Précédent Suivant

La professionnalisation du travail de recherche

p. 125-144


Texte intégral

1L’existence d’un nombre considérable de textes d’auteurs vietnamiens traitant de la société et de l’homme pose la question sur leurs auteurs et les conditions qui ont rendu possible, dans la société vietnamienne pendant la première moitié du xxe siècle, l’émergence d’une carrière et d’une fonction sociale inédite que représente le chercheur professionnel.

2Pour appréhender les « générations » d’auteurs dans la première moitié du xxe siècle, nous nous appuyons sur l’ouvrage Vietnam du confucianisme au communisme de Trinh Van Thao paru en 1990. Dans cette première étude sociologique de l’intelligentsia vietnamienne à l’époque coloniale, les générations des intellectuels construites et analysées sont celles des conjonctures sociopolitiques de 1862, 1907 et 1925.

3La conjoncture de 1862 s’ouvre sur un processus conduisant à la perte de l’indépendance. La crise de 1862, c’est-à-dire la perte de trois provinces au sud du pays au profit de la France, est vécue et perçue comme celle d’une classe monolithique, la classe des Lettrés confucéens qui se définit par un certain « habitus » dans le respect de l’ordre social et le sens du devoir. La plupart des lettrés mis en vedette au cours de la deuxième moitié du xixe siècle atteignent déjà l’âge de raison (la trentaine) au moment où débute la conquête française. Beaucoup en subissent les conséquences directes : morts aux combats, exécutions ou morts en prison. Si la plupart des lettrés voient leur carrière se briser, quelques-uns (dont les « laissés pour compte » de l’ancienne société) trouvent dans la colonisation une chance inespérée.

4La conjoncture de 1907 consacre la défaite de l’État monarchique vietnamien et la mise en place d’une société dépendante de la volonté étrangère. La génération de 1907 est marquée par la divergence dans la classe lettrée sur les moyens pour atteindre la prospérité du pays, voire son indépendance. Les lettrés modernistes œuvrant dans la légalité, comme les lettrés révolutionnaires exilés à l’étranger, voient cependant les portes se fermer sur eux. Suite à la répression de 1908 et les conséquences qui s’ensuivent, les lettrés tirent leur révérence et quittent la scène politique pour laisser la place à une autre génération formée à l’école de l’Occident.

5La conjoncture de 1925 est marquée par la crise générale de la société coloniale et la multiplication des conflits sociaux, économiques et politiques jusqu’à l’épreuve de force de 1945 qui sera suivie par la guerre d’Indochine. La génération de 1925 fait son entrée dans l’Histoire dans un moment turbulent, suite à la révolution d’Octobre russe et à la crise chinoise. Cette génération est caractérisée par la jeunesse de ses membres et marquée par le passage obligé au sein de l’école franco-indigène.

6 Quant aux auteurs vietnamiens, déjà mentionnés ou présentés, ils évoluent dans les champs spécifiques ayant chacun sa propre logique interne, tout en subissant les contraintes du contexte social et politique dans une société coloniale. Il s’agit de les mettre en relations et d’étudier la trajectoire de chaque auteur dans un champ donné. Replacés dans le contexte de leur génération, ces auteurs semblent représenter, par leurs trajectoires, des contraintes liées aux changements survenus dans la société ou de nouvelles possibilités offertes par la colonisation.

7La première génération d’auteurs correspond à la génération des intellectuels de 1862 confrontée à l’épreuve de la perte de l’indépendance. Les auteurs de cette génération sont ceux qui acceptent la colonisation et ont une connaissance de la culture occidentale de part leur appartenance à la communauté catholique.

8La deuxième génération d’auteurs correspond à la celle de 1907 que l’on peut qualifier de génération du moment moderniste. La colonisation n’étant plus contestée, les auteurs viennent de milieux très divers. On peut voir ainsi apparaître les études sur la culture vietnamienne réalisées par les auteurs du sud partisans de la colonisation, par des hauts mandarins de l’administration de Hue, par des nouveaux diplômés de l’école franco-indigène ou encore par des lettrés contraints de se convertir dans le journalisme.

9La troisième génération est celle de la conjoncture 1925 qui voit des intellectuels formés à l’école occidentale contester le pouvoir colonial. C’est parmi les auteurs de cette génération que l’on voit paraître les premiers chercheurs professionnels, les « annamitisants » de l’EFEO, mais aussi des chercheurs indépendants, en dehors des institutions de recherche et grâce au développement de la presse et de l’édition.

La nouvelle trajectoire « cochinchinoise » pour la génération 1862

10Dans la deuxième moitié du xixe siècle où les lettrés dominent encore la scène intellectuelle et politique, la génération marquée par la conjoncture de 1862 voit apparaître une nouvelle trajectoire. Parmi ces auteurs francophones, francophiles et catholiques, les plus connus sont Pétrus Trương Vĩnh Ký et Paulus Huỳnh Tịnh Của.

11Pétrus Trương Vĩnh Ký (1837-1898), ou Pétrus Ký, l’« érudit cochinchinois », comme l’appelle Jean Bouchot, est né dans le delta du Mékong d’un père militaire converti au catholicisme. Orphelin à huit ans, il est recueilli par des prêtres qui lui enseignent les caractères chinois et le quốc ngữ. Très doué, il est envoyé dans une école au Cambodge à l’âge de onze ans, puis à l’école de Penang des Missions étrangères en Malaisie quatre ans plus tard. Sa collaboration avec l’administration française débute avec la conquête de Saigon et des provinces du Sud. Il participe notamment aux discussions du traité du 5 juin 1862 aboutissant à l’annexion de trois provinces du Sud de l’empire des Nguyễn par la France. Il fait partie de la délégation conduite par le mandarin Phan Thanh Giản en France en 1863 pour négocier le rachat de ces provinces. Lors de ce voyage, il a l’occasion de visiter l’Europe et de rencontrer des personnalités telles que Victor Hugo.

12Après avoir quitté l’administration, ses activités principales sont le journalisme et l’édition. Auteur d’un grand nombre d’ouvrages, il enseigne notamment au Collège des stagiaires chargé de former les administrateurs français pour la Cochinchine. Polyglotte, maîtrisant plusieurs langues étrangères asiatiques et européennes, le latin et le grec, il fait des recherches notamment en linguistique et publie les manuels de langue. Il est auteur d’un Cours de géographie de l’Indochine et d’un manuscrit de 300 pages portant sur le Cambogde.

13Trương Vĩnh Ký s’intéresse notamment à tous les aspects de la vie sociale et culturelle des Viets. La revue mensuelle Thông loại khóa trình (Miscellanées) qu’il édite pour diffuser la nouvelle écriture romanisée, publie un grand nombre de proverbes et chansons populaires, d’expressions régionales et de métiers, ainsi qu’une série d’articles sur les fêtes du calendrier traditionnel. Trương Vĩnh Ký fait paraître un recueil des contes Chuyện đời xưa et retranscrit en quốc ngữ des œuvres de la littérature populaire et savante dont les romans populaires en vers tels que Lục súc tranh công (Les Six Animaux domestiques) et Kim Vân Kiều, le célèbre roman en vers de Nguyễn Du.

14Quant à Paulus Huỳnh Tịnh Của (1834-1907), ou Paulus Của, il est connu comme l’auteur du Đại Nam quốc âm tự vị, le premier dictionnaire de la langue vietnamienne, ou plus précisément de la langue vietnamienne méridionale, paru en deux volumes en 1895 et 1896. Ce dictionnaire, par la richesse de ses entrées, est une des sources pour l’étude du Sud Vietnam au xixe siècle. Né de parents catholiques, il fait également l’école Pinang en Malaisie. En 1861, il est nommé đốc phủ sứ (préfet colonial) et directeur du Bureau des traductions de l’administration française. Comme Trương Vĩnh Ký, il joue un grand rôle dans le premier journal en vietnamien Gia định báo fondé en 1865. Paulus Của s’intéresse également à la littérature populaire : Truyện giải buồn (Histoire pour dissiper l’ennui), publié en 1880 et 1885, Tục ngữ cổ ngữ, gia ngôn (Maximes et proverbes recueillis et commentés), édité en 1897.

15Dans ces deux cas, le travail sur la société et l’homme, en particulier vietnamien, sont directement suscités par le fait colonial. Les demandes de la nouvelle administration confrontée aux problèmes de la gestion des populations autochtones (vietnamienne, mais aussi cambodgienne, chame, laotienne, etc.) conditionnent sans doute l’élaboration de nombreuses études sur la langue, la géographie, l’histoire et la civilisation. Mais on peut sans doute y voir le souci de sauvegarder des traditions et celui de contribuer à la compréhension mutuelle entre les populations. Pour la génération suivante, la crise de l’élite lettrée et le développement des nouvelles études occidentales vont contribuer à l’apparition de nouveaux auteurs.

La diversité de la génération 1907

16Au début du xxe siècle, la colonisation est déjà bien en marche. Les auteurs qui écrivent sur la société vietnamienne font partie d’une génération acquise, d’une façon générale, au statu quo colonial. En Cochinchine, en Annam et au Tonkin, quatre groupes se distinguent néanmoins du point de vue de l’origine géographique, sociale et culturelle.

17En Cochinchine, les auteurs ont la particularité d’être des partisans à part entière de la colonisation et font partie de la notabilité coloniale comme Lê Quang Trinh Jean, Lê Văn Phát et Dương Tấn Tài déjà présentés.

18En Annam, on compte parmi les hauts mandarins plusieurs auteurs dont il faut citer en particulier Thân Trọng Huề et Nguyễn Đình Hòe. Ce dernier a beaucoup écrit dans le Bulletin de l’Association des amis du vieux Hué comme l’on a pu voir. Quant à Thân Trọng Huề (1869-1925), il est une des figures les plus marquantes de l’Indochine. Né dans une famille du haut mandarinat (son père était tổng đốc Thân Trọng Nhiếp), il est devenu oncle de l’empereur Khải Định par alliance. Après les études classiques à Quốc tử giám à Hué, il a été envoyé en France de 1888 à 1895. Il était ainsi camarade, à l’École coloniale, d’un certain Pierre Pasquier, le futur gouverneur général de l’Indochine. En 1903, il fait parvenir à l’empereur une demande de suppression des concours mandarinaux qui sera refusée. Malgré son état de haut mandarin, il est donc lu et apprécié par les lettrés modernistes. À partir de 1921, il est ministre de la guerre et de l’instruction publique. Auteur d’un article portant sur « Le culte des ancêtres » publié dans la Revue des religions à Paris en 1895, il fait plusieurs conférences sur la littérature vietnamienne, notamment à Hanoi à la Société d’enseignement mutuel du Tonkin.

19Au Tonkin, deux trajectoires coexistent. Si les diplômés des premières écoles franco-indigènes prennent le train de la colonisation en marche, l’ensemble des lettrés a quitté la scène publique après la répression en 1908, mais certains se reconvertissent dans les activités culturelles et journalistiques. Le lettré Phan Kế Bính déjà présenté se fait connaître par son ouvrage de synthèse Mœurs et coutumes du Vietnam. Quant aux nouveaux diplômés, Nguyễn Văn Vĩnh et Phạm Quỳnh sont les deux cas exemplaires qui méritent une place particulière, car leurs travaux dépassent largement le cadre des revues qu’ils dirigent.

Nguyễn Văn Vĩnh (1882-1936), « examiner ses défauts »

20Son cas est l’exemple typique d’une trajectoire favorisée par la colonisation. Né à Hanoi, au numéro 46 de la rue Hàng Giấy, le 15 juin 1882, il est le premier enfant d’une fratrie de sept frères et sœurs dans une famille de paysans pauvres. Ses parents vivaient entre leur village natal et Hanoi où ils viennent chercher du travail, l’inondation annuelle rendant impossible la deuxième récolte. À la ville, la famille vit chez une parente du côté maternel, bà Nghè Đại Gia, femme d’un docteur des concours mandarinaux. Cet environnement semble jouer par la suite un certain rôle dans son goût pour les études, notamment pour les études classiques.

21En 1890, âgé de huit ans, il entre au Collège des interprètes comme « garçon aux éventails ». Il s’agit de faire bouger des énormes éventails pour donner un peu de fraîcheur au maître et aux élèves. D’après la légende familiale, du fond de la classe où il actionne les éventails, il suit attentivement les cours. Ce qu’on sait, c’est qu’il est autorisé par le directeur d’Argence à participer, en 1893, aux examens de fin d’études qu’il réussit douzième sur quarante candidats. On lui donne une bourse, à titre exceptionnel en raison de son très jeune âge, pour continuer les études au Collège. En 1896, il sort major du Collège des interprètes à quatorze ans et est nommé secrétaire-interprète à la résidence de Lào Cai. Il est notamment interprète de l’équipe d’ingénieurs pour la construction du chemin de fer Haiphong-Yunnan. Il apprend l’anglais, tout en perfectionnant son français grâce au Petit Larousse illustré, ainsi que les caractères chinois dont il avait déjà quelques connaissances. De 1897 à 1901, il est nommé secrétaire-interprète à la résidence de Haiphong et travaille toujours pour la construction du chemin de fer. En 1899, il écrit ses premiers articles dans Le Courrier de Haiphong

22À partir de 1900, Nguyễn Văn Vĩnh participe activement aux activités de la Société d’enseignement mutuel du Tonkin, à l’annexe de Haiphong, mais aussi au siège de la société à Hanoi, en donnant des conférences, des cours de français et de vulgarisation scientifique. De 1902 à 1905, en tant que secrétaire-interprète à la résidence de Bắc Giang, il est apprécié par le résident Hauser et chargé en réalité du travail du chef du secrétariat. C’est pendant cette période qu’il fait la rencontre avec Trần Tấn Hằng, un Chinois qui tient une boutique de marchandises diverses et des Tân Thư (Nouveaux Livres), ainsi qu’avec Phan Huy Hồ, un lettré lauréat au concours, ami de ce dernier. Il est nommé en 1905 secrétaire-interprète à la mairie de Hanoi suite à la nomination de Hauser au poste de maire.

23Pour l’Exposition coloniale qui a lieu à Marseille de mai à juin 1906, Hauser est chargé d’organiser le pavillon du Tonkin. En tant que secrétaire de la résidence supérieure du Tonkin, Nguyễn Văn Vĩnh séjourne de mars à août 1906 à Marseille où il se renseigne en particulier sur les journaux, comme par exemple Le Petit Marseillais qui tient un pavillon à l’Exposition, sur le travail de journaliste et sur l’imprimerie, ce qui sera déterminant pour la suite de sa carrière. Dans une interview donnée en 1935 à la revue Tin văn (Nouvelles littéraires, n° 1 du 28 juillet), il évoque cette découverte :

En 1906, j’ai fait partie de la délégation qui participait à l’Exposition coloniale de Marseille. Le pavillon du Tonkin jouxte celui du journal Le Petit Marseillais. Le patron de celui-ci, pour faire de la publicité, a fait installer les machines d’imprimerie, la rédaction et le siège du journal dans son pavillon. Tous les jours, en voyant toutes ces activités – les machines, les journalistes qui faisaient les allers retours – j’en avais tellement envie. J’avais l’impression que j’allais adorer ce métier. Toute la journée, je passais les voir et demander des choses et autres ; le patron me renseignait avec patience et gentillesse.

Lors de son séjour en France, parrainé par Hauser, Pierre Vierge journaliste dans Le Petit Marseillais et Lhermite inspecteur de l’Éducation nationale, il adhère à la Ligue des droits de l’homme de Paris. De retour à Hanoi, il participe activement à la création en 1907 de l’école Đông Kinh Nghĩa Thục des lettrés modernistes, y donne des cours de français et des conférences sur divers sujets. Il assure également la direction de la rédaction de Đăng cổ tùng báo, premier journal en vietnamien au Tonkin doublé d’une version en caractères chinois. Cette expérience le décide de quitter l’administration et se lancer dans le journalisme1.

24De 1913 à 1919, il est rédacteur en chef de la revue Đông Dương tạp chí (qui apparaît au début comme un supplément pour les provinces du Tonkin et de l’Annam de Lục tỉnh tân văn). Parmi les nombreuses publications qu’il a créées ou dirigées, signalons le Tân-học văn-tập (Recueil des textes de nouvelles études), supplément de Đông Dương tạp chí animé par des membres de la SEM du Tonkin qui parut de 1914 à 1919. Sa dernière création est la revue Annam nouveau qu’il dirige jusqu’à son départ à la recherche des mines d’or au Laos suite à des difficultés financières. Pendant ce dernier périple, Nguyễn Văn Vĩnh envoie les textes de Một tháng với những người đi tìm vàng (Un mois avec les chercheurs d’or) qui sont publiés dans Annam nouveau du numéro 528 du 8 mars 1936 au numéro 538 du 12 avril 1936. Il meurt le 2 mai 1936 à Tchépone au Laos.

25La réflexion sur la culture et la mentalité vietnamienne est un thème constant dans les écrits de Nguyễn Văn Vĩnh. En 1907, dans la rubrique de Nhời đàn bà (Paroles de femme) dans Đăng cổ tùng báo et sous le pseudonyme féminin de Đào Thị Loan, Nguyễn Văn Vĩnh dénonce déjà les mœurs de la société traditionnelle qui tient la femme pour immature et irresponsable, appelant ainsi à une participation active des femmes à la société (Nguyen Phuong Ngoc, 2009). Il invite les lectrices à mieux voir leurs défauts (le commérage par exemple), à réfléchir sur des traditions surannées (mariages trop précoces, à l’hypocrisie et les dépenses ruineuses des enterrements), ainsi qu’à la relation entre la femme et l’homme dans un couple moderne. Pour la première fois, une enquête est organisée sur la question de la polygamie et qui a suscité, en deux mois, environ trois cents réponses (dont deux signées par les femmes) fournissant des justifications en faveur de cette « coutume » !

26Pour Nguyễn Văn Vĩnh, la connaissance de soi est considérée comme la condition indispensable pour le perfectionnement de l’individu et pour la modernisation de la société. Dans Đông Dương tạp chí, il publie une série d’articles intitulée Xét tật mình (Examiner ses propres défauts) qui porte d’ailleurs en exergue une phrase d’Émile Zola « Tout dire pour tout connaître, pour tout guérir ». Les défauts sont les traits de caractères négatifs (la passivité, le mensonge et l’hypocrisie), ou des mœurs arriérées (le manger et boire, le mépris du travail manuel), ou encore des pratiques à combattre (l’absence de prévision et d’épargne, le doute et la croyance superstitieuse, la convention et manque de sincérité dans la création littéraire et artistique).

27Convaincu qu’il faut moderniser rapidement la société vietnamienne, Nguyễn Văn Vĩnh est virulent par rapport aux mœurs et coutumes qu’il considère comme l’obstacle à la modernité. Sa relation de voyage à la fête annuelle de la Pagode des Parfums en 1914 est exemplaire : en décrivant les croyances du peuple aux miracles concernant les demandes d’enfants, il adopte un ton iconoclaste et s’exclame : « Oh, l’enseignement ! Oh, la civilisation ! venez vite chasser ces superstitions, ces coutumes ridicules ».

28Cependant, Nguyễn Văn Vĩnh ne fait pas que critiquer. Après de nombreux articles dans Đăng cổ tùng báo sur les élections pour le conseil municipal de Hanoi en 1907, il écrit une série d’articles intitulée Phận làm dân (Devoirs du citoyen) dans Đông Dương tạp chí qui explique au lecteur le fonctionnement de l’administration moderne, et surtout son comportement en tant que citoyen responsable, conscient de ses devoirs et obligations. « Ces articles sont les premières leçons de la culture citoyenne qu’un diplômé de la nouvelle école dispense au paysan vietnamien » (Phạm Thế Ngũ 1965, 114).

29Cette attitude de Nguyễn Văn Vĩnh tranche clairement avec celle de Phạm Quỳnh dont le nom lui est souvent associé dans les études sur l’histoire intellectuelle et littéraire vietnamiennes.

Phạm Quỳnh (1892-1945), l’harmonie entre l’Orient et l’Occident

30Phạm Quỳnh est né à Hanoi le 17 décembre 1892 au n° 17 de la rue Jules Ferry (actuellement Hàng Trống) d’un père lettré et bachelier. Orphelin de mère à 9 mois et de son père à 9 ans, il est élevé par sa grand-mère. Il n’a pas suivi les études classiques et sort, en 1908, premier du Collège des interprètes. Il est nommé secrétaire-interprète à l’EFEO et y travaille jusqu’à son départ pour créer la revue Nam Phong en 1917. On a vu que l’École a publié par deux fois ses traductions dans son Bulletin. Sollicité par le gouvernement général, il a traduit en caractères chinois, en collaboration avec le lettré Nguyễn Bá Trác, l’Histoire de la guerre par Hanotaux destinée au public chinois. Rédacteur en chef de la partie en quốc ngữ et du supplément en français de Nam Phong, il est l’âme de la revue jusqu’à sa nomination en tant que ministre à la cour de Hué en 1932. En 1919, est fondée l’AFIMA (Association pour la Formation Intellectuelle et Morale des Annamites) dont il est Secrétaire général. Phạm Quỳnh a une influence considérable sur le milieu intellectuel vietnamien pendant plusieurs années. Outre les nombreuses distinctions honorifiques, il participe activement à des sociétés savantes. Suite à l’organisation très médiatisée en 1924 de la commémoration du poète national Nguyễn Du, l’auteur de Kiêu, par Nam Phong et l’AFIMA, il est l’objet des critiques virulents et un des protagonistes du débat sur le quốc học dans les années 1930.

31À partir de 1932, il entame une carrière politique : ministre chargé de la direction du Cabinet impérial civil (Đổng lý văn phòng ngự tiền) à partir du 11 novembre 1932, il est nommé le 2 mai 1933 ministre de l’Éducation nationale, puis ministre de l’Intérieur le 12 mai 1942 en remplacement de Ngô Đình Diệm. Emprisonné le 23 août 1945 à Hue, il y meurt peu après.

32Auteur prolifique auquel de nombreuses études sont déjà consacrées, Phạm Quỳnh publie plusieurs essais et récits de voyage portant sur la culture vietnamienne traditionnelle et à d’autres populations. À l’opposé de Nguyễn Văn Vĩnh, à propos de la foule des pèlerins affluant chaque année à la Pagode des Parfums, il décrit « l’atmosphère pieuse » dans un lieu d’une beauté « d’un tableau de maître quand le coucher de soleil teinte de rouge et d’or la fumée des encens sortant de la grotte […] et donnant l’impression d’être au Nirvana » (Nam Phong, n° 23, mai 1919).

Vers la professionnalisation de la génération 1925

33La génération de 1925 entièrement formée par l’école franco-indigène et française se caractérise par l’investissement massif dans le domaine culturel, faute de débouchés ailleurs. Le grand nombre d’intellectuels et la concentration à la fois géographique (dans les grandes villes Hanoi, Hué, Saigon) et professionnelle (journalisme et enseignement en général) contribue à expliquer cette vivacité de la vie intellectuelle vietnamienne des années 1930-1940.

34Par rapport aux auteurs qui s’intéressent aux questions de la société et de la culture à « leurs heures perdues » en dehors de leur activité principale, l’apparition d’un petit nombre de personnes qui se spécialisent dans la recherche sur la société et la culture, est un phénomène inédit. Les uns travaillent pour l’École française d’Extrême-Orient, les autres font le métier de journaliste et d’éditeur.

Les « annamitisants » de l’EFEO

35Ce sont les assistants Nguyễn Văn Tố, Trần Văn Giáp, Nguyễn Văn Khoan et Nguyễn Thiệu Lâu, ainsi que Nguyễn Văn Huyên détaché au service de l’EFEO en 1938 et nommé membre scientifique en 1939. Dans ce groupe des « annamitisants » on peut distinguer trois trajectoires différentes qui sont le résultat de cursus scolaires différents.

36Les diplômés de l’enseignement franco-indigène tels que Nguyễn Văn Tố et Nguyễn Văn Khoan (voir sa bibliographie dans Nguyen Phuong Ngoc 2006) débutent comme secrétaires-interprètes avant d’accéder à la recherche. C’est la trajectoire que suit également Ngô Quý Sơn, secrétaire à l’EFEO et membre de l’IIEH.

37On dispose très peu de renseignement sur Ngô Quý Sơn. Grâce aux documents administratifs conservés aux archives de l’EFEO à Paris, on sait qu’il a été instituteur auxiliaire avant d’être embauché au service de l’École le 17 novembre 1927 en tant que secrétaire temporaire au service de comptabilité. Par arrêté du 2 août 1930, il est nommé secrétaire stagiaire. Un an plus tard, il est titularisé par arrêté du 10 septembre 1931 le nommant secrétaire titulaire de 6e classe. Le 15 novembre 1940, il est élu membre de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme (IIEH). Par la décision du directeur de l’EFEO datée du 18 avril 1942, il est affecté au musée Louis Finot, comme adjoint de Guilleminet, pour le classement, la présentation et la conservation des collections. Par la même décision, il est chargé également du fonctionnement du secrétariat de l’IIEH, Guilleminet étant à l’époque secrétaire de l’IIEH. Puis par arrêté du 31 décembre 1944, il est nommé secrétaire de 1e classe. Sa carrière à l’EFEO se déroule normalement jusqu’au 9 mars 1945, date après laquelle on ignore ce qu’il est devenu2. En ce qui concerne la recherche, Ngô Quý Sơn bénéficie de l’ouverture vers les intellectuels indochinois au sein de l’IIEH. Outre deux autres communications, son travail préfacé par Paul Lévy sur les Activités de la société enfantine annamite du Tonkin publié dans le Bulletin de l’IIEH (1943, 85-168) peut être considéré comme la première recherche ethnologique sur le monde enfantin des Viets.

38Les lettrés tel que Trần Văn Giáp peuvent également obtenir le statut d’assistant. Ayant été embauché comme copiste en 1920, Trần Văn Giáp a pu suivre une formation en France et passer l’examen d’accès à la recherche scientifique. Cette trajectoire sera également celle de Trần Hàm Tấn (1887-1957) qui participera à la recherche plus tard, à partir de 1947 dans une EFEO réorganisée.

39Enfin, les diplômés des universités françaises peuvent accéder directement à la fonction de recherche : Nguyễn Văn Huyên, docteur ès lettres de la Sorbonne en 1934, est nommé membre en 1939 et Nguyễn Thiệu Lâu, avec la licence obtenue en 1938 à la Sorbonne, est recruté directement comme assistant journalier sans passer par le concours interne.

40Nguyễn Thiệu Lâu (1916-1967) est né le 4 janvier 1916, deuxième garçon dans une fratrie de cinq enfants. Sa famille se déplace au gré des affectations du père, Nguyễn Thiệu Khuê (Khê) commis aux Travaux Publics (tham sự lục lộ), tout en gardant les liens avec son village natal de Mọc (province Hà Đông, actuellement Hanoi). Malgré le fait d’avoir un grand-père mandarin de l’enseignement (đốc học), il ne lit pas les caractères chinois et fait toute sa scolarité à l’école franco-indigène. Il obtient le baccalauréat en 1935 au lycée du Protectorat où il fait ses études secondaires en externe. En 1936, il se marie et part continuer ses études universitaires en France, selon un schéma bien connu, grâce à sa belle-famille des riches commerçants de la rue Hàng Đường à Hanoi. De 1936 à 1939 il est inscrit à la Sorbonne et suit plusieurs cours d’histoire, de géographie et de littérature3. Licencié ès lettres, il est contraint de rentrer en Indochine à l’approche de la guerre et est nommé professeur de géographie au lycée Khải Định à Hué jusqu’au juin 1941. C’est pendant cette période qu’il commence ses recherches de terrain et se lie d’amitié avec Đào Duy Anh et Léopold Cadière qui l’a publié dans le BAVH. Nommé au Conseil des recherches scientifiques de l’Indochine, il présente, le 14 janvier 1941, une communication sur la formation et l’évolution d’un des deltas d’Annam, celui du fleuve Thu Bồn. Le 16 juin 1941, il est entré en service à l’EFEO en tant qu’assistant journalier, donc non titulaire. Le travail de Nguyễn Thiệu Lâu n’est pas publié par le BEFEO, mais largement communiqué dans le cadre de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme, beaucoup plus ouvert aux jeunes chercheurs. Pendant cette période hanoienne, il enseigne dans des écoles privées et collabore activement à des revues culturelles dont Thanh Nghị dans laquelle il propose un programme de recherche collectif sur le processus de la formation du peuple vietnamien et du peuplement du territoire du nord vers le sud. Après le coup de force le 9 mars 1945, il est emprisonné, avec d’autres intellectuels, par les Japonais dans les caves de la société Shell à Hanoi. Libéré le 19 août 1945, il participe avec enthousiasme à la construction du nouveau Vietnam indépendant et travaille, à partir de septembre 1945, au Comité des étrangers (Ngoại kiều vụ) dépendant directement de la présidence de la République et sous la direction du lettré emblématique Huỳnh Thúc Kháng. Son engagement est comparable à celui de ses anciens collègues à l’EFEO, Nguyễn Văn Tố au poste du ministre de l’Action sociale et Nguyễn Văn Huyên au poste du directeur de l’enseignement supérieur, puis du ministre de l’Éducation nationale. Cependant, après un séjour dans les maquis anti-français, il est rentré à Hanoi le 30 août 1950. Vivant du journalisme et de l’enseignement dans des écoles privées, il écrira encore sur l’histoire vietnamienne, notamment le xixe siècle des Nguyễn, mais ne fera plus de recherche proprement dite4.

Les journalistes et les éditeurs

41En dehors de l’EFEO, le développement de la presse et de l’édition permet l’apparition d’une nouvelle profession libérale, comme on peut le voir à travers les cas de Đào Duy Anh et Nguyễn Đổng Chi qui mènent leurs recherches d’une façon indépendante et qui diffusent leurs résultats dans la presse dans les revues culturelles présentées dans le chapitre précédent, mais également en créant leurs propres maisons d’édition.

42Nguyễn Đổng Chi (1915-1984) est né le 6 janvier 1915 dans la ville de Phan Thiết, mais il est originaire du village Đông Thượng dans la province Hà Tĩnh réputée pour sa tradition lettrée au nord du Centre du Vietnam actuel. Son père, Nguyễn Hiệt Chi (1870- 1935), a été reçu bachelier en 1906 et a participé activement aux actions modernistes. Sa mère, Nguyễn Thị Diên, est issue d’une famille de grands lettrés du même village. De 1923 à 1930, il va à l’école primaire franco-indigène dans des villes différentes en Annam et obtient son brevet à Hà Tĩnh. De 1931 à 1934, il fait ses études secondaires au lycée à Vinh. Il étudie les caractères chinois, avec son père jusqu’en 1935, puis avec un oncle, et acquiert ainsi une solide connaissance de la culture classique sino-vietnamienne. Encore lycéen, il crée une société, Bình An dược phong, qui fabrique et commercialise des médicaments traditionnels. Il commence à écrire et édite une collection pour la jeunesse, Kho sách bạn trẻ, dont cinq volumes sont déjà sortis avant son départ dans les montagnes pour accompagner son frère Nguyễn Kinh Chi, médecin indochinois, muté à Kontum. C’est pendant ce séjour que les deux frères s’intéressent aux ethnies Bahnar et Djarai. Le résultat de cette enquête de terrain et de leurs lectures des auteurs occidentaux dans la bibliothèque de Paul Guilleminet5, est un ouvrage, Mọi Kontum (Les gens de Kontum)6, publié en 1937 à Hué. De 1935 à 1942, revenu à Vinh, Nguyễn Đổng Chi collabore à plusieurs journaux et revues, écrit des nouvelles et des reportages7 et créé une bibliothèque populaire ouverte à tous qui contenait en particulier les ouvrages anciens de la bibliothèque de sa famille8. De 1942 à 1945, il vit à Hanoi par ses activités journalistiques et publie plusieurs ouvrages importants : Việt nam cổ văn học sử (Histoire de la littérature vietnamienne ancienne, 1942) ; Đào Duy Từ (1943), un lettré du xvie siècle ; Hát dặm Nghệ tĩnh (Chants alternés de Nghệ tĩnh, 1944). Pendant cette période, il commence son action militante communiste, engagement qu’il poursuivra dans l’après 1945 dans le domaine culturel et de l’éducation populaire. Comme Đào Duy Anh, Nguyễn Đổng Chi est un des rares auteurs d’avant 1945 qui continuera le travail de recherche, notamment dans le comité Văn - Sử - Địa (Littérature, Histoire, Géographie), ancêtre de l’actuelle Académie des Sciences sociales du Vietnam. Parmi ses nombreuses études d’histoire et de culture populaire, il faut citer le célèbre Kho tàng truyện cổ tích Việt Nam (Trésor des contes vietnamiens) publié en cinq volumes entre 1957 et 19829.

43Đào Duy Anh (1904-1988), historien et lexicographe, est l’exemple type de l’autodidacte. Après avoir fait quelques années d’études de caractères chinois, il est entré à l’école franco-indigène à l’âge de onze ans. Il enseigne dans l’enseignement primaire à partir de 1923 après avoir obtenu un brevet d’études primaires supérieures. Après une période d’activités journalistiques et politiques de 1927 à 1929, il décide de s’orienter entièrement vers le travail d’édition et d’érudition. Outre les livres destinés à diffuser la culture occidentale, il élabore les dictionnaires publiés par sa propre maison d’édition et fait des recherches dans les domaines de l’histoire, littérature et culture du Vietnam. C’est à la lecture régulière de journaux chinois, d’ouvrages et de dictionnaires achetés par correspondance qu’il doit cette culture sino-vietnamienne classique. Il ne prend certainement pas de cours avec un maître, mais pour l’élaboration du premier volume de son dictionnaire chinois-vietnamien, il bénéficie des conseils de Lâm Mậu et de Phan Bội Châu, alors en résidence surveillée à Hue, qui lui en a d’ailleurs écrit la préface.

44Quant à la langue et la littérature vietnamienne, les connaissances de Đào Duy Anh sont dues essentiellement à la lecture des romans en vers populaires et de la revue Nam Phong. Son témoignage est particulièrement important pour comprendre la formation des intellectuels vietnamiens de la génération de 1925 :

J’avais l’occasion d’écouter, de temps à autre, mon maître et ses amis faire des lectures de poésies et de proses en nôm transmises dans la région car, à cette époque, il y avait déjà l’épreuve de quốc ngữ dans le programme des concours […]. Puis à la maison, depuis tout petit j’entendais ma mère réciter par cœur les romans populaires en vers tels que Kiều, Nhị Độ Mai, Tong Tran, Thạch Sanh, Hoàng Trừu, Phạm Công Cúc Hoa, Phương Hoa Phạm Tai […]. Depuis que j’allais à l’école franco-indigène, chaque fois que le libraire ambulant venait au marché du village pour vendre des romans anciens en nôm ou dans la version transcrite en quốc ngữ, je demandais de l’argent pour en acheter […]. Au lycée Quốc Học, bien que je lisais surtout des œuvres littéraires françaises, parfois je discutais avec des amis proches pendant des heures de nos impressions et nos réflexions sur des passages que nous trouvions les plus intéressants de Kiều. Puis notre maître Võ Liêm Sơn, professeur de la langue et littérature vietnamienne, nous lisait de temps à autre des extraits de nouvelles de Nguyễn Bá Học et Phạm Duy Tốn, publiées dans la revue Nam Phong. Ces œuvres ont attisé notre curiosité vis-à-vis de la littérature vietnamienne ; les jours où il n’y avait pas d’école, j’allais chez un parent qui travaille dans l’administration à Hué pour lire Nam Phong auquel il s’abonnait depuis le premier numéro. Au vrai, j’apprenais en autodidacte la langue et littérature vietnamienne grâce essentiellement à la lecture régulière de la revue Nam Phong. Plus tard, à l’époque de mon travail comme instituteur à Đồng Hới, parallèlement à l’étude du français d’après un programme établi, je n’ai jamais abandonné l’étude de la littérature en langue vietnamienne et en caractères chinois et j’utilisais toujours Nam Phong comme l’outil principal (Đào Duy Anh 1989, 18-19).

D’ailleurs c’est précisément la condition de l’autodidacte qui mène Đào Duy Anh à élaborer les dictionnaires. Le Hán Việt từ điển, dictionnaire chinois-vietnamien, puise dans les sources de la culture lettrée, tandis que le Pháp Việt từ điển, dictionnaire français-vietnamien, représente l’ouverture vers le monde occidental et moderne. Leur succès s’explique par le fait qu’ils répondent à une vraie attente d’une élite qui est souvent coupée de la culture savante et populaire traditionnelle :

Au début des années trente, le vietnamien est déjà utilisé couramment dans les journaux, dans des ouvrages, et remplace ainsi complètement les caractères chinois. Une nouvelle littérature est en train de se former, se libérant progressivement du style ancien du début du siècle. Cependant, dans les écoles franco-indigènes, les élèves doivent apprendre essentiellement le français, tandis que le quốc ngữ est considéré comme secondaire. C’est la raison pour laquelle toute une génération de jeunes formés dans ces écoles, est presque coupée de la culture classique basée sur les caractères chinois. Parmi les « Retour de France », nombreux sont « déracinés ». Dans le domaine des sciences sociales en particulier, plusieurs ne peuvent exprimer les nouveaux concepts qu’en français, ne sachant pas comment le dire en langue maternelle. Si dans les années précédant la Première Guerre mondiale, afin de diffuser de nouvelles idées, les lettrés patriotes transcrivaient directement des termes chinois en sino-vietnamien, sans savoir si des mots existaient déjà en vietnamien ou non, dans ces années trente, on est obligé de se parler en français, ce qui limite la connaissance de la culture vietnamienne.
C’est de cette constatation que germe l’idée d’élaborer le dictionnaire chinois-vietnamien. Ce projet se précise avec la contribution de mon épouse qui a la responsabilité essentielle d’inventorier les mots utilisés dans des livres édités par ma maison d’édition Quan hải tùng thư, et en faire des fiches pour préparer mon travail d’explication qui intervient plus tard […]. Parallèlement, je complète avec les ouvrages et les périodiques principaux en quốc ngữ – qui sont en nombre déjà important, pour trier les mots sino-vietnamiens courants. D’autre part, je consulte les ouvrages chinois – notamment les dictionnaires Từ nguyên trung quốc quốc ngữ đại từ điển, Vuong Van tu ngu từ điển, Bạch thoại từ điển – pour ajouter des mots politiques et scientifiques indispensables que la presse vietnamienne n’utilise pas encore. Ce dictionnaire s’intitule « Dictionnaire chinois-vietnamien », mais en réalité tous les termes politiques et scientifiques sont accompagnés par leur équivalent français (ibid., 49-50).

C’est également grâce à la lecture que Đào Duy Anh acquiert une culture française solide. Son Việt Nam văn hóa sử cương (Précis de la civilisation vietnamienne) fait appel à une connaissance approfondie des études orientalistes sur l’histoire et la culture vietnamienne. Đào Duy Anh est un lecteur assidu de la bibliothèque de l’Association des amis du vieux Hué, y fait des conférences sur la littérature vietnamienne et publie des articles sur l’histoire du Vietnam dans son Bulletin10. Par l’intermédiaire de Léopold Cadière, il peut également avoir accès à la bibliothèque de l’EFEO. Đào Duy Anh est sans doute la seule personne en dehors des institutions officielles telles que l’EFEO et l’IIEH qui est en mesure d’engager une collaboration sur un pied d’égalité avec les savants français. Il semble que l’EFEO devait d’ailleurs l’accueillir dans la collection « Textes et Documents » avec sa traduction intégrale et critique de l’ouvrage rédigé en caractères chinois Phủ biên tạp lục (Récits divers d’une mission aux pays limitrophes) par Lê Quí Đôn au XVIIIe siècle11.

45Đào Duy Anh représente la trajectoire d’un chercheur indépendant, alors que Nguyễn Văn Tố et Trần Văn Giáp représentent deux trajectoires possibles dans le cadre de l’EFEO.

Nguyn Văn T (1888-1947), la cheville ouvrière de l’EFEO

46Pendant quarante ans, ce secrétaire-interprète devenu chef du secrétariat administratif et assistant scientifique est un personnage tellement indispensable au fonctionnement de l’EFEO qu’il est surnommé par Paul Mus le « génie du lieu » (Mus 1977, 18).

47Nguyễn Văn Tố est né à Hanoi dans le vieux quartier de la Porte de l’Est (Cửa Đông) en 1888 ou 188912, quatre ou cinq ans après l’instauration du régime du protectorat au Tonkin et en Annam. Les auteurs de Souverains et Notabilités de l’Indochine (1943), comme d’ailleurs les biographies récentes, indiquent qu’il est « fils et petit-fils de lettrés ». Paul Mus parle cependant d’une « famille hanoïenne bourgeoise et ancienne » (Mus 1977, 19). Mais sur ce point, nous n’avons aucune information précise, y compris dans les archives de l’EFEO à Paris. En outre, sa petite-fille (fille unique de son fils aîné), qui habite encore à Hanoi, n’a aucun souvenir des ancêtres13. En revanche, elle indique que la femme de Nguyễn Văn Tố, Vũ Thị Chắt, originaire du village Mọc (Nhân Chính) aux portes de Hanoi, tenait un commerce de métal (recyclage, vente, etc.) dans leur maison familiale de la rue Bát Sứ. Toujours d’après elle, Nguyễn Văn Tố avait deux frères, l’un fonctionnaire et l’autre enseignant. Quant aux enfants, sa fille aînée tenait un commerce et son fils aîné, après avoir probablement étudié au lycée du Protectorat, était parti faire des études dentaires à Toulouse en 1935 et n’était jamais revenu. Son deuxième fils était enseignant en sciences naturelles dans le lycée Chu Van An (ex-lycée du Protectorat) avant de partir dans les années 1990 rejoindre le fils aîné ingénieur au Canada.

48D’après ces maigres renseignements, il nous semble que l’origine lettrée de Nguyễn Văn Tố tient plus de l’imaginaire collectif que de la réalité14. En tout cas, il semblerait qu’on puisse affirmer que la famille de Nguyễn Văn Tố était citadine, commerçante et était établie à Hanoi depuis longtemps15.

49Il semble également que sa connaissance des caractères chinois est acquise par l’autodidaxie. En tout cas, l’embauche de Nguyễn Văn Tố à l’EFEO en 1905 n’est pas liée aux compétences de lettré. Diplômé de fin d’études complémentaires indigènes (Collège des interprètes) à l’âge de 17 ans, il est sélectionné par Alfred Foucher lui-même, alors directeur de l’EFEO en remplacement de Louis Finot. Celui-ci explique au secrétaire général du gouvernement général la nécessité de cette embauche par le souci d’assurer la qualité du personnel indigène : « J’ai pensé qu’il serait bon de prendre au sortir même du Collège des interprètes, un élève qui me fût recommandé par ses maîtres, et qui pût faire chez nous son apprentissage de copiste et de comptable16. » Alfred Foucher a réussi à lui obtenir un poste de secrétaire temporaire en attendant l’examen qui le qualifiera pour un poste de fonctionnaire. En décembre 1905, Nguyễn Văn Tố a été finalement reçu premier à l’examen des secrétaires-interprètes. L’année suivante, il est nommé par l’arrêté de 13 juillet, secrétaire-interprète auxiliaire de 4e classe.

50Nguyễn Văn Tố est donc entré à l’EFEO comme secrétaire-interprète. Il est connu à cette époque comme un des quatre jeunes les plus brillants (des nouvelles études) de Hanoi. On le désigne comme l’un des « Quatre tigres de Tràng An » avec Phạm Duy Tốn, Phạm Quỳnh et Nguyễn Văn Vĩnh (Vu Ngoc Phan 1989, 302). Dans sa carrière à l’EFEO, il gravit tous les échelons et obtient ses promotions à un rythme régulier : commis de 5e classe en novembre 1920, de 4e classe en février 1923, de 2e classe en décembre 1927, etc. En janvier 1930, il est nommé assistant de 1re classe sur son mémoire L’Argot annamite de Hanoi déjà publié par l’EFEO en 1925.

51À partir de 1932 et jusqu’en 1945, il est chargé de la fonction de chef du secrétariat administratif en remplacement de Jean Wilkin parti à la retraite. Ces fonctions lui ont été confiées par décision du directeur de l’EFEO (Archives de l’EFEO, Registre des documents administratifs). Cela l’autorise, par exemple, à « recevoir ou à retirer toutes correspondances postales et à donner décharge de tous chargements ou valeurs adressés à l’École » (décision du directeur de l’École du 11 janvier 1932). Nguyễn Thiệu Lâu, assistant à l’EFEO de 1941 à 1945, se souvient :

Il travaillait toute la journée ; il restait au bureau à midi et ne rentrait chez lui que le soir. Son bureau, petit comme un colombier, se trouve sur un palier. Sur une table énorme se jonchaient des livres en caractères chinois, des livres en français, des manuscrits à lui, des textes dactylo, des épreuves que l’imprimerie lui donnait pour corrections. Un lettré, dans un coin de table, lui traduisait des textes. Il devait souvent accueillir des gens, le directeur Georges Coèdes lui léguant tout ce travail. De même il rédigeait tous les papiers administratifs ; le directeur avait donc toute sa liberté. Le docteur Huard qui venait régulièrement pour emprunter des livres ou demander des documents, me disait alors : « Monsieur Georges Coèdes n’avait rien à faire, c’est Monsieur Tô qui s’occupait de tout. C’est une vérité que tout le monde doit reconnaître » (Nguyễn Thiệu Lâu réédition 1994, 30).

Nguyễn Thiệu Lâu rapporte également les paroles de Georges Coèdes sous la forme d’une boutade : « Si Mr Tô n’est pas là pour m’assister, je préférais être un simple membre qu’être directeur pour ne pas avoir de souci » (ibid., 33).

52Paul Mus, membre de l’EFEO depuis 192717, le connaît bien et reconnaît son rôle essentiel au sein de l’École. En 1930, Paul Mus est chargé des fonctions de secrétaire-bibliothécaire qui « avaient fait de MM. Tô et Khoan [ses] compagnons de travail » :

le génie du lieu [l’EFEO], celui qu’exige, au Viêt-nam, toute construction, paraissait, avec les années, s’être fixé dans un petit homme aux yeux prompts, au visage couperosé, demeuré fidèle à la longue robe droite et au turban nationaux. M. Tô s’est fait lui-même, en servant l’École. On eût à l’époque trouvé sa réplique en marge de toutes les grandes directions de services administratifs, hommes venus du dedans et ayant part à tout. Érudit dans sa langue, dont il a relevé les argots, c’était un correcteur d’épreuves infaillible et la vivante encyclopédie des faits, des idées et de l’usage français ; il se jouait en outre, à la virgule près, de tous nos textes officiels et l’on conçoit qu’une institution, étendue de l’enquête ethnographique, sur le terrain, et de la recherche archéologique jusqu’à la conservation et à la législation des monuments historiques, au sein d’une administration typiquement française, en quarante ans n’en avait pas manqué (Mus 1977, 18).

Les marques de confiance de la direction et des autorités coloniales envers Nguyễn Văn Tố sont nombreuses. Il a reçu des gratifications diverses et de nombreux titres honorifiques : officier d’académie en 1930, décoration de l’Ordre royal du Monisaraphon en 1931, chevalier de la Légion d’honneur en 1942. En quarante ans (1905-1945), sa carrière professionnelle se confond avec l’histoire de l’EFEO dont il est à la fois la cheville ouvrière, mais aussi le lien vivant entre les communautés française et vietnamienne.

53Nguyễn Văn Tố est non seulement chargé du fonctionnement administratif de l’EFEO, mais participe également à la publication de son Bulletin, organe principal et moyen de son rayonnement international. Il s’occupe en particulier de la correction d’épreuves, de l’établissement des index annuels et celui de 1900-1930, de la surveillance de l’impression des publications (BEFEO 1930, 490). Il collabore également à l’établissement de l’index des Travaux de l’Institut anatomique de l’École supérieure de médecine et de pharmacie de l’Indochine (BSEI 1951, 543).

54Selon Nguyễn Thiệu Lâu, il corrigeait non seulement les fautes de langue et de style, mais interviendrait également, pour certains cas, dans l’appréciation du contenu scientifique. À propos des corrections que Nguyễn Văn Tố a fait subir à son texte, Nguyễn Thiệu Lâu rapporte deux cas racontés par Georges Coèdes. Le premier concerne un article de Louis Bezacier, membre de l’EFEO : Nguyễn Văn Tố l’ayant considéré comme de qualité insuffisante (sans parler des fautes de français), Georges Coèdes se serait rangé à son avis et aurait refusé la publication de cet article dans le Bulletin. Le deuxième cas concerne Georges Coèdes lui-même qui avait donné un article à Nguyễn Văn Tố. Dix jours après, d’après Nguyễn Thiệu Lâu, ils ont eu ce dialogue qui résume beaucoup de choses sur le travail et l’atmosphère qui régnait à l’EFEO dans les années 1940 :

– Monsieur le Directeur, avez-vous revu votre article ?
 – Bien évidemment, je l’ai bien corrigé. Qu’y a-t-il ?
 – Il faudrait peut-être encore corriger beaucoup.
 – Ah, j’ai compris, Monsieur To ! Je vous en prie, faites les corrections nécessaires.
Si quelqu’un me critique, ce sera de votre faute ! (Nguyễn Thiệu Lâu réédition 1994, 33).

Il est déjà question à plusieurs reprises du rôle particulièrement important de Nguyễn Văn Tố dans le développement des études vietnamiennes, notamment par son travail de mise en relation des recherches françaises et vietnamiennes par l’intermédiaire des comptes rendus, des articles ou des traductions dans le BEFEO et dans des revues vietnamiennes. La « Chronique » dans le BEFEO de 1933 mentionne le fait qu’il a donné une « une série d’articles en annamite sur les travaux de l’École ». Étant l’un de rares Vietnamiens parfaitement au courant des recherches scientifiques occidentales, il contribue ainsi à la divulgation des résultats de recherches scientifiques occidentales dans le milieu vietnamien et, par la même occasion, à l’apprentissage scientifique des Vietnamiens. Avec d’autres Français et Vietnamiens de l’EFEO et de la faculté de médecine de Hanoi, il participe à la création de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme en 1937.

55En ce qui concerne ses propres recherches, outre l’étude sur l’argot de Hanoi publiée en 1925 et de nombreuses études sur l’histoire et la littérature vietnamiennes anciennes parues dans plusieurs revues, Nguyễn Văn Tố inaugure un domaine négligé jusqu’alors : celui de l’art traditionnel vietnamien.

56Les premiers résultats de ses travaux sur l’art vietnamien sont diffusés par des conférences au musée Louis Finot de 1937 à 1944. Ses conférences dont nous disposons quelques manuscrits, ont pour titre : Sculptures annamites (1937), Animaux dans l’art annamite (1938), La Figure humaine dans l’art annamite (1939), Les Plantes dans l’art annamite (1940), La Pagode annamite (1941), Le Mobilier des pagodes annamites (1942), La Céramique de Dai-la (1943), Objets de culte annamite (1944). Il publie également dans la presse vietnamienne des articles ayant trait à l’art vietnamien. Ces recherches devaient faire l’objet d’un ouvrage sur l’art vietnamien commandé par l’arrêté du 14 septembre 1937 du gouverneur général, mais le livre ne verra pas le jour. Ce sera Louis Bezacier, membre de l’EFEO, qui publiera le premier Essai sur l’art annamite à Hanoi en 1944.

57De fait, le travail de Nguyễn Văn Tố sur l’histoire de l’art vietnamien reste inconnu. Si un spécialiste de l’art peut en être déçu par les manuscrits et les articles de presse disponibles, un historien peut en tirer des renseignements intéressants. En effet, leur lecture peut être éclairée par le contexte culturel et intellectuel du Vietnam des années 1930-1940.

58Dans un article publié en 1932 dans le n° 3 de la revue Đông Thanh avec l’intitulé significatif Mỹ thuật nước nhà (Les Beaux-arts de notre pays), Nguyễn Văn Tố fait un état des lieux des connaissances occidentales avant de revendiquer le statut d’art pour les réalisations vietnamiennes. Après avoir observé que les orientalistes ne voient généralement au Vietnam que des copies de l’art chinois, il souligne que nombre de pièces reconnues d’une grande qualité artistique n’étaient en fait jamais étudiées :

Est-il vrai ? Je pense qu’il est impossible de donner un avis définitif si l’on n’a pas encore étudié toutes les pagodes et tous les temples anciens, toutes les fouilles effectuées au Tonkin ou en Annam. Dans les musées, il y a un nombre incalculable de tôn, tuoc, tro, dâu trouvés au Tonkin ou à Thanh Hoa, estimés unanimement par tous comme des chefs-d’œuvre, mais que personne n’a encore étudiés à fond.

Il revient sur ce point en 1936, à propos de la conférence de Nguyễn Xuân Nghị sur « Les sépultures impériales à Hue » à la SEM du Tonkin, et plaide pour la reconnaissance des artistes vietnamiens :

Sans nier la part qui revient à la Chine dans la genèse des arts annamites, nous ne croyons pas, comme le font beaucoup, que depuis l’époque à laquelle les Nguyen transportèrent le siège de l’empire à Hué jusqu’à l’intervention française, toutes les fois que l’Annam voulait produire une œuvre qui ne fût pas d’une exécution grossière, il se trouvât dans la nécessité de recourir aux artistes chinois, soit mosaïstes et sculpteurs, soit architectes et constructeurs. Nous sommes persuadés, au contraire, que les ouvrages d’architecture doivent être attribués aux artistes nationaux, ceux de porcelaine ou de bronze, à savoir ceux d’un style nettement chinois, exécutés au temps de Ming Mang, à des artistes chinois, réserve faite d’une part très modeste en faveur des artisans d’Annam ; quant aux sculpteurs sur pierre dont la force et le style ne font que rappeler les Chinois, elles sont l’œuvre d’artistes nationaux et en premier lieu d’artistes originaires du Tonkin ou du Nord-Annam (Nguyễn Văn Tố, compte rendu dans l’édition 1942, 128).

Louis Bezacier, en publiant en 1959 les relevés de temples et pagodes vietnamiens, devra également souligner la nécessité de faire des études approfondies et des comparaisons entre l’art vietnamien et l’art chinois afin d’en dégager les ressemblances et les différences :

Les quelques plans réunis dans cet album permettront en outre d’effectuer quelques comparaisons avec les rares plans d’édifices cultuels chinois actuellement publiés. Il sera alors facile de se rendre compte que là aussi, comme en décoration architecturale, et comme nous le montrerons, en charpente, il existe, entre l’art chinois et l’art vietnamien, des différences très nettes de conception qui ne permettent plus de les confondre, bien qu’apparentés (Bezacier 1959, VII).

Dans ses études, Nguyễn Văn Tố entreprend ainsi l’analyse des œuvres d’artisans vietnamiens toujours dans une perspective comparative avec l’art de la Chine, sur un détail (la sculpture, les animaux, les plantes, la figure humaine, le mobilier) ou d’un point de vue plus global (la pagode). La sculpture sur bois, malgré le petit nombre des pièces parvenues au xxe siècle, peut être considérée comme l’art « proprement annamite » (CEFEO, n° 14, 1938, 19).

59Conscient des difficultés dans ce domaine d’études à peine défriché, Nguyễn Văn Tố plaide d’emblée pour un projet collectif en commençant par la collecte et la publication des documents iconographiques :

Si l’on veut étudier les beaux-arts de notre pays, il faut aller voir les pagodes anciennes qui sont les lieux où sont conservées des œuvres du talent vietnamien pour s’imprégner de l’esprit des ancêtres. Nous voulons publier au fur et à mesure les photos des pagodes peu fréquentées (comme la pagode Ninh Phuc au village de But Thap, province de Bac Ninh), ainsi que les photos des objets de culte dans ces pagodes (Nguyễn Văn Tố 1932).

60Il s’efforce d’expliquer la démarche de la recherche scientifique, ainsi que les méthodes de fouilles modernes aux lecteurs. L’attitude scientifique consiste à prendre en compte le style, la qualité d’exécution, et non pas la valeur de la matière (une pierre précieuse mal taillée a moins de valeur artistique qu’une brique bien sculptée), l’intérêt documentaire des pièces abîmées ou faites dans des matériaux de base et les méthodes de fouilles modernes (Nguyễn Văn Tố, Tri Tân, n° 85, 1943, p. 3). En particulier, il considère que la recherche sur l’art vietnamien doit contribuer au développement de la création contemporaine, à la naissance d’un art nouveau et original, libéré des imitations serviles qu’elles soient chinoise ou occidentale. En ce qui concerne le domaine artistique, on peut dire que ce vœu a trouvé sa réalisation dans la fondation de l’École des beaux-arts d’Indochine en 1925 et dans la naissance d’une école de peinture vietnamienne particulièrement dynamique dès les années 1930 : Nguyễn Phan Chánh fait de la peinture sur soie en synthétisant les traditions orientale et occidentale, tandis que Nguyễn Gia Trí met au point la méthode de la laque sur bois qui est devenu un moyen d’expression artistique à part entière18.

Trn Văn Giáp (1898-1973), un lettré diplômé de la Sorbonne

61De dix ans le cadet de Nguyễn Văn Tố, Trần Văn Giáp fait un itinéraire inverse. Fils d’un cử nhân licencié, il poursuit les études classiques jusqu’au concours régional. Le concours de 1915 étant le dernier au Tonkin, il doit se convertir dans les nouvelles études et intègre ainsi l’école franco-indigène. Il semble qu’il ait passé le concours de l’École supérieure de pédagogie, mais des difficultés financières l’obligent à renoncer à ces études. Il s’engage alors comme copiste à l’EFEO en 1920 et sera titularisé lettré cinq ans plus tard. En 1927, envoyé en France en tant que répétiteur de langue vietnamienne à l’École des langues orientales, il est chargé en outre d’une mission de recherche bibliographique pour l’EFEO par la décision du 27 octobre 1927 (Registre des documents administratifs, Archives de l’EFEO).

62Parallèlement à son travail de répétiteur, il suit les cours de l’École pratique des hautes études de la Sorbonne (Section des sciences historiques, philologiques et religieuses) et de l’Institut des hautes études chinoises de Paris (Section de Bibliographie). Il suit également le cours de civilisation chinoise à la faculté des lettres de Paris, le cours de phonétique expérimentale au Collège de France, ainsi qu’à l’École des langues orientales, les cours de phonétique et linguistique, d’ethnologie, de bibliothèque et d’histoire d’Extrême-Orient. En 1930, il soutient deux mémoires, l’un sur l’histoire du bouddhisme au Vietnam, et l’autre est une étude bibliographique des sources vietnamiennes. Ces recherches seront publiées sous le titre de Le Bouddhisme en Annam, de l’origine au xiiie siècle dans BEFEO en 1932 et Les Chapitres bibliographiques de Lê Qui Dôn et de Phan Huy Chu dans BSEI en 1938. D’autre part, il poursuit une étude du vietnamien comparé avec d’autres langues indochinoises et devra, à son retour, participer à une enquête linguistique importante en Indochine.

63En septembre 1931, il arrive à Saigon et est réintégré dans le cadre de l’EFEO à la fin de l’année. Par arrêté du 13 octobre 1931, il est autorisé à se présenter à l’examen ouvrant accès à l’assistanat scientifique de l’École. Le 5 février 1932, il est nommé assistant de 5e classe après avoir soutenu avec succès le mémoire sur l’histoire du bouddhisme au Vietnam. Il se spécialise ensuite dans les études bouddhiques et s’intéresse à l’histoire, mais aussi les pratiques observées dans des pagodes et lors des cérémonies.

64Parallèlement, il travaille dans le domaine bibliographique : participation à l’élaboration de l’Inventaire du fonds chinois de l’EFEO, à la campagne d’estampage des stèles du Nord, comptes rendus sur des ouvrages concernant le bouddhisme.

65Trần Văn Giáp s’intéresse également à d’autres domaines de recherche dans le cadre de l’IIEH et dans des revues en langue vietnamienne. Son « Essai sommaire sur les concours au Vietnam de l’origine à l’année 1918 » publié dans le BAFIMA est salué ainsi par Maurice Durand :

Excellent article qui résume clairement un sujet souvent traité. M. Tran-van-Giap expose l’histoire des concours depuis le premier concours civil qui eut lieu sous Ly Nhân-tông (1075) jusqu’au dernier concours de 1918. Il traite du programme, de l’organisation, des centres de concours, etc., donne des exemples de compositions rédigées par des candidats heureux. Sa bibliographie est excellente et son chapitre sur les concours militaires originaux. Quelques clichés de l’École française d’Extrême-Orient illustrent cette étude (Durand 1948).

Figure emblématique de l’intelligentsia vietnamienne, avec deux solides formations classique et occidentale, Trần Văn Giáp élabore, en collaboration avec Nguyễn Văn Huyên, alors déjà nommé membre de l’EFEO, le projet d’un enseignement extrême-oriental pour l’enseignement secondaire franco-indochinois. L’arrêté du 5 mai 1942 instituant l’enseignement des humanités extrême-orientales dans les lycées est un tournant dans la reconnaissance de la culture savante chinoise et de la culture vietnamienne :

Article premier. – Un enseignement classique extrême-oriental est institué en Indochine pour compter de la rentrée scolaire 1942-1943 dans les établissements d’enseignement secondaire indochinois suivants :
Lycée du Protectorat, à Hanoi,
Lycée Khai Dinh, à Hue,
Lycée Petrus-Ky, à Saigon.
Art. 2. – L’enseignement classique extrême-oriental a pour objet l’étude des caractères de la langue et de la littérature classique chinoise et sino-annamite.
Art. 3 – Cet enseignement sera donné dans les deux cycles de l’enseignement secondaire et sera sanctionné par une épreuve au Brevet de capacité colonial correspondant au Baccalauréat métropolitain.
Toutefois, en 1942-1943, cet enseignement sera donné seulement dans la classe de 6e créée à cet effet et qui prendra le nom de 6e classique extrême-oriental.

De l’élaboration du projet jusqu’au programme détaillé et à la mise en place de cet enseignement, Trần Văn Giáp et Nguyễn Văn Huyên travaillent de concert. Tous deux chercheurs reconnus, ils sont également membres actifs de plusieurs associations allant de l’AFIMA des notables jusqu’à l’Association pour la diffusion du quốc ngữ infiltrée par des communistes. Tous deux appartiennent d’ailleurs au haut mandarinat : Trần Văn Giáp a pour beau-père le tổng đốc chef de province Đoàn Triển, et Nguyễn Văn Huyên compte deux tổng đốc dans sa famille, son beau-père Vi Văn Định et son beau-frère Phan Kế Toại.

66Après 1945, Trần Văn Giáp sera le seul parmi le groupe des « annamitisants » vietnamiens de l’EFEO à continuer l’activité scientifique. À travers son travail et son enseignement, il représente une sorte de trait d’union entre les traditions intellectuelles française et vietnamienne. Georges Boudarel, en abordant l’héritage de l’EFEO, voit dans sa trajectoire la continuité entre la tradition orientaliste de l’EFEO et les recherches menées au Vietnam indépendant :

Cet héritage, ce sont aussi des inventaires et des travaux par rapport auxquels la nouvelle école vietnamienne s’est définie, souvent en contradiction, mais parfois aussi, surtout dans les domaines les plus neutres nationalement et politiquement, en osmose et en continuité. Par-dessus tout, le pont entre l’EFEO des années 1940 et les spécialistes hanoiens d’aujourd’hui, ce furent les hommes. L’École avait formé des chercheurs du pays. Une poignée au sens littéral du mot : on pouvait les compter sur les doigts d’une main […].
[…] en 1945, les plus célèbres des spécialistes vietnamiens de l’EFEO se rallient avec enthousiasme au gouvernement de Hồ Chí Minh. Autrement dit, ceux dont on retrouve le nom dans toutes les bibliographies françaises consacrées au Vietnam : Nguyễn Văn Tố, Nguyễn Văn Huyên, Trần Văn Giáp. Les deux premiers furent même projetés plus ou moins rapidement au premier plan de la politique, à des postes ministériels. Le troisième demeura dans la recherche et assura la continuité (Boudarel 1987, 9).

En 1957-1959, c’est Trần Văn Giáp qui s’occupera du transfert des fonds de l’EFEO (fonds des caractères chinois, nôm, quốc ngữ, fonds iconographique et d’estampages, etc.). La trajectoire de Trần Văn Giáp, typique de la reconversion culturelle des lettrés vietnamiens, au même titre que la trajectoire de Nguyễn Văn Tố, exemple du contact franco-vietnamien au début du xxe siècle dans le milieu urbain, sont le résultat d’un long processus de transformation que l’élite intellectuelle vietnamienne réalise depuis le début de la colonisation française.

67Trần Văn Giáp, comme Đào Duy Anh et Nguyễn Đổng Chi, par leur travail de recherche personnel, ainsi que par les cours dispensés dans le cadre de l’enseignement supérieur, symbolisent le trait d’union entre les cultures sino-vietnamienne, vietnamienne et française. Après l’indépendance du Vietnam, ces chercheurs contribuent d’une façon décisive au développement des sciences sociales et humaines au Vietnam, par ailleurs sous la direction de Nguyễn Văn Huyên, leur collègue à l’EFEO devenu ministre de l’Éducation nationale du Vietnam indépendant à partir de novembre 1946, la veille de la guerre d’Indochine.

Notes de bas de page

1 Il est vraisemblable que cela soit possible suite à un arrangement entre Hauser, maire de Hanoi, et F. H. Schneider qui avait un contrat d’exclusivité d’imprimerie avec le gouvernement général.

2 Ngô Quý Sơn ne figure pas dans la liste des collaborateurs disparus de l’EFEO, établie par Paul Lévy dans son rapport sur la période d’avril 1947 à août 1948.

3 Selon sa biographie donnée dans le recueil Quốc sử tạp lục publié en 1969, Nguyễn Thiệu Lâu a obtenu les licences en histoire moderne et contemporaine (1937), géographie économique, géographie, et géographie coloniale (1938), littérature française (1939). Dans un document de l’EFEO, il est mentionné licencié ès lettres (Certificats d’études supplémentaires de littérature française, d’histoire et de géographie).

4 À la fin de 1954, Nguyễn Thiệu Lâu a quitté le Hanoi des communistes pour s’installer à Saigon. Il enseignait à la Faculté des Lettres et collaborait à plusieurs revues intellectuelles saigonnaises dont Bách Khoa (1958-1960). Il était expert au ministère de l’Information et responsable des rubriques hebdomadaire sur histoire et géographie à la radio. De 1965 à 1967, il vivait chez son frère aîné Nguyễn Thiệu Giốc à Vientiane au Laos. Le 19 août 1967, il a décédé après une grève de faim de cinquante jours à l’hôpital Saint-Paul de Saigon.

5 Le futur secrétaire de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme, alors résident de Kontum, écrit d’ailleurs une préface à l’ouvrage des deux frères.

6 Les auteurs précisent dans la préface que le mot « mọi », traduit couramment par « sauvage », prend une connotation négative dans la langue vietnamienne, mais chez les ethnies qu’ils étudient, il est utilisé pour se désigner et signifie donc « homme ».

7 Le recueil Yêu đời (Aimer la vie) paru en 1935 sous la signature Nguyễn Trần Ai (prix de la revue Tiểu thuyết thứ hai, Roman du lundi) et le roman réaliste Túp lều nát (La cabane miteuse) publié en 1937 qui lui vaut une interrogation de la Sûreté de Hà Tĩnh en raison de son pseudonyme (Trần Ai peut en effet dire « plaindre ce monde ci-bas »).

8 Cette bibliothèque sera malheureusement détruite pendant la guerre d’Indochine, comme beaucoup d’autres bibliothèques privées vietnamiennes.

9 Pour plus de renseignements, cf. Nguyễn Đổng Chi, l’ouvrage qui lui est consacré paru en 1997.

10 Mais il n’en est probablement pas membre, car son nom ne se trouve dans aucune une liste de membres, bien qu’il soit présent dans certaines réunions de l’association (BAVH, octobre-décembre 1937 et janvier 1938).

11 Achevée en 1945, cette traduction en français ne verra pas le jour, car la bibliothèque et les manuscrits de Đào Duy Anh seront détruits en 1946 lors de leur transport à Hanoi en train suite à un bombardement (Đào Duy Anh 1989, 116). Après 1945, Đào Duy Anh continue à faire de la recherche tout en transmettant son savoir à la jeune génération. Dans le maquis, pendant la guerre d’Indochine, il travaille au Département d’histoire puis, pour des raisons de santé, rejoint Thanh Hóa où il enseigne l’histoire aux classes préparatoires de l’université. Il participe à la réorganisation de l’École supérieure pédagogique et à la création de l’université de Hanoi de 1954 à 1955. À l’Institut d’histoire, il est chargé de faire notamment des traductions annotées d’ouvrages en caractères chinois et nôm, puis à la retraite à partir de 1966 il continue à mener des recherches personnelles sur l’histoire et la littérature vietnamiennes.

12 La date retenue couramment est celle de 1889. La fiche de l’état de service de Nguyễn Văn Tố, conservée à l’EFEO, en date de 1906 donne sa date de naissance le 17 février 1888.

13 Entretien le 1er octobre 2001 avec Nguyễn Thị Thành Yên (née en 1933) fille de Nguyễn Văn Bảo et Nguyễn Thị Thành (1915-1991)

14 Cela est normal au Vietnam où les ancêtres doivent souvent se plier aux exigences de l’époque. Trinh Van Thao souligne par exemple, à propos des compagnons de route de Hồ Chí Minh, les omissions des biographes ou des intéressés eux-mêmes relatives aux fonctions mandarinales du père (Trinh Van Thao 2004, 57-111).

15 Toujours d’après Paul Mus qui évoque, à propos des deuils portés mais pendant peu de temps par Nguyễn Văn Tố, « un homme quelque peu isolé, dans une parenté étendue mais lâche. C’est le cas, en ce pays, de plus d’une famille citadine, séparée des assises villageoises » (Mus 1977, 19)

16 ANOM, Indochine, 1500. En effet, contrairement à ce que pensait le directeur de l’EFEO et l’intéressé lui-même, le diplôme de fin d’études complémentaires indigènes ne suffisait pas pour intégrer les cadres de l’administration. Le directeur de l’EFEO a dû faire des courriers invoquant les compétences du jeune secrétaire et de la nécessité de l’EFEO d’avoir un personnel de qualité.

17 Paul Mus a passé son enfance en Indochine, ses parents étant tous les deux enseignants dans les établissements de Hanoi (son père Cyprien Mus était directeur du lycée Albert Sarraut dans les années 1920). Il est devenu membre temporaire de l’EFEO en 1927, membre permanent en 1937. Il a été par deux fois directeur par intérim : de mai 1933 à février 1934 ; de juin à novembre 1939.

18 Sur l’École des beaux-arts d’Indochine et la première génération des peintres vietnamiens modernes, cf. les catalogues d’expositions, ainsi que Nadine André-Pallois 1997.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.