début du xxe siècle, une hypothèse s’élabore ainsi sur l’existence d’une très ancienne civilisation qui s’étendait sur un territoire comprenant une grande partie de l’Asie et des îles du Pacifique. Dans l’ouvrage Les civilisations. Éléments et formes daté de 1929, Marcel Mauss émet l’hypothèse de « l’existence fort ancienne d’une civilisation de toutes les rives et de toutes les îles du Pacifique » (Mauss 1969, 467). Il s’agit d’une civilisation « très étendue, assez effacée » mais dont on peut établir l’aire d’extension de ses éléments caractéristiques tels que le bétel et le kava, l’arc et le sabre, la cuirasse et la palissade, ainsi que l’habitation sur pilotis.
57Des linguistes constatent également des affinités entre les langues de l’Asie et du Pacifique. Le Père Wilhelm Schmidt (1868-1954), chef de file de l’école historico-culturelle de Vienne, consacre notamment une étude, publiée dans le BEFEO de 1907 et 1908, aux peuples mon-khmer considérés comme le « trait d’union » entre les peuples de l’Asie centrale et les peuples austronésiens13.
58Chez des indianistes, Sylvain Lévi et Jean Przyluski font figure de proue de ce renouvellement des études indiennes en s’intéressant à l’Inde pré-aryenne peuplé par les Mundas et les Dravidiens. Par exemple, dans une étude publiée en 1924, Jean Przyluski, en étudiant des légendes indiennes, s’aperçoit qu’en réalité la coutume svayamvara (souvent citée dans la littérature indienne) qui permet à une femme de choisir librement son époux en lui jetant par exemple une guirlande, n’existe plus lors de la rédaction de ces récits. La disparition de cette institution prouve le caractère archaïque du véritable svayamvara. Le choix d’un époux par la femme libre de toute contrainte est par ailleurs inconcevable dans une société patriarcale comme la société indienne aryenne telle qu’on la connaît. Jean Przyluski pense alors qu’il faut voir dans la svayamvara une institution formée dans une autre société dont les traces s’observent encore chez des populations indochinoises au Cambodge ou au Tonkin. Cet autre Inde a été l’objet de nombreuses études dont rend compte l’importante « Bibliographie analytique des travaux relatifs aux éléments anaryens dans la civilisation et les langues de l’Inde » réalisée par Constantin Régamey et parue dans le BEFEO en 1934. Pour ces savants, l’Inde pré-aryenne et l’Asie du Sud-Est formaient un ensemble culturel.
59De leur côté, les sinologues s’interrogent également sur la réalité de la société chinoise confucéenne. Dans l’ouvrage Fêtes et chansons anciennes de la Chine publié en 1919, Marcel Granet propose une interprétation originale du Che King considéré non pas comme un classique confucéen, mais comme un recueil de poèmes et chants populaires. En confrontant ces poèmes avec des données ethnographiques recueillies chez des populations du sud de la Chine et des peuples indochinois, il réussit à faire apparaître, sous les couches millénaires d’interprétations des lettrés, une autre Chine des fêtes saisonnières et des fêtes d’accordailles.
60S’esquisse ainsi, un mouvement de renouvellement des études classiques dont Paul Mus dresse l’état des lieux suivant :
l’avancement des études indiennes et chinoises permet d’apercevoir dès maintenant les premières bases d’une enquête critique. En liaison avec l’ethnographie, elle pourra partir du témoignage partial et relativement tardif des textes, pour remonter vers des états ethniques, en tout cas vers des états sociaux et religieux nettement antérieurs aux compilations littéraires. On verra ainsi se redresser peu à peu bien des antécédents, ployés et recouverts par les apports brahmaniques ou confucéens. M. Sylvain Lévi et M. Przyluski nous ont déjà ouvert la connaissance du pré-âryen dans l’Inde, et M. Granet atteint une autre Chine sous celle que l’on s’était accoutumé à projeter dans le passé, à la façon des lettrés (Mus 1933, 372).
L’Inde et la Chine anciennes éclairées sous une lumière nouvelle permettent alors de repenser autrement l’« Indo-Chine » :
L’ensemble de ces travaux et de ceux que l’on peut amorcer à leur suite paraît dénoter, à date ancienne, l’existence d’une certaine unité de culture dans un domaine fort étendu où se rangeraient l’Inde, l’Indochine, l’Indonésie, une frange océanienne et sans doute la Chine méridionale. Unité toute relative d’ailleurs et derrière laquelle on ne serait nullement autorisé à se représenter une uniformité ethnique (idem).
Paul Mus plaide pour une ancienne civilisation, commune à des populations de l’Asie et qu’il nomme « Asie des Moussons » suite aux géographes :
Je vous proposerai donc de vous représenter le monde asiatique dans ses parties qui nous intéressent, avant l’apparition des civilisations savantes, non point comme une masse primitive et barbare, ainsi qu’on l’a trop dit à la suite des « lettrés » chinois ou indiens, mais comme jouissant d’une culture temporairement parvenue à un état stable (ibid., 382).
Malgré son étendue, cette civilisation tirait son unité des échanges par voie maritime grâce aux vents saisonniers. Paul Mus va jusqu’à proposer l’hypothèse d’une « religion de l’Asie des Moussons » commune aux populations indochinoises comme celles de l’Inde et de la Chine anciennes :
L’ethnographie a trop longtemps procédé par les groupements uniquement continentaux. Ce qui fait un groupe, ce sont les conditions et les facilités d’échange, quelles qu’en soient les réalisations géographiques. Il est des terres qui séparent, et qui n’unissent que sur nos cartes deux habitats situés à leurs extrémités. Par contre, pour prendre un exemple illustre, certaines mers unissent, et ce ne sont pas de vains mots que ceux de civilisation méditerranéenne. Cent, deux cents, mille kilomètres de mers, surtout de celles où règnent des vents dominants, sont une distance bien moindre que cent, deux cents ou mille kilomètres de terre, coupés de montagnes, de forêts et de tribus hostiles, comme c’était le cas dans la péninsule indochinoise ou le Dekkan anciens. Partout où des conditions de navigabilité établissent l’unité des échanges, il n’est point paradoxal d’attendre une unité de culture, et évoquer une religion de l’aire des Moussons sera plus raisonnable que de parler de religion indienne, ou chinoise, antérieurement aux civilisations qui devaient donner un sens à ces mots. Si l’étude des rituels saisonniers, à laquelle resteront attachés les noms de M. Przyluski et de M. Granet tient ce qu’elle promet, c’est même proprement d’une religion des Moussons qu’il nous faudra parler un jour (ibid., p. 372-373).
La comparaison entre « l’Asie des Moussons » et la Méditerranée éclaire et crédite ainsi l’existence de très anciennes relations entre les populations qui entreront, à l’époque historique, dans les sphères d’influence de l’Inde et de la Chine. La découverte du site de Đông Sơn en Annam en 1924 et de la brillante civilisation de bronze dongsonnienne va également dans ce sens.
61C’est dans cet esprit que Nguyễn Văn Huyên entreprend l’étude de l’aire d’expansion de l’habitation sur pilotis dans l’Asie du Sud-Est qu’il désigne comme une « Méditerranée indochinoise ». L’hypothèse d’une ancienne civilisation pré-chinoise est exprimée le plus clairement dans cette étude, l’habitation sur pilotis étant considérée comme l’élément matériel le plus fortement enraciné dans l’Asie du Sud-Est. Ce travail de thèse aboutit à une monographie descriptive d’habitats sur pilotis dans la région du Sud-Est asiatique continentale et insulaire, ainsi qu’à un essai de synthèse qui tente de définir les types de cet habitat et d’expliquer ses « raisons d’être ». Il s’appuie sur les sources écrites diverses, les maquettes d’habitations et les photos conservées dans des musées, hollandais notamment, ainsi que les questionnaires auprès d’administrateurs, de colons et d’indigènes.
62La thèse de Nguyễn Văn Huyên a été accueillie favorablement par la communauté scientifique en France, en Europe et en Indochine. Le géographe Jules Sion met en avant le mérite de l’auteur de soulever une série de problèmes, ainsi que de donner un cadre d’ensemble pour les analyses ultérieures de l’aire de civilisation de l’Asie-Pacifique (1934, 499-501). Charles Robequain apprécie particulièrement la monographie qui est « une série de fiches qui rendra de grands services aux géographes comme aux sociologues » et qui « formera une base solide pour toute étude du même ordre » (1935, 640)14.
63Cette thèse a le mérite d’être un travail pionnier pour les études sur le Sud-Est asiatique. Georges Condominas la considère comme « très informée et toujours utile », surtout sur le plan comparatif (1972, 412). Le numéro V de la revue ASEMI publié en 1974 en fait un compte rendu, car c’est « le seul travail d’ensemble existant à nos jours sur l’habitation en Asie du Sud-Est ». Il dépasse en fait le cadre d’une étude sur l’habitat :
Loin d’être une simple « Introduction à l’étude de l’habitation… », il en devient une introduction aux études sur l’Asie du Sud-Est. « Puisse cet essai apporter une contribution à l’histoire des civilisations » est la dernière phrase de l’introduction de l’auteur.
Georges Condominas saisit parfaitement ce qui sous-tend le projet de recherche de Nguyễn Văn Huyên et souligne l’apport de sa thèse par rapport au savoir dominant de l’époque :
Il s’efforce de réhabiliter (mais n’oublions pas que nous sommes aux environs de 1931, au moment où la puissance coloniale se manifeste par la grande Exposition de Paris) la communauté de civilisation de cette partie du monde, communauté historique et culturelle dont l’habitation sur pilotis est l’un des traits les plus évidents. Et c’est finalement sur ce point que le travail de M. Nguyễn Văn Huyên est le plus original […].
De ce territoire où les chercheurs voulaient retrouver la civilisation chinoise ou celle de l’Inde, l’auteur veut nous donner une image originale. Il ignore délibérément les maisons sur le sol, marques de sinisation au Vietnam ou d’indianisation en Indonésie, ou ne s’y intéresse que pour y retrouver les traces de l’habitation sur pilotis. Cet essai est un cri contre les impérialismes politiques ou scientifiques, toujours d’actualité (ASEMI 1974, 18-19).
Dans cette perspective, Les chants alternés des garçons et des filles en Annam apparaissent comme des traces d’anciennes fêtes d’accordailles dont il reste des traces dans toute l’Asie du Sud-Est. Mises dans un contexte culturel plus large, on peut mieux comprendre des jeux étranges mais très populaires dans certaines fêtes villageoises chez les Viets qui mettent en contact physique les hommes et les femmes.
64Cependant, Nguyễn Văn Huyên ne tend pas à figer une forme de civilisation et n’est pas préoccupé par la question des origines. Au contraire, il accorde une grande attention à des formes de transition, entre les maisons sur pilotis et celles à même le sol, entre la culture populaire et la culture suivante. Témoin et acteur de son temps, il est particulièrement sensible aux manifestations du changement.
Une société en mouvement
65La représentation orientaliste selon laquelle la civilisation vietnamienne est une copie de la civilisation chinoise est fondée sur l’idée implicite d’une incapacité de création et d’invention. Les Viets sont supposés se transmettre de génération en génération les institutions, les coutumes et les croyances sans y porter de modifications. « Dans une comparaison implicite avec la civilisation occidentale, la civilisation vietnamienne apparaît […] bloquée dans son évolution » (Dartigues 2001, 111). Les textes des auteurs français de la période 1860-1940 qualifient généralement cette civilisation de « éternelle », « immuable », « antique », « archaïque ». Elle est ainsi comparée aux civilisations de l’Antiquité grecque et romaine :
Un administrateur, M. Silvestre, a raconté combien il eut du plaisir en lisant la célèbre Cité antique de Fustel de Coulanges à retrouver un certain nombre de caractéristiques de la vie sociale annamite […]. Les premiers chapitres de la Cité antique s’appliquent au peuple annamite, et si le savant historien avait pu connaître ce peuple jaune aussi bien qu’il nous est connu aujourd’hui, il aurait vu vivantes encore les coutumes que son génie synthétique dut reconstituer […]. Les baguettes d’encens qui brûlent devant l’autel des ancêtres rappellent le « feu sacré » et les « pénates » ; et la religion domestique des Annamites rappelle la religion domestique des Grecs et des Romains (Pasquier 1907, 20).
De cette perception de la réalité découlent deux jugements contradictoires chez les orientalistes. Les uns soulignent l’ancienneté de la civilisation et le respect des traditions qui confère sa noblesse au peuple « annamite ». Les autres y voient, au contraire, le caractère routinier et l’incapacité d’invention, voire l’hostilité à toute nouveauté. Dans La Commune annamite au Tonkin publié en 1894, Pascal Ory affirme que la commune annamite est demeurée « sans notable changement » depuis l’époque des Han et remarque que c’est là un caractère de la « race jaune », « routinière » et dont les mœurs et les habitudes se perpétuent, « immuables ».
66Pour Nguyễn Văn Huyên, il n’y a pas de doute que la société des Viets est sujette à des changements au contact avec l’Occident. Son histoire personnelle en porte les marques profondes. Son grand-père, médecin traditionnel, désirait voir un descendant accéder aux honneurs des concours et réservait des terres destinées à financer les études des meilleurs de la lignée. Mais sa génération, formée entièrement par l’école franco-indigène et française, ne connaît plus les caractères chinois et est coupée, pour la majorité, de la culture des lettrés.
67Contrairement aux représentations orientalistes dominantes, Nguyễn Văn Huyên met l’accent sur l’évolution de la société vietnamienne dans l’histoire et à l’époque contemporaine comme témoignent clairement ces titres : L’Evolution du peuple annamite, conférence à l’Université de Hanoi en 1936-1937 ; Le Costume annamite : son évolution et son sens social, conférence du 18 mars 1940 au musée Louis Finot ; L’Evolution d’un quartier de Hanoi : essai d’analyse sociologique, conférence annoncée pour le 3 février 1941 au musée Louis Finot. Le terme « évolution » utilisée doit être compris dans l’esprit de la pluralité des cultures que défend son maître Lucien Lévy-Bruhl dont il retient la leçon : les mœurs varient avec les pays et les époques et se modifient au contact de l’expérience. L’« évolution » ne signifie donc pas le « progrès » qui est généralement supposé linéaire et sur un modèle unique, celui de l’Occident.
68Son regard observe les changements dans la société sous toutes ses formes. En analysant le contenu des chants alternés, il se rend compte qu’en l’espace de quelques décennies beaucoup de choses ont changé : « beaucoup de vers contiennent des allusions littéraires, des images poétiques et parfois des métaphores qui restent inexplicables sans une étude approfondie des époques antérieures » (Les chants alternés… 1934, 172). Concernant l’habitation des Viets, il constate que les formes mixtes sont nombreuses ; la maison moderne de la campagne cochinchinoise intègre même les éléments de l’architecture occidentale : « les parois extérieures […] en moellon de granit, la fondation en béton armé, des parquets en carreaux de ciment décorés de dessins géométriques, des colonnes en bois précieux et durs » (La civilisation annamite 1944, 153). L’histoire du costume montre que le changement est radical dans ce domaine : les couleurs ont complètement perdu leur signification, car le jaune réservé autrefois exclusivement à l’empereur ou le blanc signifiant le deuil sont portés dans le quotidien. Le corps lui-même change : les dents blanches ont remplacé les dents noires et les cheveux coupés ont remplacé le chignon, symbole de la piété filiale chez les lettrés confucéens.
69Le changement est perceptible même dans un milieu réputé le plus traditionnel, celui des lettrés. Dans l’article Lược khảo về khoa thi hội Quý Sửu (Essai sommaire sur le concours de la capitale de 1913) publié en 1942 dans la revue Thanh Nghị, Nguyễn Văn Huyên propose d’étudier les idées en cours dans le milieu des lettrés à partir de l’analyse des copies des candidats reçus au concours de 1913 conservées à l’EFEO et réunies dans quatre volumes sous le titre de Hội thi văn tuyển (Sélection des textes au concours de la capitale). Ce concours est le deuxième depuis l’introduction de la réforme de 1910 qui intègre, à côté des épreuves en caractères chinois, la composition en écriture vietnamienne romanisée quốc ngữ, ainsi qu’une épreuve facultative de français. En 1913, sont reçus au concours de la capitale dix candidats dont sept sont originaires de la région de Nghệ An-Hà Tĩnh et un seul originaire du Tonkin. Au concours du palais du 28 juin 1913, le premier docteur Đinh Văn Chấp s’est distingué par sa jeunesse (vingt et un ans) et par sa connaissance du français, c’est le seul candidat qui réussi l’épreuve de français avec une note de 18 sur 20. Issu d’une famille de lettrés connus, son exemple montre qu’en 1913, la jeunesse lettrée vietnamienne s’est bien engagée sur le chemin de l’Occident.
70Il s’agit sans doute de la première étude sociologique des lettrés vietnamiens qui s’appuie sur un corpus de textes originaux et sur les biographies. Il est annoncé par Nguyễn Văn Huyên comme faisant partie d’un projet de recherche sur l’histoire des idées au Vietnam :
Je n’ai pas la prétention de critiquer quoi que ce soit, mais désire simplement apporter ma modeste contribution à la collecte des documents pour l’écriture d’une histoire des idées au Vietnam. Puis petit à petit, quand l’occasion se présente, on pourrait faire une comparaison avec les copies reçues des concours antérieurs déjà publiées ou encore conservées dans les bibliothèques royales à Hué. J’espère qu’un jour, nous pourrons reconstruire la base de nos pensées15 ! (Thanh Nghi, n° 12, p. 29)
À la différence des orientalistes qui voient la société vietnamienne dans une pose figée, Nguyễn Văn Huyên s’attache à observer, à décrire et à décrypter les faits observés. Il attire l’attention sur la complexité des faits observés et la coexistence d’éléments de nature et d’origine différentes, comme dans les fêtes du calendrier déjà mentionnées. Les chants d’Ai Lao chantés en honneur du génie tutélaire à Phù Đổng sont un autre exemple : à cette fête qui célèbre les valeurs confucéennes, un seul des douze chants offerts au génie traite de la vie et de l’œuvre du génie, d’ailleurs « de façon rapide », les autres sont, au contraire « des prétextes pour développer les thèmes d’amour ». Cette contradiction apparente entre le contenu des chants et le caractère solennel du culte du génie tutélaire n’est compréhensible que si l’on conçoit l’idée de la coexistence de deux systèmes de valeur :
Avons-nous là une forme transitoire entre la fête paysanne où jeunes gens et jeunes filles échangent des propos d’amour, engagent des promesses d’avenir, préludent au mariage d’automne ou de printemps, et la fête de forme confucéenne offerte au génie tutélaire en un jour de l’année pour obtenir paix et prospérité ? D’ailleurs, l’une n’exclut pas l’autre : l’union des êtres et des cœurs qui doivent amener la concorde dans le village, l’harmonie dans le foyer, et qui doit perpétuer la famille, n’est-elle pas ici plus qu’ailleurs conçue comme la forme la plus pure, la plus tangible de la paix et de la prospérité ? (BEFEO, 1939, 165)
Attentif aux échanges des cultures populaire et lettrée, Nguyễn Văn Huyên met en évidence le rôle des lettrés dans le village. À la différence du cas chinois, la plupart des lettrés vietnamiens vivaient à la campagne et contribuaient à la diffusion de la morale officielle, mais étaient imprégnés des mœurs et coutumes des paysans qu’ils côtoyaient au quotidien. Dans Les Chants alternés, il analyse les situations de collaboration entre lettrés et paysans dans les joutes poétiques. C’est sans doute ces échanges entre la culture populaire et la culture savante qui permettent à la culture vietnamienne de se renouveler.
71Quant au contact avec l’Occident, tout en soulignant ses aspects positifs, Nguyễn Văn Huyên témoigne avec amertume de certains changements dans la société vietnamienne. L’environnement est concerné en premier avec la destruction des anciens sites et la construction des infrastructures. À Hanoi, le hameau de Bích Câu réputé autrefois pour son majestueux temple dédié à l’Immortel Tú Uyên et par son grand lac a été complètement transformé. Le passage suivant, tiré du texte dactylographié de la conférence De quelques grands centres du culte des Immortels à Hanoi qui devait avoir lieu le 9 mars 1942 au musée Louis Finot, mérite d’être cité :
Les événements de la seconde moitié du siècle dernier ont complètement détruit [ce temple]. Ce n’est que sous le règne de Thanh-Thai vers les années 1896 et 1897 que la population du village l’a reconstruit grâce aux généreux dons des fidèles.
Ce temple est situé dans le hameau de An-trach […]. Ce hameau avait un lac qui s’étendait encore en la 18e année de Minh-Mang (1838) sur 22 mâu 7 sào, soit plus de 80000 m2. Ce lac donc l’usufruit avait été toujours octroyé depuis Lê Thanh-tôn au village pour les services du culte de Tu-Uyên, était très fréquenté des étudiants qui venaient écouter les leçons du Van-Miêu. Il affectait la forme d’une aile de phénix, de là on lui donnait le nom de « Phuong-hô » (lac du Phénix) […].
Je ne puis parler de tout cela sans un profond regret. Car ce site a complètement disparu, hélas depuis seulement moins de dix ans ! C’est là le pays de notre enfance. Mes frères, nos jeunes compagnons et moi, nous y ramions sur nos frêles sampans parmi les nénuphars bleus et les lotus blancs ou roses. Dans nos bains du matin nous guettions le soleil qui devait surgir derrière notre Tortue d’or. Nous parcourions les antiques vergers aux noms pleins de poésie qui s’égrenaient le long du lac.
Puis un jour de 1926 je suis parti pour un grand voyage. Et dix ans après quand j’y suis revenu […], le Lac du Phénix est devenu le déversoir des égouts des quartiers Sud de Hanoi. Et en 1937 la Municipalité dans la fureur de son grand urbanisme dépourvu de toutes traditions nationales a décidé à remblayer le lac pour y transférer le cimetière de la Route mandarine […]. Malgré les protestations de votre conférencier, on a passé outre à l’histoire, aux croyances religieuses et à la poésie. Et j’ai dû voir l’année même avec les larmes aux yeux, les premières charrettes de terre décharger leur contenu dans le lac. Un an plus tard, profitant de l’arrivée d’un nouveau maire, je suis revenu à la charge. Le cimetière fut transféré ailleurs. Mais le lac déjà n’existe plus !
De toutes ces étendues d’eau verte, et plus ou moins limpide suivant les endroits, il reste aujourd’hui ces deux flaques rondes (voir plan) qu’on désigne comme les deux yeux de la Tortue d’Or (pages 10-11).
Le changement n’est pas seulement dans le paysage urbain. La dégradation des liens sociaux atteint gravement les campagnes vietnamiennes et peut être en partie expliquée par les défaillances du système d’éducation :
Quand on a la curiosité de pénétrer dans le milieu rural, on est frappé aujourd’hui par l’air insolent et sauvage de nos enfants de la campagne. Autrefois, il y avait des maîtres d’école, thay-dô, un peu partout. Autour du lit de camp du vieux lettré, les enfants, même s’ils n’apprenaient pas beaucoup de caractères, voyaient le long rotin suspendu à la paroi de la maison et entendaient maintes fois le précepte confucéen Tiên hoc lê hâu hoc van (On apprend d’abord la politesse [les règles de la vie] ensuite on fait de la littérature). Aujourd’hui, le plus souvent, personne ne s’occupe des enfants […]. Dans dix ans il sera bien difficile de conduire ce peuple qui aura perdu sa morale. Cela est grave quand on constate qu’un courant d’individualisme déjà exerce ses effets dans certains milieux (« Le problème… » 1939, 28-29).
La Commission de censure du Tonkin a bien senti cette idée dans le manuscrit de La civilisation annamite et veut imposer une autre vision :
Modifier, en fin de l’une et au début de l’autre, ce qui affirmait trop catégoriquement – et, de ce fait, inexactement – l’expulsion de la culture traditionnelle par l’enseignement et l’influence modernes. On s’applique à conserver, au contraire, ce que l’ancienne culture a de bon, ce qui est tout le contraire d’une exclusion systématique que ce passage, ainsi présenté, laisserait supposer. Ce passage devrait, à notre sens, être remanié pour introduire la constatation de cette tendance heureuse de fusion des deux méthodes.
En divers passages, nous avons supprimé le mot déjà dont la répétition impliquait une sorte d’étonnement de la part de l’auteur que l’influence française et plus généralement occidentale ait pu produire des résultats évidents. Nous avouons ne pas comprendre cette réticence implicite (Rapport de la commission de censure du Tonkin (non daté), archives de Nguyễn Văn Huyên, dossier n° 8).
La Commission préfère sans doute la représentation d’une société harmonieuse et sans problème. Mais les recherches sur le terrain amènent Nguyễn Văn Huyên, notamment à travers le cas du village et celui de la paysannerie, à constater les fortes tensions en œuvre.
Les problèmes de la paysannerie et les conflits sociaux
72C’est sans doute à travers l’exemple des études sur le village que se manifeste le plus clairement la position de Nguyễn Văn Huyên vis-à-vis de la thèse dominante sur l’inertie de la culture vietnamienne. Pour des raisons diverses, liées notamment au besoin de l’administration, la thématique du village et de la communauté villageoise des Viêts domine dans les écrits des auteurs français de la période 1860-1940 (Dartigues 2001). La société des Viets y est représentée comme une société de villages qui sont à la fois le garant de leur identité et de leur cohésion, ainsi que l’outil d’expansion dans leur marche vers le sud (Nam Tiến). Le village est en effet perçu par les orientalistes comme une communauté fortement structurée, assimilée à une grande famille. La thèse orientaliste de l’« autonomie » du village est ainsi basée sur l’idée d’une société régie par les relations harmonieuses entre les « membres » de la « communauté ». Pour la plupart des auteurs, la force et la cohérence interne de la communauté villageoise se manifeste dans sa capacité à s’opposer à l’intervention de l’État. On cite couramment le célèbre adage « La loi du roi cède à la coutume du village » (Phép vua thua lệ làng) comme une preuve irréfutable de cette fameuse « autonomie villageoise ».
73Les lettrés et les intellectuels vietnamiens s’intéressent également au village, mais dans une autre perspective. Dans la presse et les textes littéraires, le village est généralement décrit comme le lieu des traditions surannées de places de préséance, du « manger et boire », des superstitions et coutumes archaïques, voire barbares du culte du génie tutélaire. Les reportages de Ngô Tất Tố déjà mentionnés Việc làng (Affaires villageoises) et Tập án cái đình (Procès du đình), ainsi que les dessins humoristiques de la revue Phong Hóa mettant en scène des paysans et des notables ignorants sont représentatifs de ce courant d’idées.
74Pour Nguyễn Văn Huyên, la réalité villageoise s’avère plus complexe que ces représentations. Ses recherches montrent que le village vietnamien se construit dans l’histoire et est traversé par des tensions internes. Face notamment à l’opposition perçue comme fondamentale entre le village et l’État, Nguyễn Văn Huyên élabore un système de relations entre le niveau villageois et les différents niveaux du pouvoir central. Le village viet apparaît alors non pas comme un espace clos, monolithique et fermé sur lui-même derrière la fameuse « haie de bambous », mais au contraire, entretient des relations spécifiques avec l’État, d’une part, et avec des villages voisins et alliés, d’autre part. L’existence d’une forte conscience et d’une grande solidarité entre les habitants d’un village, notamment par rapport à l’extérieur, n’est pas une chose naturelle, mais construite :
Quoi qu’il en soit la communauté villageoise existe réellement. En face de l’Administration et de tout étranger au village malgré les querelles intestines et les intrigues des parties, la solidarité communale n’est pas un vain mot. À l’intérieur, les habitants ont su avec ces organisations multipliées par préférences personnelles et les liens d’intérêts, se rapprocher de l’idéal d’entraide et de solidarité. À l’extérieur, ils sauront faire bloc pour s’opposer à l’autorité mandarinale ou à celle de telle ou telle personnalité qui désire accaparer quelques profits aux dépens de leur communauté (La civilisation annamite 1944, 94).
Là où les orientalistes voient une volonté d’indépendance de la part des villageois, Nguyễn Văn Huyên, dans certains cas, constate une attitude d’autodéfense contre un pouvoir central abusif :
Des observateurs étrangers ont trouvé que l’Annamite est voleur et menteur. Il ne faut pas, là non plus, généraliser. Pendant longtemps, ce peuple a été mal gouverné. Il était écarté de la chose administrative. Un véritable obscurantisme imprégnait la vie de l’État.
Il y eut certes des époques brillantes, des souverains éclairés, des mandarins courageux et sensibles aux maux et aux besoins du peuple. Mais le plus souvent l’individu, traqué à chaque instant, était obligé d’entourer sa vie d’un voile de mystère. La commune, elle aussi, dans sa lutte contre l’État, a réussi à travers les siècles à farder son attitude sinon indépendante du moins récalcitrante vis-à-vis de tout ce qui émanait du pouvoir central (ibid., 32).
Ces systèmes de relations, ou « espaces sociaux » pour reprendre le terme de Georges Condominas, sont alors à considérer en termes de complémentarité et de rapports de force variables dans l’histoire. Entre ces espaces sont aménagées des marges et des zones floues, indispensables pour leur fonctionnement :
Si autrefois les coutumes villageoises, lê làng, étaient restées orales et parfois même soustraites à la curiosité des étrangers à la commune, c’était uniquement par respect pour les lois impériales, phép vua, et pour permettre aux fonctionnaires de l’État aussi bien qu’aux notables du village de demeurer autant que possible flottants dans leurs décisions et leurs attitudes (ibid., 104).
Loin de considérer le village comme une réalité éternelle et fixée dans ses limites, Nguyễn Văn Huyên le pense dans une perspective dynamique comme une entité qui se construit et qui évolue dans le temps. La population villageoise n’est pas non plus monolithique et homogène. Au contraire elle est traversée par les divisions multiples et les tensions importantes. L’organisation sociale au niveau des villages est d’abord d’une grande complexité et largement méconnue. Contrairement à l’image d’une « démocratie villageoise » développée dans les écrits orientalistes, il existe une « caste » de notables qui se partagent le pouvoir :
En examinant bien l’organisation du village on voit qu’au sommet il y a les tiên thu chi qui, à cause de leur grand âge ou de leur haute situation sociale, ne veulent plus s’occuper effectivement des affaires de la commune ; ils laissent toutes les prérogatives aux autres notables. En bas de la hiérarchie administrative il y a les ly-dich, agents administratifs qui ne sont, le plus souvent, que des domestiques, des subalternes des notables influents. Entre ces deux extrêmes, on trouve un certain nombre de notables qui se disputent à grands coups de procès et de trafics d’influence, les quelques avantages qu’il y a dans le village. Les gens riches souvent se lient par des mariages pour accaparer toutes les prérogatives.
Parmi les notables un ou deux des plus autoritaires, à cause de la situation de leur fortune, de leurs relations ou de leur force physique, cherchent à exercer leur tyrannie derrière la barrière de bambous à l’insu de l’Administration. Certains villages sont devenus de véritables fiefs des notables influents, et souvent aussi sans réelle éducation (ibid., 82-83).
Le thème de l’oppression au village est d’ailleurs récurrent chez Nguyễn Văn Huyên. Dans « Le problème de la paysannerie annamite au Tonkin » publié en 1939, « La communauté villageoise et le culte du génie tutélaire » paru en 1940 et dans l’ouvrage La civilisation annamite publiée en 1944, il dénonce fermement des inégalités et des abus de pouvoir au village. Cette idée est exprimée à plusieurs reprises par les mots « injustice », « tyrannie », « nombreux abus commis journellement », « emprise des notables influents et cupides », « accaparer toutes les prérogatives », « détournement de fonds », etc. Il constate également que le système traditionnel basé sur la répartition des terres communales (quand il en existe encore) entre les habitants est détourné en faveur des notables qui s’en chargent : ce partage se fait en effet « sur la quantité de charges que supporte chaque individu et non, comme le voulait le principe à l’origine, sur une répartition égale entre tous » (ibid., 77). En examinant le manuscrit de La civilisation annamite, la Commission de censure du Tonkin écrit que cette idée du « pressurage des administrés » doit être supprimée, comme toute référence à la misère paysanne16.
75« L’autonomie » prétendue des villages signifie en réalité l’inégalité due à l’absence des lois applicables pour tous. Cette inégalité peut être à l’origine de l’explosion du système :
À part quelques rares exceptions, voilà la situation de notre élite rurale, de la classe dirigeante de nos campagnes. Elle ne voit pas le danger qui la menace, danger qui vient de la grosse majorité de pauvres. Ce danger pourra menacer un jour notre paix publique, comme il est arrivé dans l’ancien temps […].
Car, qu’on y prenne garde, cette organisation traditionnelle de la communauté annamite, qui profite à quelques privilégiés en accroissant la misère du plus grand nombre, dans quelques décades deviendra sans doute incapable d’assurer le bien-être de ceux même qu’elle favorise encore aujourd’hui (« Le problème… », 25 et 32).
Nguyễn Văn Huyên considère que c’est l’organisation même du village qui génère les conflits et les tensions. L’unique moyen d’accession sociale au niveau villageois à travers de nombreux échelons de la hiérarchie est à l’origine des « rivalités », des « luttes de prestige » entre les habitants qui se ruinent à cause des « dépenses somptueuses » et qui se font des procès pour « garder la face ». Loin de l’harmonie décrite par certains orientalistes, le quotidien villageois est jalonné de disputes, de rivalités et de procès pour des raisons d’ordre matériel ou symbolique :
Une fois qu’on fait partie de la classe privilégiée, il s’agit de défendre ses droits. Et on va jusqu’au Tribunal provincial, même à la cour d’appel, à propos d’un morceau de viande mal distribué ou d’un événement des plus futiles. On dépense jusqu’au dernier sou pour sauver la face ou la faire perdre à son adversaire […].
On serait même tenté de dire que l’histoire de certains villages peut être écrite avec l’histoire des procès […].
Il y a des villages dont toutes les rizières sont la possession des villages voisins. Ce sont ceux justement qui ont connu des procès célèbres (ibid., 24)17.
L’organisation sociale favorise ainsi les inégalités, mais la misère matérielle des paysans est également génératrice de tensions qui s’accumulent. Les paysans, dans le delta du fleuve Rouge comme ailleurs, vivent dans une situation de sous-alimentation permanente et d’extrême précarité :
Dans les villages pauvres, 80 % de la population ne prennent qu’un repas par jour. C’est seulement aux époques des travaux agricoles intenses, c’est-à-dire pendant le 1/3 de l’année, en particulier à la moisson, que les gens mangent à leur faim (ibid., 9, souligné par l’auteur).
Dans La civilisation annamite le problème de la pauvreté en milieu rural n’est pas traité directement, mais reste omniprésent et en filigrane dans de nombreux passages. On peut lire par exemple :
La structure anatomique de l’Annamite donne dans l’ensemble une impression de faiblesse et de débilité. Mais si l’on examine bien ceux qui sont convenablement nourris, on constate qu’ils sont bien faits et fortement musclés. Cependant, d’une façon générale, la charpente osseuse apparaît immédiatement sous la peau (1944, 24).
D’ailleurs la Commission de censure du Tonkin ne se trompe pas en relevant plusieurs passages où il est question de la pauvreté : « L’auteur revient à plusieurs reprises sur cette question de la misère indigène, toujours sous forme d’incidents ; mais ceci devient un leitmotiv ».
76Cette situation d’extrême précarité des paysans a comme conséquences l’imprévoyance, les jeux de hasard et les pratiques superstitieuses. Pour la paysannerie, le changement s’impose alors comme condition de survie. Nguyễn Văn Huyên fait de nombreuses propositions qui relèvent du domaine démographique, économique, social et éducatif, mais aussi de celui des mœurs et de l’organisation villageoise. Il estime également qu’il faut développer des activités diversifiées autres qu’agricoles, ainsi que s’investir dans l’éducation des masses paysannes dans une perspective plus globale. L’originalité de son analyse réside en fait dans le rôle essentiel qu’il confère à l’éducation des masses paysannes qui doit être la base de la réussite des propositions d’ordre économique et démographique :
Si l’on ne regarde que le côté matériel du problème on ne pourra trouver que des solutions provisoires, des palliatifs […].
Il nous paraît que l’amélioration des conditions de vie de nos paysans ne saurait être qu’une œuvre de longue haleine.
Envisageant le problème dans toute son étendue, nous pensons que rien ne sera fait tant qu’on n’aura pas modifié la mentalité paysanne, tant qu’on ne s’attachera pas à préparer des générations plus conscientes de leurs intérêts véritables […].
Donc l’œuvre essentielle, le travail de base, faute de quoi on ne bâtira rien de solide, c’est l’éducation de la paysannerie. Il faut prendre ces « enfants souffreteux et misérables » et essayer d’en faire des hommes doués d’une compréhension plus objective de leurs intérêts, un sens plus moderne de la vie communale. Un grand pas sera fait alors vers la réalisation d’une vie rurale meilleure.
Alors les entreprises matérielles trouveront un plan ferme sur quoi se fonder. Artisanat, industries locales et familiales, colonisation, amélioration des terrains par irrigation et les engrais, toutes les solutions jusqu’ici partielles et inopérantes acquerront leur pleine efficacité (ibid., 29-31).
La question de l’autonomie villageoise montre alors ses limites, car la vraie question est celle de l’amélioration de la situation des paysans. Un État moderne et de droit a un rôle positif en tant que garant des lois applicables à tout individu. C’est dans cet esprit qu’il faut sans doute comprendre ce passage :
Cette situation de fait [l’autonomie] acceptée depuis toujours, n’a nullement été ébranlée, malgré les tentatives de réforme des dernières décades qui tendent à réduire, sous le poids du contrôle de l’État, les nombreux abus commis journellement derrière la haie de bambous (« La communauté… », 1940, p. I).
La connaissance ethnologique et sociologique se révèle utile pour identifier le pouvoir réel en œuvre au village et les causes profondes de la résistance au changement. Les opposants aux réformes savent d’ailleurs très bien manier à la fois les notions juridiques modernes et les traditions pour défendre leurs intérêts :
L’élite paysanne d’ailleurs, les notables des villages, s’opposent à toute réforme réelle et profonde. Ce sont des gens qui ont payé pendant vingt, trente, quarante ans pour affermir leur situation sociale. Ils sont à l’âge où l’on peut croiser tranquillement ses jambes sur les nattes supérieures du Dinh pour manger et boire ou pour apprécier avec compétence la façon dont les gens donnent à manger et à boire.
Quelqu’un s’avise-t-il d’introduire de force une réforme quelconque, il s’attire inévitablement des rancunes sans merci. On lui met de l’opium sous son toit, ou du marc d’alcool de contrebande dans sa porcherie ou dans son étable. Et neuf fois sur dix, il est condamné, car le juge, qui juge d’après les mœurs occidentales, ne tient compte que des preuves matérielles et ne voit pas les dessous des choses […].
Un jeune intellectuel averti se pique-t-il de s’occuper des affaires de la commune, cherche-t-il à y introduire quelques améliorations, on lui dit tout de suite : « Allez d’abord dire cela à votre frère, ou à votre père ou à votre oncle. C’est à eux de nous transmettre vos conseils ». Mon oncle qui est à la tête du village a soixante-dix ans passés, je lui dois beaucoup de respect. Comment pourrais-je le blesser en lui disant d’abandonner quelques-uns de ses intérêts ? […] (« Le problème… » 1939, 27).
Pour Nguyễn Văn Huyên, « il y a une mentalité à changer, une organisation basée sur des intérêts très solides, pénétrant dans les couches les plus profondes de la société à modifier » (« De l’institution des castes », 1938, 64). Il est conscient des difficultés de l’entreprise et constate que des réformes se heurtent d’ailleurs aux paysans eux-mêmes qui sont « superstitieux, routiniers, ignorants ». Mais si Nguyễn Văn Huyên est d’accord avec cet avis des observateurs français, il se lève contre la fatalité et souligne que le village « n’est pas hostile à l’évolution » :
Il faudra aussi beaucoup de patience. Nos paysans ignorent tout. Ils sont routiniers et méfiants. Les discours et les conférences les laissent sceptiques. Il faut leur montrer des exemples de gens qui ont gagné de l’argent, leur montrer des « héros » de l’artisanat. Il faut faire l’éducation de nos mandarins qui ont une tâche écrasante, leur donner une culture générale suffisante ; culture qu’ils ne possèdent pas, à l’exception de quelques-uns à qui l’on doit rendre hommage pour l’esprit d’initiative qu’ils ont montré en accomplissant de belles choses avec des moyens de fortune (« Le problème… » 1939, 26-27).
Éduquer les paysans pour les rendre aptes aux conditions de la vie moderne, « une évolution morale et psychologique de nos cultivateurs », est donc la clé du problème. En tenant compte de l’organisation sociale villageoise et de la mentalité paysanne, il propose des mesures concrètes pour renouveler la notabilité au niveau local :
Aussi bien le remède qui convient à ce mal serait la création des postes médicaux ruraux (à commencer dans les villages de colonisation) à diriger par de jeunes gens de bonne volonté ayant appris au préalable à l’Hôpital provincial les quelques notions nécessaires pour pouvoir distribuer des médicaments simples […], mettre des gouttes de collyre dans les yeux et soigner proprement de petites plaies. À ceux-là on pourra donner des titres honorifiques. Ils constitueront les premiers noyaux des notabilités coloniales (Une enquête sur l’alimentation, 25).
Le village n’est donc pas une harmonie éternelle ou une réalité figée. « Le », ou mieux « les » villages sont insérés dans un système de relations complexes avec le pouvoir central et avec d’autres villages, qui évolue avec son temps. « Le » village n’existe pas, mais chaque village est différent avec sa hiérarchie sociale et ses groupements sociaux multiples dont la structure, le fonctionnement et les relations complexes sont l’objet d’une recherche de terrain qui ne peut que de longue haleine.
Notes de bas de page
1 Cette fête vient d’être inscrite, sous le nom des « Fêtes Giong des temples de Phu Dong et de Soc Son », sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité le 17 novembre 2010 à Nairobi (Kenya).
2 Dans l’ordre de réception (et avec l’orthographe de l’époque) : les provinces de Son-la, Hà-giang (3e territoire militaire), Laokay, Cao-bang (2e territoire militaire), Quang-yên, Bac-giang, Hoà-binh, Thai-Nguyễn, Haiphong, Bac-kan, Hà-nam, Hai-duong, Yên-bay, Son-tây, Lang-son, Hung-yên, Hà-dông, Kiên-an, Lai-châu (4e territoire militaire), Nam-dinh, Phu-tho, Ninh-binh, Phuc-yên, Tuyên-quang, Vinh-yên, Moncay (1er territoire militaire), Bac-ninh, la ville de Hanoi.
3 Après presque un demi-siècle de rupture, la fête de Lí Phục Man a été réorganisée d’après « l’article détaillé que Nguyễn Văn Huyên […] avait consacré à cette fête en 1938 ! Lequel article est d’ailleurs pieusement gardé par les autorités de la commune » (Bertrand de Hartingh 1993, 233).
4 Ph. Papin, sommaire de la proposition pour la réimpression des textes de Nguyễn Văn Huyên par le centre de l’EFEO à Hanoi.
5 L’ouvrage de Đào Duy Anh sur la civilisation vietnamienne, paru en 1938 en vietnamien, répond également au besoin de cet nouvel enseignement.
6 Propos rapportés par son fils, Nguyễn Văn Huy, alors directeur du musée de l’Ethnographie du Vietnam à Hanoi (entretien du 4 novembre 2000).
7 Leur habitation est décrite et classée en six principaux types : 1) maison sur pilotis avec dépendances sous le toit et entre les pilotis ; 2) maison mi sur pilotis mi au ras du sol ; 3) maison d’habitation à terre, dépendances sur pilotis ; 4) maison à terre avec étable dans la maison ; 5) maison à terre, dépendances séparées à côté de la maison d’habitation ; 6) maison à terre, avec dépendances devant la maison d’habitation.
8 Ce texte a été traduit en vietnamien et publié dans Nguyễn Văn Huyên. Œuvres complètes (Hanoi, 2000, tome I, p. 367-418), avec les photos et les plans ajoutés par les éditeurs. Le terme Mán est remplacé par Dao, appellation officielle actuelle de cette population.
9 Ce sont d’ailleurs les titres des parties du chapitre V « La maison » dans La civilisation annamite (1944).
10 On enterre l’heure de naissance afin d’assurer santé et longue vie à l’enfant. Il s’agit bien de « l’enterrement de l’heure néfaste », et non pas « l’enterrement à l’heure néfaste » comme certains le pensent.
11 Le phénomène des textes « donnés » par des divinités (giáng bút) par l’intermédiaire d’un médium, dans la moitié du xxe siècle en particulier, a été également signalé par Đào Duy Anh (1989) et plus récemment par Nguyễn Xuân Diện, docteur en littérature vietnamienne ancienne de l’Institut Hán Nôm (Académie des Sciences Sociales du Vietnam) dont la bibliothèque conserve 254 textes en vers et en prose en caractères chinois hán et en caractères nôm. Ce dernier a donné une conférence à l’Espace, Centre culturel français à Hanoi, le 9 avril 2010.
12 Sur le village, cf. la mise au point par un équipe de chercheurs français et viêtnamiens dans le cadre du « programme d’étude sur les villages vietnamiens du delta du fleuve Rouge » (1996-1999) dans le recueil d’articles Le village en questions (Ph. Papin et O. Tessier éd.), EFEO – TT KHXH & NV QG – DHQG HN, Hanoi, 2002.
13 L’article est publié dans le BEFEO, ce qui témoigne de la considération accordée par l’École, mais il est accompagné de la note suivante : « Nous sommes heureux d’avoir obtenu l’autorisation de reproduire cette importante étude, à laquelle l’auteur a bien voulu, à cette occasion, ajouter quelques notes et exemples nouveaux. Toutefois, nous tenons à déclarer que l’École française d’Extrême-Orient ne prend nullement la responsabilité des hypothèses du P. Schmidt (N.D.L.R.) » (BEFEO 1907, 213).
14 Avec le progrès des connaissances sur l’Asie du Sud-Est, la thèse sur l’habitation sur pilotis de Nguyễn Văn Huyên paraît trop générale et présente des faiblesses évidentes dues à la nature des sources et au manque de recherche de terrain dont l’auteur est tout à fait conscient et en exprime son regret dès l’introduction.
15 Cet article qui devait être le début d’une série d’études a été interrompu par un problème d’ordre éthique lié à l’objet d’étude lui-même. Nguyễn Văn Huyên s’explique en annonçant la rupture de ses recherches :
« J’écris cet article en pensant utiliser les méthodes historiques pour éclairer l’esprit d’une époque dans le passé national.
J’ai négligé, par impatience, un problème de personne important sur le plan juridique et moral. Le concours de Quy Suu que je suis en train d’étudier a eu lieu moins de trente ans…
Je m’arrête donc sur cela. Attendons encore quelques années pour que les traces de l’histoire soient effacées par le temps ! Veuillez m’en excuser. » (Thanh Nghi, n° 15, p. 13)
16 C’est peut-être cette dénonciation de la misère paysanne qui a retardé la publication de La civilisation annamite dont le manuscrit a été achevé en 1939.
17 Les archives villageoises conservées dans le centre de dépôt no 1 à Hanoi confirment que le quotidien villageois est nourri effectivement d’affaires et de procès divers, des dettes aux vols et aux meurtres.
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