Les fenêtres du reclus
À propos du 64e conte de la Vie des Pères1
p. 261-272
Texte intégral
Son chemin tint droit a la cele,
La ou li hermites estoit
Qui en.I. livre estudioit.
Cil vint a l’estroite fenestre,
.I. clerc sembla et.I. grant mestre. (v. 110-114)
1Ces quelques vers campent le décor De l’ermite que le deable conchïa du coc et de la geline, titre donné au soixante-quatrième conte du deuxième recueil de la Vie des Pères, composé vers 1250. Bien que le scénario de la séduction diabolique soit, selon Paul Bretel, si fréquent qu’il apparaît comme caractéristique du genre2, ce bref récit de 1002 octosyllabes a déjà retenu l’attention de la critique tant l’image du péché qui conjugue fornication et meurtre y est brutale3. L’histoire est terrifiante en effet. Un jour, le diable, sous l’apparence d’un clerc, rend visite à un reclus, homme d’une grande sainteté, et se fait aimer de lui. Désireux de l’aider à se réveiller la nuit pour réciter ses heures, il lui offre un coq, puis, l’animal dépérissant, lui apporte une poule. Au spectacle de leurs ébats, le saint homme connaît la tentation de la chair et, après une nuit de durs combats, succombe et accepte que l’Ennemi introduise dans sa cellule une vierge de seize ans. Le diable prend soin d’alerter les parents de celle-ci, puis revient vers l’ermite qui, sur ses conseils, tue la jeune fille d’un coup de hache et dissimule son corps sous le lit. Les parents chercheront en vain leur fille ; quant à l’ermite, il sera pris de remords, mais incapable de se ressaisir, il quittera son refuge pour mener une vie de débauche, jusqu’au jour où, apercevant sur l’autel d’une église une « image » de la Vierge, il se repent, se confesse et retourne dans son ermitage.
2La source du conte est inconnue ; on suppose qu’il s’inspire d’un récit latin construit sur un double canevas. Le thème central de l’ermite meurtrier remonte sans doute à la légende de saint Jacques l’Ascète, celui du coq et de la poule apparaît pour la première fois dans un exemplum de Jacques de Vitry4. Selon Göran Bornas, l’auteur serait un poète laïque auquel un clerc aurait expliqué le texte latin, hypothèse confirmée par la teneur d’un récit où la veine narrative se mêle étroitement à la veine didactique5. Certes, l’histoire de l’ermite permet d’asseoir une démonstration qui a pour objet de dénoncer la faiblesse et la versatilité humaines, mais elle s’appuie sur un support narratif concret, où la distribution des repères spatiaux et la récurrence du motif de la fenêtre sont étroitement liées aux développements de l’action. Lieu de passage obligé, la fenêtre circonscrit l’espace du drame qui va se jouer et en rythme les actes, depuis la mention initiale de « l’estroite fenestre » (v. 113) jusqu’à celle de « la paroi tantost percïé [e] » (v. 704) qui clôt l’aventure. Lesté des valeurs symboliques et des parentés analogiques attachées au mot « fenêtre », le motif procède d’une dialectique du clos et de l’ouvert qui opère sur plusieurs registres et qui se joue aussi sur la scène d’une écriture dont l’objet est de démontrer, de donner à voir. A cet égard, la présence de la fenêtre est consubstantielle à la leçon que le texte véhicule et, ressortissant au discours narratif lui-même, elle se révèle un outil de cohérence interne qui contribue essentiellement à la littérarité d’un récit, qui appartient à un genre que l’on hésite encore à considérer comme relevant pleinement de la littérature.
La fenêtre, une frontière entre deux mondes
3Baignées par l’idéologie du mépris du corps et de la vanité de toute chair qui est au cœur de la spiritualité médiévale, les Vies des Pères offrent différentes expériences de l’érémitisme ; toutefois, elles ne répercutent qu’un écho assourdi de la forme particulière de vie religieuse que constitue la réclusion, en dépit de l’engouement qu’elle suscita au cours des xie-xiiie siècles. La figure du reclus n’y a ni la fréquence ni l’importance de celle de l’ermite, ou plutôt l’absence de rigueur terminologique en brouille les traits. Le mot « reclus » possède en effet une extension d’emploi telle qu’on ne peut lui donner une acception stricte et étroite6. Pour P. Bretel, il s’utilise comme une variante d’ermite et son usage signifie « moins l’enfermement du religieux dans sa cellule que la stabilité de l’anachorète et sa fidélité à l’ermitage dont il ne sort jamais, sauf pour chercher sa nourriture dans l’espace clos que constitue la forêt qui entoure sa maison7 ». Or, si l’identification des reclus paraît généralement malaisée, le conte 64 de la Vie des Pères permet de lever les difficultés inhérentes à la nature du référent en raison d’une parfaite conformité de l’habitat à la vie recluse.
4Le personnage vit dans une cellule sans porte ni huis ni huisset8, il y a été sans doute emmuré, car les parents de la jeune fille séduite seront contraints d’en défoncer la paroi ; seule, une fenêtre étroite – il sera question par la suite d’une deuxième fenêtre – lui permet de communiquer avec l’extérieur. Cette percée de l’espace se veut d’abord une ouverture bénéfique et généreuse, une source de lumière et de subsistance. C’est là que l’ermite lit et étudie et c’est par son embrasure qu’il reçoit la nourriture apportée par les habitants de la ville voisine qui viennent se confesser à lui et solliciter ses conseils. La fenêtre ne s’ouvre que pour des échanges réglés et équitables9, et dessinant en creux la clôture d’un ermitage qui n’a rien d’un habitat naturel, elle concrétise par sa seule présence la forme la plus exigeante de la vie érémitique et la plus pure de la vie contemplative, celle qui n’est recommandée qu’aux plus parfaits, à ceux qui, pour saint Bernard, sont capables dans la vie solitaire de peser leur « propre faiblesse et la lutte périlleuse du diable10 ». Semblant prévenir toute remarque, l’auteur souligne que son reclus est un homme âgé et un « prestres esprovez » et « ordenez » (v. 11-13). Ce portrait se démarque de la représentation archaïque de l’ermite ensauvagé ; le reclus étudiant et dispensant ses conseils à la fenêtre est la figure d’un clerc, investi d’une dignité sacerdotale et attentif à diriger, par le charisme de sa parole, les hommes sur la voie du salut. Elle est conforme à la figuration de la société chrétienne sous forme de cathédrale donnée par Honorius d’Autun dans son Gemma animae, où les fenêtres qui protègent de la tempête sont les docteurs faisant obstacle au tourbillon des hérésies11.
5La fenêtre du reclus, qui écarte et réunit, dérobe et propose, s’inscrit donc dans un système dualiste de l’espace où s’inversent les tensions entre l’intérieur et l’extérieur, ainsi que les valeurs attachées communément à l’enfermement. Dans les textes profanes, cette ouverture rompt, pour Jacques Ribard, l’emprisonnement dont elle « est vraiment le symbole antithétique12 ». Dans notre conte, comme dans les contes pieux où la vraie vie n’est pas de ce monde, l’ermite connaît la liberté dans l’espace de sa cellule et ne cherche pas à se projeter vers l’extérieur. Derrière sa fenêtre close, il vit au contact de Dieu, à l’abri des attaques d’un monde livré à l’accidentel, à l’éphémère, à l’instabilité. Convoquant les schèmes de la clôture et les images d’une éthique du minimum vital13, l’espace du reclus est un lieu de prière, d’étude et de méditation, un point de repère géographique et spirituel où le temps, arrêté, répétitif et immobile, est immanent au divin. La cele s’apparente à un sanctuaire où les gens de la ville viennent vénérer le « saint hermite » (v. 1) dont la lumière les éclaire, comme peuvent le faire les fidèles qui adorent les reliques des saints, protégées par le grillage de la fenestella confessionis, témoin de la ferveur populaire.
La fenêtre médiatrice de l’altérité
6Selon l’anthropologue Radu Dragan, qui a travaillé sur la représentation de l’espace de la société traditionnelle, l’ordre de pureté n’est pas un principe métaphysique. « Si l’espace sacré est pur, écrit-il, la pureté et le sacré ne sont pas superposables, et l’on sait que le sacré est aussi souillé si l’on prend en compte le danger14 ». Le reclusoir n’est pas un lieu saint en soi, sa sacralité ne perdure qu’aussi longtemps que Jésus écarte toute tentation, mais :
Jhesucrist lacha [le] preudomme,
Il le lessa porter la somme,
Et le souffri a trebuschier,
Por plus asprement redrescier. (v. 87-90)
7Suivant la nouvelle donne de la partie que jouent Dieu et le diable, la fenêtre, qui dit et impose la clôture de la cellule et la protection du reclus, va devenir un lieu vulnérable aux forces du mal, car elle est, après l’âtre et avant la porte, un point faible de l’espace15. Ouvrir la fenêtre, c’est laisser prise à l’altérité, et les forces transgressives à l’œuvre ont d’autant plus d’impact qu’elles font irruption dans un cadre normatif qui est celui de l’ordre et de la paix. Dans le conte Nièce, la béance de la fenêtre dénonce à elle seule le péché de la protégée d’un ermite :
Maintenant aperçut la perte
Quant la fenestre vit overte. (v. 14904-05)
8Dans notre conte, l’Ennemi qui a pris l’apparence d’un « grant mestre » se tient derrière la « fenestre ». Comment mieux dire la maîtrise du diable sur les orifices, que par l’union de ces deux termes à la rime ? Comment mieux souligner le danger de son intrusion, qu’en l’associant au fil du texte à la fenêtre, dont l’ouverture ponctue les apparitions16 ?
9Le diable ne pénètre pas dans la cele, mais suivant l’adage qui veut que passer par la fenêtre, c’est emprunter des voies irrégulières, il se sert de cette percée pour attirer l’ermite dans sa sphère. La fenêtre devient le lieu d’échanges troubles, et la grâce de sa transparence va se trouver obscurcie par des passages successifs et savamment orchestrés. C’est d’abord par son barat qu’il s’insinue. En demandant à l’ermite s’il connaît des difficultés pour se réveiller la nuit et lire ses heures, il introduit dans le temps suspendu de la cele, où les heures se conjuguent avec l’éternité, une temporalité autre, une durée calculée avec « enseigne » et « orloge » (v. 158), et découpée en repères temporels que le texte égrène17. L’intrusion du coq, censé éveiller le reclus de son chant, répond à cette appréciation nouvelle du temps, et amorce parallèlement, par le symbolisme qui lui est attaché, la stratégie de séduction diabolique18. Pour les Pères de l’Eglise, il est le type de la vigilance, et son chant, qui disperse les ténèbres et les démons de la nuit, est un symbole de résurrection ; aussi était-il lié au rôle des clercs qui encadraient les fidèles. Toutefois, dans les œuvres d’inspiration profane, le coq est associé à l’agressivité, à la colère, à l’orgueil, à la bêtise et, dans l’iconographie, on le voit figurer sur le poing de la Luxure dont il est l’animal favori. C’est là le vice du coq diabolique qui « ne sot estre reclus » (v. 190) et qui, pour chanter, doit « fere feste a sa geline » (v. 253). Exploitant la longue tradition qui, depuis la fable jusqu’au bestiaire, fait des animaux le miroir de l’homme, le texte donne à voir un enchaînement implacable, fait de jeux d’échos et de rappels. Les passages par la fenêtre, qui balisent et unissent les actions du diable, établissent une équivalence entre les acteurs de l’histoire, elle-même soutenue par un réseau d’analogies formelles qui oriente souterrainement le cours de l’action et de l’écriture. L’affaiblissement du coq dont « les ailes cheïrent jus » entraîne l’apparition de la poule à qui l’animal « mout grant joie fist » ; et la maladie du reclus, troublé par leur accouplement, provoque celle de la pucelle à qui l’homme « fist grant joie19. »
10Cet engrenage fatal est mimétique du piège tramé par le diable, comparé dans l’épilogue à « li oiselerres » qui « par son barat les oisiax prent » (v. 923-925) :
Son trebuchet couche et estent
Et repont bien, que l’en nu voie,
Et puis si met paille en la voie. (v. 926-928)
11Le « trebuchet » représente bien sûr le monde avec ses valeurs fallacieuses, mais la métaphore est revivifiée dans le conte par la présence des deux volatiles, véritables appâts, et par l’évocation appuyée de la fenêtre, dont l’un des sens est précisément celui de piège, puisqu’il existe, dans le vocabulaire de la chasse, des « fenêtres à prendre les oiseaux20 ». La fenêtre suscite et réalise la leçon de l’épilogue : ses ouvertures successives permettent au diable de poser ses lacis auxquels le saint homme sera « atrapez » comme un oiseau en cage21. L’espace de la cellule se réduit au seul cadre de la fenêtre : on voit le reclus y guetter, impatient, la venue de son visiteur (v. 530), y « [venir] errant » pour recevoir ses conseils (v. 646), enfin, après avoir commis son forfait, y chercher en vain « son mestre ». Expression d’attente dans la littérature profane où elle est généralement le lieu des femmes ou des chevaliers à l’identité vacillante, la fenêtre étroite de sa cele le retient et le paralyse. Lui, dont le regard initialement abaissé vers le livre était fixé sur Dieu, est désormais absorbé par l’extérieur, victime de la fenêtre et, au-delà, de ses propres ouvertures.
12Marie-Christine Pouchelle a montré que l’anatomie et l’architecture sont alternativement des modèles l’un de l’autre – la maison est le modèle du corps, la porte celui de la bouche22, les fenêtres celui des yeux23 – et que les représentations médicales et les conceptions religieuses convergent autour des « fenêtres ouvertes » dans le corps humain24. La pertinence de la métaphore est illustrée et explicitée de manière exemplaire dans le récit où, derrière le motif architectural, se lit celui du pouvoir corrupteur des sens, qui, sans une maîtrise sévère, livrent le corps aux puissances du mal. La jeune fille « prise en liens » du diable (v. 458) succombe vite à l’attrait de la chair, elle dont l’intégrité corporelle est menacée par son sexe même. Aux yeux des clercs médiévaux, les femmes sont en effet « le modèle par excellence de tout corps déchiré, blessé, fendu » ; elles sont décrites par Hildegarde de Bingen comme apertae, fenestrales et ventosae25. La pucelle « desfublee » dans le verger de la tentation diabolique (v. 460) suggère la représentation d’un corps féminin ouvert, et la nature fenestrale de la femme est confirmée par son entrée par la « fenestre petite », « gueres lee » de la cele. Quant au reclus, il pèche par la fenêtre de son regard tourné vers le monde. « Fenêtre de la mort » pour Jérémie26, « lampe du corps » dans l’évangile de Matthieu27, l’œil est privilégié dans le rapport que le corps entretient avec le Mal, car il est le vecteur du péché de concupiscence qui gouverne tous les autres. Aussi est-il stigmatisé au seuil du récit quand l’auteur dénonce la convoitise des hommes :
Quant qu’il puent veoir a l’ueil
Convoitent, mes que il leur plese ;
Tozjors quierent a leur cors ese. (v. 73-75)
13Cette sentence, dont l’histoire va vérifier le bien-fondé, résonne comme une menace. Le saint ermite n’échappe pas au lot commun. En levant les yeux vers la fenêtre, en « esgardant » le coq et la poule, « trop s’oublia/Si que du monde li sovint » (v. 256-257). Enfin, en apercevant la pucelle qui « dedenz le cuer li est entrée28 »,
[...] de Dieu ne li sovint point.
Son cierge qui ardoit estaint. (v. 551 -552)
La fenêtre miroir
14Le franchissement de la fenêtre, comme celui d’une quelconque limite, inverse le statut des choses, conformément aux orifices corporels qui sont plus que de « simples lieux de passages aux frontières du corps et du monde, mais le théâtre de transmutations29 ». Passer de l’autre côté de la fenêtre, c’est comme passer à travers un miroir et découvrir les paradoxes d’un monde à l’envers, principe même de l’espace infernal. Le statut et le sens de la réclusion se voient détournés : la clôture autorise désormais la dissimulation et favorise le crime, et la cellule devient le lieu d’une totale subversion qui opère sur tous les registres du sacré.
15Il en est ainsi du motif de l’homme et de l’animal. Ce compagnonnage fréquent et bénéfique dans les textes hagiographiques30 se révèle un véritable appel à l’animalité qui contribue au dévoilement des instincts les plus primitifs de l’être. Les deux volatiles, dans lesquels on peut voir de troubles succédanés de la colombe de l’Esprit-Saint qui inspire les Pères de l’Eglise et les saints, loin d’exhorter au bien, sont les émissaires diaboliques et les facteurs de la faute. D’autre part, les affinités tissées entre l’homme et l’animal procèdent d’une création à rebours qui pervertit tout en le décalquant le raisonnement par analogie qui est celui de l’époque. Sous couvert d’un « droit de nature » (v. 500) que l’ermite, par sa vie spirituelle et ses vertus ascétiques, avait jusqu’alors dominé, le diable façonne l’homme à l’image de la bête. Le coq et la poule ont joué un rôle de révélateurs et de modèles, qui brise la seule similitudo légitime, celle de l’homme créé à l’image de Dieu (Genèse, 1, 26).
16C’est suivant ce même principe d’inversion, que la sainteté du reclusoir se trouve annulée. La présence même de la jeune fille y contrevient, comme son mode d’intrusion, sur lequel le texte s’attarde singulièrement. Elle y pénètre en effet par une deuxième fenêtre dotée d’une spécification supplémentaire – elle donne sur le lit de l’ermite – qui joue dans l’opposition ouverture/fermeture, luxure/continence :
Une fenestre qui fermoit
Pres de son lit a desfermee,
Petite estoit, ne gueres lee.
Li deables tant esploita
Que la pucele enz i bouta,
Et li hermites la reçut. (v. 554-559)
17La cellule des reclus, parfois adossée à un sanctuaire, comportait souvent une seconde ouverture, l’hagioscope, par laquelle était administrée la communion durant les offices31. Au regard de la fonction religieuse dont la deuxième fenêtre est investie, la réception de la femme constitue un véritable sacrilège. Ce n’est pas le corps du Christ que l’ermite « reçut », mais celui d’une femme ; ce n’est pas le salut, mais la damnation que cette entrée préfigure.
18Le meurtre participe d’une abolition du sacré qui résulte de la même conversion des valeurs théologales. Sous l’éclairage de la foi, la réclusion prend la signification d’une mort au monde, délibérément dramatisée par le cérémonial de la profession32 : en choisissant une vie recluse, les ermites sont des victimes volontaires qui offrent leurs souffrances pour les péchés des hommes. Comme dans les sacrifices de fondation, dont témoigne la légende de saint Oran, l’ensevelissement du corps du reclus, qui supporte le monde dans un sens spirituel, fonde et soutient l’Eglise tout entière, sur le modèle du corps sacrifié de Jésus33. Dans notre conte, le rituel de fondation et sa vertu purificatrice sont inversés : le règne de Dieu qui triomphe dans la vie recluse est trahi dans l’épanchement du sang versé, et le corps de la jeune fille enfoui sous le lit consacre la victoire définitive du diable.
19Le jeu spéculaire est redoublé pour ce qui est de l’ermite. Certes l’Ennemi assume la tentation et reste le maître du péché, mais son portrait ne relève pas d’une altérité monstrueuse34 : il « sembl [e].I. clerc et.I. grant mestre » (v. 114) et prétend craindre le siècle. Le reclus découvre en lui un frère35, et le nom que le diable se donne, « Jaques de Saint Amant » (v. 138), précise, pour Francis Dubost, « la suggestion du dédoublement36. » En cette désignation oxymorique qui « laisse lire en clair la double postulation à la sainteté et à la volupté », se concentre toute l’histoire de l’ermite. Les fenêtres, de part et d’autre desquelles se tiennent le diable et le reclus, ouvrent sur un face-à-face du saint homme avec ses propres hantises, ses désirs inavoués et ses pulsions mortifères qui refluent en lui par la deuxième ouverture de sa cele. Le mal du dehors s’avère être celui du dedans, celui de l’inconnu à soi-même. L’altérité est en soi, envahissante, elle est en l’homme, au plus secret de ses rêves et de ses fantasmes, dans le susurrement du désir, le long de cette mince fissure qui serpente entre moi et moi37.
20La parenté, articulée autour du motif de la fenêtre, est confirmée par les crimes de l’ermite, dont le corps possédé va, suivant une dialectique implacable, à son tour posséder un autre corps. La jeune fille sera « despucelee » (v. 626) et son visage « feri » d’un coup de hache « entre.II. oelz » (v. 686). Sans entrer dans des investigations d’ordre psychanalytique, fornication et meurtre, c’est-à-dire pénétration et ouverture, ressortissent tous deux à cette opposition du clos et de l’ouvert, véritable configuration thématique et symbolique qui structure le récit, le traverse et contribue à sa cohérence. Comme le diable qui, par la fenêtre du reclusoir, a séparé le saint homme de son Dieu et a révélé en lui une faille, le reclus, impuissant par ses seules forces à échapper au conditionnement du dehors comme du dedans, a créé, lui aussi, la dualité en ouvrant en deux le corps de la pucelle, l’abandonnant béant au mal qu’il représente.
21Il faudra une intervention divine pour que, après cette explosion de violence convulsive, une rémission soit possible. Dieu fera en sorte que le crime reste caché (v. 739-741), mais le rôle principal sera tenu par la Vierge, plus exactement par une « image » de la Vierge que l’ermite, devenu Goliard, « a veüe dessus.I. autel » (v. 783-786). Seule la Vierge peut réparer la brèche et recréer l’unité perdue, elle qui est un château fortifié, elle, dont le corps, idéalement clos, peut être, tel le verre – matière qui lui est attachée pour expliquer le mystère de la conception – pénétré par l’Esprit-Saint sans perdre son intégrité. Le retournement final dû à son intercession est un schéma récurrent des contes et des miracles, mais la forme prise par la rédemption de la faute répond, en une forme ultime de renversement, au motif central de la fenêtre. A la fenêtre du reclus, où s’encadre la figure du diable, fait pendant la fenêtre de « l’image » où la Vierge est « portrete a semblance de femme » (v. 790). Cette icône posée sur l’autel dont la vision ouvre sur le bien permet, en une boucle parfaite, réparation et recommencement. L’enfant innocente est retrouvée en la Vierge, l’ermite se confesse et revient à « sa loge » que « encor en estant trova » et où « au miex qu’il pot s’enferma » (v. 851-854).
22En se fermant comme il s’est ouvert, le texte revêt un caractère cyclique et forme un tout clos sur lui-même. Certes tout récit est un espace scellé, mais recourant, d’après la formule de Léo Spitzer, au « style circulaire38 », la facture même du conte nous ramène à l’espace du reclus et à cette opposition signifiante du clos et de l’ouvert, indissociable d’un dessein pastoral qui est aussi projet d’écriture. Le récit expose bien, en s’ouvrant, en ouvrant sur un monde dont Dieu est absent, le pan d’une réalité terrible que l’auteur nous révèle : « Par ce conte, vous pouvez voir », dit-il. Pour nourrir sa leçon, il a emprunté la voie de la démonstration, au sens propre du terme, montrant, on l’a vu, par des jeux de correspondances les liens de l’homme et de la bête. Parallèlement, au rythme de l’ouverture des fenêtres, son récit gagne en épaisseur, s’enrichissant de dialogues nombreux et bien menés, qui dénoncent la malice du diable, et de descriptions de plus en plus abouties, depuis l’esquisse de simples mimiques ou le détail d’un vêtement jusqu’au portrait de la jeune fille au verger39.
23Pour écrire, il faut donc ouvrir la fenêtre. Mais l’auteur ne découvre pas tout. Sa vision est partielle, comme soumise elle aussi à l’étroitesse d’un point de vue qui est celui de « l’estroite fenestre ». Il refuse de se montrer voyeur quand il aborde la scène de luxure :
De ces.II. vos lez.I. petit.
Grant honte en ai et grant despit
De leur afere raconter. (v. 581-583)
24Le mal n’est pas un objet de spectacle, pas plus que le sacré n’est matière à développement. Aussi l’écriture ne peut-elle s’inscrire que dans un cadre nettement circonscrit, dans cette fenêtre entre le dicible et l’indicible, où le plaisir de conter le dispute au souci d’édifier.
Notes de bas de page
1 Il est édité par Göran Bornas, Trois contes français du хiiie siècle tirés du recueil des Vies des Pères, Etudes Romanes de Lund, XV, C. W. K. Gleerup, 1968, p. 103-144. Pour les autres contes cités, les références renvoient à l’édition de Félix Lecoy, La Vie des Pères, Paris, Picard, satf, 1987 et 1993, 2 vol.
2 Cf. Paul Bretel, Les Ermites et les moines dans la littérature française du Moyen Age (1150-1250), Paris, Champion, 1995, p. 246.
3 Cf. Jean-Charles Payen, Le Motif du repentir dans la littérature française médiévale (des origines à 1230), Genève, Droz, 1967, p. 525-527 ; Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles) L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991, 2 vol. ; ici, vol. II, « Le schéma triangulaire », p. 649-653.
4 Sur l’origine du récit, voir l’introduction de G. Bornäs, op. cit., p. 25-32.
5 Sur l’auteur de la deuxième partie du recueil, voir G. Bornas, op. cit., p. 15-22.
6 Dans le conte, reclus (v. 701, 827) alterne avec cele (v. 110), avec hermitage (v. 3, 179,508, 529), ou encore loge (v. 851). Il est aussi employé concurremment avec « hermites » (v. 417, 530).
7 P. Bretel, op. cit., p. 412.
8 Dans les Vies des Pères, la retraite des ermites ne fait l’objet que d’une description sommaire, et il y est davantage question de porte que de fenêtre, ce qui tend à prouver qu’ils ne connaissent pas un enfermement total. Cf., par exemple, Haleine v. 3856, Fou v. 225, Brûlure v. 13471.
9 On pense à l’ermite du Chevalier au lion qui par « l’estroite fenestre » de son ermitage troque la venaison apportée par Yvain contre du pain (v. 2843).
10 Il s’agit là d’un mode de vie jugé périlleux. Il est interdit par saint Isidore et le 7e concile de Tolède (646) exige une préparation dans un monastère, celui de Francfort (794) la permission de l’évêque ou de l’abbé.
11 P.L. CLXX, col. 586. Référence citée par Marie-Christine Pouchelle, Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Age. Savoir et imaginaire du corps chez Henri de Mondeville, chirurgien de Philippe le Bel, Paris, Flammarion, 1983, ch. III, « De l’édifice architectural au macrocosme, » p. 207-269 ; ici, p. 209.
12 Jacques Ribard, Le Moyen Age. Littérature et symbolisme, Paris, Champion, Essais, 1984, p. 100.
13 Sur l’imaginaire du temps dans les textes hagiographiques, voir Jean-Pierre Perrot, « Figures du temps et logiques de l’imaginaire en hagiographie médiévale », dans Hagiographie, Revue des Sciences Humaines, n° 251, 1998, p. 57-72.
14 Radu Dragan, La Représentation de l’espace de la société traditionnelle. Les mondes renversés, Paris, L’Harmattan, Connaissance des hommes, 1999, p. 74. Je remercie Sébastien Douchet de m’avoir signalé l’ouvrage de R. Dragan.
15 Ibid., p. 73.
16 Cf. les v. 115-116, 524-543, 646 et 691.
17 Cf. v. 146 « chascun jor », v. 148 « l’endemain », v. 149 « de jor en jor », v. 156«.I.jor», v. 159 « a.I. heure », v. 163 « par nuit », v. 172 « a point », v. 177 « au demain ».
18 Sur le symbolisme du coq, cf. Colette Beaune, « Pour une préhistoire du coq gaulois », dans Moyen Age et histoire politique, Paris, Médiévales, n° 10, 1986, p. 69-80, ici, p. 72. Le coq et la poule sont en outre une monnaie de commerce avec l’autre monde. Cf. R. Dragan, op. cit., p. 64 et 58.
19 Voir pour la maladie les v. 192-194, 263-264 et 267 ; pour la guérison les v. 234, 567.
20 Cette entrée est attestée dans le Godefroy, vol. III, p. 750.
21 Cf. v. 550. La comparaison se trouve dans le conte n° 31, intitulé Sénéchal : l’ermite dont il est question « ausi com un oisiaz en cage/Demoroit en son hermitage » v. 13160-13163.
22 Isidore de Séville voit dans le mot ostium une parenté étymologique avec le mot os, signifiant l’entrée. Isidore de Seville, Etymologies, P. L. LXXXI1, col. 403.
23 L’association de la fenêtre et de l’œil est bien attestée. Voir le passage de l’Escoufle, cité par Tobler-Lommatzsch (III, p. 1715, 17-21) : « Je vi son cuer a la fenestre/De ses iex monter [...] » (v. 3169-70).
24 Marie-Christine Pouchelle, op. cit., p. 207-269.
25 Hildegarde De Bingen, Causae et Curae, P. Kaiser, Liepzig, Teubner, 1903, p. 105. Cité par Marie-Christine Pouchelle, op. cit., p. 249.
26 « La mort monte par nos fenêtres, elle pénètre dans nos belles maisons » (Jérémie, IX, 20). Cité par M.-Ch. Pouchelle, op. cit., p. 253.
27 « Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière. Mais si ton œil est malade, ton corps tout entier sera dans les ténèbres » (Matthieu, 6, 33). L’adjectif saint désigne l’intégrité de l’homme dont le regard est fixé seulement sur Dieu et sur sa loi. Voir aussi Luc, 11, 34-36.
28 Cf. les v. 256-257 et 422.
29 M.-Ch. Pouchelle, op. cit., p. 259.
30 Sur la relation des saints et des animaux, voir la thèse de Jean Bichon, L’Animal dans la littérature française au xiie et au xiiie siècles, Université de Lille III, Service de reproduction des thèses, 1976, 2 vol., p. 95-147, tome I.
31 Sur la configuration des reclusoirs, cf. P. Bretel, op. cit., p. 205.
32 « Le candidat à la réclusion, écrit P. Bretel, est conduit à sa cellule, où il reçoit de l’évêque le sacrement de l’extrême-onction et, tandis que les cloches sonnent le glas, le reclus prend place dans le sépulcre aménagé dans sa cellule, sur lequel le célébrant répand un peu de terre. » Ibid., p. 206.
33 Il existe une connexion entre les piliers du monde chrétien et le jeûne des ermites. Sur les rites de fondation, qui procèdent de l’incorporation d’un objet ou d’un animal, cf. R. Dragan, op. cit., p. 55-63.
34 Comme c’est le cas, par exemple, dans Ivresse, conte n° 35 de la Vie des Pères.
35 C’est ainsi qu’ils s’appellent, cf. les v. 120 et 248.
36 Francis Dubost, op. cit., p. 651.
37 Cf. Jean-Charles Payen, « Pour en finir avec le diable médiéval ou pourquoi poètes et théologiens ont-ils scrupules à croire au démon ? », dans Le diable au Moyen Age (Doctrine, Problèmes moraux, Représentations), Aix-en-Provence, Publication du cuer ma, 1979, p. 401-425.
38 Léo Spitzer, Perlesvaus, compte rendu de l’éd. de W. Nitze du Haut Livre du Graal, dans Modern Language Notes, 53, 1938, p. 604. Référence citée par Jean-Charles Payen, « Le clos et l’ouvert dans la littérature française médiévale et les problèmes de communication (Eléments d’une problématique) », dans Perspectives médiévales, n° 2, novembre 1976, p. 61-72, note 3.
39 Cf. les v. 243-44,532 et 459-473.
Auteur
Université Paul-Valéry – Montpellier III
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