Dix journées grandes ouvertes sur le monde : par les fenêtres du Décaméron
p. 247-259
Texte intégral
Il me semblerait excellent de fuir la peste florentine, que nous quittions cette ville (...) pour aller séjourner honnêtement à la campagne. L’on y aperçoit plus ouvertement le ciel que cette vie nous refuse par ses beautés éternelles, bien plus belles que les murailles de notre cité délaissée,
1dit l’instigatrice du projet décaméronien, Pampinea. En matière d’ouverture (au singulier) de récit-évasion, comme aussi en matière d’ouvertures (au pluriel) sur le monde, on ne pouvait guère mieux augurer a priori du nombre de fenêtres appelées à remplir de multiples rôles.
2Et pourtant, qu’on ne s’y méprenne point, peu nombreuses seront en définitive les fenêtres mentionnées dans le recueil de nouvelles de Boccace, du temps de la « peste noire » : une trentaine tout au plus, pour les cent récits. C’est relativement peu, on en conviendra. Des fenêtres qui, par ailleurs, n’occupent pas uniformément, tant s’en faut, les dix journées narratives. Deux, en effet, en sont totalement dépourvues : la première et la sixième.
3Nous chercherons à en établir les possibles raisons. Nous examinerons pour ce faire une étude en trois temps, en trois étapes :
- un aperçu d’ensemble pour commencer, en guise de premier inventaire, relatif à l’économie et à la répartition de ce type d’ouvertures concernant tant les habitations privées que les bâtiments plus officiels de la vie citadine ou rustique ;
- puis, en second lieu, un examen du récit des fenêtres, là où elles existent, là où elles interviennent et où elles jouent un rôle actif dans l’histoire de ces personnages boccaciens, protagonistes humbles ou illustres, et de l’un et de l’autre sexe ; c’est-à-dire une autre manière de définir la stratégie et l’optique de l’ouverture et du cache, de la dissimulation et du paraître ;
- enfin, et pour terminer, un essai de typologie de l’œil-fenêtre décaméronien (ne) que nous proposons en guise de panoptique envisageable dans le cadre d’une certaine manière de voir le monde, entre histoire et fiction.
Les fenêtres des dix journées : économie, répartition
4L’enfer (de la peste) comme le paradis (du refuge et de l’exil momentané dans les collines) commandent, chacun à sa manière, l’existence de fenêtres. Elles relèvent les unes comme les autres d’une économie de nature visuelle mais aussi d’une présence quasi existentielle.
5Deux exemples pour commencer, pris à chacune des extrêmités du recueil, vont illustrer notre propos :
- d’un côté (IIe journée, nouv.5), c’est la nouvelle d’Andreuccio de Pérouse, très longue (quatorze pages dans l’édition de référence) qui instaure un nouveau type d’aventure romanesque aux multiples péripéties, à rebondissements, de Pérouse à Naples, de Naples en Sicile, et, dans cette île, de Palerme à Agrigente. Il s’agit de la fenêtre où un individu (en l’occurrence une des domestiques de la dame) s’enquiert de la cause d’un tapage subit, du haut d’un étage, et où une voix répond, celle d’Andreuccio. Mention circonstancielle, on le voit, que celle de cette fenêtre ouverte sur le monde extérieur, de communication entre le dedans (de l’intimité) et le dehors (de la vie en plein air, communautaire) ;
- d’un autre côté (X, 7), c’est une autre nouvelle de la dixième et dernière journée : longue également (huit pages) où est protagoniste une jeune Florentine, Lisa, amoureuse du Roi Pierre d’Aragon que celui-ci mariera à un noble en guise de récompense.
6C’est, cette fois, une fenêtre d’où un individu observe, non plus ce qui fait l’objet insolite d’une échauffourée mais, bel et bien, un royal spectacle comme sur une scène de théâtre ou d’une loge, puisque de là-haut (encore le point de vue privilégié de l’observateur), l’intéressée « voit jouter le roi », et en la circonstance s’éprend de lui. La fenêtre est donc devenue, in fine, échappée en direction du devant fastueux et mirifique de la scène, et prétexte quasi miraculeux à l’innamoramento, occasion d’une insolite métamorphose sentimentale et sociale.
7A ne nous en tenir, pour l’instant, qu’à ces deux seuls exemples, à chacun des bouts du recueil, l’on constate que la fenêtre est, à des degrés divers, ouverture sur des événements de la vie en société, publique, avec ses surprises : d’un point d’interrogation (premier cas, II, 5) à un point d’exclamation (deuxième cas, X, 7). Le cocasse a laissé la place au conte de fées, la circonstance banale née du quotidien à l’événement fastueux littéralement exceptionnel. Du groupe d’individus, on est passé à un duo de protagonistes de l’un et de l’autre sexes.
8En réalité, pour présentes que les fenêtres soient dans le recueil, leur présence n’est pas régulière : il faut noter ici, répétons-le, la double carence de ces ouvertures dans deux des dix journées ; la première, celle de l’installation dans les collines dans le refuge fiésolan et la sixième en sont totalement dépourvues. Pourquoi ?
9La première est la journée inaugurale qui fait exception puisqu’elle ne compte pas de programme narratif ; de quoi satisfaire peut-être d’entrée l’ivresse de la liberté, celle de la joie (et de la santé) recouvrée au sortir de l’« enfer » d’en bas ; en bas, où la peste ayant tout ravagé et vidé la cité de ses habitants, les demeures affichaient leurs ouvertures béantes, portes et fenêtres incluses, comme les orbites creuses d’une tête de mort.
10De plus, cette première journée qui se déroule dans le premier des deux cadres paradisiaques fiésolans sera suivie de deux autres journées narratives encadrant le double repos imposé en fin de semaine (celui du vendredi et du samedi) pour des exigences à la fois corporelles (hygiène) et spirituelles (devoirs religieux) et sous trois regards royaux féminins, la répartition des fenêtres est fort inégale : zéro fenêtre pour le mercredi du premier après-midi narratif, deux en revanche le jeudi, jour de Jupiter, le dieu qui voit tout ; mais huit, inflation record du Décaméron, pour le premier des dimanches fiésolans qui voit la petite assemblée des dix jeunes gens se déplacer dans un autre cadre, et passer du « château » au « palais », mais toujours en pleine nature printanière, c’est-à-dire sans changement quant aux précisions architecturales de ces riches demeures, concernant les fenêtres.
11Or, ce schéma narratif se répètera mais incomplet pour l’autre cas de « journée sans fenêtres », soit pour la sixième, entièrement toscane et/ou florentine ; elle est aussi placée sous l’autorité royale d’une reine (Elisa) ; elle aussi se déroulant un mercredi (le second), le dernier de l’exil utopique dans les collines de Fiesole, avant celui du retour définitif à la base de départ (soit à Santa Maria Novella).
12Seule différence avec le premier schéma : s’il y a toujours représentation numérique importante de la/les fenêtre(s), celle-ci, pour un nombre identique d’occurrences au total, va décroître : zéro fenêtre pour le mercredi (reine : Elisa) ; six pour le jeudi (avec intervention du second des trois rois : Dioneo) ; encore quatre pour le dimanche suivant, royauté à nouveau confiée à une reine, Lauretta. Dans l’insertion d’un roi entre deux reines, réside la variante du schéma narratif relatif à la présence des fenêtres dans les récits poméridiens de la première semaine décaméronienne.
13La carence de fenêtres dans cette autre journée (centrale du recueil) tient peut-être au fait qu’il s’agit toutes de nouvelles fort brèves, les plus courtes du recueil, que cette brièveté est – souligne Boccace – un fait inhérent à la nature féminine soucieuse de parcimonie en général (ici en matière d’espace narratif), peut-être aussi du fait qu’il s’agit d’un chronotope exclusivement toscan et/ou florentin c’est-à-dire de réalités familières pour beaucoup de... lectrices du temps (public privilégié auquel s’adressent les cent nouvelles), et, de plus, de récits essentiellement composés de scènes d’extérieurs, de plein air (rues, places, ou... voyages).
14Si les dix jeunes gens, contre le déferlement de la pandémie qui vide les demeures florentines, optent pour dix journées grandes ouvertes sur le monde, on constatera d’après ce bref aperçu que les échappées au dehors comme, à l’inverse, les incursions à l’intérieur des demeures quelles qu’elles soient, n’ont pas toutes même valeur et même importance dans les cent récits décaméroniens et au fur et à mesure du séjour au sein des collines limitrophes de Florence.
Le récit des fenêtres : stratégie et optique de l’ouverture et du cache
15Des ouvertures certes, Boccace a su en ménager pour huit de ses dix après-midi narratifs. Sa trentaine de fenêtres constituent une riche panoplie malgré tout qui, dans ses variantes, servent, soulignent et expliquent la stratégie de nombre d’aventures décaméroniennes.
16Un récit des fenêtres s’instaure avec ses différentes composantes visuelles, auditives et plus généralement corporelles qui font partie d’un nouvel art de vivre exceptionnellement autorisé et projeté sur un demi-mois tout compris, alors que la « peste noire » s’est déchaînée, Boccace l’a lui-même souligné, des mois durant vers le milieu du xive siècle. Ce resserrement temporel de la fiction « où tout devient possible », mais dans le respect d’une étiquette par rapport à l’étalement historique, bien réel de la pandémie, aura de notables répercussions sur l’optique favorisée par les fenêtres.
17La partie précédente y a fait plus qu’allusion déjà : la ou plus exactement les fenêtres, à partir de la seconde journée du moins, et à l’exclusion de la sixième journée, constituent, à n’en pas douter, un élément déterminant dans la conduite des événements soit comme frein ou limite (barrière infranchissable momentanément du moins), soit, au contraire, en tant que double accès : initiation ou pénétration v/s extériorisation, ou évasion et libération, mais sous certaines conditions.
18Trois fonctions majeures sont attribuées par Boccace supra-narrateur à ce type d’ouverture le plus souvent dominante (à l’étage), héritage peut-être et transposition du point de vue teichoscopique en vogue dès le haut Moyen Age : la première et la plus évidente, la fonction de visualisation réversible depuis ou vers la fenêtre, fonction-clé de spécularisation à double sens ; elle est, on s’en doute, à elle seule la moitié des occurrences du Décaméron.
19Par ce moyen-là, un vrai deus ex-machina, deux journées sont concernées, la IIe et la IVe. Le fait le plus important, pour cette fonction active de tournant de récit, favorise un dénouement précipité. En réalité, ce sont trois nouvelles qui bénéficient de cette optique-là, en des lieux fort éloignés les uns des autres, et non-toscans ou non-florentins, comme l’Afrique du Nord (nouv. II, 7, p. 172), nouvelle dite du Roi de Garbe, autre nom du Maroc ; puis, la Venise du Grand Canal (IV, 2, p. 356) ; et enfin, encore dans le cadre de cette même journée, le Languedoc (IV, 9, p. 397).
20Le procédé de la fenêtre, dans ces cas-là, est donc étendu à des aires culturelles fort diversifiées, véritables fenêtres ouvertes sur le monde autre que péninsulaire et italien, sauf pour Venise, même si on peut ranger la Cité des Doges comme cité à part et pré-orientale. La fenêtre sert alors de ressort dramatique extensible à d’autres situations, à d’autres mentalités que celles de l’Italie et a fortiori, de la Toscane natale de Boccace.
21Il faut bien en convenir : l’œil-fenêtre avec sa réversibilité dehors-dedans est, dans le Décaméron, une véritable obsession pour l’observateur, de nuit, de jour, toutes saisons confondues, comme si la peste dévastatrice et meurtrière de tant de vies n’avait fait qu’aiguiser davantage une activité sensorielle de tous les instants, comme pour traquer toute trace de vie ou de survie.
22Il faut aussi, par ailleurs, le constater : la fenêtre impliquant regard en direction de l’extérieur l’emporte de beaucoup sur le point de vue inverse : à la fenêtre, tel personnage (Tofano, par exemple, pour voir rentrer sa femme, VII, 4) ou telle catégorie (les voisins, ibid., p. 557), se met en position de vigie, voire dans l’attitude du censeur : à la fenêtre, Maître Simone (VIII, 9, p. 671) a pour habitude de vouloir identifier tous ceux qui passent dans la rue ; vers la fenêtre, Lidia, entraîne son partenaire Nicostrato pour examiner sa denture à la pleine clarté du jour !
23Moins fréquemment, de la fenêtre vers l’intérieur, une fois la curiosité satisfaite ou tout danger écarté comme par miracle, un personnage se retire pour se réfugier, se replier dans l’intimité complice de l’ombre (IX, 1, p. 711). Plus rarement encore, il y a rencontre de regards croisés (V, 6, p. 453) comme dans cette scène sicilienne de la vie palermitaine :
comme il passait souvent devant la Cuba (monument célèbre de la capitale sicilienne), il aperçut par hasard Restituta à une fenêtre, et elle-même le vit, à la grande joie de tous les deux.
24Miraculeuse rencontre, fruit du hasard nous est-il précisé, qui est loin d’être monnaie courante dans le jeu de Fortune plutôt capricieuse et foncièrement versatile même.
25Dans la seconde moitié du Décaméron, pour les VIP et VIIIe journées, la nécessité dramatique de la fenêtre est encore plus flagrante, eu égard à la thématique antagoniste déclarée de la guerre des sexes et de l’instinct de conservation invoqué, c’est-à-dire de l’intelligence manœuvrière mise en œuvre par les hommes comme par les femmes ou, si l’on préfère, par la ruse tacticienne sollicitée.
26Dans la VIIe journée tout d’abord, et sous la royauté de Dioneo l’entreprenant et le joyeux luron de la bande, le nombre de fenêtres vient tout de suite après la journée-record, la IIIe avec ses huit occurrences : elle en comporte six ; croît aussi le nombre de portes et leur diversification (sur chambres et/ou jardins) avec adjonction d’escaliers ; au fond, se met en place toute une une stratégie complexe d’ouvertures/fermetures.
27Quant à la journée suivante, la VIIIe, sous la royauté de Lauretta, avant-dernière dans la hiérarchie des reines, elle affiche un double affrontement, celui des hommes contre les femmes, puis celui des hommes entre eux. En contrepartie, l’autre lieu le plus cité traditionnellement peu ou mal éclairé et par de chiches ouvertures est l’église, à commencer par celle où, dans les collines, la petite société des dix jeunes gens ne manque pas d’aller faire ses dévotions (VIII, introd. ; 1 ; 4 ; 6 ; 7 ; 9) en fin de semaine.
28C’est dire assez, au total, combien la fenêtre à elle seule joue un rôle prépondérant de laissez-passer ou, si l’on préfère, de passage obligé, refusé ou accordé, de transition ou d’opposition déclarée, de cache ou d’ouverture accueillante.
29Une seconde fonction, adjacente de la précédente, a trait à la fenêtre-symbole, c’est-à-dire à l’objet ou au signe-fenêtre ; c’est-à-dire au simple repère spatio-temporel qu’elle peut, le cas échéant, constituer.
30La fascination visuelle boccacienne en passe bien évidemment aussi par ce stade de/du repérage. Devenu un objectif de choix pour des personnages en quête de nouveauté, voire d’insolite, cette fenêtre-là fascine. Son absence peut alors être aussi inquiétante que sa présence : lieux qui en sont réduits à une obscurité quasi complète comme les prisons (celle de Ruggieri IV, 10, p. 404), ils vont aussi jusqu’à des escaliers dérobés et à des chambres aux ténèbres complices. L’absence signifie castration ou promesse louche et lourde de menaces, danger imminent (III, 3, p. 253 ; III, 6, p. 272 ; III, 7, p. 340 ; IV, 1, p. 340) ; et la non-appropriation de cet espace normalement porteur de lumière, d’échange affectif et/ou de chaleur humaine, signifie interdit comme ce qu’éprouve ce personnage de femme de la septième journée (VII, 5, p. 500) qui proteste :
elle n’osait pas se faire voir à la fenêtre ou jeter un coup d’œil dehors, sous quelques pretextes que ce soit... elle menait une existence épouvantable... ne pouvant se mettre à la fenêtre... tu as fait de moi une recluse...
31Moins négatives et plus problématiques, voire énigmatiques, d’autres fenêtres décaméroniennes se prêtent à de véritables scénarios qui sont autant de paris risqués : un mouchoir accroché à une fenêtre, signe de rendez-vous désiré (III, 5, p. 226), ou une ficelle « en attente » qui y pend (VIII, 8, p. 579) signalent à l’observateur, invité à décrypter ces signes, une proche rencontre souhaitée ou, au contraire, la présence d’un piège à déjouer ;
32Du signe à l’acte, il n’y a qu’un pas, vite franchi. Aussitôt vu, repéré, aussitôt entreprise la démarche favorable ou risquée.
33Une troisième fonction ressort aussi du récit décaméronien : la fenêtre dramaturgique, deus ex-machina. Ce point de vue-là, au sens propre, est, l’on s’en doute, loin d’être négligeable : il est bien sûr le plus spectaculaire des trois.
34Tout personnage bien en vue, c’est-à-dire tout virtuoso de Boccace, à l’œil accorte, à l’ouïe fine, au geste prompt, est par essence et par vocation un metteur en scène. L’intelligence, vertu première mise à l’épreuve par et dans un langage qui l’exprime, c’est-à-dire qui la prouve, évolue au mieux entre les objets qu’il évite ou qu’il plie à sa volonté ; bref se fraie une voie qui est aussi, en société, une ligne de conduite. Savoir voir, c’est déjà, chez et pour Boccace, savoir faire.
35La fenêtre ouverte ou fermée, à atteindre ou à traverser voire à éviter, est le moyen idéal pour manifester à loisir, et à l’épreuve des faits, ladite intelligence pratique. Dans certains cas, cette fenêtre-là attire, luit comme une invite à transgression : le soupirant enhardi n’hésite pas, par exemple, à escalader la paroi extérieure pour atteindre la fenêtre de sa belle (III, 3, p. 255) !
36En sens contraire, elle est, cette fenêtre, l’étouffante barrière que d’un geste prompt de désespoir, il convient coûte que coûte de franchir, au péril ou au mépris de la vie ; cas du suicide de l’épouse par auto-défenestration (IV, 9, p. 397) ; cas, moins dramatique que ses conséquences, de la fuite à tout prix de ce Frère Albert qui n’hésite pas à sauter d’une fenêtre dans le Grand Canal, à Venise (IV, 2, p. 356). En revanche, elle est franchement expédient, tragique cette fois, lorsqu’elle devient l’adjuvant idéal pour éliminer un rival encombrant ; elle constitue alors l’une de cette vingtaine de sortes de morts violentes (ou accidentelles) qui font aussi du Décamérvn, une panoplie d’aventures tragiques et point seulement bénéfiquement amoureuses. Dans le cas de la septième nouvelle de la IIe journée (p. 172), il s’agit bel et bien d’une défenestration provoquée et déguisée en meurtre :
puis il le saisit à bras le corps et le jeta par la fenêtre. Le palais dominant de très haut la mer, c’est pourquoi la chute du corps ne pouvait être et ne fut entendue de personne.
37Le crime parfait en quelque sorte !
38On l’aura constater : la fenêtre dans ces circonstances se prête à autant de scenarii spectaculaires, comique (Frère Albert), tragique (celui que l’on vient de rapporter), ou mélo-dramatique (cas du suicide de l’épouse). La fenêtre peut alors ne pas servir d’expédient favorable à une « sortie » de virtuoso ! Sorte de sésame à double sens.
39A telle enseigne même qu’on pourrait presque la comparer à l’œil du Destin qui sauve ou perd un individu, un œil qui, en toutes circonstances, verrait et surveillerait tout ici-bas, décidant positivement ou négativement du sort de chacun d’entre nous : une espèce de panoptique embrassant la scène et les coulisses des rapports sociaux d’autant d’humains que ceux que la terrible « peste noire » aura fauchés un peu partout, à Florence, en Toscane mais aussi dans presque toute l’Europe.
Pour une typologie de l’œil-fenêtre décaméronienne : un panoptique ?
40Une cité quasiment rayée de la carte en raison du nombre de morts (florentins) et du nombre de ceux qui, rescapés miraculeusement de cette « mortelle pestilence aujourd’hui révolue » (introd. p. 37), n’ont dû leur salut qu’à la fuite, autorise cette conclusion dans les demeures désormais vides ; une ville-fantôme qui donne plus d’acuité au témoignage de visu de Boccace, témoin du « prodige... vu de ses propre yeux comme beaucoup » (introd. p. 39).
41Un témoignage douloureux parfaitement corroboré par la première reine, florentine (ibid., p. 48) qui, elle, nous fait pénétrer à l’intérieur de ces demeures désertées, aux ouvertures stériles désormais :
et quand nous rentrons dans nos demeures, et en quelque pièce que j’aille ou m’arrête, je crois voir les ombres des trépassés.
42Tout se passe par conséquent, dès l’introduction attestant de l’ampleur de la catastrophe et de l’étendue de ses ravages (d’abord humains), comme si Florence, dévastée par la « peste noire » abandonnée de sa population, était soudain devenue un décor sans occupants, une cité vide de sens aveugle mais jonchée de cadavres hideux et puants. Bien qu’officiellement nulle mention explicite ne soit faite dans l’introduction (Ire journée) – il n’en est à vrai dire guère besoin – à ces ouvertures hier vitales laissant passer l’air et la lumière, c’est-à-dire la vie, et aujourd’hui images cruelles d’inanité, de vacuité totale, un constat majeur a pour ainsi dire valeur de fatal décret et d’arrêt de mort d’une civilisation paraissant défunte, anéantie à jamais :
O que de grands palais, que de belles maisons, que de nobles demeures auparavant remplis de familles entières de seigneurs et de dames, resteront vides jusqu’au moindre serviteur !
43Et la citation se poursuit sur la destruction de « lignées illustres », d’« héritages considérables », de « richesses fameuses pour les successeurs légitimes ». Nulle déploration n’est plus significative au seuil-repoussoir du voyage-évasion des dix jeunes gens.
44Or, là-haut – les descriptions du refuge fiésolan le confirment – sur et dans les collines, point n’est besoin, plus n’est besoin, de fenêtres qui ne pourraient que dangereusement rappeler une civilisation défunte, celle d’en bas, frappée de léthargie et d’un mortel sommeil « entre mars et le mois de juillet suivant » (ibid., p. 45). La transparence y sera de mise ou plutôt l’homogénéité de l’air pur, de l’eau rafraîchissante, du vert printanier si propices à un renouveau qui ressemble à un tabula rasa en pleine nature. Sur ce point, l’enfer d’en bas comme le paradis (artificiel) d’en haut récusent pareillement l’ouverture conditionnelle (et davantage la fermeture), du type de ceux qu’autorisent et pratiquent les fenêtres.
45Restera, par conséquent, le point de vue intra-diégétique, par narrateurs (pour trois journées) et narratrices (pour les sept autres) délégués, qui se chargera d’aménager lorsque nécessité s’en fera sentir, ce type finalisé d’ouverture/fermeture à la fois affiché et secret. On l’a déjà constaté au début : ce qui compte et qui prédomine de la seconde à la dixième journée reste la fenêtre-regard qui, d’un côté, fait découvrir un homme (II, 5), Andreuccio, et de l’autre – et pour finir –, « révèle » à une femme cette fois d’heureux horizons (Lisa, X, 7).
46Double fonction spéculaire ainsi concernant et impliquant l’un et l’autre sexes c’est-à-dire tous les humains sans exception.
47Fenêtre peut signifier ouverture au bonheur malgré tout, car, on a pu aussi le constater, elle peut être et sait être également, en certaines circonstances, accès au malheur, possibilité d’intrusion du Mal ou d’intromission au Mal. « Ecrites pour chasser la mélancolie des femmes » (conclusion de l’auteur, p. 86) les nouvelles du Décaméron ouvrent ainsi une double possibilité à la gent féminine, la première concernée par la lecture et la seconde par l’audition de tels récits à double entrée ! Et ce, en fonction de la loi foncièrement humaine de l’instabilité de toute chose ici-bas dont la peste, à l’ouverture du recueil, est la plus tragique illustration.
48Double fenêtre par conséquent, à l’image de toute fenêtre permettant le regard au dehors comme au dedans : au positif, elle reste celle de l’espoir et de la joie de vivre c’est-à-dire de survivre pour ces dix jeunes gens ne risquant pas leur vie, dehors, là-haut, de l’aube à la tombée de la nuit. C’est aussi le message de la fenêtre fiésolane des trois derniers jours, ceux de la dernière semaine, des huitième et neuvième journées sous le double patronage royal féminin, à nouveau, des deux dernières jeunes filles, Lauretta et Emilia :
« mets-toi à la fenêtre », dit Zeppa pour appeler une personne,
(VIII, 8, p. 668)
49alors que Simone, dans la nouvelle suivante :
voyait passer (des gens) dans la rue. (VIII, 9, p. 671)
50Ceci pour la huitième journée.
51Quant à l’avant-dernière, la neuvième, elle insiste sur les déplacements vers l’intérieur :
elle quitta la fenêtre et rentra dans la chambre ; (IX, 1, p. 711)
52ou elle diversifie les déplacements vers l’extérieur, vers l’intérieur comme l’indiquent ces notations alternées :
mais mille fois par jour, tantôt à la fenêtre, tantôt à la porte, et tantôt dans la cour, il courait la regarder. (IX, 5, p. 728)
53Point d’illustration plus éloquente du double sens (visuel et informatif) et de la double direction (externe/interne) dont peut être, à l’origine, la fenêtre.
54Qui dit fenêtre dit demeure : encore convient-il de distinguer avec Boccace celle de la ville, et celle du contado que Boccace le premier, gâté par le sort, a connu possédant – il existe toujours – au cœur de la bourgade de Certaldo, un palazzo cossu, image de la fortune de son père marchand. Autre distinction également, elle oppose demeure des pauvres et demeure des riches qui fait l’objet d’une ultime réflexion de la dernière nouvelle (de Grisélidis) de la dernière journée du Décaméron, avant le départ et le retour à Florence, au même lieu d’où la petite troupe s’était lancée (l’église de Santa Maria Novella) :
que dira-t-on de cela sinon que même dans les pauvres chaumières descendent parfois du ciel des âmes divines tout comme il y a dans les demeures royales des gens qui seraient plus dignes de garder des cochons que de gouverner.
(X, 10, p. 852)
55La demeure, soit, mais comme un ensemble d’ouvertures (portes et fenêtres) et aussi de barrières (murs extérieurs, cloisons intérieures) avec un lieu privilégié, la chambre mais également attenante, une autre enceinte assez courante : celle du jardin ou de la cour intérieure à l’abri des regards du monde dit extérieur, c’est-à-dire de la rue et de la place publique. Un univers bien compartimenté, en somme.
56Pas davantage l’enfer d’en bas (de la peste) créateur d’un vide hallucinant avec ces demeures innombrables et béantes, que le paradis d’en haut, qu’il soit « château » ou « palais » (à partir de la troisième journée) où la nature semble communiquer avec le dedans, où tout est fait pour circuler et respirer librement, sans contraintes, ne sollicitent à proprement parler de « fenêtres ».
57Or, malgré tout, le Mal s’engouffre partout, envahit tout : maisons dépourvues de malades devenues soit des caisses vides (introd. I, p. 10), soit exceptionnellement des mouroirs ; maisons de débauche dont les fêtards s’emparent en l’absence de leurs réels occupants ; maisons innombrables systématiquement à l’abandon, à la ville comme à la campagne, transformées à titre exceptionnel en domicile mortuaire (I, 1) pour un Ser Ciappelletto qui échappe au sort ignominieux d’être jeté pardessus l’enceinte de la cité comme une charogne au fossé (cf. p. 40) : tel est, en effet, le sort auquel sont conviés tant de Florentins, morts ou vifs :
... beaucoup d’hommes et de femmes abandonnent leur village, leurs maisons, leurs quartiers, leurs « parents et leurs biens... pour opprimer ceux-là seuls qui se trouvaient dans les murs de la cité comme s’ils pensaient que plus personne ne devait rester dans cette ville. (ibid., p. 41)
58A l’inverse, l’énergie du désespoir pouvait faire qu’ils se terrent dans leurs maisons devenues, de ce fait, leurs tombeaux (p. 43), à moins que la mort ne les surprennent dehors comme elle les surprendrait au dedans,
sur les chemins, sur leurs champs, dans leurs maisons indifféremment, de jour et de nuit.
59Pampinea elle-même n’avouait-elle pas :
« C’est pourquoi, ici même, hors d’ici, et dans ma propre maison, je me sens mal » ?
Conclusion
60La fenêtre – on l’aura constaté – est un élément-clé du décor, c’est-à-dire de la stratégie du Décaméron, miroir à double face dans un recueil qui fait passer les lectrices (public privilégié) de la peste à la fête.
61Le code utopique d’un nouvel (et temporaire) art de vivre, de survivre, placé sous l’égide de la joie et du plaisir se devait d’en passer sous la plume de Boccace supra-narrateur par la, par les fenêtre(s) : « pour le secours et le refuge de celles qui aiment », affirme le prologue et qui, dans la vie courante, sont recluses, à l’abri des murs de leurs demeures « dans l’étroite enceinte de leurs chambres », précise encore Boccace.
62L’aspiration, l’exceptionnelle permission d’évasion « au dehors », en haut dans les collines, est invite à voir autre chose qu’une cité dévastée, à contempler des beautés sinon éternelles du moins préservées du fléau « bien plus belles à contempler – souligne Boccace- que les murailles de notre cité délaissée ». (introd., Ire journée)
63Parcimonieusement certes, mais fondamentalement, la fenêtre joue d’un double et antinomique pouvoir, dans le processus narratif et stratégique du projet fiésolan, d’exclusion et d’inclusion. Ostentation (voire provocation) et dissimulation, cache et désir ou goût du paraître, la double relation d’amour-et-de-mort commandait aussi la présence discrète mais combien efficace, dans le cadre des multiples aventures décaméroniennes, de la fenêtre « dominante », impliquant naturellement vue panoramique d’en haut.
64Même totalement absente ou interdite, la fenêtre « signifie » encore toute l’importance du secret, la vertu cardinale de l’échange visuel, auditif mais aussi bien corporel et charnel. Elle traduit et trahit encore toute la personne, masculine aussi bien que féminine concernée par cette ouverture/fermeture. Et présente, elle est toujours concrète et bien réelle, et à jamais métaphorique.
65Si le Décaméron s’achève le troisième mercredi du séjour fiésolan avec le retour des sept jeunes femmes à leur point de départ, dans cette vaste église de Santa Maria Novella aux chétives ouvertures et à la pénombre complice, il n’en va pas de même des trois jeunes gens appelés, eux, vers d’autres aventures, à l’air libre, grandes ouvertes sur le vaste monde, et, par le récit, toujours recommencées.
Auteur
Université Paul Valéry – Montpellier III
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003