Les textes
p. 89-124
Texte intégral
1Dans ce chapitre nous nous proposons de donner un aperçu des écrits, publiés ou prononcés dans la première moitié du xxe siècle en langues vietnamienne ou française, par des auteurs vietnamiens qui s’intéressent à l’homme, à la société et à la culture des Viets, des populations habitant sur le territoire actuel du Vietnam, ainsi que d’autres populations dans la région ou dans le monde. Ce recensement ne prétend nullement à l’exhaustivité. Les contraintes étaient nombreuses, car mises à part les publications les plus connues dont le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient d’ailleurs disponible en ligne seulement depuis quelques années, les textes étaient souvent difficilement accessibles. Le contenu de certains textes, en particulier des conférences, ne nous parvient que par des résumés ou des comptes rendus.
2Un travail de recensement plus complet exige un travail collectif et de longue haleine. Depuis une dizaine d’années, on peut se féliciter des initiatives de publication, au Vietnam en particulier, de sources et d’élaboration d’outils de recherche. Des recueils thématiques d’articles de presse de l’époque d’avant 1945 sont publiés, par exemple les articles de Nguyễn Văn Tố sur l’histoire du Vietnam Đại Nam dật sử : sử ta so với sử Tàu, le recueil Tri Tân phê bình văn học réunissant les articles de critique littéraire publiés dans la revue Tri Tân, le recueil Tri Tân, truyện và ký des nouvelles et des essais publiés dans la même revue, etc. Certaines revues sont désormais pourvues d’index analytiques : c’est le cas des revues Nam Phong, Tri Tân et Thanh Nghị. Ces trois revues sont d’ailleurs disponibles, depuis quelques années, en version intégrale sous forme de CD-Rom. Nam Phong (1917-1934) est rééditée en 2009 par les soins de Viện Việt Học (Institut d’études vietnamiennes) aux États-Unis. Tri Tân et Thanh Nghị, les deux revues parues de 1941 à 1945, sont rééditées en 2009 par le centre Hanoi de l’École française d’Extrême-Orient dans la collection des « Documents pour servir à l’histoire de l’Asie » incluant quelques autres rééditions intégrales des revues en langue vietnamienne sous forme de CD-Rom. Espérons que cet effort de publication des sources sera poursuivi afin de mettre à disposition de la communauté scientifique les documents pour l’histoire du Vietnam dans la première moitié du xxe siècle.
3Nous tâcherons ici de donner un aperçu de l’état des lieux de la production de textes à caractère anthropologique qui couvre globalement les années de 1900 à 1945. Malgré les contraintes mentionnées, on peut dégager une vue générale sur cette production vietnamienne à l’époque française, à la fois du point de vue quanti tatif et qualitatif. Elle intègre principalement trois champs distincts qui se superpo sent partiellement : le champ orientaliste en Indochine qui comprend les institutions de recherche et les associations érudites, le champ universitaire en France et en Indochine avec les thèses soutenues pendant cette période, et enfin, le champ culturel vietnamien avec les publications et les revues en langues vietnamienne et française.
Le champ orientaliste en Indochine
4On a pu voir que, jusqu’à 1945, l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) y occupe la position dominante à laquelle est associé, à partir de 1938, l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme (IIEH). Les sociétés savantes telles que la Société d’études indochinoises (SEI) et l’Association des amis du vieux Hué (AAVH) se trouvent en position dominée dans ce champ fortement structuré.
5Ici il faut mentionner l’existence du Conseil des recherches scientifiques, créé par l’arrêté du 25 mars 1928, et celle du Conseil de recherches et études historiques, juridiques et sociales (CREHJS) créé par l’arrêté du 18 novembre 1943. Chargés d’orienter les recherches scientifiques en Indochine, ils ont suscité un certain nombre de travaux, bien que le plus souvent non publiés. Nguyễn Thiệu Lâu, alors assistant à l’EFEO, y fait en 1941 un exposé Sur la formation d’une plaine maritime ; la plaine de Song Thu Bon. Nguyễn Văn Huyên, membre scientifique de l’EFEO, a communiqué sur les rites de demande de pluie dans la société vietnamienne dans l’histoire et à l’époque contemporaine.
6À côté de la SEI et l’AAVH qui sont les plus connues, d’autres sociétés savantes existent en Indochine. L’Association des amis du vieux Hanoi, créée en 1930, organise des conférences, des expositions et des excursions sur des sites pittoresques ou historiques. Elle a organisé notamment une exposition sur les objets de l’époque Đại La trouvés sur le territoire de Hanoi dont Nguyễn Văn Tố rend compte dans son article Les Traces de la citadelle de Đại La publié dans Đông Thanh en 1932. La Société de géographie, dont l’ancêtre était la section indochinoise de la Société de géographie commerciale de Paris qui fonctionnait au Tonkin de 1908 à 1914, est fondée le 26 novembre 1921 avec l’objectif « de favoriser par des conférences, excursions, publications et tout autre moyen le développement des connaissances concernant la géographie, l’ethnographie, l’histoire et les antiquités de l’Indochine et des pays voisins » (BEFEO 1921, 367). Son premier président est d’ailleurs Louis Finot, directeur de l’EFEO. La société édite un Bulletin à partir de 1922, ainsi que les Cahiers qui publient certaines conférences in extenso, mais dont nous ne disposons que quelques numéros. On sait cependant que la Société accueille des auteurs vietnamiens : la conférence de Phạm Quỳnh, par ailleurs futur vice-président de la société en 1931, sur « Le paysan tonkinois à travers le parler populaire » est parue dans les Cahiers de 1930 ; Nguyễn Văn Huyên publie, dans les Cahiers de 1938, un article sur « Les fêtes de Phu Dong » qui fait d’ailleurs partie de son programme de recherche sur le culte des génies tutélaires villageois au sein de l’EFEO.
L’École française d’Extrême-Orient (1900-1945)
7L’EFEO dispose essentiellement, comme moyen de diffusion des résultats de ses travaux, d’un Bulletin et des Publications dont une collection « Documents et textes d’Indochine ». Les conférences qui se tiennent régulièrement depuis 1935 au musée Louis Finot les lundis à 18 heures de septembre jusqu’à mai selon le rythme universitaire, sont organisées par la Société des amis de l’EFEO avec l’objectif de faire connaître à un public averti les travaux en cours au sein de l’École. Parmi les membres de cette Société, on trouve peu de Vietnamiens. On peut citer, par exemple, Võ Nguyên Giáp, à l’époque professeur de l’école privée Thăng Long (CEFEO n° 9, 1936, 30), ce qui est peut-être à l’origine de l’erreur selon laquelle le futur général Giáp travaillait à l’EFEO (Pierre Singaravelou 1999, 180-181), d’autant qu’il a un homonyme, Trần Văn Giáp, effectivement assistant à l’École. Les conférences au musée Louis Finot sont publiées sous forme de résumé ou in extenso dans les Cahiers trimestriels qui se proposent d’être le lien entre la communauté savante et le public, mais aussi entre les membres de l’EFEO souvent en mission (CEFEO 1934, n° 1).
8En marge de ces publications et conférences, l’EFEO participe régulièrement à des colloques scientifiques, mais aussi à des manifestations destinées au grand public telles que les foires expositions, par exemple celle de Saigon qui s’est tenue du 20 décembre 1942 au 20 février 1943 et pendant laquelle des membres de l’EFEO ont fait des exposés de vulgarisation scientifique.
9Quant à la participation vietnamienne à la recherche scientifique au sein de l’institution jusqu’en 1945, la liste suivante permet d’avoir un aperçu de son évolution. Sauf indication contraire, il s’agit des articles publiés dans le Bulletin de l’EFEO :
- Đỗ Thận, Une Version annamite du conte de Cendrillon.
- Phạm Quỳnh, Nhân nguyệt vấn đáp. Dialogue entre l’homme et la lune, poème annamite.
- Phạm Quỳnh, Deux Oraisons funèbres en annamite.
- Nguyễn Văn Tố, L’Argot annamite de Hanoi (publié dans un volume édité à l’occasion du 25e anniversaire de l’École).
- Nguyễn Văn Khoan, Essai sur le dinh et le culte du génie tutélaire des villages au Tonkin.
- Trần Văn Giáp, Le Bouddhisme en Annam des origines au xiiie siècle.
- Nguyễn Văn Khoan, Le Repêchage de l’âme, avec une note sur les hon et phach d’après les croyances tonkinoises actuelles.
- Nguyễn Văn Huyên, Contribution à l’étude d’un génie tutélaire annamite : Li Phuc Man.
- Trần Văn Giáp, Note sur la bannière de l’âme. À propos d’une cérémonie bouddhique à la mémoire des victimes du « Phénix ».
- Nguyễn Văn Huyên, Les Chants et les danses d’ải-Lao aux fêtes de Phù-Đổng (Bắc-Ninh)
- Nguyễn Văn Huyên, Recueil des chants de mariage Thô de Lang Son et de Cao Bang (précédé d’une « Introduction à l’étude du chu-nôm thô ») (volume séparé édité dans les Publications de l’EFEO).
Le premier auteur vietnamien publié par l’EFEO est Đỗ Thận, alors secrétaire à l’École, qui propose la traduction d’une version du célèbre conte Tấm Cám. Pour les orientalistes, il s’agit alors d’un conte répandu dans toute l’Indochine dont de nombreuses versions ont été traduites en français par G. Dumotier, A. Landes, A. Leclère, E.-M. Durand. Ils y voient un épisode qui ne paraît être connu ailleurs que dans une légende gréco-égyptienne (BEFEO 1921, 277). Ce travail a donc pour objectif de fournir des documents aux savants occidentaux comme l’explique le traducteur :
Le conte des « Deux sœurs Tam et Cam » rappelle singulièrement, dans l’une de ses parties, le conte de Cendrillon, si populaire en Occident : il est donc de nature à intéresser les folkloristes. Je l’ai noté, sans rien changer, tel qu’il sort des lèvres de nos grands-mères (BEFEO 1907, 101).
Les contributions de Phạm Quỳnh, alors secrétaire de l’EFEO avant de quitter l’institution pour créer la revue Nam Phong, sont les traductions annotées des textes littéraires d’auteurs vietnamiens rédigés en caractères nôm et chinois. Le traducteur précise ses sources et les procédés utilisés pour établir sa version et mentionne les variantes existantes.
10L’Argot annamite de Hanoi de Nguyễn Văn Tố, alors commis à l’École, est la première étude originale. Il s’agit d’une étude ethnologique et linguistique de milieux particuliers : voleurs, marchands de poissons, marchands de porcs, marchands de buffle, chauffeurs, élèves, employés de bureaux, joueurs, chanteuses et tirailleurs. C’est ce travail qui vaudra à Nguyễn Văn Tố la nomination au poste d’assistant en janvier 1930 après l’entrée en vigueur de l’arrêté du 7 octobre 1929.
11De 1930 à 1945, sept articles de deux assistants et un membre vietnamiens ont été publiés par l’EFEO. L’étude Essai sur le dinh de Nguyễn Văn Khoan ouvre un nouveau domaine de recherche, bien que l’importance du culte du génie tutélaire a déjà été remarquée par des orientalistes français dont Dumoutier et Giran. Cet Essai est considéré comme « la monographie la plus documentée en son genre » (Lê Văn Hảo 1962, 46) et reste un classique des études vietnamiennes. Pour la première fois un chercheur révèle l’existence des hèm :
pendant les cérémonies célébrées à l’occasion de la grande fête (vào đám), un rite rappelle les traits saillants de la vie du génie. On organise ainsi une scène de combat pour un dieu guerrier (village de Phu-dông), une scène de cambriolage pour un génie voleur (village de Lông-khê). Ce rite appelé hèm en annamite et très souvent tenu secret, est un des traits essentiels des cultes communaux ; le négliger serait compromettre la prospérité du village. Il se célèbre le plus souvent la nuit quand il rappelle un fait peu honorable (nous verrons que c’est souvent le cas), tandis qu’il est célébré au grand jour quand il rappelle une vertu ou un acte de bravoure. Le hèm se traduit souvent par des offrandes et l’emploi d’un mobilier cultuel tout à fait inattendus. On dit que le village de Cô-nhue, phủ de Hoai-duc (Hà-dông), adore un vidangeur comme génie tutélaire : parmi les objets de culte figurent un panier (cái thùng) et une paire de pincettes (cái cặp). Les pincettes servent à ramasser des excréments et le panier à les recueillir. Lors de l’accomplissement de ce rite particulier, des bananes épluchées sont dispersées sur des nattes, figurant les excréments, et le cai đám en prend quelques-unes pour les mettre dans le panier […].
Le hèm s’observe surtout dans le langage : prononcer le nom du génie est absolument interdit. Si, dans la conversation, des mots homonymes sont nécessaires pour exprimer une idée, on en modifie la prononciation ou même on leur substitue un synonyme (BEFEO 1930, 123-124)1.
L’étude des hèm est importante en ce sens qu’elle est capitale pour comprendre les pratiques culturelles et cultuelles populaires des Viets, le plus souvent cachées sous un vernis confucéen plus ou moins épais :
Jusqu’ici les auteurs qui ont traité du culte des génies protecteurs de villages, se sont surtout attachés à nous en décrire les diverses cérémonies officielles. Celles-ci, qui se répètent partout à peu près de la même façon, n’en constituent cependant que la manifestation extérieure, calquée en quelque sorte sur les grandes cérémonies d’État (du Nam-giao et des Van-miêu). Derrière cette forme officielle, s’en cache une autre certainement plus ancienne et, selon nous, beaucoup plus intéressante : la célébration du hèm ou rite secret. Elle doit être la survivance de rites antiques, et son étude nous révélerait l’originalité propre de chaque génie. C’est précisément cette partie du culte qui a été négligée […].
Certes, les quelques hèm que nous avons signalés ci-dessus peuvent paraître singuliers ; mais, nous tenons à le dire, ils ne constituent qu’une infime partie des hèm existants ; et ce ne sont peut-être pas les plus curieux. Il en existe sans doute bien d’autres que seule une enquête méthodique et persévérante pourrait amener à découvrir.
L’étude approfondie des hèm est malaisée, par suite du manque de documents et de la crainte qu’ont les habitants de voir s’exercer contre eux la vengeance des génies dont ils oseraient révéler les rites secrets. Mais nous ne pensons pas qu’elle soit impossible. Elle demande surtout beaucoup de patience. Il faut beaucoup de temps pour enquêter sur place, recueillir toutes les traditions orales et observer les mœurs des habitants, puis les contrôler en tâchant d’obtenir des villages intéressés l’autorisation d’assister aux rites secrets qu’ils accomplissent en l’honneur de leurs génies. Cette enquête est d’autant plus urgente qu’à l’heure actuelle, sous la poussée des idées nouvelles, on a tendance à tout moderniser, même les rites (BEFEO 1931, 137-139).
Un programme de recherche sur ce sujet a vu le jour au sein de l’EFEO à partir de 1938, notamment par une enquête sur le culte des génies tutélaires villageois et par les recherches de Nguyễn Văn Huyên. Cependant il n’a pas pu être mené à son terme. En conséquence, nous n’avons que très peu de renseignements sur les hèm, ces rites « paillards et animistes », maintenant totalement disparus de la campagne vietnamienne :
Aujourd’hui, et c’est un drame pour l’historien, nous ignorons presque tout des cultes populaires vietnamiens, mais certains travaux laissent cependant penser qu’ils étaient très liés au substrat culturel ancien (par exemple, la proportion de divinités féminines y est importante) (Papin 1999, 82).
En dehors des publications, les « annamitisants » vietnamiens de l’EFEO, Nguyễn Văn Khoan excepté, font régulièrement des conférences au musée Louis Finot sur leurs recherches en cours. De 1937 à 1944, trente-huit communications ont été présentées :
– Par Nguyễn Thiệu Lâu, assistant journalier à partir de 1941 :
Le port et la ville de Faifo au xviie siècle, 1942.
Les origines de Hue, 1943.
– par Nguyễn Văn Huyên, membre scientifique à partir de 1939 :
Le mariage dans le Haut-Tonkin, 1937.
Le problème de la paysannerie annamite au Tonkin, 1937.
Une bataille céleste dans la tradition annamite. La fête de Phu Dong, 1938.
Imagerie populaire, 1938.
Recherches sur la vie religieuse dans le Haut-Tonkin. I. Un panthéon taoïste.
II. Guérisons miraculeuses, 1939.
Le peuplement et l’habitation de la province de Lang Son, 1940.
Le costume annamite : son évolution et son sens social, 1940.
Une enquête sur l’habitation en Indochine, 1941.
Les types de l’habitation rurale annamite, 1941.
La naissance de l’École des Magiciens du Noi Dao en Annam, 1943.
Les Man du Tonkin et leur habitation, 1943.
Recherches sur les coutumiers annamites, 1944.
– par Nguyễn Văn Tố, assistant à partir de 1930 :
Sculptures annamites, 1937.
Animaux dans l’art annamite, 1938.
La figure humaine dans l’art annamite, 1939.
Les plantes dans l’art annamite, 1940.
La pagode annamite, 1941.
Le mobilier des pagodes annamites, 1942.
La céramique de Dai-la, 1943.
Objets de culte annamite, 1944.
– par Trần Văn Giáp, assistant à partir de 1932 :
Autour des stèles de Van Miêu de Hanoi, 1940.
Relation d’une ambassade annamite en Chine, 1941.
La vie d’un mandarin annamite du xvie siècle d’après une stèle funéraire découverte dans la région de Dông son à Thanh hoa, 1941.
Les empereurs d’Annam et le bouddhisme, 1942.
Les deux sources du bouddhisme annamite. Ses rapports avec l’Inde et la Chine, 1942.
Ces conférences, dont les comptes rendus sont publiés notamment par les Cahiers de l’EFEO et dont nous disposons de quelques textes dactylographiés, donnent un état des lieux des chantiers de recherche ouverts au sein de l’EFEO par les chercheurs vietnamiens : pratiques religieuses populaires des Viets habitants de la plaine comme d’ethnies minoritaires des montagnes du Nord, organisation villageoise des Viets, géographie historique, art traditionnel vietnamien et l’histoire du bouddhisme au Vietnam.
12On peut ainsi constater que la participation des Vietnamiens connaît un tournant avec l’accès à la recherche scientifique instauré en 1929 : la plupart de la production vietnamienne se réalise de 1930 à 1945.
13À la fin des années 1930, l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme est devenu, à côté de l’EFEO, un autre haut lieu de production scientifique.
L’Institut indochinois pour l’étude de l’homme (1938-1945)
14L’IIEH se présente comme un lieu de rassemblement des disciplines ayant en commun l’homme en tant qu’objet d’étude. Les travaux de ses membres s’intéressent donc à l’homme tout autant qu’un être physique qu’un être social et culturel. Son Bulletin publie les résumés ou les textes de certaines communications ; d’autres communications sont mentionnées dans les comptes rendus des réunions (Nguyen Phuong Ngoc 2004, 482-484). Le dépouillement du Bulletin permet d’établir une liste des communications relevant de l’anthropologie sociale et culturelle. Entre 1938 et 1944, neuf auteurs vietnamiens (par ordre alphabétique) proposent les travaux suivants :
Ngô Đình Nhu
La Fête de l’Ouverture du Printemps à Hanoi sous les Lê postérieurs, 1941.
Ngô Quý Sơn
Les interdits au Tonkin, 1940.
Contribution à la démonologie annamite. Les thần trùng (chen tch’ong), 1941.
Activités de la société enfantine annamite du Tonkin, 1943.
Réponse à une note de R.P. Cadière sur les thần trùng, 1943.
Nguyễn Thiệu Lâu
Introduction à l’étude démographique des plaines maritimes de l’Annam, 1941.
Les étangs desséchés de la région de Muong Man, 1942.
Notes sur quelques villages qui meurent ou qui ressuscitent, 1943.
Natalité, mortalité et accroissement de la population dans le nord de la plaine de Nghê An, 1943.
La population cham du Sud-Annam s’accroît-elle ?, 1943.
À propos de la communication du R.P. Doquet, 1943.
Nguyễn Văn Huyên
Une source d’étude démographique des communes annamites du Tonkin, 1938.
De l’institution des castes dans la commune annamite, 1938.
Notes à propos de l’étude du Professeur Veyre sur le tatouage au Tonkin, 1938.
L’enterrement de l’heure néfaste dans la croyance annamite2, 1939.
Attribution du nom dans la famille impériale d’Annam, 1939.
Un coutumier annamite, 1939.
Histoire de la fondation d’une commune annamite au Tonkin, 1940.
À propos d’une carte de répartition des génies tutélaires dans la province de Bac-ninh (Tonkin), 1940.
Invocation aux Immortels, 1941.
Note à propos d’une chanson enfantine annamite, 1943.
Nguyễn Văn Khoan
Croyances tonkinoises relatives à la protection de l’enfance :
I. La vente des enfants ·aux génies (bán khoán), 1938 ;
II. Le don de l’enfant à une personne étrangère, 1939 ;
III. Des heures néfastes pour les enfants, 1940.
De la prestation de serment chez les Annamites, 1942.
Nguyễn Văn Lành
Pratiques et croyances laotiennes concernant la grossesse et l’accouchement. La métempsycose laotienne et une pratique qui s’y rattache, le « Sou Khouan », 1942.
Nguyễn Văn Tố
La pratique du changement de nom chez les Annamites, 1938.
À propos des chants et de jeux d’enfants annamites, 1943.
Une version annamite de l’homme qui comprend le langage des animaux, 1943.
La région de Diễn-châu d’après les documents chinois et annamites, 1943.
Noms de lieux cam-annamites, 1943.
Les tombeaux đống dans le delta du Tonkin, 1943.
Nguyễn Xuân Chữ
Le génie de l’hôpital Yersin, 1943.
Trần Văn Giáp
Présentation d’un manuscrit man tiên illustré (avec A. Bigot), 1938.
Une réglette géomantique utilisées pour la mensuration des portes (avec J.-Y. Clayes), 1938.
Un système divinatoire pour la recherche des moments fastes et néfastes dans la tradition populaire de l’Annam : le bốc đũa, la divination par baguettes, 1939.
Le domaine des croyances et pratiques religieuses populaires et celui de la culture populaire en général intéressent presque tous les auteurs. Des sources écrites continuent à intéresser Nguyễn Văn Tố et Trần Văn Giáp. Le dernier fait d’ailleurs une incursion dans un autre domaine que celui des Viets avec un manuscrit mán tiền. Nguyễn Văn Huyên et Nguyễn Thiệu Lâu travaillent dans la même direction : l’étude de l’organisation du village viêt par le premier participe à une réflexion globale sur le peuplement du territoire et sur la formation de l’État, alors que les recherches de géographie humaine par le deuxième ont pour terrain la région autour de Hué et défrichent un domaine encore vierge.
15Quant aux travaux en anthropologie physique, ils permettent de comprendre l’état d’esprit général de l’IIEH. Sous la direction du Dr Pierre Huard, une petite équipe produit une quantité non négligeable de connaissances :
Đỗ Xuân Hợp
Indice et forme du détroit supérieur dans les bassins osseux des femmes annamites, 1940.
Recherches sur le fémur chez les Annamites, 1940.
Le tibia chez les Annamites, 1940.
Adaptation des os des membres inférieurs des Annamites à la marche et à la position accroupie, 1941.
À la recherche du canon artistique de la femme annamite (avec P. Huard), 1941.
Recherches sur l’importance numérique des Européens et des Eurasiens (avec P. Huard), 1942.
Croissance staturale des écoliers et des écolières à Hanoi, 1942.
Étude de deux crânes moï, 1942.
Nouvelle étude des crânes moï, 1943.
La croissance des écoliers et des écolières annamites à Hanoi, 1943.
Recherches sur le pied des Annamites, 1943.
Nguyen Binh Nghien
Les glandes surrénales chez les Annamites (avec Đỗ Xuân Hợp), 1940.
Nguyễn Xuân Nguyên
Étiologie et fréquence de la cataracte au Tonkin d’après 58922 observations, 1938.
Recherches sur 159 cerveaux de Tonkinois (avec P. Huard), 1938.
Sur une canne divinatoire de Paklay, 1940.
Sur les divers aspects de la mendicité au Tonkin, 1942.
Procédés sino-annamites d’expertises médico-légales, 1942.
Études statistiques de 11395 naissances survenues à l’Hôpital du Protectorat à Hanoi de 1930 à 1935, 1942.
Enquêtes démographiques sur deux agglomérations annamites. Pyramides d’âge, 1942.
Phạm Biểu Tâm
Étude anatomique et anthropologique de l’omoplate chez les Annamites (avec Đỗ Xuân Hợp), 1942.
L’humérus des Annamites (avec Đỗ Xuân Hợp), 1942.
Đỗ Xuân Hợp, l’auteur le plus actif, soutient sa thèse de doctorat en médecine Recherches sur le système osseux des Annamites en 1944 à Hanoi. Toujours à l’école de Médecine de Hanoi, Nguyễn Xuân Nguyên a déjà soutenu sa thèse en 1935 et Nguyễn Binh Nghien en 1939. L’IIEH peut être considéré comme un laboratoire de recherche.
16Le fait remarquable est le passage de l’anthropologie physique à l’anthropologie sociale et culturelle effectué par Đỗ Xuân Hợp et Nguyễn Xuân Nguyên. Le docteur Pierre Huard lui-même écrira, en collaboration avec Maurice Durand, Connaissance du Vietnam, l’ouvrage de synthèse le plus connu sur la culture vietnamienne publié en 1954 par l’EFEO à Hanoi.
17Dans le cadre de l’IIEH, les chercheurs vietnamiens ne s’intéressent plus uniquement aux Viets, mais également à d’autres populations indochinoises. Les recherches sur la culture populaire complètent ainsi les études classiques axées prioritairement sur la culture savante.
La Société d’études indochinoises (1883-1945)
18La participation vietnamienne aux activités de la Société d’études indochinoises (SEI) peut être considérée sur la base des articles publiés dans son Bulletin. La SEI, comme les sociétés savantes en général, organisait les conférences et activités diverses, mais leur prise en compte est malaisée. Les « Tables du Bulletin de la SEI, 1883-1971 » établies par Roger Metaye en 1971 permettent d’établir la liste d’auteurs vietnamiens suivante en combinant l’ordre alphabétique et l’ordre chronologique en tenant compte de la date de la première contribution :
Tran Nguyen Hanh
De la préparation en Cochinchine des fromages de pâte de haricots, 1885.
Trương Vĩnh Ký
Écriture en Annam (extrait de l’Annam politique et social), 1888.
La dengue (trad. par A. Chéon), 1888.
Voyage au Tonkin en 1876 (trad. par Truong Vinh Tong), 1929.
Contes d’autrefois (trad. par Truong Vinh Tong), 1932.
Lettre au Dr. A. Chavannes (correspondance inédite en latin), 1934.
Huỳnh Tịnh Của
Recueil de formules annamites, 1888.
Préface (in Vingt-quatre traits de piété filiale), trad. par Tran Ba Tho, 1908.
Nguyen Trong Quan
Notice sur les fonderies en cuivre à Cho-Quan, 1888.
Nguyen Van Sanh
Vocabulaire annamite-français (avec Duplat), 1900.
Nguyen Khac Huê
Notice sur le « Banh-ngoi » (gâteau-tuile), 1902.
De Hanoi à la Porte de Chine (Impressions de voyage au Tonquin), 1903.
L’opinion d’un Annamite de l’école française, 1916-1917.
Tran Quan Thuan
Notice sur la pagode appelée Wott-Préas Buinn Muc en cambodgien et Chua Phat bôn mat en annamite, 1904.
Tran Van Hanh
Inscription de la montagne de Vinh te (Chau- doc), 1904.
Lê Văn Phát
La vie intime d’un Annamite de Cochinchine et ses croyances vulgaires, 1906.
Introduction des caractères chinois dans le programme de l’enseignement indigène en Indo-Chine, 1908.
Nguyen Van Hai
Biographie de Châu-van-Tiep, Général de Gia Long, 1910.
Mai Thanh Cong
Mémoire laissé à la postérité comme expression d’adieux et rédigé pendant sa dernière maladie (trad. par Nguyen Khac Hue), 1911.
Bui Quang Chieu
La question de la sériciculture en Cochinchine, 1912.
Tran Khac Ky
Se soumettre aux rites ou respect à la loi (Nouveau poème) (traduction), 1918. Nguyen Van Xuan
Le poisson batailleur, 1919.
Le cri-cri, 1920.
Luong Khac Ninh
Le théâtre annamite, 1928.
Dang Duc Sieu
Hélas (Discours en l’honneur du Maréchal Vo Tanh) (trad. et notes par Nguyen Phu Hanh), 1929.
Bui Quang Nghia
Kim-tach Ky-duyen (L’Union merveilleuse de Kim et de Tach) (transcription par Bui Quang Nhon, traduction par P. Midan), 1934.
Nguyen Van Lien
La langue annamite dans ses tendances actuelles, 1934.
Nguyen Trung Thu, Nguyen Van Chau et Serène
Note sur une visite à Paoulo-Cécir de mer, 1938.
Trần Văn Giáp
Les chapitres bibliographiques de Lê Quy Dôn et Phan Huy Chu, 1938.
Relation d’une ambassade annamite en Chine au xviiie siècle, 1941.
Ca Văn Thỉnh
Le mandarin Doan-van « pacificateur » de l’Ouest (1794-1884), 1941.
Le Van Phuc
La vie et la mort du maréchal Nguyen-van-Thieng, vice-roi du Tonkin sous Gia Long, 1941.
Phan-Thanh-Gian (1796-1867) et sa famille, d’après quelques documents annamites (trad. et annoté avec P. Daudin), 1941.
Errata à Phan-Thanh-Gian, 1941.
Doan Quan Tan
Bibliographie, 1943.
Vuong Hong Sen
Les bleus de Hue à décor Ma-Hac (Note sur quelques porcelaines de Chine fabriquées dans le début du xixe siècle, à l’usage de la cour d’Annam), 1944.
On voit que le BSEI publie très peu d’auteurs vietnamiens. Trois périodes se dessinent assez nettement : la fin du XIXe siècle (1885-1899), de 1900 à 1925 et, enfin, seize articles publiés entre 1925 et 1945.
19En général, ce ne sont pas les études originales. Les traductions (documents, textes littéraires) ou les rééditions sont nombreuses et occupent la moitié environ. Trương Vĩnh Ký et Huỳnh Tịnh Của, « érudits cochinchinois » réputés, sont curieusement quasiment absents : les cinq titres au nom du premier sont tous des rééditions et traductions, et les deux textes signés au nom du deuxième sont mineurs. Dans l’ensemble, ce sont plutôt des notices et des notes rédigées sur un aspect pittoresque de l’environnement quotidien. La « petite étude » de Nguyen Khac Huê, professeur de Bên Tre, sur les « gâteaux-tuiles » est publiée en 1902 justement pour sa « saveur exotique ». Jusqu’aux années 1930, on ne peut pratiquement noter que deux contributions originales réalisées par Le Van Phat et Duong Tan Tai.
20Lê Văn Phát (1872-1925) est l’auteur d’une étude conséquente sur « La vie intime d’un Annamite de Cochinchine et ses croyances vulgaires » (BSEI 1906, 3-142). Il est distingué par A. Brébion dans le Dictionnaire de bio-bibliographie générale, ancienne et moderne de l’Indochine française pour ses textes portant sur les croyances et la littérature populaires des Viets. Lê Văn Phát est originaire de Sa dec dans le delta du Mékong et son grand-père, le censeur impérial Lê Luong, était partisan de la collaboration avec la France. Diplômé en 1887 du collège Chasseloup-Laubat à Saigon, il accompagne, en tant qu’interprète, les troupes françaises dans la campagne de pacification du Tonkin de 1888 à 1889. Il fait une carrière d’administrateur brillante et est nommé đốc phủ sứ (préfet de province) en 1924. En 1906, il fait des conférences à l’Exposition de Marseille sur les mœurs et coutumes vietnamiennes. Il publie Contes et légendes du pays d’Annam en 1913 et Légende du ver à soie en 1924.
21Dương Tấn Tài (1898- ?) est l’auteur de l’ouvrage La Part de l’encens et du feu publié en 1932. Né à Go Công, il fait ses études au collège Chasseloup-Laubat puis à l’École supérieure de droit et d’administration de l’université d’Indochine. Nommé chef du bureau du gouvernement de la Cochinchine (1921) il devient tri huyện (chef de district) en 1926, puis đốc phủ sứ (préfet de province) en 1935. Naturalisé français en 1934, il est membre du Conseil d’Administration de la région Saigon-Cholon et membre de la Commission de rédaction du code civil annamite (1936-1937). Lauréat de l’Académie française, de l’Académie des sciences morales et politiques, il est également membre de plusieurs sociétés savantes dont la Société d’ethnographie de Paris. La Part de l’encens et du feu publié à Saigon dans un volume de 373 pages est le résultat d’une série de ses conférences faites en 1927 à la SEI.
22Dans l’histoire de la participation vietnamienne aux travaux de la SEI, un tournant intervient à la fin des années 1930. Deux études bibliographiques et historiques de Trần Văn Giáp, assistant à l’EFEO, sont publiées par le BSEI et viennent ainsi compléter la Bibliographie annamite publiée par Émile Gaspardonne dans le BEFEO en 1934. On peut signaler également la présence de Vương Hồng Sển qui sera reconnu comme un des meilleurs érudits du sud, notamment dans le domaine de l’histoire de l’art. Par rapport à la SEI, l’Association des Amis du Vieux Hue associe beaucoup plus les Vietnamiens dans ses recherches.
L’Association des amis du Vieux Hue (1914-1945)
23L’Association des Amis du Vieux Hue (AAVH) est sans doute la société savante indochinoise la plus connue. L’ensemble de la revue est facilement accessible grâce à sa réédition sous forme de CD-Rom par le Centre Hanoi de l’EFEO. Dans l’ouvrage publié en 2005, Laurent Dartigues a également établi une liste des auteurs vietnamiens accueillis dans le Bulletin de l’AAVH.
24On peut ainsi voir que, durant les six premières années, une place conséquente est accordée aux auteurs vietnamiens : sept contributions en moyenne par an avec un pic de dix-sept articles en 1916. Pendant la décennie suivante, de 1921 à 1928, la participation vietnamienne connaît une baisse spectaculaire avec moins d’un article en moyenne par an. Cette baisse continue jusqu’en 1939 avant de remonter légèrement avec plus de deux articles par an en moyenne.
25Comme c’est le cas pour la SEI, la proportion de traductions dans la production vietnamienne est importante jusqu’à la fin des années 1930. Il s’agit souvent de textes officiels portant sur les rites émanant des ministères vietnamiens : par exemple, le texte « L’ambassade chinoise qui conféra l’investiture à Tu Duc » publié en 1916 est une traduction de documents fournis par le ministre des Rites et le texte de Le Khac Thu publié en 1927 sous le titre de « Renseignements sur le Temple de « L’illustre Fidélité » Hien Trung Tu » est une traduction de documents fournis par les régents de l’empire).
26Certains textes écrits en caractères chinois par les lettrés vietnamiens représentent un intérêt majeur pour l’étude de l’histoire du Vietnam : par exemple, le journal de L’ambassade de Phan Thanh Giản est traduit en 1919 par Ngô Đình Diệm (futur président de la République du Vietnam, alors encore élève de l’École des mandarins Hậu Bổ) et par Tran Xuan Toan en 1921.
27La traduction concerne également des œuvres littéraires savantes ou populaires : des poésies écrites par des empereurs des Nguyễn ou des romans en vers dont le Hoa Tiên, « poème annamite » présenté et traduit par Nguyễn Tiến Lãng en 1938.
28Le cas de Nguyễn Đình Hòe (1866-1942) est exemplaire. Né à Quang Nam dans une famille de mandarin militaire, il a fait ses études au collège Chasseloup-Laubat à Saigon. En 1880, il a accompagné, en tant qu’interprète, les troupes de Nguyễn Thân dans la répression de la révolte anti-française dirigée par Phan Đình Phùng. De 1892 à 1900, il servait comme interprète à la Résidence supérieure d’Annam et enseignait le français au collège Quốc học à Hue. Directeur de l’École pédagogique franco-indigène de 1901 à 1911, il dirigeait, de 1911 à 1917 l’École des mandarins Hậu Bổ avant d’être nommé ministre des Rites en 1923 (Nguyễn Q. Thắng, Nguyễn Bá Thế 1999, 1236). Membre actif de l’AAVH, il publie un grand nombre d’articles dans le Bulletin sur la région de Hué dont on peut citer la « Note sur les pins du Nam Giao (Esplanade des sacrifices) » et « La pagode de l’éléphant qui barrit, miêu Voi rè » en 1914, « Les barques royales et mandarinales dans le vieux Hué » et « Quelques renseignements sur les familles de Chaigneau et de Vannier » en 1916. Il signe, avec le docteur Sallet, une Enumération des pagodes et des lieux de culte de Hué en 1914 et une étude, avec Léopold Cadière, sur Quelques coins de la citadelle de Hué en 1922.
29Le rapport entre les membres vietnamiens et membres français de l’association peut être considéré en termes de répartition hiérarchisée des tâches :
En ce qui concerne les rapports de coopération savante, les hauts mandarins sont toutefois assignés dans un cadre de stricte séparation des tâches. Dans une allocution au gouverneur général Brévié, Léopold Cadière met certes en avant la « collaboration étroite » nouée avec les Annamites, mais il indique aussitôt que ceux-ci ont la charge de rechercher des documents et de les traduire, alors que les Français les utilisent ou bien donnent le « dernier coup de polissoir » à des formes un peu « relâchées ». Signalons également que dans un rapport publié dans le B.A.V.H. de 1915, le père Cadière se félicite de la « collaboration annamite » qui permet une « riche moisson » de « renseignements » d’histoire générale ou locale. Le prêtre ajoute que les lettrés sont effectivement les plus aptes à utiliser les ouvrages annamites conservés dans les archives de la Cour ou bien jalousement gardés par les familles ou par les bonzes. La fonction des collaborateurs vietnamiens consiste donc aussi à ouvrir les portes, ils restent encore une fois perçus en terme d’instrument au service du travail de connaissance des savants français (Laurent Dartigues 2001, 313).
Concernant la présence vietnamienne à l’AAVH, les années 1940 voient un changement décisif. Nguyễn Thiệu Lâu, alors professeur au lycée Khải Định avant de devenir assistant à l’EFEO, publie en 1941 un article sur des immigrés chinois « La formation et l’évolution du village de Minh Huong (Faifo) ». Đào Duy Anh propose trois études historiques à partir de nouvelles sources : « Pho Lo, première colonie chinoise du Thua Thiên » et « Les colonnes de bronze de Ma Viên » en 1943 ; « Les grandes familles de l’Annam : S.E. Trân Tiên Thanh » en 1944.
30Il semble que cette évolution est liée directement à la composition des membres vietnamiens de l’association et à leurs caractéristiques sociologiques. Basée dans la capitale royale, l’AAVH est avant tout une « petite association savante locale » qui se consacre à la région de Hué. La proximité de la Cour royale explique une particularité de l’association : « neuf membres vietnamiens sur dix appartenaient au monde du haut mandarinat central qui était employé à la Cour » (Philippe Papin, préface à la réédition en 1998). C’est seulement après 1936 que l’on voit arriver de nouveaux membres issus de l’enseignement franco-indigène, riches commerçants et, surtout, des professions libérales.
31La fin des années 1930 constitue donc la charnière d’un double point de vue : d’une part, le haut mandarinat formé à l’école traditionnelle laisse la place aux nouveaux membres non mandarins et formés à l’école franco-indigène ; d’autre part, le partage des tâches évolue d’un rôle secondaire de collecte de renseignements à la production de connaissances. Ce changement n’est possible que grâce à l’instauration et le développement d’une école d’un type nouveau.
Les travaux universitaires
32L’instauration d’un nouvel enseignement en Cochinchine dans la deuxième moitié du xixe siècle, puis dans l’ensemble des « pays annamites » à partir de 1917 a pour résultat la formation d’un certain nombre de docteurs et de diplômés de grandes écoles. Ces travaux de thèse contribuent, à des degrés divers, à l’accumulation des connaissances et au développement des sciences de l’homme et de la société.
33Cette production au sommet de l’édifice universitaire doit être complétée par les travaux qui ont pu être menés dans d’autres lieux de l’enseignement public indochinois. Dans certaines écoles professionnelles, les travaux menés par des professeurs et des élèves peuvent s’avérer d’une grande valeur documentaire. L’étude de l’art traditionnel vietnamien est, par exemple, bien présente dans des écoles d’art appliqué. En Cochinchine, des élèves de l’École d’art de Gia Dinh ont réalisé, sous la direction de J. B. Besson, l’ouvrage Ornements sino-annamites, publié en 1935, et Monographie dessinée de l’Indochine en trois volumes (Cochinchine en 1935 ; Tonkin et Annam en 1938). À Hanoi, plusieurs relevés de pagodes, de temples et de monuments dans le Nord ont été effectués par des dessinateurs de l’EFEO et des élèves de l’École des beaux-arts de l’Indochine. Aucun de ces relevés n’est publié, mais on peut en avoir une idée à partir des relevés du temple du génie tutélaire au village Dinh Bang, effectués à l’occasion de l’Exposition coloniale de Paris en 1931 et intégrés par Louis Bezacier dans les Relevés des monuments anciens du Nord Viêt-Nam :
Cet album groupe neuf planches de grand format, dessinées avec une précision admirable par les élèves de l’École des beaux-arts de l’Indochine à Ha-noi, et en particulier par M. Cong-van-Trung, sous la direction de Charles Batteur (Louis Bezacier 1959, IV).
34Quant aux travaux universitaires, jusqu’à 1945, 307 thèses ont été soutenues par les Vietnamiens dans des universités en France et en Indochine, parmi lesquelles on compte 252 thèses de médecine, 4 de pharmacie, 43 de droit, 4 de lettres, et 4 de sciences. Ces chiffres sont obtenus du dépouillement du Catalogue des thèses et écrits académiques qui ne prend pas en compte les mémoires soutenues dans les grandes écoles :
Le premier doctorat est obtenu en 1911 à Montpellier. Cette thèse de médecine intitulée Croyances et pratiques médicales sino-annamites est soutenue par Le Quang Trinh Jean (1883- ?). D’après sa notice dans les Souverains et notabilités d’Indochine, il est né dans la province de Bến Tre d’une famille de grands propriétaires terriens. Son père est đốc phủ sứ (préfet de province) naturalisé français. De 1901 à 1913, il a fait ses études secondaires, puis supérieures en France. En 1914, de retour en Indochine, il a été nommé directeur de l’Institut vaccinogène à Tran Ninh. Il a participé aux opérations militaires dans le Haut-Tonkin et le Haut-Laos (1915-1916), puis en tant qu’officier pendant la Première Guerre mondiale (1917-1918). À partir des années 1920, il a entamé une carrière dans la vie politique (membre du Conseil colonial, Grand Conseil des intérêts économiques et financiers de l’Indochine, etc.), dans le journalisme (il dirige Le Progrès annamite, Văn minh, Tân Tiến) et dans la vie sociale (membre fondateur des associations diverses dont l’Amicale des journalistes cochinchinois, l’Association des Vietnamiens naturalisés français en Cochinchine). Après la soutenance de sa thèse et sa publication dans la Revue indochinoise à Hanoi de février à mai 1912, il n’a probablement pas réalisé d’autres études.
35Sur les 307 thèses soutenues, le nombre de thèses en médecine est écrasant (82 %). C’est en effet dans le secteur de la santé, nécessaire pour assurer la main-d’œuvre indispensable à la mise en valeur économique de la colonie, que les débouchés sont les plus nombreux. L’École de médecine de Hanoi est d’ailleurs la filière la plus ancienne de l’université indochinoise et la seule qui dispense les enseignements jusqu’au niveau de doctorat. En 1935, les premières thèses de doctorat en médecine ont été soutenues à Hanoi. En espace de dix ans, Hanoi a formé 140 docteurs en médecine (45 % du total de 307 docteurs et 55 % sur le total des 252 docteurs en médecine).
36Un certain nombre de thèses de médecine s’intéresse à la médecine traditionnelle chinoise et vietnamienne, ou aux divers aspects de la culture vietnamienne. Vu Ngoc Huynh étudie par exemple Le Laquage des dents en Indochine, thèse soutenue à Hanoi en 1937. Les problèmes sociaux retiennent également l’attention : Vu Cong Hoe parle Du suicide dans la société annamite (Hanoi 1937), Le Thi Hoang étudie la Protection de l’enfance en Indochine, essai d’étude médico-sociale (Hanoi 1937), Nguyen Van Tuyen travaille sur La question des logements insalubres à Hanoi (Hanoi 1938) et Vu Van Quang s’intéresse au Problème des Eurasiens en Indochine (Hanoi 1939).
37Les quarante-trois thèses en droit représentent 14 % de l’effectif global. La première thèse soutenue en 1913 à Nancy est due à Doan Vinh Thuan qui étudie L’Indo-Chine autonome et parlementaire. Par la suite, c’est la faculté de Droit de Paris qui en forme la majorité (trente docteurs de 1920 à 1945). Les thèses de droit intéressent directement la politique au Vietnam, car elles apportent des connaissances sur le système juridique traditionnel, sur les réformes introduites par le gouvernement colonial, ou encore sur le fonctionnement villageois. La construction administrative et politique de l’Union indochinoise ou des pays la composant représente un des thèmes majeurs. La thèse de Dang Tran Xa en 1939 suit d’ailleurs de près les réformes de l’empereur Bảo Đại. Un autre thème important est fourni par l’étude du système juridique vietnamien traditionnel (le code des Lê au xve siècle et celui de Gia Long au début du xixe siècle) : en 1922, Phan Văn Trường soutient un Essai sur le code Gia Long et Trần Văn Chương soutient un Essai sur l’esprit du droit sino-annamite. Dans la même optique, les thèses portant sur le village vietnamien et sur son fonctionnement correspondent aux préoccupations des autorités indochinoises : Nguyễn Hữu Giai travaille sur La Personnalité de la commune annamite (1937, Paris) ; Vũ Văn Hiền fait une étude pionnière sur La Propriété communale au Tonkin (contribution à l’étude historique, juridique et économique des Cong-dien et Cong-tho en pays d’Annam) (1939, Paris) ; Nguyễn Hữu Khang étudie La Commune annamite (1945, Paris). Ces thèses participent pleinement aux changements introduits par la colonisation dans la société vietnamienne. Les thèses portent, pour la plupart, sur les « pays annamites » ou l’Indochine. Celles qui ont un autre sujet sont rares : par exemple, l’impôt sur les salaires dans des pays d’Europe (Tran Tan Dac, 1924) ou encore « le marxisme agraire » (Pham Van Bach, 1936).
38D’autres thèses de droit étudient des aspects de la famille et de la société traditionnelle, comme par exemple Ho Dac Diem, La Puissance paternelle dans le droit annamite (1928, Paris) ; Le Van Ho, La Mère de famille en droit annamite (1932, Paris) ; Nguyen Manh Tuong, L’Individu dans la vieille cité annamite (essai de synthèse sur le code des Lê) (1932, Montpellier) ; Bui Tuong Chiêu, La Polygamie dans le droit annamite. Contribution à l’étude du droit comparé (1933, Paris).
39Certaines thèses s’intéressent à la société coloniale multiethnique : Nguyen Khac Ve, La Naturalisation française en Indochine (1921, Paris) ; Trịnh Đình Thảo, De l’influence du mariage sur la nationalité de la femme (1929, Aix-en-Provence) ; Nguyen Huy Lai, Les Régimes matrimoniaux en droit annamite (1934, Paris) ; Nguyen Huy Chieu, Le Statut des Chinois en Indochine (1939, Paris).
40Les lettres et les sciences sont les filières les moins suivies : respectivement quatre thèses pour chaque discipline pendant toute la période coloniale. La thèse de Trần Văn Liễu De la piété filiale comme fondement du droit de famille annamite, d’après le code de Gia-Long et celui des Lê, soutenue en 1928 à la Sorbonne, est en réalité une thèse d’université avec 107 pages et plutôt proche d’une thèse de droit. C’est aussi le cas des deux thèses de Trần Văn Trai, La Famille patriarcale annamite (thèse principale) et L’Enseignement traditionnel en An-nam (thèse complémentaire) soutenues à la Sorbonne en 1942. Seules les thèses de Nguyễn Mạnh Tường soutenues à Montpellier en 1932 relèvent vraiment des études littéraires : Essai sur la valeur dramatique du théâtre d’Alfred de Musset (thèse principale), et L’Annam dans la littérature française. Jules Boissière (1863-1897) (thèse complémentaire). Quant aux thèses de Nguyễn Văn Huyên sur les chants alternés et sur l’habitation sur pilotis dans l’Asie du Sud-Est soutenues en 1934 à la Sorbonne, elles relèvent, sous la dénomination commune des « lettres », de l’ethnologie.
41En dehors du cadre officiel de l’université, la presse indochinoise est le lieu privilégié pour la diffusion des connaissances sur la société et sur l’homme.
La presse en Indochine
42La presse moderne fait son apparition en Indochine grâce à la colonisation. Implantée d’abord en Cochinchine à la fin du xixe siècle, elle s’est rapidement développée dans tout le pays depuis son adoption par les lettrés modernistes au début du xxe siècle avant de connaître une véritable explosion à la fin des années 1920. Dans l’empire colonial français, l’Indochine se démarque par la vitalité de sa presse. Un grand nombre de journaux et de revues sont publiés dans les grands centres urbains, en particulier à Saigon et à Hanoi. Cette presse en langues vietnamienne et française joue un rôle important pour l’introduction et le développement des sciences sociales et humaines dans la société vietnamienne.
43Il faut évidemment mentionner les maisons d’édition publient des ouvrages en vietnamien ou en français. Certains ouvrages méritent d’être signalés particulièrement : Une Commune annamite par Bùi Đình Tá en 1904, Chiêm thành lược khảo (Étude sommaire sur le Champa) par Huỳnh Thị Bảo Hoà en 1936, ou encore Moi Kontum (Les Moïs de Kontum) des frères Nguyễn Đổng Chi et Nguyễn Kinh Chi en 1937. Đào Duy Anh fait paraître son Việt Nam văn hóa sử cương (Précis de la civilisation vietnamienne) en 1938 à Hué par sa maison d’édition tout en écrivant dans d’autres revues et journaux.
44On est en présence d’un nombre considérable de textes écrits par des auteurs vietnamiens en langues vietnamienne et française. Nous nous limitons ici à la présentation des revues culturelles qui ont joué un rôle important pour le sujet qui est le nôtre. Il s’agit ici non pas de faire un catalogue des noms et des titres, mais de saisir les dynamiques en jeu dans le milieu intellectuel vietnamien, de dessiner les contours de projets en élaboration au sein des groupes intellectuels souvent formés autour d’un organe d’expression.
45En ce qui concernant la presse en langue française, la Revue indochinoise accueille régulièrement des auteurs vietnamiens. Créée en 1893 à Hanoi avec l’objectif initial de faire connaître l’Indochine à la France, elle publie des comptes rendus sur le développement industriel et agricole indochinois, mais s’intéresse également à la culture des populations indigènes. On peut citer Nguyễn Văn Vĩnh avec « Le culte des ancêtres et l’autorité paternelle chez les Annamites » en septembre 1906 et Lê Thước avec l’« Enseignement des caractères chinois » en juillet-août 1921.
46Les journaux quotidiens ou hebdomadaires en français publient également des articles d’auteurs vietnamiens portant sur la vie culturelle et scientifique indochinoise. Nguyễn Văn Tố écrit par exemple des comptes rendus d’ouvrages scientifiques dans les journaux Avenir du Tonkin et Courrier d’Haiphong. La revue Annam nouveau fondé par Nguyễn Văn Vĩnh publie en 1931 une série d’études réalisées par ce dernier sur les Coutumes et Institutions annamites, d’ailleurs abondamment citées par Pierre Gourou dans son ouvrage Les paysans du delta tonkinois. C’est dans cette revue que Nguyễn Văn Vĩnh a fait paraître son dernier reportage sur les chercheurs d’or qu’il côtoyait au Laos en 1936.
47Dans d’autres périodiques plus ou moins spécialisés tels que le Bulletin économique d’Indochine (BEI) et le Bulletin général de l’instruction publique (BGIP), on trouve un nombre considérable d’articles d’auteurs vietnamiens portant sur des aspects divers de la culture matérielle et immatérielle des Viets ou d’autres populations. Dans le BGIP écrivent des enseignants tels que Nguyễn Văn Huyên (« Une enquête ethnologique », 1937) et Bùi Tường Viên (« La céramique artisanale en Indochine », 1942). Dans le BEI, nombre d’articles donnent des renseignements précieux dont Pierre Huard et Maurice Durand feront l’usage pour rédiger leur ouvrage de synthèse Connaissance du Vietnam. On peut citer pour exemple : Vi Ha Tu écrit sur les « Teintures indigènes » en 1902, Nguyễn Khắc Vi fait une « Note sur les différentes variétés de riz » en 1904, et Ly Van Huân rédige une « Note sur les insectes comestibles au Tonkin » en 1928 et une étude sur la « Construction des norias à bœuf » en 1937.
48Après la revue Est publiée en 1939 par un groupe d’intellectuels vietnamiens et français dont il est déjà question, signalons la revue hebdomadaire illustrée Indochine parue de 1940 à mars 1945. Élément clé de la politique culturelle indochinoise, cette revue est éditée par le Service de l’information, de la presse et de la propagande du gouvernement général. Avec le concours des orientalistes français, elle publie un grand nombre d’articles de qualité. Elle compte parmi ses rédacteurs des auteurs vietnamiens de premier plan parmi lesquels on trouve les « annamitisants » de l’EFEO et des intellectuels tel que Phạm Duy Khiêm, ancien élève de l’École normale supérieure à Paris et agrégé de grammaire.
49Malgré la vitalité de la presse en langue française, c’est autour des revues de langue vietnamienne qu’on peut voir fédérer les efforts les plus importants. Certaines sont bien connues telles que Đông Dương tạp chí et Nam Phong, ou encore, grâce aux recherches récentes, Tri Tân et Thanh Nghị.
50D’autres sont moins connues ou presque ignorées. La revue Tứ dân văn uyển, « Le jardin des lettres pour les quatre classes de la société » (1935-1943) bénéficiait à l’époque des comptes rendus dans le BEFEO, mais est tombée par la suite dans l’oubli. Éditée par le Bureau des publications indigènes de la Résidence supérieure du Tonkin, la revue affiche, pendant les deux premières années, un contenu varié grâce à une équipe de collaborateurs de qualité. La littérature populaire y occupe une place importante : Nguyễn Văn Vĩnh publie un recueil de chants et jeux d’enfants (Trẻ con hát trẻ con chơi, n° 1), Nguyễn Văn Ngọc propose une sélection de fables (Ngụ ngôn, n° 6) et Nguyễn Can Mộng fait un recueil de proverbes et chansons populaires (Ngạn ngữ phong dao, n° 16-22). On y trouve également des articles portant sur les aspects divers de la culture traditionnelle tels que les fêtes du calendrier, les cultes nationaux, les biographies de personnages illustres et histoires de patrons de métier.
51Nous tâcherons de donner un aperçu de ce paysage varié en présentant les revues culturelles de langue vietnamienne qui ont joué le rôle le plus important dans la première moitié du xxe siècle. Đông Dương tạp chí (1913-1919) et Nam Phong (1917- 1934) font figure de pionnier bien reconnu. La revue Đông Thanh qui occupe une place conséquente de 1932 à 1934, ainsi que la Société d’enseignement mutuel du Tonkin (1892-1946) et son Bulletin méritent d’être mieux connus pour être considérés à leur juste valeur. Le travail effectué au sein de l’AFIMA créée en 1919 et son Bulletin paru à partir de 1940 est considérable. Enfin, de 1941 à 1945, Tri Tân et Thanh Nghi contribuent activement au développement des sciences de l’homme et de la société.
Đông Dương tạp chí (1913-1919)
52Dirigé par Nguyễn Văn Vĩnh, l’hebdomadaire Đông Dương tạp chí est né dans le contexte de la Première Guerre mondiale avec l’objectif affiché de promouvoir la culture française. Pendant la première période jusqu’à fin 1914, il est tourné vers la politique nationale et internationale. Par la suite, il consacre ensuite une place de plus en plus importante à la littérature et aux articles érudits (Huynh Van Tong 1973, 89).
53Son rôle dans le développement de la littérature moderne vietnamienne est souligné justement par plusieurs auteurs. Son succès tient d’abord à son équipe réunissant les diplômés à la fois de l’école traditionnelle et de l’école franco-indigène. À part Nguyễn Văn Vĩnh qui intervient dans plusieurs domaines, la traduction des extraits de romans chinois est assurée par les lettrés Nguyễn Đỗ Mục et Duong Ba Trac, celle d’œuvres littéraires françaises est à la charge de Phạm Duy Tốn, un des premiers écrivains en quốc ngữ, Nguyễn Văn Tố et Phạm Quỳnh. Des textes du patrimoine sino-vietnamien sont également traduits et deviennent ainsi accessibles à un plus grand nombre de lecteurs. Les articles sur la littérature, l’histoire, la géographie écrits pour la plupart par Trần Trọng Kim, intéressent les nouveaux diplômés. La revue promeut également la création littéraire : Phạm Duy Tốn y publie ses premières nouvelles.
54Dans le domaine des études de l’homme et de la société, la contribution essentielle appartient toutefois à Phan Kế Bính, mais aussi à Nguyễn Văn Vĩnh dont on parlera plus loin.
55Phan Kế Bính (1875-1921) est considéré comme l’auteur de la première synthèse sur la civilisation vietnamienne intitulée Việt Nam phong tục dont la traduction en français par Nicole Louis-Hénard sous le titre Mœurs et coutumes du Vietnam est publiée par EFEO en 1975. À l’origine, il s’agissait d’une série d’articles parus dans Đông Dương tạp chí. Phan Kế Bính, reçu licencié au concours régional en 1906, a choisi l’enseignement et le journalisme. Dans le Đông cổ tùng báo (1907), premier journal en vietnamien au Tonkin et dirigé par Nguyễn Văn Vĩnh, il était responsable de la partie en caractères. Phan Kế Bính a traduit plusieurs romans chinois et ouvrages de lettrés vietnamiens. Son Việt Hán văn khảo (Littérature sino-vietnamienne) publié en 1918 est le premier du genre. Il est aussi auteur du recueil de légendes Nam Hải dị nhân (Les hommes extraordinaires du pays du Sud) qui consigne une mine de faits religieux populaires.
56Son Mœurs et coutumes du Vietnam est divisé en trois parties et articulé autour des coutumes et traditions concernant la famille (dix-sept chapitres), la commune (trente-quatre chapitres) et la société (quarante-sept chapitres). Phan Kế Bính ne se contente pas de faire une description simple, mais recherche des légendes, des traditions orales qui expliquent la naissance de telle ou de telle coutume. Il est soucieux également d’apporter des précisions et des documents permettant de comprendre exactement le fait décrit. Par exemple, au chapitre sur les coutumiers villageois (hương ước) qui fixent les engagements des habitants, après avoir noté l’esprit et les points communs de la plupart des coutumiers, il cite en exemple le texte du coutumier du village de De Kieu (province Bắc Ninh) établi à une date récente par un certain Trần Văn Minh. Par la richesse de ses renseignements, Mœurs et coutumes du Vietnam est une véritable encyclopédie du Vietnam traditionnel au début du xxe siècle, résultat d’une enquête de terrain, « des choses vues et entendues », et non pas de la lecture des ouvrages savants comme peuvent l’être d’autres ouvrages parus plus tard. Il donne d’ailleurs une grande place aux pratiques populaires, et privilégie les faits réels aux prescriptions des livres canoniques confucéens.
57Phan Kế Bính n’est pas passéiste, mais animé d’une réflexion critique sur la société vietnamienne alors en pleine mutation. Son ouvrage s’inscrit, de ce point de vue, dans la perspective moderniste avec l’objectif, comme il est dit dans la préface, de contribuer à la compréhension des traditions afin de pouvoir les adapter, voire les supprimer, à une société moderne. Le chapitre sur les relations entre l’homme et la femme est révélateur de l’esprit de l’auteur : tout en réaffirmant l’importance de la relation entre époux dans la société, il conclut que certaines traditions ne sont plus adaptées à la vie moderne. Il compare la règle de la séparation des sexes avec les mœurs occidentales et plaide pour une plus grande liberté :
Pourquoi il faut autant de restrictions ? Une femme, si elle est mauvaise, arrive toujours à se passer des tabous et restrictions. D’autre part, si la femme n’ose pas mettre un pied dehors, répondre à une personne inconnue, comment peut-elle élargir son horizon et aider son mari dans ses entreprises ? Si les femmes de chez nous comptent moins d’héroïnes que dans d’autres pays, peut-être cela est dû à cette règle trop stricte de l’observation de la virginité (réédition 1999, 73).
Cependant, le lettré Phan Kế Bính n’envisage pas la libération de la femme en dehors du cadre familial et souligne l’importance de la juste mesure dans le comportement de l’homme et de la femme, ainsi que dans le respect mutuel. La société vietnamienne doit évidemment évoluer pour rattraper le train de la modernité, mais doit également être enracinée dans sa culture.
58De ce point de vue, la revue Nam Phong qui succède Đông Dương tạp chí adopte une attitude plus conservatrice visant à promouvoir l’harmonie entre les cultures occidentale et orientale.
Nam Phong (1917-1934)
59Revue mensuelle puis bimensuelle en 1934, Nam Phong couvre l’ensemble des trois langues pratiquées alors au Vietnam : le vietnamien en écriture romanisée quốc ngữ, les caractères chinois, et enfin le français à partir d’octobre 1922. Sa naissance correspond à un changement dans la situation internationale et indochinoise, ainsi qu’à une nouvelle orientation dans la politique des autorités coloniales. Sa création par le gouvernement général est bien connue et assumée pleinement : la revue mentionne à partir du n° 20 (1919) les noms des trois fondateurs – Phạm Quỳnh, Louis Marty, chef du Bureau politique du gouvernement général, et Nguyễn Bá Trác, ancien révolutionnaire gagné à la collaboration. Louis Marty en parle d’ailleurs en 1919 dans le BEFEO et Phạm Quỳnh dans la revue Phụ nữ tân văn du 18 juin 1931.
60L’importance de Nam Phong dans l’histoire de la littérature vietnamienne est maintenant reconnue d’une façon unanime. Elle le doit sans doute au travail d’une équipe de brillants rédacteurs lettrés et intellectuels qui jouent le rôle d’intermédiaire et de « trait d’union » entre les cultures :
Avec ses articles d’une très haute portée intellectuelle, d’une grande richesse tant par le fond que par la forme, d’une agréable variété touchant à tous les domaines, la revue est devenue peu à peu le trait d’union de l’ancienne culture chinoise et de la nouvelle culture européenne. Toute l’équipe de Phạm Quỳnh contribua ainsi à construire les bases de la nouvelle littérature vietnamienne et à former une sorte d’Académie vietnamienne dont les activités durèrent plus de dix-sept années. Grâce aux efforts conjugués des promoteurs du groupe, la langue vietnamienne s’éleva au niveau d’une langue de culture (Maurice Durand et Nguyen Tran Huan 1969, 117).
61La revue comprend des rubriques variées allant des actualités à la création littéraire en passant par la divulgation des notions scientifiques et l’explication des mots nouveaux, en somme, tous les aspects de la vie moderne qui peuvent intéresser ses lecteurs. Le supplément en français reprend des articles de la presse française et publie des études d’auteurs français ou vietnamiens. Nam Phong publie notamment les traductions en vietnamien d’ouvrages anciens tels que le Vũ trung tùy bút (Au fil du pinceau par temps de pluie) de Phạm Đình Hổ et le Lịch triều hiến chương loại chí (Monographies des institutions par règnes successifs) de Phan Huy Chú. Ce travail est d’une grande importance, car la revue met ainsi à la disposition de ses lecteurs une partie du patrimoine écrit sino-vietnamien.
62La littérature populaire occupe une place significative dans Nam Phong avec la rubrique Việt Nam tổ quốc túy ngôn (Les belles paroles de la patrie Vietnam). On peut citer quelques auteurs : Đông Châu avec « Les chansons populaires et l’histoire » dans le n° 77, Hoàng Ngọc Phách veut « Analyser la mentalité paysanne à travers les chansons populaires » dans le n° 88, Thiện Đình propose de « Parler avec les proverbes » dans le n° 138 et recueille les « Chansons populaires nationales » dans le n° 142.
63Nam Phong publie régulièrement des articles sur des fêtes, des temples réputés et des rites. Les monographies locales d’inspiration lettrée trouvent également une bonne place dans Nam Phong. Thiện Đình publie en 1931 une « Monographie sur le Sud avant la colonisation » dans le n° 162 et une « Monographie sur la province Nam Định » dans le n° 163.
64Il faut mentionner un nouveau genre littéraire développé par la revue. Il s’agit des récits de voyage, du ký, particulièrement appropriés pour une réflexion sur la ressemblance et la différence humaine. Nam Phong compte ainsi plus de soixante récits de voyage totalisant environ mille pages imprimées (Nguyen Phuong Ngoc 2004, 503-504). Le voyage peut être lointain : en France, en Chine, au Japon, ou encore au Laos. Phạm Quỳnh relate ainsi ses voyages en France dans Pháp du hành trình nhật ký (Journal d’un voyage en France) et Thuật chuyến du lịch ở Paris (Récit d’un voyage à Paris). Nguyễn Bá Trác publie ses souvenirs dans Han man du ký (Notes d’un voyageur errant), tandis que Tran Quang Huyen relate son voyage au Laos dans Ai Lao hành trình. Le voyage peut être proche : les régions et les sites historiques du Vietnam fournissent un thème privilégié. Nguyễn Đôn Phục est auteur de plusieurs textes de ce genre tels que le « Récit d’une promenade à Co Loa ». La revue organise d’ailleurs, à partir de 1924, des sorties dont la relation porte à la connaissance des lecteurs un grand nombre d’informations culturelles et historiques. Le voyage peut même être très proche, par exemple au cœur de Hanoi avec une « Promenade au Lac de l’Epée Restituée une nuit de juin » relatée par Hội Nhân. Ce qui est nouveau, c’est que le voyage permet de porter un autre regard sur le monde pour découvrir les aspects jusqu’alors inaperçus de la nature et de l’homme. Ces récits jouent un rôle d’une grande importance dans la prise de conscience vietnamienne et indochinoise (Christopher E. Goscha 1995) et dans l’élaboration d’un nouveau modèle de société multiethnique et multiculturelle comme on le verra plus loin. Un grand nombre de relations de voyage (livres, articles conférences) verra le jour par la suite.
La Société d’enseignement mutuel du Tonkin (1892-1946) et son Bulletin (1920-1938)
65Hội Trí Tri, la Société de l’enseignement mutuel du Tonkin (SEM du Tonkin), fondée en 1892 par des premiers diplômés du Collège des interprètes de Hanoi, est déjà, dès le début du xxe siècle, un lieu de rassemblement de l’élite intellectuelle francophone à laquelle se joignent également des personnalités de l’élite lettrée et du mandarinat. En tant qu’association la plus ancienne de ce type, elle sert de modèle aux autres sociétés d’enseignement mutuel qui existent dans les villes, mais aussi en milieu rural.
66À la différence de Nam Phong, la SEM du Tonkin se situe clairement dans le domaine culturel et garde sa distance par rapport au pouvoir colonial. Comme Đông Dương tạp chí et Nam Phong, elle joue un rôle essentiel dans la diffusion des idées occidentales pendant un demi-siècle. Ses conférences hebdomadaires ouvertes au public constituent un moment important dans la vie hanoienne et vietnamienne. On doit également lui associer les autres sociétés d’enseignement mutuel : celle de Saigon organisait des conférences publiques et publiait une revue ; celle de l’Annam réunit à Hué les Vietnamiens et Français autour des « causeries » relayées par la publication d’une revue trimestrielle bilingue français-vietnamien. La SEM de l’Annam, encore largement méconnue, semble évoluer de la diffusion des notions modernes élémentaires à d’autres problèmes ayant trait à la culture vietnamienne : Ưng Qua, professeur au lycée Quốc Học, a fait une conférence sur l’art vietnamien ; en 1942, une « Section d’études annamites » a été créée par Đào Duy Anh avec un programme de recherches collectives.
67La SEM du Tonkin publie, à partir de 1920, un Bulletin trimestriel qui donne des nouvelles de l’activité de la société et qui reprend certaines conférences in extenso en français ou en vietnamien. La qualité et la diversité des questions abordées concernant le Vietnam ancien et contemporain font que le Bulletin de la SEM du Tonkin est devenu, dans les années 1930, une référence. Selon le dépouillement des numéros de la collection de 1920 à 1938 conservés à la BNF, les thèmes principaux abordés dans les conférences sont les suivants : littérature populaire avec notamment Nguyễn Văn Vĩnh et Nguyễn Văn Tố ; littérature et culture vietnamienne en général par Lê Dư et Nguyễn Bá Trác ; personnages historiques ou légendaires par Trần Hàm Tấn ; art et architecture par Nguyễn Xuân Nghị et Trần Văn Giáp ; sujets divers sur les sciences sociales, résultats des recherches occidentales, etc. par Nguyễn Văn Tố.
68La SEM du Tonkin accorde une attention particulière à la sensibilisation des lecteurs à la recherche scientifique et la vulgarisation de résultats récents des sciences sociales et humaines, notamment dans sa rubrique « Questions-réponses » déjà mentionnée plus haut. Les quelques rares témoignages de contemporains montrent que cette rubrique intéresse particulièrement les lecteurs par les connaissances variées qu’elle apporte. Des aspects de la culture vietnamienne sont expliqués non pas d’une façon érudite, mais en lien avec les actualités : par exemple, le trou carré des sapèques (symbole de la terre chez les Chinois et Annamites) à propos de la diffusion de la nouvelle sapèque au Tonkin depuis 1933, les fêtes au đình (temple du génie tutélaire et maison commune villageoise) à l’occasion du Nouvel An traditionnel, etc.
69La SEM du Tonkin, à travers les conférences et son Bulletin, joue un véritable rôle de conseil et d’orientation pour les intellectuels vietnamiens. Le souci de diffusion des idées et des méthodes scientifiques figure également parmi les préoccupations de la revue Đông Thanh.
Đông Thanh (juillet 1932- fin 1934)
70Cette revue bimensuelle culturelle a pour objectif la conciliation entre l’Orient et l’Occident pour la construction d’une nouvelle culture vietnamienne. « Đông Thanh » est « la voix de l’Orient » et « la langue de civilisation ayant l’esprit de la paix et de la tolérance ». Préoccupée par la connaissance du passé, Đông Thanh tient cependant à s’impliquer dans le présent avec les rubriques « Affaires indochinoises », « Affaires de l’Orient », « Affaires de l’Occident », ainsi qu’un éditorial consacré aux actualités politiques, économiques et sociales.
71Pendant deux ans et demi, Đông Thanh est un lieu important de la vie intellectuelle vietnamienne3, sans doute grâce à une équipe de collaborateurs de qualité issus de deux écoles traditionnelle et moderne. Elle est d’ailleurs étroitement liée au nom de Nguyễn Văn Tố qui, assistant de l’EFEO et par ailleurs rédacteur du Bulletin de la SEM du Tonkin, est chargé officiellement par l’EFEO de faire connaître l’institution et ses recherches au public vietnamien dans Đông Thanh (« Chronique » de BEFEO, 1932).
72En dehors des rubriques d’actualité, elle publie des études littéraires et historiques, accueille la littérature populaire et des œuvres de création littéraire, présente les sciences sociales et s’intéresse à la médecine traditionnelle. Un intérêt particulier est accordé aux populations et aux pays étrangers : le premier numéro publie un article sur le royaume du Champa et un autre sur les premiers Vietnamiens partant faire des études à l’étranger ; le numéro 10 présente le journal d’un Japonais séjournant au Vietnam au xixe siècle.
73Đông Thanh est remarquable par son souci d’organiser les recherches sur le Vietnam, ainsi que dans son effort pour diffuser une nouvelle conception de la recherche (méthodes, documentations, élaboration de projets collectifs). Dès le premier numéro, Đông Thanh lance un projet collectif de collecte de documents, de livres anciens et de preuves sur tous les aspects de la vie matérielle et intellectuelle du Vietnam. La revue présente ainsi des documents inédits, des photos de monuments d’architecture, de pagodes anciennes. La recherche sur l’art ancien et proprement vietnamien est considérée comme un programme collectif, de longue haleine, avec l’ambition de contribuer à la création artistique de son époque.
74La revue publie des résultats de travaux français sous forme de comptes rendus, nouvelles brèves, mais aussi traduction d’extraits de livres : par exemple, compte rendu de Che King revisité par Marcel Granet (n° 5), traduction d’extraits de livres et de conférences sous le titre « La civilisation orientale » (n° 20), etc. Une série d’articles présente les notions essentielles des nouvelles sciences telles que l’archéologie (n° 4), l’histoire de l’art (n° 3), l’histoire de la civilisation (n° 20). Sont présentés des livres nouveaux (n° 9) et des nouvelles de recherches scientifiques en Indochine et dans le monde (par exemple, les fouilles en Palestine et en Egypte, n° 2). Les manifestations diverses de la vie culturelle sont également couvertes comme l’exposition sur les objets de l’art de Đại La à Hanoi (n° 10).
75Le souci pédagogique de la rédaction se manifeste notamment dans la présentation des sources pour l’étude de la société vietnamienne à travers les commentaires des documents utilisés : les sources étrangères (traduction d’extraits d’un journal d’un Japonais échoué sur la côte du Vietnam au xixe siècle, nos 12 et 19), ou encore la présentation d’un ouvrage d’un auteur chinois écrivant sur le Vietnam (n° 10), le genre classique des poèmes vịnh cảnh consistant à décrire fidèlement un paysage ou une scène.
76Un autre projet collectif de Đông Thanh concerne le domaine de la médecine et de la santé publique. Parallèlement à la diffusion des connaissances sur les pathologies (articles d’auteurs français sur la malaria et ses conséquences dans le n° 8, sur le cancer dans le n° 13, etc.), la revue consacre une rubrique régulière, depuis le début jusqu’aux derniers numéros en 1938, à la médecine traditionnelle. Le projet est présenté par la rédaction dans l’article intitulé « Étude des remèdes du Sud » (n° 2). L’ensemble de ces articles vise à constituer une sorte d’encyclopédie de la pharmacopée proprement vietnamienne : on y trouve des remèdes traditionnels pour les maux courants (morsure de serpent, maux de dents, avaler de travers, etc.), des articles sur des plantes médicinales (culture, cueillette, utilisation). Le numéro 26 (15 juillet 1933) annonce l’apparition d’une nouvelle rubrique destinée à des échanges variés allant du recueil de contes et légendes, de remèdes et traités anciens, à leur mise en pratique (ouverture d’un laboratoire, d’un magasin, d’une plantation, etc.) en passant par l’édition pour une diffusion à un public plus large. Les objectifs de ce projet collectif sont les suivants : recherche et diffusion de remèdes traditionnels vietnamiens pour remplacer ceux de la pharmacopée chinoise, parallèlement à la plantation et l’acclimatation de plantes médicinales chinoises au Vietnam. Cette recherche répond, d’une part, à la hausse du prix des médicaments occidentaux et chinois en permettant aux gens du peuple de soigner eux-mêmes les maladies courantes, et, d’autre part, à la valorisation du patrimoine national dont sont issus les éminents médecins Tuệ Tĩnh (xive siècle) et Lãn Ông (1720-1791).
L’AFIMA (1919-1945) et son Bulletin (1940-1945)
77L’AFIMA (Association pour la Formation Intellectuelle et Morale des Annamites, Hội Khai Trí Tiến Đức) est remarquable par son histoire qui traverse deux générations intellectuelles. Créée le 5 février 1919 par un arrêté du Résident supérieur du Tonkin, l’AFIMA a pour projet de promouvoir la « collaboration franco-annamite ». Regroupant les notables les plus connus, elle se présente comme une sorte d’Académie vietnamienne. L’article 1er des statuts de l’association exprime clairement son objectif :
Diffuser, par les moyens légaux et approuvés par le gouvernement, les idées et les sciences de la Grande France dans la population ; encourager le peuple à faire les bonnes œuvres, ainsi qu’à défendre les intérêts économiques français et vietnamiens (Nam Phong du 10 janvier 1919).
Étant étroitement liée à la revue Nam Phong à ses débuts, l’AFIMA s’en est démarquée à partir de 1925. En juillet 1937, l’AFIMA s’est vue « rajeunie » : son Comité littéraire est réorganisé en accueillant de jeunes intellectuels, diplômés notamment des universités françaises. L’AFIMA souhaite désormais élargir ses domaines d’activités afin de « jouer un rôle de guide dans le domaine des études et des idées ». Cependant, malgré cette volonté affirmée et la qualité de ses membres, elle n’a pas atteint cet objectif. L’AFIMA est dissoute le 24 septembre 1945 par un arrêté du gouvernement de Hồ Chí Minh.
78L’AFIMA mène des activités diverses : elle organise les réceptions de personnalités politiques dont celle du gouverneur général Albert Sarraut en mai 1919, les rencontres et les conférences sur des sujets divers, mais aussi les expositions et représentations de théâtre comme, par exemple, Le malade imaginaire de Molière traduit en vietnamien par Nguyễn Văn Vĩnh et représenté au Théâtre municipal de Hanoi en 1920.
79Le rayonnement culturel de l’AFIMA est dû à un groupe d’intellectuels et de lettrés. Elle a initié notamment le projet du premier dictionnaire de la langue vietnamienne déjà mentionné. Ce Dictionnaire est une entreprise collective et de longue haleine qui prend forme vers 1915, avant la création officielle de l’association. Pas moins de quinze rédacteurs travaillent sur ce projet : les principaux sont les membres du Comité littéraire Phạm Quỳnh, Nguyễn Văn Vĩnh, Trần Trọng Kim, Bùi Kỷ, Đỗ Thận, Nguyễn Văn Luận, Phạm Huy Lục, Dương Bá Trạc, Nguyễn Hữu Tiến, Nguyễn Đôn Phục (Nam Phong, n° 74, août 1923, 173). Sa sortie, en plusieurs fascicules entre 1931 et 1937 pour un total de 560 pages, est saluée comme un événement important. Nguyễn Văn Tố rend compte régulièrement de chaque fascicule dans le BEFEO. Ce dictionnaire comprend un grand nombre de mots et d’expressions et donne un grand nombre d’exemples tirés de la littérature savante et populaire. Certains articles sont de véritables monographies. Malgré les défauts (absence de mots usuels, préférence pour les mots rares, absence de distinction des termes communs ou régionaux, inégalité des articles, etc.) relevés par Nguyễn Văn Tố dans ses comptes rendus dans le BEFEO, le dictionnaire de l’AFIMA, réalisé par les auteurs ayant en commun la même culture classique, peut être considéré comme l’expression ultime de la tradition lettrée vietnamienne.
80En 1937, la réorganisation de l’AFIMA lui donne une nouvelle impulsion. Le Comité littéraire compte en 1940 les personnalités les plus en vue du milieu intellectuel vietnamien : on y trouve Trần Trọng Kim au poste de vice-président, et parmi ses membres, les lettrés Lê Dư, Nguyễn Can Mộng, Nghiêm Xuân Quảng, Dương Bá Trạc, Bùi Kỷ, Trần Lê Nhân, Trần Văn Giáp, les premiers diplômés de l’école franco-indigène tels que Nguyễn Văn Ngọc et Đỗ Thận, enfin les jeunes docteurs des universités françaises Nguyễn Văn Huyên et Nguyễn Mạnh Tường, les diplômés des grandes écoles françaises Phạm Duy Khiêm et Hoàng Xuan Han. Un vaste programme est constitué autour de trois objectifs, à savoir l’étude de la littérature et de la langue vietnamienne, la sauvegarde de la culture lettrée, ainsi que la diffusion de la « nouvelle étude ». Les moyens proposés sont les recherches bibliographiques et la critique des sources vietnamiennes, l’élaboration et la publication des dictionnaires bilingues chinois-vietnamien et français-vietnamien, ainsi que la traduction de textes en caractères (chinois et nôm) et du français.
81Pour atteindre ces objectifs, la nouvelle AFIMA publie un bulletin trimestriel, organise des conférences mensuelles et parraine des publications. Le BAFIMA, paru à partir de 1940, est d’une grande richesse dont Maurice Durand fera un compte rendu en 1948.
82On peut tout d’abord distinguer les études sur la littérature populaire vietnamienne. Bùi Kỷ présente en 1941 une transcription du poème humoristique de 369 vers écrit en caractères nôm, Truyện Trê Cóc (L’histoire du silure et du crapaud) qui daterait du xiiie siècle. « L’ancienneté de ce texte populaire et le sujet qu’il traite en font un document intéressant pour l’étude des mœurs et du vocabulaire du monde judiciaire de l’époque » (Maurice Durand 1948).
83Trần Văn Giáp propose, dans le BAFIMA de 1940-1941, une des rares études sur le système des concours mandarinaux Lược khảo về khoa cử Việt Nam từ khởi thuỷ đến khoá Mậu Ngọ (Essai sommaire sur les concours au Vietnam de l’origine à l’année 1918). C’est également ce lettré et assistant à l’EFEO qui est chargé des comptes rendus d’ouvrages dont Mọi Kon Tum (Les Moi de Kontum) de Nguyễn Kinh Chi et Nguyễn Đổng Chi et Phú Thọ tỉnh địa chí (Monographie de la province Phú Thọ) de Phạm Xuân Độ.
84Le BAFIMA continue la tradition des récits de voyage avec, par exemple, Nguyễn Thanh Nghị qui s’intéresse à la différence des mœurs et des coutumes des régions de Hanoi et de Hue dans Thời tiết, tiếng nói, phong tục Huế khác Hà Nội những gì ? ; Ung Qua fait une description des danseuses cambodgiennes dans Vũ nữ Chân Lạp, Lê Thành Ý relate sa visite de l’Exposition internationale de Paris dans Đi xem đấu xảo quốc tế ở Paris.
85À la même époque que le BAFIMA, la revue Tri Tân s’impose comme un autre lieu emblématique de la production culturelle et intellectuelle vietnamienne.
Tri Tân (juin 1941-novembre 1945)
86L’hebdomadaire Tri Tân est consacré prioritairement aux études d’histoire et de civilisation vietnamienne. Les rubriques de la revue sont cependant variées et abordent les aspects les plus divers de la société vietnamienne comme de la situation internationale. La revue jouit d’une autorité certaine dans le milieu intellectuel de l’époque par la présence des meilleurs spécialistes, notamment de l’histoire et de la littérature anciennes.
87Dans Tri Tân on peut trouver des monographies locales, notamment par Hoa Bằng et Nhật Nham. Les pratiques religieuses populaires sont l’objet d’articles de Bảo Vân et Nhật Nham. Des numéros spéciaux sont consacrés aux fêtes traditionnelles telles que le Nouvel An Tết, la Mi-Automne, etc. Nguyễn Văn Tố y publie, parallèlement à ses conférences au musée Louis Finot, les résultats de ses recherches sur l’art vietnamien, notamment l’art ancien. Une rubrique spéciale sur les pays étrangers est tenue par Nhật Nham, alors que des articles sur des populations voisines des Viets sont publiés d’une façon moins régulière.
88Comme c’est le cas pour d’autres revues, la littérature populaire (chansons, proverbes etc.) est l’objet d’étude de plusieurs auteurs dont Nguyễn Văn Tố, Hoa Bằng, Nguyễn Đình Thi, Sung Thanh, Đào Duy Anh. Outre les traditionnels recueils de proverbes, chansons, dictons populaires, certains articles mettent la littérature populaire vietnamienne en perspective comparative avec, par exemple, le folklore de la Chine et de l’Occident. Un numéro spécial est consacré à la littérature populaire (nos 147-148, juin 1944) dont l’article de Nguyễn Văn Tố sur les proverbes vietnamiens par rapport aux proverbes chinois et occidentaux et dans lequel est donnée une bibliographie d’ouvrages vietnamiens, chinois et français sur la question.
89Tri Tân consacre une rubrique régulière aux récits de voyage avec environ vingt-cinq auteurs (Nguyen Phuong Ngoc 2004, 505-507). Conformément aux objectifs de la revue, il s’agit essentiellement de lieux historiques, de sites remarquables, ou encore de temples et pagodes réputés. Lê Thăng et Trúc Khê relatent leur voyage à Túc Mạc, le pays natal des souverains Trần dans le n° 10, Hoa Bằng le pèlerinage au temple Hát, haut lieu de la résistance des Dames Trung, dans le n° 24. Les villes et régions du Vietnam sont également (re)visitées : Nhật Nham écrit sur le lac Ba Bể dans le n° 12, sur son voyage à Ban Mê Thuột dans le n° 34, à Sầm Sơn dans le n° 41, Saigon dans les nos 47 et 79. Les visites chez d’autres ethnies sont également fréquentes : Tam Lang au pays des Chams dans le n° 2 ; Man Khanh Duong Ky à Indrapura-Đồng dương dans le n° 58 et Thiên Yana dans le n° 62 ; Trần Huy Bá visitant la tour de Bình Sơn et Ngụy Đồ Chiêm dans le n° 86.
90Un grand nombre d’articles sur la vie quotidienne contient des informations intéressantes pour des études de faits religieux et psychologiques, de la vie sociale : par exemple « Đồng thiếp » de Bảo Vân sur les pratiques de médiums dans le n° 5 ; les récits de Chu Thiên sur la vie quotidienne chez un lettré maître d’école dans les nos 13, 21, 54 ; les réflexions de Nhật Nham sur la pratique de la conservation des tombes dans le n° 78, etc. Ces textes sont remarquables également par les renseignements sur leurs auteurs même et sur la vision vietnamienne de la différence. Au-delà de la curiosité immédiate, ces récits présentent aux lecteurs la diversité humaine et les sensibilisent à la différence de l’être humain dans les sociétés différentes.
91Les Vietnamiens sont d’ailleurs constamment mis en relation avec le reste du monde par une rubrique consacrée aux pays du monde d’une ou deux pages sur les vingt-quatre pages que compte la revue par numéro. Les pays étrangers sont présentés régulièrement : des pays de l’Asie du Sud-Est comme Bornéo, l’Indonésie, aux « petits pays » comme l’Irlande, ou des régions comme la Crimée, le Caucase, etc.
92Remarquons enfin le souci méthodologique de la rédaction. De nombreux articles présentent des travaux d’auteurs occidentaux, comme par exemple la série d’articles de Nguyễn Văn Tố faisant le compte rendu et la traduction des extraits de l’ouvrage Les Civilisations d’Indochine de Geoges Coèdes (à partir du n° 98), des extraits d’ouvrages traitant de la culture matérielle comme l’habitation, les vêtements, etc. (G. Montandon, L’Oogénèse culturelle, traité d’ethno-cyclo-culturelle et d’ergologie systématique, J. Deniker, Les Races et les peuples de la terre etc.). D’autres donnent des bibliographies sur divers sujets. Par exemple, les articles de Nguyễn Văn Tố sur l’art vietnamien à travers les traces de la citadelle Đại La dans les nos de 85 à 87, et sur les objets de culte vietnamien dans le n° 131, expliquent les méthodes de fouilles les plus récentes. Trần Huy Bá (1901-1987), diplômé de l’École d’art appliqué en 1924 et dessinateur à l’EFEO, fait également partager ses expériences lors de ses missions pour l’EFEO dans différents endroits du Vietnam. Il publie notamment un long compte rendu des fouilles du site d’Oc Eo où il a séjourné pendant deux mois à partir du numéro 178. Le travail réalisé par la revue Tri Tân est tout à fait en complémentarité avec celui de l’équipe de la revue Thanh Nghị qui paraît à Hanoi au même moment.
Thanh Nghị (mai 1941-août 1945)
93Dans une Indochine déjà entrée en guerre, cette revue est créée par un groupe de jeunes intellectuels, essentiellement diplômés de l’université de Hanoi dont Vũ Đình Hòe, un des cinq fondateurs, relate l’aventure dans ses mémoires Hồi ký Thanh Nghị. Pendant quatre ans, Thanh Nghị publie un grand nombre d’articles qui représente une source de documentation indispensable sur la société vietnamienne des années 1941-1945.
94Par rapport à d’autres revues, Thanh Nghị accorde une place considérable aux nouvelles sciences sociales. Elle accueille en particulier l’étude sociologique de Nguyễn Văn Huyên sur les docteurs du concours mandarinal en 1913 et les articles de géographie humaine de Nguyễn Thiệu Lâu. Les études historiques qu’elle publie, à la différence de Tri Tân, visent davantage à comprendre son altérité historique en faisant appel à des sources nouvelles et variées. La rubrique « La société vietnamienne depuis le xviie siècle » contient les traductions d’extraits de récits de voyageurs et missionnaires occidentaux sur la société de l’époque. Cette rubrique, dont le responsable est Nguyễn Trọng Phấn, secrétaire à l’EFEO, commence dès le premier numéro jusqu’au n° 89 (1944) et compte quelque 25 extraits de livres des missionnaires Christophe Borri, Guillino Baldinotti et Alexandre de Rhodes ou encore le journal du capitaine du bateau hollandais Grol. Les extraits portent sur la fête Tịch điền (n° 1), les produits du Tonkin (n° 24), les coutumes et le caractère des Tonkinois (n° 25), le Tết (nos 29-30-31), les peines (n° 32), etc. Il en est de même des articles de Nguyễn Ngọc Minh sur les monnaies anciennes et de Ngô Đình Nhu sur la fête du printemps à l’époque des Lê.
95L’intérêt porté aux autres populations par la revue se traduit en général par les études sur les relations entre le Vietnam et les autres pays voisins ou européens : conflit entre la Hollande et les Nguyễn, relations entre Nguyễn Ánh et la Thailande etc. Nguyễn Thiệu Lâu étudie ainsi la guerre entre les Hollandais et le Centre Vietnam dans le n° 23, l’aide du Siam à Nguyen Anh dans sa guerre contre les Tay Son dans le n° 55, les relations entre le roi Gia Long et la Thaïlande dans le n° 83.
96Le projet que sous-tend Thanh Nghị est celui de la compréhension de la société et de l’homme vietnamiens. Le problème de l’origine du peuple vietnamien et de la formation de la nation vietnamienne est donc une préoccupation constante de la revue comme il est déjà question plus haut. En effet, la grande découverte des intellectuels vietnamiens des années 1930-1945 est celle d’un Vietnam multiethnique. Ce nouveau Vietnam compte désormais, sur un même territoire et dans une histoire commune, des populations qui, malgré leurs différences et leurs ressemblances, jouent toutes un rôle dans sa formation et dans son évolution.
Une nouvelle vision du monde et de la société
97Pendant la période coloniale, la réflexion sur l’homme et sur la société est au cœur des préoccupations des intellectuels vietnamiens. Confrontés à une société en mutation profonde, leurs regards se diversifient et se complètent. Ces observateurs de la société vietnamienne sont néanmoins d’accord sur un point essentiel : les Viets (ou Kinh, « habitants de la capitale ») ne sont plus les seuls habitants de ce pays qu’ils nomment « Việt Nam ».
Un Vietnam multiethnique
98Le « Vietnam » est compris ici comme un pays cristallisé dans l’imaginaire des auteurs qui continuent à écrire sur la société et la culture du « Vietnam ». Rappelons qu’à cette époque, l’empire « Đại Nam » (Grand Sud) des Nguyễn n’existe plus et l’on doit parler de la Cochinchine, de l’Annam et du Tonkin. Ces territoires font partie, avec le Laos et le Cambodge, de 1887 à 1945, de l’Union Indochinoise. Cependant, il est clair que les recherches entreprises par les auteurs vietnamiens pendant la première moitié du xxe siècle sont fondées sur la projection vers un avenir dans lequel ces trois parties seront de nouveau réunies. Il s’agit d’un espace « national » qui existe bel et bien dans les esprits.
99Il est important de rappeler que « le Vietnam des 54 ethnies », promu par le gouvernement vietnamien et décrit dans les guides touristiques, est une création récente. La définition des ethnies peuplant ce territoire sera l’œuvre des chercheurs du Vietnam indépendant dans les années 1950-1970. À l’époque coloniale, pour les Viets, habitants de la plaine, les populations des montagnes sont largement « inconnues ». En définissant les frontières actuelles entre les pays indochinois, l’administration coloniale a rattaché, d’une façon arbitraire, ces populations qui vivaient depuis toujours en marge des cours royales vietnamienne, laotienne ou cambodgienne, à l’un ou à l’autre des pays. L’exemple de Dak Lak est éclairant : placé au cœur du « pays moi » et pouvant être rattaché au Cambodge, à l’Annam ou à la Cochinchine, il était l’objet d’un débat qui divise les administrateurs français. « Après de nombreuses tergiversations, il a rejoint l’Annam » au début du xxe siècle (M. Guérin, A. Hardy, Nguyen Van Chinh, Stan T.B.H. 2003, 24). « Le Vietnam » via l’Annam et la Cochinchine, a hérité de la plupart des Jaraï, des Stieng de l’Est, des Eddé, des Mnong de l’Est, des Koho, des Sré, des Maa et des groupes plus septentrionnaux – les Halang, Sedang, Bahnar, Katu, etc. » (ibid., 25).
100Dans ces frontières nouvellement définies, on découvre alors que le « Vietnam » ne comprend pas seulement les Viets, habitants de la plaine, mais aussi d’autres populations habitant des hauteurs. On assiste alors au remplacement du modèle confucéen par un autre modèle dans lequel est née l’idée d’une nation vietnamienne multiethnique.
101L’ouverture vers l’Autre est inaugurée au début du xxe siècle par les lettrés modernistes qui ont combattu l’ethnocentrisme et le sinocentrisme. Par la suite, ce sont les contacts effectifs entre les populations qui changent progressivement le regard que portent les Viets sur la différence humaine. En effet, le fait colonial n’isole pas le Vietnam du reste du monde, mais au contraire, intensifie les contacts – administratifs, commerciaux et touristique – entre les Vietnamiens et les pays voisins, ainsi que ceux entre les habitants de la plaine et ceux de la montagne. On peut dire que les Vietnamiens manifestent une curiosité indéniable envers l’Autre (Christopher E. Goscha 1995). Les voyages qu’ils font couvrent une vaste aire géographique comprenant l’espace ethniquement vietnamien concentré dans les deltas, les Hauts Plateaux non viêt, l’espace indochinois englobant le Laos et le Cambodge, et enfin, l’espace asiatique allant du Japon à l’Inde et de Singapour à la Chine.
102Les populations minoritaires, intégrées dans les frontières de l’Union indochinoise, sont ainsi plus connues par les Viets. L’étrangeté, le sentiment de découverte d’un autre monde est bien évidemment présent. Nguyễn Tiến Lãng ne cesse ainsi de répéter dans sa relation de voyage sur les Hauts Plateaux : « C’est l’Annam, et ce n’est pas l’Annam… » (1935, 173). Mais un grand effort est fait pour accepter ces populations qui étaient considérées autrefois par les Viets comme « barbares ». Nguyễn Tiến Lãng fait un portrait du chef Kundjon’ob dans des termes respectueux avant de conclure : « C’étaient de fort beaux spécimens humains que ces Moï » (idem). Le mot « moï » ici n’a aucune connotation négative, comme précisent Nguyễn Kinh Chi et Nguyễn Đổng Chi dans la préface de Moï Kontum que ce mot est utilisé par les populations des Hauts Plateaux elles-mêmes avant qu’il n’ait reçu le sens de « barbare » dans la langue vietnamienne.
103Le commentaire d’un fonctionnaire relatant son premier voyage dans les années 1940 par l’avion pour rejoindre son poste à Vientiane exprime un état d’esprit tout à fait nouveau :
Le progrès scientifique a fait perdre le sens de la phrase du poète immortel Nguyễn Du Đường xa chi ngại Ngô, Lào (Que la route de la Chine et du Laos est longue !). Ou bien le poète est visionnaire et il faut interpréter ce vers – que nous avons mal compris jusqu’à maintenant – comme Ngô Lào ta chớ ngại đường xa (Allons en Chine, au Laos, n’hésitons pas devant la longue route) (Vũ Nhật réédition 2000, 383).
Le succès des œuvres littéraires portant sur ce thème de l’altérité est également significatif. Les nouvelles de Thế Lữ mettent en scène l’amour romantique entre un garçon viet et une fille autochtone, alors que les romans de Lan Khai sont imprégnés de la force vitale et du mystère de la forêt du Nord et de ses habitants. Dans ces œuvres, les intrigues se déroulent dans un décor de montagnes majestueuses et sur une toile de fond des mœurs et coutumes telles que la pratique des chants alternés et la liberté des femmes. Cela suppose les connaissances empiriques qu’ont les auteurs sur leur « terrain ». En effet, Thế Lữ est né à Lang Son (où l’ethnie Tày est majoritaire) et il y a vécu pendant toute son enfance, tandis que Lan Khai semble avoir sillonné toute la région montagneuse du Nord, de l’Est à l’Ouest (on trouve les Tày, mais aussi les Man, les H’Mông dans ses romans). Cependant, ces œuvres ne se préoccupent pas tellement des détails du réel, mais proposent des visions idéalisées : la montagne de Thế Lữ est celle d’un paradis perdu, la forêt de Lan Khai est un symbole des forces obscures. Chez les deux écrivains, l’altérité attire, mais la fusion n’est jamais possible, comme l’histoire d’amour malheureuse entre un garçon viet et une fille des montagnes.
104Une autre attitude s’observe chez les intellectuels pour lesquels la découverte des ethnies non-viet mène à une redéfinition de l’identité vietnamienne. Les ethnies, notamment celles ayant des liens historiques anciens tels que les Mường et les Tày du Nord, sont alors considérées comme faisant partie d’une grande famille incluant sur un pied d’égalité les habitants de la plaine et des montagnes. Les rédacteurs de la revue Thanh Nghị découvrent avec émotion, lors d’un voyage, nombre de similitudes entre les Mường et les Viets. Nguyễn Thiệu Lâu, le narrateur, tente de transmettre ses émotions aux lecteurs en écrivant que « cette jeune fille ressemble tout à fait à ma cousine au village » (n° triple 29-30-31, 1943). La construction d’une nouvelle « communauté imaginaire » (Benedict Anderson 1983) est bien en marche.
105On peut remarquer que les populations minoritaires sont perçues principalement par les Viets comme divisées en trois blocs : les ethnies du Nord, celles des Plateaux du Centre et les Chams. La découverte du Champa, de sa civilisation et de son histoire, semble avoir une réelle importance pour les intellectuels vietnamiens. Nombre d’articles de presse sont consacrés au royaume du Champa et aux Chams. Dans son Chiêm thành lược khảo (Étude sommaire sur le Champa), Huỳnh Thị Bảo Hòa (1896-1982)4 présente une synthèse des recherches françaises destinée au grand public vietnamien. Publié à Hanoi en 1936 avec une préface par Phạm Quỳnh, cet ouvrage a bénéficié d’un compte rendu par Nguyễn Văn Tố dans le BEFEO de 1936. Concernant le Champa, il faut souligner le rôle du grand poète Chế Lan Viên qui a rendu célèbre l’ancien royaume des Chams vaincu par les Viets. Dans son recueil au titre évocateur Điêu tàn (Ruines, 1937), il pleure leur grandeur passée, les palais en ruine et les beautés « à peau d’ivoire » désormais en poussière. Ses poèmes imprégnés de la tristesse, voire de l’obsession de la mort, ont certainement plus marqué les lecteurs que les études ethnographiques. Il semble que la situation coloniale contribue au sentiment d’empathie qu’éprouvent alors les Viets vis-à-vis des Chams, autrefois « barbares » et « cruels » dans leur imaginaire.
106En définitif, la colonisation est une occasion d’ouverture inédite des Viets vers les autres peuples plus ou moins proches. La prise en compte de la diversité humaine va de pair avec celle des points de vue et des motivations qui sous-tendent la réflexion sur l’homme et la société.
La différenciation des regards et la diversité des approches
107C’est dans la littérature qu’on peut apercevoir le plus clairement ces lignes de séparation. Dans les années 1930-1945 par exemple, des romans, des reportages et des essais mettent en scènes les jeux, divertissements, croyances et rites de la société d’autrefois. L’exemple le plus représentatif en est le célèbre recueil de Nguyễn Tuân (1910-1987) intitulé Vang bóng một thời (Echos et reflets d’un temps). Publié en 1940, ce recueil regroupe les nouvelles dans lesquelles l’écrivain décrit avec une foule de détails l’art de préparation du thé et la réunion des lettrés pour fêter la floraison des orchidées ou pour goûter des « bonbons de pierres » en faisant des poèmes. Son succès considérable (trois rééditions en moins de cinq ans et le prix Gia Long au nom du fondateur de la dynastie des Nguyễn), outre la conjoncture sociopolitique favorable de la « restauration nationale » proclamée par Pétain, est non seulement la qualité littéraire du texte, mais aussi les émotions et les sentiments que l’écrivain arrive à transmettre au lecteur.
108Plusieurs autres écrivains s’essaient dans ce genre littéraire qu’on peut qualifier de « mœurs et coutumes ». Trọng Lang observe les pratiques de médium dans le recueil de reportages Đồng bóng (Médiums) que Maurice Durand citera pour leur qualité informative dans son ouvrage Technique et Panthéon des médiums vietnamiens publié à Paris par l’EFEO en 1959. Thạch Lam décrit les « mœurs et coutumes » dans son célèbre recueil Hà Nội 36 phố phường (Hanoi des trente-six rues, 1943) dont certains reportages peuvent être considérés comme des études ethnographiques sur les pratiques alimentaires et de loisir de la population hanoïenne.
109Parallèlement à ce courant littéraire se développe une autre littérature. L’intérêt pour le réel se traduit dans le développement de la littérature réaliste et prend un nouvel essor après l’arrivée du Front populaire en France en 1936. Les reportages, les nouvelles et les romans attirent l’attention sur la vie des « petits gens » du peuple :
La nouveauté, l’actualité de leurs productions littéraires viennent surtout de la description parfois pittoresque, souvent vivante d’une certaine société contemporaine, en particulier celle qui se cache derrière le rideau de bambou, ou celle qui se noie dans les taudis des villes (Nguyên Phu Phong 1988, 11).
110Le contexte sociopolitique particulier de ces années vient renforcer la nouvelle conception de la littérature promue notamment par le groupe littéraire Tự Lực văn đoàn qui publie leur déclaration dans la revue Phong Hóa du 2 mars 1933 (Phạm Thế Ngũ 1965, 437-441). En effet, en réaction au romantisme des années précédentes (dont le symbole est le roman larmoyant Tố Tâm de Hoàng Ngọc Phách publié en 1925), ces jeunes écrivains estiment que la littérature n’a pas pour but l’enseignement de la morale, mais la recherche de la réalité sociale et psychologique. « Un livre ou un article ne peut intéresser le lecteur qu’en le divertissant ou en l’émouvant ; or pour l’émouvoir, il faut lui donner la sensation de la réalité » (ibid., 440).
111Le développement spectaculaire du journalisme permet d’ailleurs le succès d’un nouveau genre littéraire dans les années 1930. Le phóng sự (reportage) peut parfaitement répondre à ce souci de connaissance de la réalité sociale en apportant des observations et des impressions sur le vif. Plusieurs textes littéraires sont ainsi publiés d’abord dans la presse sous forme de reportage-feuilleton et paraissent plus tard sous forme de livre. De nombreux écrivains les plus représentatifs de la littérature vietnamienne moderne, tels que Nguyễn Công Hoan, Nguyên Hồng et Vũ Bằng, s’essaient à ce genre de phóng sự. Trọng Lam, moins connu, consacre plusieurs reportages à la société hanoïenne : Hà Nội lầm than (Hanoi, pauvreté et ignorance, 1938) sur la vie des taxi-girls et des prostituées de Hanoi, Làm tiền (Faire de l’argent, 1942) et Đói (Faim, 1945) qui est un reportage sur la grande famine au Nord-Vietnam en 1945.
112Parmi ces auteurs, Vũ Trọng Phụng (1912-1939) mérite une place à part. Ses célèbres reportages portent tous sur la vie citadine avec ses pauvres et ses nouveaux riches : par exemple, Cạm bẫy người (Piège pour hommes, 1933), Kỹ nghệ lấy Tây (Industrie du mariage avec les Français, 1934), Cơm thầy cơm cô (Le Riz des maîtres, 1935), Số đỏ (Bonne chance, 1936) et Làm đĩ (Prostitution, 1939). Son œuvre, exceptionnelle par sa quantité, s’est distinguée par la vivacité des portraits de personnages assimilés par les lecteurs à tel point que des noms et des expressions en sont entrés dans la langue vietnamienne : par exemple, le nom de « Xuân tóc đỏ » (Xuân le Roux) le chanceux, l’expression « Biết rồi, khổ lắm, nói mãi » (Je le sais, ne répète plus) du vieux mari dépassé par les événements, ou encore « Em chã » (Non non) de l’enfant gâté d’une famille bourgeoise. Ces œuvres d’une écriture étonnamment moderne sont en même temps une source de renseignements pour l’étude de la société de l’époque coloniale grâce à « un don inné d’observation et de critiques » (Maurice Durand et Nguyen Tran Huan 1969, 225). Né dans une famille pauvre et orphelin de père très jeune, Vũ Trọng Phụng a dû se confronter tôt à la rude vie. Après avoir été reçu au certificat d’études primaires, il a abandonné à 16 ans ses études pour chercher du travail. Embauché comme secrétaire dans la maison Godard, il commence à écrire des nouvelles vers 1930. Avec le succès de la série de reportages Piège pour hommes publiée en 1933, il abandonne le travail de bureau pour se lancer dans le journalisme. Il mène de véritables enquêtes dans les milieux sociaux différents. Piège pour hommes est le résultat de ses observations chez les professionnels des jeux de hasard qui mettent en pratique des stratégies pour dépouiller les victimes naïfs. Le Riz des maîtres, également une série de reportages, met en lumière le petit monde du personnel de maison – tireur de véhicule, femme de ménage, bonne à tout faire, cuisinier, etc. – dont les relations internes et celles avec les maîtres sont complexes et très riches. Quant à Lục xì, il s’agit de reportages portant sur la prostitution et sur les maladies vénériennes à Hanoi ; ils sont le résultat non seulement des investigations de l’auteur, mais également des documents officiels publiés par les autorités coloniales.
113Sous la plume de ces auteurs, le monde social traditionnel éclate pour laisser la place à l’émergence de catégories sociales jusqu’alors ignorées ou méconnues. La hiérarchie des « quatre classes sociales » (lettré, paysan, artisan, commerçant) disparaît et des populations se rendent visibles pour devenir l’objet d’enquêtes journalistiques, de création littéraire ou d’investigation scientifique. On distingue désormais les hommes et les femmes, les enfants et les vieux, les paysans et les ouvriers. L’émergence de la jeunesse et de la femme en particulier est la conséquence de l’entrée de l’individu dans la société vietnamienne.
114Face au même objet, on trouve d’ailleurs des interprétations et jugements différents. Les observateurs de la réalité sociale vietnamienne viennent eux-mêmes d’horizons sociaux différents, travaillent dans des domaines variés et ont des points de vue divers. On peut distinguer, d’une part, des écrivains et journalistes et, d’autre part, les « anthropologues professionnels » représentés notamment par le groupe de l’EFEO. Ayant en commun la société et l’homme vietnamiens, ils divergent dans l’interprétation et dans le but qu’ils assignent à leur action.
115Les écrivains réalistes et ceux du groupe Tự lực văn đoàn critiquent très sévèrement des aspects de la société traditionnelle afin de la faire évoluer. Par exemple, dans la série Affaires villageoises des reportages portant sur le fonctionnement villageois, Ngô Tất Tố campe le personnage du lettré, une sorte de porte-parole pour la modernisation des mœurs. Dans le reportage intitulé Lớp người bị bỏ sót (La génération laissée pour compte), le vieux lettré confie au narrateur ses dernières paroles :
Les coutumes pourries (hủ tục) ne sont pas écrites dans le livre céleste, on peut les changer, si les intellectuels pensent à civiliser le peuple.
Mais nous sommes laissés pour compte derrière la haie de bambous, les intellectuels n’y jettent un œil que rarement […].
De temps en temps j’ai envie de me débarrasser de ce poids, mais la force d’un seul ne peut pas suffire […].
J’ai un vœu : quand je serai mort, vous devez étaler ses horreurs [du culte du génie] à la lumière du soleil.
Le narrateur précise qu’il s’est décidé d’écrire ces reportages pour apaiser l’âme du lettré dix ans après sa mort. Il s’agit d’une sorte de testament de la génération des lettrés modernistes. Ngô Tất Tố lui-même n’écrit pas sur « le village » par l’admiration pour décrire les « mœurs et coutumes » antiques, mais au contraire par sa « répulsion » des coutumes arriérées, autant que par son « profond amour » des paysans ignorants (Georges Boudarel 1991, 89).
116Ngô Tất Tố (1892-1954) peut être considéré comme l’écrivain de la campagne du delta du fleuve Rouge. Lettré reconverti au journalisme, il connaissait parfaitement la psychologie des villageois du Nord-Vietnam et ses romans sur les mœurs villageoises sont d’une grande valeur documentaire. Il devient célèbre en 1939 avec son roman Tắt đèn (Quand la lampe s’éteint) racontant la vie sans espoir des paysans écrasés sous les impôts, oppressés par les notables derrière la haie de bambou. Ngô Tất Tố écrit le roman Lều chõng (La Cabane et le grabat en bambou) sur la condition des lettrés à partir d’éléments autobiographiques, étant lui-même un de ces candidats malheureux. À la même époque, il publie deux séries de reportages ayant trait au village et au culte du génie tutélaire Tập án cái đình (Le Procès du dinh) et Việc làng (Affaires villageoises). La première série comprend onze reportages publiés dans le périodique Con ong (L’Abeille) à partir du 18 octobre 1939. La deuxième (seize reportages) est publiée dans Hà Nội tân văn (Nouvelle Littérature de Hanoi) à partir du 5 mars 1940. Ces reportages sont repris dans ses Œuvres complètes publiées en 1996 et 1997.
117Ce sont ces deux recueils qui le révèlent comme un excellent ethnographe qui a l’avantage de connaître les détails de la vie quotidienne et les rouages de l’appareil villageois. Dans le Procès du dinh, il donne sa description des cérémonies du culte du génie tutélaire qu’il a personnellement observées et notamment les conséquences de ce culte pour la vie des villageois au quotidien. Les hèm (rite spécifique pour rappeler un trait saillant de la vie du génie) sont racontés avec dérision. Par exemple, dans le reportage Une fois l’an on se lance dans la poursuite du génie tutélaire, un village (sous les abréviations V.L.) pratique un hèm qui consiste en une course de toute la population à travers les champs derrière une tête de tigre en papier censée représenter le génie tutélaire (qui s’avère être un tigre). Dans Le Concours pour tuer les cochons on apprend qu’un autre village (Th.L. de la province de Phuc An), a coutume d’organiser un concours bizarre le jour de la fête du génie tutélaire du village : il s’agit de tuer quatre cochons et préparer le maximum de plats en le moins de temps possible pour les offrir au génie tutélaire. L’identité de ce dernier, dévoilée par l’ami de l’auteur seulement le jour de son départ, n’est autre que celle d’un bandit, ce qui vaut ce commentaire, dernière phrase de la nouvelle : « Effectivement, il n’y a que les bandits pour pouvoir tuer le cochon dans une telle urgence ».
118Ce n’est cependant pas l’aspect exotique des rites qui l’emporte dans les nouvelles de Ngô Tất Tố, mais le fonctionnement villageois et les relations entre les habitants. Il fait comprendre en particulier le poids que ces rites font peser sur les paysans pour lesquels vivre dans le village signifie ne pas perdre la face. Dans Lợn anh, lợn em (Le cochon grand frère, le cochon petit frère), les cochons élevés pour l’offrande annuelle à la fête du génie tutélaire sont une source d’ennuis et de dépenses pour les familles responsables :
Selon les coutumes, chaque année deux villageois doivent tenir la responsabilité de đương cai, c’est-à-dire chacun doit fournir un gros cochon pour offrir au génie tutélaire. C’est une obligation qui ne peut en aucun cas être discutée. Chaque villageois qui atteint l’âge, doit la respecter sans avoir la possibilité de refuser. Si quelqu’un a le malheur de refuser cette charge, il porte la mauvaise réputation pour toute sa vie et de ce fait, n’est plus qu’un mort vivant, s’il reste encore dans le village. C’est pour cela que les plus démunis, s’ils n’ont pas d’aide de la grande famille, doivent parfois vendre leur maison, leurs terres, ou encore leurs enfants pour élever le cochon de la communauté villageoise. Ils préfèrent ne plus avoir d’enfants, ni maison ni terre, mais avoir un cochon à amener, que de garder leurs biens.
Si élever un cochon est aussi ruineux, c’est parce que d’après les coutumes villageoises, chaque cochon doit peser au moins deux cents kilos, ou plus. Pour pouvoir présenter un « Monsieur le Cochon » [terme respectueux réservé au cochon destiné au génie tutélaire] aussi grandiose, il faut naturellement l’élever pendant deux ans ou plus. Tous les jours pendant deux ans, il faut lui donner des mets tels que les bananes, la farine du riz nêp onctueux, ou encore tous les fruits et légumes de la saison, ce qui représente des dépenses importantes, sans parler des cérémonies obligatoires depuis l’achat du petit cochon jusqu’au jour où on l’amène au temple. Chaque fois que les notables représentant le village vont choisir « Monsieur le Cochon », ou vont rendre visite à « Monsieur le Cochon », etc. la famille doit les inviter à boire et à manger. De plus, si par malchance le temps est mauvais et « Monsieur le Cochon » n’a pas d’appétit, la famille doit présenter des offrandes au temple du génie tutélaire pour qu’il répande sa protection jusqu’à la bête. Chaque famille dont c’est le tour d’élever le cochon, vit donc pendant deux ans dans une peur bleue pire que d’avoir un bandit dans les murs. C’est seulement le jour où il arrive au dinh, temple du génie tutélaire qu’on peut être soulagé.
Cet autre reportage intitulé Được một trai, mất ba lợn (Un fils né, trois cochons perdus) raconte l’histoire d’un paysan désigné comme đám, gardien du temple du génie tutélaire pendant un an. L’honneur d’être une personnalité du village à soixante ans passés, est terni cependant par le fait qu’il vient d’épouser une deuxième femme dans l’espoir d’avoir un fils pour perpétuer la lignée. Le jour où l’on apprend que sa femme est enceinte, sa vie bascule car il s’agit d’une faute très grave qui n’est rachetable que par une grande offrande au génie tutélaire et un banquet offert à tout le village :
Cette nuit, monsieur Phuc peut rester dormir chez lui, car il a perdu sa responsabilité de dam. Le lendemain il ira voir le propriétaire de la maison où je loge pour faire savoir qu’il va vendre sa maison et ses terres pour payer le prix de la viande, de l’alcool, du riz que le village avait mangé et bu.
Car s’il ne paye pas, il sera rayé du registre du village et quand il sera mort, personne ne viendra pour porter son cercueil.
Je l’ai revu l’année suivante. Il vit maintenant dans une cabane à l’entrée du village, mais il avait l’air plus content. Il m’a dit :
– Vous pouvez me féliciter. Fin de l’année dernière, grâce à la bienveillance du génie, ma deuxième a accouché d’un petit. Il est très sage.
Dans les reportages de Ngô Tất Tố, les pratiques du culte du génie tutélaire, sont envisagées dans une autre optique que la liturgie, la description des édifices et des objets, des cérémonies. Leur intérêt se situe à un autre niveau que les recherches érudites, celui du « vécu en profondeur » ; l’auteur « braque uniquement son regard sur une articulation clef de la machine sociale : les rapports entre notables du niveau local et les paysans analphabètes qu’ils grugent, principalement à l’occasion des fêtes et des banquets » (Georges Boudarel 1991, 101). Pour cette raison :
[Ngô Tất Tố est] le seul auteur qui permette de comprendre comment fonctionnait ce système, comment il avait prise sur les simples gens sans culture par son double aspect religieux et administratif […]. Le mérite des nouvelles-reportages de Ngô Tất Tố est d’ordre sociologique et ethnologique tant par la documentation que par la problématique qui s’en dégage. Elles sont une miniature fouillée des couches intermédiaires, si fondamentales (idem).
La connaissance intime de la vie villageoise fait de Ngô Tất Tố un véritable ethnologue de la paysannerie du Nord Vietnam. La réalité villageoise n’est absolument pas cette société « harmonieuse » et « éternelle » peinte dans l’imaginaire orientaliste. À vrai dire, la société vietnamienne dans sa totalité est bouleversée dans le tourbillon colonial.
119Dans une perspective tout à fait autre, Nguyễn Văn Khoan, assistant à l’EFEO, s’intéresse à ce culte populaire dans son Essai sur le đình avec le désir de comprendre, sans vouloir le critiquer ni le réformer. À la différence des journalistes et des écrivains désireux d’intervenir par la plume dans la réalité, d’autres adoptent une attitude qui consiste tout d’abord à observer et à comprendre la société telle qu’elle est. On peut reconnaître dans cette posture les « professionnels » de la recherche tels que le groupe de l’EFEO, mais aussi le chercheur indépendant Đào Duy Anh. La professionnalisation du métier d’anthropologue est le résultat d’un long processus d’un demi-siècle.
Notes de bas de page
1 Nguyễn Văn Khoan décrit quelques autres hèm singuliers pratiqués dans des villages du delta du Tonkin concernant un génie amoureux, un génie aux coups de poing, un génie voleur, un génie enfant, un génie débauché, enfin un génie à tête coupée. La plupart de ces hèm lui ont été rapportés par des informateurs qui sont soit originaires des villages voisins, soit ont eu l’occasion d’y assister.
2 C’est bien l’enterrement « de l’heure néfaste », et non pas « à l’heure néfaste » comme il est mentionné dans quelques fiches bibliographiques.
3 La revue existe encore en 1938. La collection de la Bibliothèque nationale de France à Paris comprend 43 numéros dont le dernier date du 28 août 1938. Jusqu’à la fin de 1934, elle est très active (sortie régulière, nombreux collaborateurs, articles de qualité). À partir du n° 35 (1er décembre 1934), elle devient irrégulière et réduite de moitié en nombre de pages.
4 Huỳnh Thị Bảo Hoà (Mme Vương Khả Lâm) était une personnalité intellectuelle en Annam. Elle est notamment l’auteur d’un court roman Tây phương mỹ nhân (La Belle de l’Occident) qualifié de « roman moral » (Saigon, impr. Bao Ton, 1927, 76 p.) qui bénéficie d’une double préface de deux figures emblématiques, le lettré Huỳnh Thúc Kháng et l’écrivain Tản Đà. Ce roman raconte l’histoire, probablement vraie selon un des préfaciers, d’un mariage d’amour entre une Française et un Vietnamien venu comme soldat en France pendant la Première Guerre mondiale. Se heurtant à toutes sortes d’obstacles dont l’interdiction d’aller au village et rendre visite à la famille, le couple est obligé de retourner en France.
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