Une société réceptive
p. 55-86
Texte intégral
1Le patrimoine légué par les lettrés vietnamiens est constitué des ouvrages écrits en caractères chinois hán et en caractères démotiques nôm. Héritiers directs des lettrés, les intellectuels formés par l’école française ont en leur possession des connaissances accumulées dans un ensemble de textes, ainsi qu’un état d’esprit et une vision du monde. L’épreuve de la perte de l’indépendance conduisant les lettrés modernistes, au début du xxe siècle, à une profonde remise en cause de leurs idées et de leurs convictions, ouvre la voie à un changement total de perspective que les intellectuels vont opérer en quelques décennies, contribuant ainsi à la naissance d’une société vietnamienne moderne.
Les sources confucéennes
2Pendant dix siècles, de 111 avant J.-C. jusqu’à 938 après J.-C., une partie du Nord Vietnam actuel faisait partie de l’empire chinois. Le confucianisme, introduit dans le pays aux environs de l’ère chrétienne par des gouverneurs chinois, notamment Shi Xie (Sĩ Nhiếp) au iie siècle, a été officiellement adopté par les souverains de la dynastie Lý (1009-1225), première dynastie du « pays du Sud » indépendant. En 1010, la capitale a été transférée à un nouveau site, Thăng Long (Dragon qui s’envole), qui restera la capitale politique, administrative et culturelle du pays jusqu’au début du xixe siècle. Le Temple de Littérature y a été érigé en 1070 et les premiers concours pour recruter des mandarins ont été instaurés en 1075. Le confucianisme a coexisté, sous les dynasties Lý et Trần du xie au xve siècle, avec le bouddhisme et le taoïsme avant de devenir l’idéologie de l’État à l’avènement de la dynastie Lê (1427-1789). Dès lors, les candidats aux concours mandarinaux étaient interrogés exclusivement sur les Classiques confucéens. Les caractères chinois hán étaient utilisés en tant qu’écriture officielle et qu’écriture de la littérature savante pratiquement jusqu’en 1919, date de la suppression des concours mandarinaux. La civilisation chinoise, et plus spécifiquement le confucianisme, apporte aux Vietnamiens non seulement une écriture, mais aussi la valeur liée à celle-ci.
La valeur de l’écrit et le « savoir pratique »
3Pour les lettrés confucéens, les livres enferment les connaissances du monde, mais sont surtout une source pour la perfection morale de l’homme et une manifestation de la civilisation opposée à la barbarie. Les Livres classiques (Livre des Poésies, Livre de l’Histoire, Livre des Rites, Livre de la Musique, Livre des Mutations) sont considérés comme d’origine sacrée et enferment en même temps les connaissances du monde et les règles de conduite. Les rites et les règlements, la musique et la poésie ne sont pas l’œuvre de simples mortels. Dans le Livre de la Musique il est dit : « La musique est l’essence du Ciel et de la Terre, les rites sont l’ordre du Ciel et de la Terre. Il faut d’abord comprendre le Ciel et la Terre pour pouvoir développer la musique et les rites » (Trần Đình Hượu 1999, 24). Les chants du Livre des Poésies sont alors considérés « comme la voix du Ciel, comme une autre forme de langage oraculaire » (Léon Vandermersch 1994, 272). Racontant l’Âge d’or des empereurs mythiques chinois, les Livres deviennent l’expression de la loi du Ciel, de la Voie (đạo en vietnamien) que les Sages sont chargés de faire connaître et de répandre par le moyen de la littérature, wen (văn en vietnamien) comprise au sens large de « civilisation ».
4Dans l’esprit confucéen, les Livres classiques contiennent toutes les connaissances de l’univers. Au début du xxe siècle, les Français ont constaté avec stupéfaction que les lettrés vietnamiens considéraient toujours qu’il était possible d’inventer les arts (et sciences) nouveaux par l’étude des soixante-quatre diagrammes et que le Livre des Poésies pouvait amener à l’étude approfondie de la botanique et de la zoologie. Pour un lettré confucéen, l’étude des Livres est capitale pour un gentilhomme. Les lettrés trouvent dans les Livres des modèles à appliquer dans la vie quotidienne, dans la pratique de l’administration et également dans la création littéraire. Le Livre des Poésies est, de ce point de vue, l’exemple par excellence :
On n’étudiait pas seulement le Che King pour connaître l’histoire naturelle ou les antiquités nationales ; on l’étudiait pour apprendre l’histoire politique du pays – pour l’apprendre mieux que dans les annales : car, à côté des faits, on trouvait, sous forme symbolique, des jugements de valeur (Granet 1982, 14).
Pendant des siècles en effet, les chants du Livre des Poésies sont interprétés uniquement en tant que leçons d’histoire et de morale. Connaître les traditions n’est donc pas un exercice de pure curiosité intellectuelle, mais un devoir moral : « Les anciens considèrent qu’il existe trois choses immortelles : lập đức, lập ngôn, lập công (se conformer à la vertu, énoncer une parole, réaliser un exploit) » (Lê Quý Đôn édition de 1972, préface). « Énoncer une parole » signifie écrire des livres pour transmettre aux générations futures. Les connaissances des livres, héritage des générations antérieures, doivent contribuer à la compréhension du monde et donc à perpétuer l’harmonie de l’univers. Sous la plume du lettré Lê Quý Đôn, on lit dans son Kiến văn tiểu lục (Petit Recueil des choses vues et entendues) :
Prenant note des préceptes et des justes paroles des anciens, on peut s’en servir pour sa propre sauvegarde ou les appliquant aux faits et actes, se rendre utile à la société.
Étudiant les hautes pensées et les bonnes règles des anciens, on peut répondre de façon pertinente aux questions qui se posent et s’y référer pour trouver une solution aux situations pratiques.
Les livres et les créations littéraires des anciens se rapportent à des sujets divers, leur lecture aide à développer l’intelligence et former le caractère. Les vertus et les œuvres des anciens sont des plus variées, à les relater on peut prendre exemple sur le sage, et savoir où est le bien. Par ailleurs, prendre en considération le territoire, les monts et fleuves comme les immortels et les bouddhas, les génies et les démons, les différents arts et pratiques, les diverses doctrines : la véritable connaissance passe par toutes choses comme l’affermissement de sa propre authenticité et une vision claire des lois du monde (traduction dans l’Anthologie de la littérature vietnamienne 1973, 67).
À partir des xviie-xviiie siècles en Chine, en réaction notamment à la dynastie étrangère des Qing, un vaste mouvement de remise en cause et de renouveau du confucianisme voit le jour. C’est à ce moment que la pensée chinoise moderne se forme et s’élaborent des disciplines telles que géographie, astronomie, mathématiques, épigraphie et philologie (Anne Cheng 1997, 565-608). Des lettrés vietnamiens, en relation avec le milieu lettré chinois, sans doute par l’intermédiaire des ambassades régulières, tentent d’introduire l’esprit critique dans l’étude des classiques confucéens et mettent l’accent sur les connaissances pratiques. L’école de Vũ Thanh est un lieu de formation d’un type particulier où les élèves apprennent non seulement la littérature, mais aussi les arts militaires. Il s’agit de « former une génération d’hommes pourvus de compétences dans les domaines économiques, administratifs, militaires et capables de réaliser de grands projets » (Nguyễn Kim Sơn 1998, 480). Au fil des siècles, les « choses vues et entendues » prennent une plus grande importance par rapport aux Livres.
5Lê Quý Đôn (1726-1784) était un de ces lettrés. Son œuvre s’inscrit dans cette école de pensée qui privilégie l’esprit critique et l’observation de la réalité, le « savoir pratique », par opposition au savoir scolastique des manuels des concours mandarinaux. Reconnu comme un des plus brillants lettrés de son temps pour avoir été reçu premier licencié à quinze ans et deuxième docteur au concours du palais à vingt-six ans, il travaille d’abord comme rédacteur au Bureau des annales. En 1760, il est nommé vice-ambassadeur dans une mission en Chine au cours de laquelle son talent littéraire est hautement apprécié par des lettrés chinois et coréens. Second vice-président au ministère des Finances à l’arrivée au pouvoir du seigneur Trịnh Sâm, il devient, quelques années plus tard, marquis de Dĩnh Thành, ministre de l’Intérieur. En 1776, il est chargé d’une mission dans les provinces Thuận et Quảng au sud du pays. C’est de cette mission qu’il ramène les notes servant à la rédaction des Phủ biên tạp lục (Récits divers d’une mission aux pays limitrophes), une monographie de la région actuelle de Hué.
6Auteur prolifique avec un grand nombre de poésies et textes en prose, des études sur des auteurs chinois et vietnamiens, Lê Quý Đôn se distingue par une série d’ouvrages à caractère historique et encyclopédique. Son Kiến văn tiểu lục (Petit recueil de choses vues et entendues) rassemble les notes tirées ou inspirées de ses lectures et de ses voyages qui sont une mine d’informations sur les sujets divers touchant à l’histoire et à la civilisation vietnamienne. Mandarin atypique, Lê Quý Đôn a une claire conscience de sa mission :
Le devoir du lettré, en devenant mandarin, n’est pas de venir tranquillement à son bureau, discuter de la littérature et montrer sa vertu. Quand il doit faire l’inspection des frontières et prendre sous sa responsabilité une région, il lui faut réfléchir sur les moyens d’encourager l’armée, l’agriculture, développer ce qui est bien et lutter contre ce qui est mauvais, proclamer l’idéologie vertueuse, inculquer les bonnes mœurs, faire tous ses efforts […] pour satisfaire ses supérieurs et distribuer la grâce à la population (Phủ biên tạp lục, édition de 1964, 13).
7Le lettré doit ainsi sortir du monde lointain des antiquités et des livres chinois pour apprendre la vraie réalité, celle de la société de ses contemporains, afin d’améliorer les conditions de leur vie. Lê Quý Đôn se comporte comme un ethnographe avant la lettre en observant les mœurs et coutumes et en recueillant les traditions orales lors de ses nombreux déplacements. Pour lui, la lecture doit aller de pair avec l’enquête sur le terrain :
Enfant, j’aimais déjà collecter les livres et quand j’ai servi dans le mandarinat, j’ai eu le bonheur de relire les livres entassés dans les armoires, selon les conseils de mon père vénéré, et d’entrer en relations avec de sages lettrés et de grands dignitaires. En outre, mes fonctions publiques au service du Prince ont conduit mes pas aux quatre points cardinaux : au Nord, au cours d’une ambassade en Chine, à l’Ouest, dans une expédition de pacification aux frontières du Laos, au Sud comme gouverneur du territoire Thuân Quang. Partout, j’aime à faire des investigations, toute chose intéressante vue et entendue est consignée par écrit avec un commentaire sommaire, puis le papier est confié à un jeune domestique pour être rangé dans un sachet. Avec le temps, les documents se sont amassés, ils sont recopiés et groupés en paragraphes sous 9 titres répartis en 12 livres (Phủ biên tạp lục, dans l’Anthologie de la littérature vietnamienne 1973, 68-69).
Cette tradition lettrée de consigner les renseignements divers par écrit nous laisse un nombre considérable d’ouvrages écrits en caractères chinois hán ou en caractères démotiques nôm.
La connaissance de l’homme
8Il s’agit ici de faire un état des lieux des textes écrits par des lettrés vietnamiens qui contiennent des renseignements portant sur la société, la culture et l’homme vietnamiens. Notre propos ne vise pas l’exhaustivité, mais tente plutôt de dégager les genres de textes et les types de connaissance qu’on peut y trouver.
9On doit à Lê Quý Đôn (1726-1784) et à Phan Huy Chú (1782-1840) les premiers « chapitres bibliographiques » qui seront traduits intégralement par Trần Văn Giáp et publiés dans le BSEI en 1938. Mais le premier outil bibliographique au service des études vietnamiennes est l’œuvre de Léopold Cadière et Paul Pelliot qui ont fait le recensement des documents en caractères chinois. Cette liste publiée dans le BEFEO de 1904 est constituée par les titres d’ouvrages recueillis dans les Annales des Nguyễn et par les livres conservés dans les bibliothèques officielles de Hué. Trente ans plus tard, Émile Gaspardonne fait paraître une « Bibliographie annamite » dans le BEFEO de 1934. Ce patrimoine écrit sino-vietnamien sera l’objet d’autres recherches ultérieures dans le Vietnam indépendant dont on peut citer, pour exemple, l’ouvrage de Trần Văn Giáp Les livres en caractères chinois hán et en caractères nôm publiés en 1971 et 1990, ainsi que le Catalogue des écrits en hán et nôm dirigé par Trần Nghĩa et François Gros, publié en 1993 avec 5038 notices.
10Malgré une grande valeur accordée à l’écrit par la tradition confucéenne, les ouvrages en caractères hán et nôm écrits par des lettrés vietnamiens ne sont pas si nombreux, si l’on les compare avec le patrimoine écrit chinois. Les raisons de cette situation sont diverses et bien connues : les guerres, le climat, l’absence d’une imprimerie efficace, mais surtout l’ignorance des gens et le désintéressement des gouvernements. Cependant, cette production écrite constitue une somme non négligeable qui nous permet d’avoir une vue globale de la production des connaissances sur l’homme et la société par des lettrés vietnamiens.
11Outre les textes à caractère privé ou à diffusion restreinte – par exemple, registres familiaux, coutumiers villageois, textes concernant les génies tutélaires villageois et stèles commémoratifs – on peut distinguer les recueils de lois et de règlements, les géographies et les monographies locales, les textes historiques, les essais littéraires, enfin les recueils de chansons et de proverbes populaires.
Les recueils de lois et de règlements
12Plusieurs recueils de règlements, nécessaires à l’exercice du pouvoir et donc comportant des renseignements sur les pratiques en vigueur, voient le jour sous les règnes successifs. Le premier code Hình thư, ouvrage maintenant disparu, est rédigé dès le xie siècle en tenant compte des coutumes de la population. Le plus célèbre de ces codes est le grand recueil Thiên nam dư hạ tập (Les institutions de l’État vietnamien rédigées et annotées par temps de loisir) du xve siècle. À l’origine un recueil de tous les règlements administratifs, lois et décrets régissant la vie publique, cet ouvrage comprend également les proclamations royales et consigne également les rites et les coutumes de l’époque.
13La partie proprement juridique de ce recueil est bien connue sous le nom de Code de Hông Duc ou Code des Lê. Composé de 722 articles, ce code est traduit en français par Raymond Deloustal et publié sous le titre de « La justice dans l’ancien Annam » dans le BEFEO de 1908 à 1913, puis en 1919 et en 1922. Les juristes s’accordent à dire que ce recueil reflète bien des aspects de la vie du peuple vietnamien d’autrefois par rapport au Code Gia Long promulgué en 1815 qui n’est qu’une reproduction pure et simple du Code chinois des Tsing (Nguyen Chanh Tam 2001). Par exemple, les articles traitant des règles de succession montrent qu’il s’agit d’une particularité vietnamienne, car les législateurs chinois ne possèdent pas de dispositions sur la question. Le Code des Lê apporte notamment des renseignements sur la situation de la femme vietnamienne, nettement plus avantageuse que celle de la femme chinoise qui n’a pas le droit d’hériter : le partage des biens se fait équitablement entre tous les enfants, filles et garçons ; la fille participe au culte des ancêtres et l’article 390 précise que la fille aînée, en l’absence de fils, reçoit la part d’héritage hương hỏa (la part de l’encens et du feu) réservée au culte des ancêtres.
Les géographies et les monographies locales
14Il s’agit d’un véritable genre dans la littérature lettrée. Ces ouvrages (địa dư, địa chí) trouvent leur modèle dans le chapitre de Chou King, Le Livre de l’Histoire, relatant l’œuvre d’aménagement et de reconnaissance des terres par l’empereur Iu (traduction par S. Couvreur 1999, 61-66). Pour un Vietnam soucieux d’affirmer son indépendance chèrement conquise, les géographies ont une forte valeur symbolique. Les souverains de la première dynastie indépendante Lý faisaient des tournées afin d’inspecter eux-mêmes les limites, les richesses des terres et les coutumes des populations. Les géographies royales ont ainsi pour objectif de fixer par écrit le domaine impérial. La Nam bắc phiên giới địa quốc đồ (Carte des régions limitrophes de l’Annam et de la Chine), établie en 1174 et disparue au xviie siècle, comprenait des notes sur les montagnes et les fleuves, les itinéraires, ainsi que sur les produits du pays et les mœurs des populations. Au xve siècle, la Thiên hạ bản đồ (Carte générale du pays) a été établie sous l’ordre de Lê Thanh Tông. C’est la carte la plus ancienne qui parvient jusqu’à nous et représente un effort pour rendre compte de l’étendue et de la diversité des territoires et des populations d’un Vietnam alors puissant et prospère. Sous la dynastie des Nguyễn a été élaboré le monumental ouvrage Đồng Khánh dư địa chí (Géographie descriptive de Đồng Khánh, 1886-1888)1. Cette Géographie, constituée d’un ensemble de vingt-cinq fascicules (près de 4000 pages) sur les vingt-cinq provinces du royaume (excepté la partie sud déjà devenue colonie française), est rédigée sur la base des enquêtes ordonnées plusieurs années auparavant. Elle contient, pour chaque province et pour chaque district, des renseignements géographiques et administratifs (siège, liste des unités administratives, citadelles et fortifications, armée, population, rizières et terrains, impôts, ressources locales, climat, cours d’eau et montagne, voies de communication, etc.) ainsi que des renseignements concernant la vie de la population, de véritables rapports écrits par des mandarins locaux résultant de leur observation sur le terrain. Remarquable par sa cartographie, cet ouvrage est une mine d’informations de tous genres sur le Vietnam au xixe siècle et constitue l’expression la plus achevée du genre.
15En dehors des ouvrages officiels, des lettrés et des mandarins rédigent des géographies à portées diverses. La géographie de Nguyễn Trãi, Dư địa chí (1435), reste encore une des sources les plus précieuses pour l’étude du Vietnam ancien. Le Phủ biên tạp lục de Lê Quý Đôn est une monographie de la région actuelle de Hué rédigée vers 1766, alors que le Bắc thành dư địa chí anonyme est une géographie des provinces du Nord rédigée au début du xixe siècle. Quant à l’ouvrage Gia định thành thông chí (Histoire complète du Gia Dinh, vers 1822) de Trịnh Hoài Đức, il est traduit et publié dès 1863 à Paris précisément pour les connaissances qu’il contient. Cette géographie est sans doute la plus complète sur des provinces du sud, l’histoire de la colonisation des terres, les produits du sol, ainsi que les mœurs et coutumes des différentes populations qui cohabitent (les Khmers, les Viets et les Chinois, etc.). Pour chacune des provinces, des renseignements très divers sont donnés sur le terrain, les cours d’eau, les îles, la végétation et l’usage qu’on en fait (les feuilles utilisées pour la toiture, l’écorce à calfater, etc.). On peut se faire une idée de cet ouvrage grâce au passage suivant :
Dans les différents arroyos et étangs ou petits lacs du huyên de Kien-dang, qui s’étend de l’est à l’ouest jusqu’aux frontières du Cambodge, on pêche une quantité considérable de poissons et de tortues qu’il est impossible d’épuiser. Au 4e et au 5e mois, à l’époque des plus fortes pluies, l’inondation s’étend partout ; les poissons vont dans les rizières et dans les petits cours d’eau, où on les prend aisément. À partir du 10e mois, les pluies ayant cessé, les poissons suivent le mouvement des eaux et rentrent dans le fleuve. Le profit que l’on retire de ces pêches extrêmement abondantes a donné lieu à un impôt nommé diu-cap-thuê. Cet impôt consiste à acheter le droit de pêche sur un espace déterminé qu’on peut dès lors exploiter tout seul pour son propre compte. On place des claies sur les bords de l’arroyo affermé, afin que les poissons ne puissent aller à terre ; on en place également en travers, dans le but de diviser l’arroyo ou le lieu d’exploitation en plusieurs lots, que l’acquéreur du droit de pêche sous-loue à son tour en détail à des pêcheurs. Ceux-ci, après avoir pris le poisson, le conservent dans leurs barques, disposées en viviers. Il est nécessaire pour cela d’avoir de l’eau douce et de la changer de temps en temps. Les poissons que l’on prend de la sorte (ca-loc, ca-ro, ca-tre, etc.) ont en général assez de vitalité pour résister longtemps à cette épreuve. Arrivant tout vivants au marché, ils sont la source d’un profit considérable (traduction par G. Aubaret 1863, 221-222).
Le chapitre des mœurs et coutumes est particulièrement riche : il y est question des pratiques de mariage, de funérailles, des jeux publics, des fêtes villageoises, etc. mais aussi des pratiques liées à l’accouchement, des chaussures, de la natation, des habitudes alimentaires, des coutumes particulières à telle population ou à tel terroir, ou encore un rite magique populaire :
C’est une coutume chez les gens ignorants de la campagne, lorsqu’ils haïssent quelqu’un et veulent donner une preuve de leur haine, de se rendre dans quelque vieille pagode ou bien dans un carrefour ; là ils plantent, la tête en bas, un bananier qu’ils ont coupé au tronc, ils immolent en même temps une poule auprès de ce bananier, en la coupant presque en morceaux, et ils maudissent alors leur ennemi, en l’appelant par son nom et son prénom. Il résulte de ces imprécations, soit quelque malheur, soit quelque maladie pour la personne maudite (ibid., 88).
Moins connues que l’ouvrage de Trịnh Hoài Đức, les nombreuses monographies locales portant sur une province, un district ou encore un village particulier, sont souvent le fait de lettrés originaires de ces localités. On peut citer la province de Nghệ An avec Nghệ an kí de Bùi Dương Lịch et Hoan châu phong thổ de Hồ Sĩ Dương. Par ces ouvrages, ils veulent consigner leurs connaissances du pays natal et leur fierté d’être d’une terre văn vật (civilisée) réputée par ses hommes et ses génies, ses produits et ses bonnes coutumes.
Les récits historiques et les essais littéraires
16En suivant le modèle chinois, les Annales vietnamiennes contiennent des renseignements divers sur le pays, les mœurs et coutumes de la population, mais également sur d’autres pays et peuples avec lesquels le Vietnam ancien était en contact. Le Đại Việt sử ký toàn thư (Recueil complet des mémoires historiques du Đại Việt) a été rédigé successivement par des générations d’historiens entre le xiiie et le xviie siècles. L’histoire officielle des Nguyễn, le Khâm định Việt sử thông giám cương mục (Textes et explications formant le miroir complet de l’histoire des Viets) a été élaborée de 1856 à 1859.
17Il existe en outre des récits qui s’intéressent davantage aux différents aspects de la vie quotidienne du fait qu’ils sont rédigés sur une initiative privée. L’ouvrage An Nam chí lược (Histoire sommaire de l’Annam, vers 1399) de Lê Tắc, un Vietnamien se réfugiant en Chine, donne une description de la fête du Nouvel An, des renseignements sur le calendrier des fêtes, les rites de mariage, les vêtements, les jeux collectifs (polo, lutte, échecs, combat de coqs, etc.), mais aussi sur la musique et le théâtre qui faisait alors son apparition. Le Hoàng Lê nhất thống chí (Unification du royaume sous les Lê), œuvre collective de longue haleine de la famille Ngô, brosse un tableau de la société vietnamienne à la fin du xviiie siècle dont de nombreux portraits de personnages de l’époque, mais aussi de l’esprit du peuple dans un temps de crise à travers des chansons populaires.
18En dehors des récits portant sur une période historique, il existe un genre littéraire spécial : ce sont les essais, les relations de voyages etc. connus sous les termes de ký (relation de voyage) et tuỳ bút (au gré de la plume). Le Thượng kinh ký sự (Relation d’un voyage à la Capitale) de Lãn Ông est un exemple du premier genre. Ce « médecin sociologue », selon l’expression de Nguyễn Trần Huân qui l’a traduit en français, nous laisse un des rares documents qui donne un aperçu personnel du Vietnam à la fin du xviiie siècle. À côté des descriptions des palais splendides et de la vie seigneuriale, l’auteur donne sa propre vision de la vie du peuple qu’il a l’occasion d’observer pendant son long voyage de 300 km :
Les temples et les pagodes, les paysages les plus connus de ces régions sont notés ou décrits. La fête de la mi-automne passée à Hanoi, sa rencontre fortuite avec une femme-médium, prêtresse du culte des Ba Dong, ses discussions passionnées avec un bonze taoïste, grand amateur de l’alcool de riz, toutes ces scènes charmantes de la vie du peuple vietnamien, on peut difficilement les trouver dans les ouvrages des autres auteurs de ce temps. Et comme médecin, il a noté le prix des écorces de cannelle. Comme amoureux « repenti », il nous fait connaître le prix d’un très bon cercueil fait de beau bois de Nghe-an, « cadeau » demandé expressément par son ex-promise, devenue bonzesse par la force des circonstances. Tous ces menus détails acquièrent de nos jours une très grande importance pour ceux qui comme nous, restent amoureux du passé. Nous pourrons dire sans exagération qu’on peut facilement écrire une « vie quotidienne d’un Vietnamien au xviiie siècle », rien qu’avec les renseignements puisés dans notre Thượng kinh ký sự » (Nguyễn Trần Huân 1972, xvii)2.
Dans le genre de tuỳ bút excelle Phạm Đình Hổ (1768-1839) avec le célèbre Vũ trung tuỳ bút (Au gré de mon pinceau en temps de pluie). Ses 91 chapitres comprennent des notes, des essais, des récits historiques décrivant les aspects très divers de la société contemporaine de l’auteur : les événements dans le palais, la description de la capitale, à propos de la musique, à propos des rites, les modes de vêtements et même les voleurs.
19Dans le genre des relations de voyage, bien que des ambassades vietnamiennes soient régulièrement envoyées en Chine, il existe peu de récits de ces voyages officiels, contrairement aux récits de voyages d’auteurs chinois au Vietnam. Leur production est en effet, pour des raisons diverses, essentiellement des poésies. Outre le récit par Phan Huy Chú de son voyage en Asie du Sud-Est dont on parlera plus loin, le Bắc sứ thông lục (Ambassade en Chine) de Lê Quý Đôn est une exception par son souci des détails et de l’observation dont il fait part dans la préface rédigée en 1763 :
Depuis l’hiver de l’an mâu dân (1758) de kiên long, où j’ai reçu l’ordre, et de l’an ki mao (1759), où j’ai préparé mon départ, (jusqu’au) printemps de l’an canh thân (1760), où j’ai passé la porte (frontière) ; à l’an tân ti (1761) où mon affaire terminée, je suis rentré en Annam, et au printemps de nhâm ngo (1762) où je suis arrivé à la capitale, les rapports et communications à mon gouvernement, les pays traversés, les routes, les mœurs, ainsi que les relations officielles et de convenance, prières, récompenses, conversations, la correspondance avec l’Empire, tout s’y trouve (cité par Émile Gaspardonne dans le BEFEO 1934, 25).
Les recueils de littérature populaire
20Les lettrés vietnamiens se sont intéressés aux légendes en premier lieu, sans doute pour leur signification symbolique. On dit que la terre a son dieu du sol, le fleuve a son dieu de l’eau (Đất có thổ thần, sông có Hà bá). Le pays qui voit des génies (célestes ou humains) accomplir des miracles se met ainsi sous leur protection. Le Việt điện u linh tập (Recueil des puissances invisibles du pays de Viêt, 1329) de Lý Tế Xuyên est le recueil de légendes vietnamiennes le plus ancien dont Maurice Durand a publié quelques traductions dans la revue Dân Viet Nam en 1949. On peut citer également le recueil anonyme Lĩnh nam trích quái (Les êtres extraordinaires du Linh Nam) et Truyền kì mạn lục (Vaste recueil de légendes merveilleuses, xvie siècle) de Nguyễn Dữ traduit en français et publié dans la collection de l’Unesco en 1962.
21Quant aux chansons et aux proverbes vietnamiens, malgré le modèle du Livre des Poésies chinois, les premiers recueils connus datent seulement du xixe siècle. Les plus connus sont le Nam phong giải trào de Trần Danh Án et Ngô Đình Thái, Nam quốc phương ngôn tục ngữ bị lục d’un auteur anonyme, Quốc phong thi hợp thái et Quốc phong thi diễn ca de Mộng Liên Đình Hy Lượng. On verra plus loin que le « Livre de poésies » vietnamien, contrairement à son modèle chinois, ne sera l’objet d’attention de lettrés qu’au xxe siècle et, paradoxalement au premier abord, sous l’influence des recherches menées par des savants français.
Cet autre barbare
22En adoptant volontairement le confucianisme, ce qui constitue « la meilleure arme pour coexister pacifiquement » avec le puissant empire du Milieu à la fois sur le plan idéologique et militaire (Trần Đình Hượu 1998, 451-452), le Vietnam adopte également le modèle chinois d’organisation du monde. Celui-ci est une construction en cercles concentriques autour d’un noyau d’où jaillit la civilisation. Le Livre de l’Histoire distingue ainsi « le domaine propre de l’empereur » où règne la civilisation, « les domaines féodaux », « le domaine de la paix » où les princes s’appliquent à « policer, à instruire le peuple », « le domaine de la répression », et enfin « le domaine désert » où vivent les « barbares » et les « bannis » :
33. Le domaine propre de l’empereur s’étend à cinq cents stades (de rayon autour de la capitale). Jusqu’à la distance de cent stades, les habitants donnent en tribut à l’empereur l’épi avec la tige tout entière. Entre cent et deux cents stades, on donne l’épi avec la moitié de la tige. Entre deux cents et trois cents stades, on donne l’épi avec la moitié de la tige dépouillée de ses feuilles, et l’on est tenu à un service. Entre trois cents et quatre cents stades, on donne seulement le grain dans sa balle. Entre quatre cents et cinq cents stades, on donne le grain dépouillé de sa balle.
34. (Au-delà du domaine impérial), une zone large de cinq cents stades forme les domaines féodaux. Les cent stades les plus rapprochés sont donnés aux ministres d’État et aux grands préfets, les cent stades voisins aux feudataires de cinquième classe, et les trois cents stades restant aux autres feudataires.
35. (Au-delà des domaines féodaux), une zone large de cinq cents stades constitue le domaine de la paix. Dans l’étendue des trois cents stades les moins éloignés, les princes s’appliquent à policer, à instruire le peuple. Les princes des deux cents autres stades s’emploient à défendre le pays par les armes.
36. (Au-delà du domaine de la paix), une zone large de cinq cents stades constitue le domaine de la répression. Les trois cents stades restants sont pour les exilés.
37. (Au-delà du domaine de la répression), une zone de cinq cents stades forme le domaine désert. Les trois cents stades les moins éloignés sont occupés par les barbares Man, les deux cents autres par les coupables bannis (à une grande distance) (traduction par S. Couvreur 1999, 87-88).
Ce modèle est dédoublé par le Vietnam pour l’adapter à sa situation : à la Chine, « pays du Nord », correspond donc un « pays du Sud ». On peut repérer deux arguments qu’il avance dans son histoire pour affirmer son indépendance par rapport à la Chine. L’un est d’ordre sacré : l’expression la plus claire est le célèbre poème de Lý Thường Kiệt qui proclame en 1077 face à l’armée chinoise :
Nam quốc sơn hà Nam đế cư
Tiệt nhiên định phận tại Thiên thư
Sur les monts et les eaux du Sud règne l’empereur du Sud
Tel est le destin fixé à jamais sur le Céleste Livre (traduction par Le Thanh Khoi 1982, 161).
L’autre est d’ordre culturel : le Vietnam a des us et coutumes différents de celles de la Chine, mais sa civilisation est aussi noble que celle de la Chine). Le célèbre Bình Ngô đại cáo (Proclamation de la pacification des Ngô, 1428) de Nguyên Trai en est un condensé.
23À l’instar de l’empire du Milieu, le Vietnam se considère comme un autre noyau de civilisation qui répand les lumières autour de lui. Dans la construction symbolique de son monde, le Vietnam s’entoure donc de vassaux et de populations « barbares » qui lui manifestent leur soumission en envoyant des ambassades et des tributs.
24Dans la pratique, les relations que les souverains vietnamiens entretiennent vis-à-vis des populations montagnardes varient considérablement au cours de l’histoire et dépendent notamment des relations avec la Chine et des besoins du pays en matière de sécurité. En règle générale, l’État vietnamien n’intervient pas dans les affaires intérieures de ces populations. Au contraire, il cherche plutôt à obtenir leur alliance et à fidéliser les chefs traditionnels par les honneurs et par les mariages. Sous les dynasties Lý et Trần, il est courant que des princesses soient mariées aux chefs des ethnies en marge de l’empire qui sont considérés comme phiên dậu, « la haie et la protection de l’empire ». Le prince Nhật Duật des Trần s’illustre d’ailleurs comme un polyglotte et connaisseur des mœurs et coutumes des montagnards : les Annales rapportent qu’il réussit à obtenir la fidélité de leurs chefs, car il peut boire de l’alcool avec le nez.
25Ce modèle vietnamien d’une civilisation entourée des « barbares » n’est pas forcément, bien entendu, celui d’autres populations. Si des ethnies du Nord, en raison de leur situation géographique, avaient des relations effectives avec l’État vietnamien, il n’en est pas de même des habitants des actuels plateaux du Centre. Pendant des siècles ceux-ci ont constitué « à la fois un espace sans souveraineté étatique et une marche entre le Viêt Nam et le Cambodge » (M. Guérin, A. Hardy, Nguyen Van Chinh et S.T.B. Hwee 2003, 22). Les relations entre les Viets de la plaine et les populations habitant sur les hauteurs sont souvent marquées par le décalage dans leur interprétation par l’un ou par l’autre partie. Les ethnies des plateaux du Centre, par exemple, accorde une tout autre signification aux relations qu’elles entretiennent avec la cour de Hué :
[en raison de la configuration géographique] le Champa intérieur se trouvait ainsi assez étranger à la vie du Champa maritime. Celui-ci étant progressivement annexé par le Vietnam, les Viêts s’estimaient du même coup suzerains de l’intérieur, de façon purement formelle, sans l’occuper. Autrement dit, toutes les populations, barbares à leurs yeux, crues, soit cham soit non indianisées, étaient de droit tributaires du Dai-Nam, jusqu’au Mékong.
De leur côté, les populations de l’intérieur, indifférentes à cette cuisine politique et épargnées par la guerre d’annexion des Viêt, ne pouvaient nullement se considérer comme vassales (ce qui n’a pas de sens pour elles), mais bien juger intéressant d’avoir de bons rapports avec la nouvelle puissance côtière – pour des raisons commerciales entre autres – et de passer pour « soumises » (Jacques Dournes 1977, 110-111).
Quant à la population des Viets, riziculteurs des plaines dans son ensemble, elle se considère bien comme « civilisée » et supérieure aux habitants des hauteurs. Le Champa, son voisin méridional et concurrent pendant des siècles, est perçu comme « barbare » en dépit de son rayonnement culturel et malgré les alliances entre les deux cours royales. Le mariage en 1306 de la princesse Huyền Trân avec le roi des Chams a été pendant longtemps l’objet de railleries de poèmes populaires. Au Vietnam comme ailleurs, l’ethnocentrisme comme « une impossibilité à admettre et à penser la relativité des valeurs culturelles » est donc « une attitude universelle » (Marie-Odile Géraud, Olivier Leservoisier et Richard Pottier 2000, 74).
26Il faut néanmoins garder à l’esprit que les Viets, généralement bien enracinés dans leurs villages, avaient relativement peu de contacts avec l’étranger. Cet état de choses tient à la fois à l’économie en autarcie, à l’organisation villageoise et à la piété filiale confucéenne. Jusqu’à une époque récente, la montagne était encore considérée comme la région « aux eaux malsaines ». De plus, le commerce de gros et le commerce international étaient entièrement ou presque entre les mains des marchands chinois et étrangers. Enfin, une autre raison bien connue tient à la politique d’isolement volontaire pour des raisons stratégiques et de sécurité : les bateaux étrangers devaient rester loin de la capitale dans les ports réservés au commerce international et les équipages n’avaient pas le droit de descendre à terre.
27Mais la raison principale est peut-être à chercher ailleurs. La supériorité ressentie par la population viet et leurs lettrés semble bien avoir une explication dans la philosophie confucéenne. Le regard que les Viets portent sur les Occidentaux peut donner un éclairage sur ce point.
28Le Vietnam, situé sur les grandes routes commerciales et à proximité de la Chine, entre réellement en contact avec les pays occidentaux au xvie siècle. La prise de Malacca en 1511 par les Portugais inaugure le début des voyages réguliers dans l’Orient, mais également une autre politique vis-à-vis des pays asiatiques. Les puissances européennes cherchent désormais à conquérir des territoires et soumettre les populations. Le premier missionnaire européen séjourne au Vietnam avant 1533, tandis que les premiers commerçants débarquent à Faifo (actuel Hội An, au centre du pays) vers 1540. Au xviie siècle, le commerce international prospère au Vietnam : sans parler des Chinois et des Japonais, les Portugais, Hollandais, Anglais, mais aussi les Français, ont leurs comptoirs dans les ports Phố Hiến au nord et Faifo au centre. Le christianisme est toléré et les souverains vietnamiens ont recours aux étrangers pour régler leurs conflits intérieurs. Au xviiie siècle, ce commerce décline rapidement en raison de la limitation du marché intérieur et de la situation interne instable, mais surtout de la concurrence de la Chine et du Japon, à nouveau ouverts aux Occidentaux. Au début du xixe siècle, les seuls étrangers au Vietnam sont les missionnaires. La politique envers les Occidentaux, depuis l’arrivée au pouvoir en 1802 de Gia Long, fondateur de la dynastie des Nguyễn, oscillait entre ouverture et fermeture jusqu’à la conquête française.
29Contrairement à une certaine idée qui attribue la cause de la perte de l’indépendance du Vietnam à l’attitude d’isolement et de fermeture des rois Nguyễn, on sait maintenant qu’entre 1788 et 1847 plusieurs missions officielles ont été envoyées régulièrement vers l’Asie du Sud-Est dans ces « contrées méridionales » que sont Singapour, Jakarta et Malacca (Chen Ching-ho 1994). Leur objectif était le négoce pour l’empereur (l’achat des armes, des munitions et des marchandises diverses) autant que la connaissance de la région et celle des activités des Occidentaux, ainsi que leurs mœurs et leurs techniques.
30La relation de voyage écrite par l’historien et l’encyclopédiste Phan Huy Chú (1782-1840), envoyé à Singapour et à Batavia en 1832, nous permet de comprendre le traitement de l’altérité, et notamment la représentation des Occidentaux chez les lettrés vietnamiens. Dans son Hải trình chí lược (Récit sommaire d’un voyage en mer, 1833), traduit du chinois en français par Claudine Salmon et Tạ Trọng Hiệp et publié en 1994, outre les passages consacrés à la description géographique, la plupart portent sur des aspects de la civilisation occidentale : calendrier, mesures nautiques, écriture, fêtes, monnaies, système militaire et pénal, moulins à scier le bois, costumes, etc. Les communautés chinoises dans les pays visités sont également l’objet d’attention. En revanche, les autochtones ne sont que peu mentionnés. Pour Phan Huy Chú, il est évident que le voyage n’a pas pour objectif l’étude des populations locales, « barbares » à ses yeux.
31L’émissaire vietnamien reconnaît la prospérité des villes, la richesse des habitants et l’ingéniosité des techniques occidentales. Les scies à eau, par exemple, font l’objet d’une longue description terminée par la reconnaissance du talent de l’ingénieur occidental comparé à un sage confucéen : « cela se fait aussi parfaitement que si c’était l’œuvre du créateur et cela supprime le recours au travail humain pour les manipulations. Celui qui a inventé cette technique est probablement un émule de nos sages » (Phan Huy Chú 1994, 66-67).
32Non seulement la technique, mais les mœurs et coutumes des Européens sont également l’objet de la curiosité de Phan Huy Chú qui décrit leur aspect physique, leurs vêtements et leurs fêtes. La femme occidentale l’intrigue particulièrement et fait l’objet d’une description détaillée depuis les habitudes vestimentaires jusqu’au comportement social :
Pour ce qui est du costume hollandais, les hommes portent une veste courte et prennent leurs aises ; quant au vêtement des femmes, il est attrayant et élégant ; elles ont de longues robes qui traînent jusqu’à terre avec grâce ; sur la tête, elles piquent des guirlandes de fleurs et leur taille est serrée par une ceinture de soie ; elles mettent de fines chaussures. Ceci est leur costume ordinaire pour aller et venir ; lorsqu’il y a des banquets et des fêtes, elles ajoutent des parures de tête en or et en pierres précieuses qui sont éblouissantes. Il est de fait que dans leurs mœurs, ils attachent du prix aux femmes et prennent soin du beau sexe. Lorsqu’elles vont se promener ou montent en voiture, leurs maris doivent les soutenir et elles montent les premières. Si un visiteur arrive, elles parlent, rient avec familiarité, sans la moindre réaction de pudeur propre à celles qui vivent cachées dans les appartements privés, car leurs coutumes sont ainsi (Phan Huy Chú 1994, 67).
Phan Huy Chú accorde ainsi la supériorité aux Occidentaux dans le domaine technique. Cependant, ils restent à ses yeux des « barbares » car ils ne connaissent pas l’enseignement des sages confucéens. La comparaison entre l’Occident et l’Orient porte tout d’abord sur le domaine des rites, symbole par excellence de la culture par rapport à la nature :
Les usages et le cérémoniel des Occidentaux sont assez sommaires. Que ce soit pour monter en voiture ou pour s’asseoir sur un siège, il n’y a aucune différence entre les officiels et les gens ordinaires […] La pratique des rites entre les hommes de bien et les roturiers est inexistante. C’est qu’ils ne connaissent pas les préceptes et les enseignements des Chu (Zhou) et de Confucius. Aussi, bien qu’ils excellent dans toutes sortes de talents, ils restent des barbares (idem).
Il semble donc que les lettrés qui ont l’occasion de voyager, à l’instar de Phan Huy Chú, sont capables de se montrer curieux et d’apprécier la culture occidentale dans son aspect technique, voire dans certaines coutumes (habitation et place des femmes, par exemple) mais appliquent les normes confucéennes quant à la vie spirituelle et intellectuelle.
33D’après Paul Mus, jusque dans les années 1850, les Occidentaux – rivaux et parfois ennemis entre eux – ne donnaient pas aux Vietnamiens les preuves de leur civilisation (1988, 113-117). Rejetés en dehors du cadre humain, les Français apparaissaient en termes de monstruosité (« diables blancs » et « fantômes noirs ») attribuée à un dérèglement de l’ordre cosmique. L’édit de Tự Đức contre les chrétiens en 1851 qualifie d’ailleurs les Occidentaux « d’hommes au cœur de sauvage, aux mœurs d’animaux ».
34Dans l’ensemble, le milieu lettré vietnamien au milieu du xixe siècle ignorait la civilisation occidentale, quelques-uns exceptés. Nguyễn Trường Tộ (1828-1871) est un cas exceptionnel : étant catholique, il avait une expérience de l’Occident et a pris la défense de la tolérance religieuse et plaider pour une ouverture raisonnée du Vietnam à l’Occident.
35Cependant le système mandarinal garde manifestement son prestige jusqu’à la fin du xixe siècle : en 1894, alors que la conquête française fait rage, 11872 candidats se présentent encore au concours de Hanoi (Trinh Van Thao 1990, 137). La remise en cause du modèle chinois du monde, condition pour une ouverture vers d’autres civilisations, ne sera possible que quelques années plus tard et sous la contrainte extérieure.
L’ouverture au monde
36La colonisation, en mettant en faillite l’idéologie confucéenne, joue le rôle de détonateur d’une réflexion radicalement différente sur la civilisation et l’homme chez les lettrés vietnamiens. Au début du xxe siècle avec la défaite de la résistance antifrançaise sonnée par le décès de Phan Đình Phùng en 1895, une partie de la classe lettrée se montre soucieuse de comprendre l’évolution du monde pour s’adapter aux changements de leur société. Sous les effets conjugués de l’échec de la lutte armée, la démission du pouvoir royal, l’évolution de la Chine, et notamment l’exemple du Japon après sa victoire sur la Russie « blanche » en 1905, ces lettrés formulent des critiques sévères au confucianisme et appellent à un changement en profondeur de la société. Certes ils ne sont pas les premiers à remettre en cause l’orthodoxie confucéenne, mais c’est à ce moment-là que les critiques se font plus radicales et se diffusent largement dans la société.
37Les lettrés modernistes trouvent une nouvelle source de réflexion dans les « Nouveaux Livres » (Tân Thư) en caractères chinois de provenance chinoise et japonaise. Ces livres diffusent les idées occidentales, notamment les Lumières, à travers la traduction d’extraits d’ouvrages des penseurs occidentaux dont L’Esprit des lois de Montesquieu connu sous le nom de Mạnh Đức Tư Cưu et Le Contrat social de Rousseau, Lư Thoa en sino-vietnamien. D’autres livres présentent la modernisation japonaise ou relatent les exemples des patriotes, des révolutionnaires et des hommes politiques dans le monde tels que Pierre le Grand, Washington, Napoléon et Bismarck. Enfin, la presse progressiste chinoise, qui arrive au Vietnam sans doute par des réseaux de commerçants chinois, tient des lettrés vietnamiens au courant de la modernisation en Chine et des débats des néo-confucéens. Ces lectures contribuent les lettrés vietnamiens qui, encouragés par les modèles japonais et chinois, se lancent dans une entreprise de remise en cause et d’ouverture sans précédent :
38Pour la première fois après des siècles d’isolement dans une société où « l’ancien est maître », les ancêtres sont les modèles et tout ce qui est différent de soi est considéré comme barbare, le lettré vietnamien se rend compte qu’il est dépassé par d’autres et crie les slogans de « modernisation », « occidentalisation » (Trần Đình Hượu, Lê Chí Dũng, 1988, 423).
39Ces actions désignées sous le vocable « Duy Tân » peuvent être résumées en deux mots, modernisation et occidentalisation. Pour les lettrés modernistes, il ne s’agit plus de réformer l’enseignement traditionnel, mais de boycotter les examens et la carrière mandarinale, voire de supprimer les concours, et de se mettre aux études pratiques occidentales. Leurs actions – hautement symboliques – sont le résultat d’un changement total de mentalité, à la fois dans la conception de leur propre modèle social que dans leur perception des autres civilisations. Les actions se déploient un peu partout, notamment au Tonkin et en Annam. Comme on a vu, en accord avec un certain point de vue de la nouvelle politique coloniale, dite politique d’association inaugurée en 1905, ces actions marquées par l’impératif de la modernisation se développent d’une façon extraordinaire jusqu’au changement de l’orientation politique en 1908.
40L’ouvrage anonyme Văn minh tân học sách (Nouvelle Étude de la civilisation)3, rédigé probablement vers 1904 et diffusé en 1907 au sein de l’école Đông Kinh Nghĩa Thục (École de la juste cause), peut être considéré comme le programme des lettrés modernistes. Une fois les caractéristiques de l’Orient et de l’Occident définies, il s’agit d’identifier les raisons de la décadence asiatique face au dynamisme occidental. Ensuite sont exposées les « six voies de régénération du peuple », moyens de modernisation :
- utiliser le quốc ngữ ;
- renouveler les manuels scolaires ;
- modifier le fonctionnement de l’école et le mode de sélection universitaire ;
- recruter de nouveaux talents ;
- restaurer l’industrie ;
- et enfin, créer la presse.
Le programme est placé ainsi sous le signe d’une prise de conscience du retard du Vietnam et de la nécessité d’une participation active de chacun à la vie sociale :
Les actions des lettrés modernistes visent tout d’abord à réveiller la conscience de leurs compatriotes afin que les Vietnamiens comprennent la raison pour laquelle ils vivent dans la situation de dépendance. Ils attaquent donc frontalement l’enseignement traditionnel scolastique qui abrutit l’homme. Ils critiquent les mauvaises mœurs, font le procès de la monarchie, rappellent l’histoire et les exemples des ancêtres héros et montrent le drame du pays dans l’esclavage. Leur fil conducteur, c’est la propagande pour le tân hoc (les études nouvelles) et pour le thuc nghiêp (les études pratiques) (Vũ Ngọc Khánh 1997, 435).
C’est dans le domaine éducatif et culturel qu’on voit les résultats les plus spectaculaires bien que l’artisanat et le commerce soient valorisés par ces lettrés d’un type nouveau, comme le montre l’exemple de Liên Thành, une célèbre société de fabrication de la saumure de poisson nước mắm (Trinh Van Thao 2009). En abandonnant les caractères chinois au profit de l’écriture romanisée quốc ngữ, ces lettrés font une véritable révolution culturelle. Dans les écoles modernistes dispensant un nouvel enseignement, le quốc ngữ y est enseigné parallèlement aux cours d’histoire, de géographie, d’hygiène, de connaissances pratiques, mais aussi de français. Des conférences sont également organisées pour promouvoir l’esprit de la modernisation, de la démocratie et des droits du citoyen, et portent également sur les actualités nationales et internationales.
41Le nombre de personnes directement touchées par ces écoles et ces conférences n’est pas très important. En Annam, le nombre d’écoles semble approcher la quarantaine et les trois écoles les plus grandes de la province de Quang Nam comptent chacune quelque de 70 à 80 élèves (Trương Chính 1997, 189). À Hanoi, Đông Kinh Nghĩa Thục accepte dans ses cours un nombre d’élèves beaucoup plus important (plus de 500 élèves selon Nguyễn Hiến Lê 2002, 57), ainsi que des auditeurs des conférences bimensuelles (les premier et quinzième jours du mois du calendrier traditionnel). Cependant, l’influence des idées modernistes est immense et dépasse largement le nombre d’élèves enregistrés. Vu le nombre de personnes directement touchées par les cours, cette influence s’exerce par le relais des livres diffusés par les écoles. Avec son comité de rédaction et son imprimerie, Đông Kinh Nghĩa Thục fonctionne comme un véritable « centre d’enseignement à distance du mouvement Duy Tân » (Vũ Đình Hòe 1998). Il faut également prendre en sérieuse considération la transmission orale. Le Quốc văn tập đọc (Livre de lecture de la littérature nationale), un recueil de dix-neuf poèmes écrits en quốc ngữ publié en 1907 par Đông Kinh Nghĩa Thục, illustre parfaitement l’esprit de ce mouvement populaire : les conseils sont donnés sous forme de poèmes « pour apprendre le quốc ngữ », « pour aimer la patrie », « pour entrer en religion [de la modernisation] », « pour faire des études à l’étranger », pour encourager à « lire les journaux », pour apprendre la géographie du pays, etc. comme des paroles « de la femme au mari », « de la mère à l’enfant », « adressées à la jeunesse », « adressées aux fumeurs d’opium », aux « alcooliques » et aux « amateurs de femmes », etc. Cela explique par ailleurs le fait que, pendant longtemps, ce sont justement les poèmes appelant à la modernisation qui sont les plus connus car échappés à la destruction des livres au moment de la fermeture en 1908 de l’école Đông Kinh Nghĩa Thục.
42Malgré la brièveté de leur existence, l’héritage des lettrés modernistes est immense : avec la prise de conscience populaire de la nécessité du changement date effectivement le début d’un Vietnam moderne.
43Par leurs actions et par leur réflexion sur la civilisation et l’homme vietnamiens dans une perspective comparative, les lettrés modernistes ont posé, au début du xxe siècle, les fondements d’une nouvelle société. Le changement des mœurs et des mentalités est l’objectif des manifestations ayant une grande portée symbolique telles que la coupe des cheveux, l’adoption des modes vestimentaires européens, l’abandon de la coutume des dents noires, le boycott des concours mandarinaux et du mandarinat, la dénonciation des vices en général. Leur démarche vise, en somme, à détruire l’ethnocentrisme vietnamien et celui du monde sinisé en général.
Combattre l’ethnocentrisme
44La Nouvelle Étude de la civilisation est, de ce point de vue, « la première approche comparative des civilisations » (Trinh Van Thao 1990, 183). En s’interrogeant sur l’origine du retard de l’Orient « statique » sur l’Occident « dynamique », les auteurs entreprennent, avant d’en exposer les causes et les moyens pour y remédier, de comparer systématiquement les deux civilisations en question dans cinq domaines différents : pensée, éducation, politique, psychologie collective, mœurs et coutumes. Ils mettent systématiquement l’Occident dynamique à l’honneur, par exemple dans le domaine de la pensée :
Si l’on considère les pays occidentaux : en haut il y a une Assemblée pour faire appliquer les lois, en bas il y a la presse comme moyen d’expression populaire. Parmi les œuvres philosophiques il y a le Contrat social de Rousseau, L’Evolutionnisme de Spencer, L’Esprit des lois de Montesquieu. En général, que ce soit les conférences ou la poésie, tout sert à développer l’amour de la patrie, du peuple. Qu’en est-il chez nous ? En rédigeant une composition, on a toujours peur des interdits ; en dédiant un poème à un supérieur, on a toujours peur d’être fautif ; rien que cela montre que notre situation est complètement différente de celle des pays où il n’est pas défendu au peuple de discuter. Ce n’est même pas la peine de parler des innombrables recueils des histoires extraordinaires, de légendes, de poèmes, de compositions ; nous avons de la littérature frivole, mais pas un seul ouvrage destiné à l’éducation du peuple ! En ce qui concerne les idées, c’est là la différence entre nous et les autres (réédition 1999, 159).
D’après les lettrés modernistes, les causes de la stagnation de la civilisation orientale sont nombreuses, mais il faut combattre en particulier l’ignorance et le mépris des civilisations autres que chinoise :
La première réside dans un ethnocentrisme qui nous détourne des arts et des sciences d’autrui. La deuxième dans notre prétendue supériorité morale qui amène à ignorer les enseignements grâce auxquels d’autres pays ont accès à la puissance et à la perfection. La troisième résulte du préjugé selon lequel « les Anciens ont toujours raison » conduisant à rejeter les idées et les propositions des jeunes. Enfin, le quatrième concerne l’esprit hiérarchique qui nous fait perdre le sens de la réalité quotidienne (idem).
Ils critiquent également l’esprit casanier des Vietnamiens qui ne voyagent pas et ne connaissent rien de leurs voisins tels que la Thaïlande, l’Indonésie et le Cambodge, considérés comme « peu civilisés ». C’est un véritable procès que les lettrés modernistes font au confucianisme orthodoxe, responsable de la décadence vietnamienne, et donc (en filigrane), de la perte de l’indépendance. Le trait est certes forcé, mais cela est la condition nécessaire pour une ouverture vers la différence. Après avoir ébranlé la conviction de sa supériorité et celle du monde chinois, les lettrés modernistes s’attachent à pointer les défauts considérés comme des obstacles à la modernisation.
45Leur souci est de montrer les vices, les mentalités et les habitudes qu’il faut changer pour ramener le pays dans la voie du progrès. De nombreux exemples sont donnés dans lesquels les Vietnamiens sont mis en situation de comparaison avec les autres populations, notamment les Occidentaux. Par exemple, le texte intitulé « De la fidélité à ses paroles », s’attaque au manque de franchise dans les paroles et à l’irresponsabilité des actes, ce qui nuit au fonctionnement de la société et de son économie :
Les gens de notre pays sont maladroits quand il s’agit de se débrouiller pour gagner convenablement leur vie mais, ils sont passés maîtres en matière de duperie et de falsification. On se heurte à tout moment à ces mauvaises habitudes, mais personne n’en tient compte ni ne les dénonce. Quand l’aigrefin est dévoilé, il perd la face, cela va sans dire. Mais ce qui est pire, c’est que ses compatriotes doivent en supporter les conséquences […].
Le deuxième défaut est ne pas tenir ses engagements et de ne pas respecter les clauses conclues. Les actes ne vont pas de pair avec les paroles. Même quand on appose sa signature sous un contrat, on a déjà dans l’idée de ne pas le respecter et l’on ne se soucie pas de ce qui en résultera […]. Les Européens, eux, tiennent toujours leurs paroles. Ils ne viennent jamais en retard, même pour un dîner ou pour une visite. S’agit-il d’affaires, ils sont toujours prompts, toujours exacts. Ils y attachent une grande importance. Qu’elles sont belles ces vertus ! […] Nous ne devons absolument jamais mentir, duper les gens et faire volte-face. Ce sont là des interdictions strictes, et ceux qui les enfreignent doivent être expulsés de la collectivité. C’est le seul moyen de maintenir les liens sociaux, moyen sévère, sans doute, mais qui n’est pas outrancier (traduction en français dans Prose et poésie du Đông Kinh Nghĩa Thục 1997, 226).
C’est la première fois que l’homme et la société vietnamienne font l’objet d’analyse systématique. Celle-ci ne vise pas, comme dans la tradition confucéenne, le rétablissement de l’harmonie initiale et des mœurs authentiques d’un âge d’or. Au contraire, il s’agit d’un nouveau modèle de société complètement différent.
L’étude de la société moderne
46Le Livre de lecture pour le peuple, avec ses soixante-dix-neuf textes sur des thèmes divers traduits en français dans l’ouvrage Prose et poésie du Đông Kinh Nghĩa Thục publié par les soins du centre EFEO de Hanoi en 1997, peut donner une idée de cette préoccupation des lettrés modernistes.
47Le thème de la vie en société est de loin le plus important : les textes traitent de la vie en société et des relations sociales, de l’État avec les notions de « peuple » et de « citoyen », des sentiments qu’on éprouve par rapport à sa patrie, etc. On trouve ainsi les chapitres intitulés « Origine de la société », « Aimer sa famille, aimer son village : ce n’est pas encore aimer la communauté », « Les citoyens doivent savoir l’importance de la politique », « À propos des droits et des responsabilités », « À propos des lois », « Modifier les lois exige tout d’abord confiance et loyauté », « À propos de la communication et de l’information ». Le contexte colonial donne certainement une coloration particulière à ces textes, d’où un nombre conséquent sur le « patriotisme », sur l’« indépendance », sur « la tragédie des nations non-indépendantes ».
48Plus généralement, l’homme dans la société moderne est présenté comme ayant les devoirs et les obligations envers les institutions traditionnelles (famille, village, envers le maître), mais également envers la société. Il est tenu à participer à la vie sociale en tant que citoyen conscient de ses droits et ses devoirs, et connaissant le fonctionnement de la société dans laquelle il vit.
49La société moderne (sous sa forme étatique) est l’objet d’une analyse en détail avec plusieurs chapitres portant sur les régimes politiques dans le monde, le fonctionnement de l’État, l’organisation administrative, judiciaire, de la défense et les impôts.
50En particulier, l’économie est considérée comme le moteur de la civilisation et de la puissance d’un pays comme le montrent ces titres : « Il faut développer les diverses branches de l’économie », « À propos des entreprises », « L’utilité de la grande industrie ». Plusieurs textes traitent des notions complètement nouvelles pour les Vietnamiens telles que la propriété privée, le patrimoine, la main-d’œuvre, le salaire, le capital. Les titres suivants donnent une idée du souci des lettrés modernistes de fournir une information la plus complète possible sur les sujets étrangers à la société vietnamienne traditionnelle : « La loi protège la propriété et les bénéfices qu’elle rapporte », « À propos de certains droits spéciaux », « À propos de la main d’œuvre productive », « L’effectif des professions est limité », « À propos du salaire », « À propos du capital », « Pourquoi le capital augmente ou baisse-t-il ? ». Ces textes s’intéressent également aux problèmes de l’économie moderne : « De la division du travail », « À propos des machines », « Les machines peuvent-elles nuire au travail manuel ? », « Comment éviter les inconvénients de la division du travail et de l’utilisation des machines ? ». On y trouve même les explications de certains aspects des activités commerciales et financières : les relations commerciales, l’importance et le rôle de la monnaie et de la banque, les moyens de paiement tels que les chèques, la reconnaissance de dettes, les lettres de change et l’escompte bancaire.
51Ces connaissances de la société moderne ont été introduites au Vietnam dans les premières années du xxe siècle grâce essentiellement aux lectures des Nouveaux Textes en chinois. Pour la génération suivante formée directement par la nouvelle école franco-indigène et française, les choses ne sont plus aussi simples.
La question de la culture vietnamienne
52Après le temps pendant lequel les lettrés modernistes appellent de tous leurs vœux à une modernisation en profondeur de la société, suit un intermède incarné par la célèbre revue Nam Phong. Créée en 1917 pour soutenir la « collaboration franco-annamite », Nam Phong (Vent du Sud) fait la promotion de l’harmonie culturelle entre les valeurs de l’Orient et de l’Occident. Le slogan de l’équipe Nam Phong constitué d’intellectuels pro-français et de lettrés modérés est de « préserver l’essence nationale » (bảo tồn quốc túy), « quốc » signifiant « pays » et « patrie ». Malgré son orientation idéologique, Nam Phong joue un rôle essentiel et reconnu dans le développement de la littérature vietnamienne moderne pendant une quinzaine d’années. Destinée en premier lieu au milieu lettré avec une version en caractères chinois en parallèle de la version en quốc ngữ, l’influence de Nam Phong décline à partir du milieu des années 1920 face à la montée d’une nouvelle génération francophone.
53Le groupe littéraire Tự lực văn đoàn (Par ses propres forces) peut être considéré comme le symbole de ces jeunes intellectuels sortis de l’école française. L’expression la plus claire de l’état d’esprit promu par ses membres est contenue dans une série d’essais intitulée Mười điều tâm niệm (Dix Commandements) rédigés par Hoàng Đạo et publiés dans l’hebdomadaire Ngày nay (Aujourd’hui, du n° 25 au n° 41, 1936-1937), au lendemain de l’arrivée du Front populaire au pouvoir en France. Ce texte appelle la jeunesse à faire une révolution radicale en affirmant la disparition de la culture ancienne et adresse une critique sévère à ceux qui s’accrochent encore aux illusions :
La culture ancienne n’existe que dans quelques coutumes, survivances de moins en moins nombreuses, et dans l’esprit des tenants du « Juste milieu ». Ceux-ci sont chez nous nombreux et très puissants. Ils ont avancé la théorie de l’harmonisation des cultures ancienne et moderne avec des mots savants. D’après eux, le mieux est de garder le meilleur de la civilisation chinoise et d’emprunter par-ci par-là des éléments de la civilisation française. On peut croire qu’ainsi nous posséderons bientôt les deux cultures et serons bien plus civilisés que tous les peuples sur la terre. Mais cette idée n’est qu’une illusion. Deux civilisations sont comme deux sources prenant naissance sur le même sommet : l’une court vers l’Est, l’autre vers l’Ouest, elles ne se rencontrent jamais […].
Dans la pratique, les tenants du « Juste milieu » connaissent un échec total.
Devant cet échec, nous devons nous résoudre à être nouveau, résolument4.
Cette posture de rupture totale avec le passé est en même temps la manifestation d’un doute profond sur la civilisation vietnamienne. Le débat sur le quốc học (études nationales), qui a secoué le milieu intellectuel et lettré au début des années 1930, porte sur l’existence même de la culture vietnamienne.
Le débat sur le quốc học
54Aux alentours du xxe siècle, on voit paraître toute une série de mots ayant la même racine quốc (pays, patrie) : quốc gia (État-Nation) ; quốc văn (littérature nationale) ; quốc ngữ (écriture nationale) ; quốc học (études nationales) ; quốc túy (essence nationale) ; quốc hồn (esprit national) ; et même quốc hoa (fleur nationale). Seuls deux termes, quốc gia et quốc ngữ, resteront en usage dans la langue vietnamienne actuelle.
55La série des termes quốc túy, quốc hồn et quốc hoa, est utilisée pour désigner ce qui caractérise un pays et son esprit particulier, qu’on traduit généralement par « substance », « essence », « âme » et « quintessence ». En particulier, quốc túy (essence nationale) sert à traduire le concept « esprit oriental-techniques occidentales » cher aux néo-confucéens chinois et adopté par leurs homologues vietnamiens (Trinh Van Thao 1990, 146-215). Par rapport à la Chine qui reste officiellement indépendante, la perte de la souveraineté modifie singulièrement les données du cas vietnamien. Comme on a pu le voir, le pouvoir colonial a entrepris, à partir de 1908, de supprimer la culture lettrée et son influence. Les concours mandarinaux, déjà critiqués par ailleurs d’une façon très virulente par les lettrés modernistes, sont finalement supprimés en 1915 au Tonkin et en 1919 en Annam. Le Règlement général de l’instruction publique de 1917 impose même le français en tant que langue véhiculaire officielle à l’école. Les caractères chinois sont ainsi perçus progressivement comme une écriture étrangère pour devenir quasiment inconnue des jeunes dans les années 1930. La langue vietnamienne elle-même, écrite désormais par l’intermédiaire de l’alphabet latin, fait figure de parent pauvre dans le programme scolaire. S’installe alors un doute sur l’identité vietnamienne.
56Si la question de l’extermination (diệt chủng) du peuple vietnamien semble être considérée au début du siècle comme une réelle menace, comme le montre Phan Chu Trinh en faisant référence aux « Peaux-Rouges » dans sa lettre ouverte au gouverneur général d’Indochine en 19065, elle n’est plus d’actualité dans les années 1930. Cependant, depuis que l’empereur n’assure plus sa charge comme symbole de la « vietnamité » (Nguyen The Anh 1992, 10), le Vietnam doit démontrer son identité culturelle. L’écrivain Nguyễn Triệu Luật écrit ainsi en 1939 : « Nous avons perdu l’indépendance, c’est une mauvaise chose ; si nous nous laissons de plus coloniser dans l’esprit, qu’est-ce qui nous restera ? ».
57C’est dans ce contexte de doute que le débat sur le quốc học éclate en 1930 entre ceux qui affirment que le Vietnam n’a pas de production intellectuelle, donc pas de culture propre, et ceux qui soutiennent l’avis contraire.
58Dans un article au titre provocateur Cảnh cáo các nhà học phiệt (Avertissement aux seigneurs de la littérature) publié à Saigon le 24 juillet 1930 par la revue Phụ nữ tân văn (Femme et Littérature nouvelle), le journaliste Phan Khôi déclare qu’il n’existe pas de vie intellectuelle au Vietnam en faisant référence à la bruyante campagne de promotion organisée quelques années auparavant par la revue Nam Phong et l’association des notables AFIMA pour commémorer Nguyễn Du (1765-1820), auteur du célèbre roman en vers Kiều. Selon cet auteur, la discussion et la contestation est chose impossible à cause de quelques « seigneurs » de l’esprit, nhà học phiệt, dont le prototype est Phạm Quỳnh, rédacteur en chef de Nam Phong. Phan Khôi avance notamment le fait que Phạm Quỳnh n’avait pas daigné répondre aux critiques du lettré Ngô Đức Kế à propos de la moralité de Kiều6.
59Cet article fait l’effet d’une bombe, sans doute en grande partie en raison de la personnalité de son auteur. Ancien rédacteur de Nam Phong, Phan Khôi (1887-1959) est un lettré reconnu par sa grande culture classique, également célèbre et redouté par son style mordant. Dans l’histoire de la poésie vietnamienne, il occupera une place particulière avec son poème Tình già (Vieil amour), publié en 1932, qui marquera un tournant décisif et est considéré unanimement comme le signal du début de la Poésie Moderne (Thơ Mới).
60La réponse de Phạm Quỳnh parue dans la même revue le 28 août 1930 est non moins polémique. Il se déclare d’accord avec Phan Khôi en constatant qu’il n’y a pas de tradition intellectuelle au Vietnam, mais passe immédiatement à la contre-attaque :
Autrefois, nous copiions ou imitions les Chinois. De nos jours, nous imitons les Européens. Autrefois nous n’ouvrions la bouche que pour citer les noms de Confucius, Mencius, Tchou-Hi ou Tseng-Tseu, maintenant, nous ne parlons que pour sortir les mots : science, logique, république, droits du peuple ! On a entendu les gens dire tout cela et on répète. Il n’est pas sûr qu’on ait bien compris l’essentiel.
Et c’est là le danger pour nos milieux intellectuels, il est dans ce penchant de nos compatriotes à se laisser mettre en esclavage ; ce n’est pas la faute de telle ou de telle personne […]
Il convient de s’unir dans un effort commun en vue de créer et de développer pour notre pays une « culture nationale » authentique et digne, ni occidentale, ni confucianiste, possédant ses caractères propres, pouvant incarner l’esprit original et héréditaire de notre race. Cette idée, qu’aujourd’hui M. Phan propose et défend, a été, en ce qui nous concerne, notre but et notre principe depuis déjà bien des années (traduction de Pham Thi Ngoan 1972, 277).
Ces propos visent bien Phan Khôi le lettré. Mais au-delà d’une question de personnes, cette polémique touche un problème profond. Elle ressurgit donc quelques mois plus tard en 1931 à l’occasion de la publication d’un recueil de poèmes de Nguyen Binh Khiêm (1491-1585) retranscrits en quốc ngữ par Lê Dư qui avait créé sa propre maison d’édition Sở Cuồng văn khố avec une collection des œuvres vietnamiennes Quốc học tùng san. Lê Dư (1885 ?-1957) est également une personnalité dans le milieu lettré et intellectuel de l’époque. Ancien révolutionnaire du mouvement Đông Du (Voyage vers l’Est), il a séjourné au Japon avant de rallier le gouvernement indochinois. Lê Dư travaille dans l’équipe de Nam Phong depuis 1922 pour la publication en caractères chinois. En 1925 il est entré à l’EFEO en tant que lettré temporaire où il s’occupe en particulier du fonds japonais de la bibliothèque. Il sera par ailleurs un directeur éphémère de l’École en août 1945. Lê Dư est connu par ses études sur la littérature et l’histoire du Vietnam à travers les conférences à la Société d’enseignement mutuel du Tonkin et les articles publiés notamment dans le Bulletin de l’AFIMA de 1940 à 1945.
61Phan Khôi publie un article virulent dans la revue Phụ nữ tân văn du 6 août 1931 en réaffirmant que le Vietnam a le malheur de n’avoir aucune tradition et aucune production intellectuelle. Lê Dư riposte de Hanoi en expliquant que son objectif, en créant sa maison d’édition et la collection dédiée aux auteurs vietnamiens, est précisément de mettre en valeur le patrimoine légué par les lettrés vietnamiens.
62Si ce débat passionne tant les esprits, c’est que l’interrogation véritable porte sur l’identité du peuple vietnamien. L’irruption de l’Occident impose en effet ce constat amer exprimé par le poète Lưu Trọng Lư :
Nous avons emprunté à notre voisin tout, depuis une forme de poésie simple jusqu’à une philosophie savante.
Avant nous étions chinois, depuis récemment nous sommes occidentaux, mais jamais nous n’étions Vietnamiens (Lưu Trọng Lư 1939).
Vers la fin de 1931, Nguyễn Trọng Thuật, rédacteur à Nam Phong et personnalité respectée par les lettrés et les intellectuels, tente une synthèse. Dans la conférence à l’intitulé significatif « Pour une conciliation dans le procès de quốc học » donnée le 26 novembre 1931 au siège de la Société d’enseignement mutuel du Tonkin à Hai Duong, il donne une définition du terme et en propose un contenu. Nguyễn Trọng Thuật signale tout d’abord un malentendu lié aux utilisations différentes du terme quốc học (pays, étude) dans les langues chinoise et japonaise. Pour Phan Khôi qui lit les auteurs chinois, ce terme signifie « les idées et les philosophies produites par un pays qui ont une influence sur la vie en société ». Il en tire donc une conclusion catégorique et négative : « notre pays ne possède rien qui puisse mériter l’appellation de quốc học », c’est-à-dire rien qui puisse être comparé avec le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme. Quant à Lê Dư, également lettré de formation classique mais qui a vécu au Japon, il utilise le terme quốc học au sens employé par les auteurs japonais, c’est-à-dire l’ensemble des études qui intéressent une nation telles que l’histoire, la géographie et la politique.
63Nguyễn Trọng Thuật propose alors de distinguer les deux aspects en utilisant deux termes différents : quốc học pour les études concernant un pays spécifique et thế giới công học (monde, public, études) pour les études intéressant tous les pays, par exemple les sciences naturelles et humaines, comprises comme le patrimoine commun à toute l’humanité. Pris dans ce sens, le quốc học vietnamien peut faire prévaloir l’existence d’écoles de pensée comme celle de Chu Văn An au xive siècle. L’exemple d’assimilation du bouddhisme et du confucianisme par le Japon montre également que l’on peut considérer quốc học comme un fonds de culture propre qui peut s’enrichir d’apports étrangers.
64Nguyễn Trọng Thuật conclut en proposant de recueillir et sauvegarder le passé du peuple vietnamien en acceptant d’une façon consciente et sélective les apports de l’Occident. Pour la première fois, bien que d’une façon succincte, un contenu pour les études vietnamiennes est défini :
Dans le cas du Vietnam, fonder quốc học comme une branche d’études séparée semble être une nécessité et urgence. Il faut penser aux domaines suivants : quốc sử (histoire nationale), quốc văn (littérature nationale), quốc thần (« génies nationaux » que sont les héros et les grands hommes), monographies, proverbes et chansons populaires (Nguyễn Trọng Thuật 1931).
Après cette intervention, le débat cesse de porter sur l’existence ou non d’un quốc học pour évoluer vers un appel aux actions concrètes en faveur de la culture vietnamienne. On la compare avec la construction d’un « édifice ». On propose de réutiliser des « pierres » et des « briques » héritées du patrimoine sino-vietnamien, tout en important des nouvelles « pierres » de l’Occident. Les essais de synthèse en vietnamien et en français tels que le Việt Nam văn hóa sử cương (Précis de la civilisation vietnamienne) de Đào Duy Anh publié en 1938, La civilisation annamite de Nguyễn Văn Huyên rédigé en 1939 et paru en 1944, le Xã hội Việt Nam (La Société vietnamienne) de Lương Đức Thiệp publié en 1944, mais également un grand nombre d’ouvrages et de travaux universitaires, participent à cet effort collectif dans les années 1930-1945. La construction de la culture vietnamienne passe d’abord par un retour aux sources.
Le retour aux sources populaires
65L’adoption par les lettrés modernistes du quốc ngữ, une écriture phonétique sur la base de l’alphabet latin, est un double retour à la source. Non seulement la langue du peuple, considérée pendant des siècles par les lettrés confucéens comme « vulgaire » (nôm), est réhabilitée face aux caractères chinois, mais elle est appréhendée dans son oralité même. On arrive progressivement à considérer désormais qu’il faut rechercher la culture authentique vietnamienne dans le milieu rural et chez les paysans.
66Le poète Tản Đà (1889-1939), candidat malheureux des concours mais grand connaisseur de la littérature populaire, par ailleurs traducteur du Livre des Poésies chinois en vietnamien, est sans doute celui qui contribue le plus à mettre la littérature populaire à l’honneur. Véritable trait d’union entre la littérature classique et la littérature moderne, il écrit des poèmes qu’il appelle phong thi. Écrits en forme traditionnelle de vers de six et huit mots, ces poèmes « ne sont plus bruts comme les chansons populaires, mais ne sont pas non plus abîmés par les artifices de la littérature lettrée » (Trần Đình Hượu et Lê Chí Dũng 1988, 304).
67Cependant, ce sont les diplômés de l’école franco-indigène qui s’intéressent les premiers à la littérature populaire comme objet d’investigation. Au tout début du xxe siècle, Nguyễn Văn Vĩnh fait une série de conférences sur ce thème à la Société d’enseignement mutuel du Tonkin à Hanoi. Après les deux premières conférences sur les chansons populaires en général en 1904 et 1905, il étudie les chansons de métier en 1907, les chansons populaires récentes en 1914 et les chansons populaires de la province Hà Dong et des environs en 1916 (Nguyễn Văn Tố 1936). Ses références à certains ouvrages français montrent que les travaux d’auteurs français ont une réelle influence sur des intellectuels vietnamiens en attirant leur attention sur la littérature populaire de leur propre pays.
68Les revues en langue vietnamienne, en premier lieu Đông Dương tạp chí et Nam Phong, publient régulièrement des proverbes et chansons populaires. En 1922, l’association AFIMA réalise une enquête sur les proverbes et dictons qui contribuera largement à l’élaboration du premier dictionnaire de la langue vietnamienne publié entre 1931 et 1937. Le lettré Thiện Đình fait paraître une série de chansons et de proverbes sous le titre de Tổ quốc phong thi (Vers populaires de notre patrie) dans Nam Phong du septembre à décembre 1929.
69Ce sont les travaux de Nguyễn Văn Ngọc (1891-1942) qui marquent effectivement le début des études sur la littérature populaire vietnamienne. Ce fonctionnaire de l’enseignement franco-indigène, ancien élève du Collège des interprètes, fait paraître à Hanoi en 1928 l’ouvrage Tục ngữ phong dao (Proverbes et chansons populaires) en deux volumes qui reste encore aujourd’hui la référence dans le domaine. Il a introduit le principe de classement alphabétique et réuni autant de proverbes, de chansons populaires et devinettes : 1612 chansons dans le premier volume et 836 dans le deuxième, ainsi que 367 devinettes.
70Les recueils de Nguyễn Văn Ngọc et Thiện Đình ont été salués chaleureusement par Émile Gaspardonne dans un long compte rendu publié dans le BEFEO de 1929. Par la suite, les chansons et proverbes populaires sont devenus l’objet de nombreux articles, recueils et conférences. Cela témoigne d’une préoccupation commune et partagée à la fois par les milieux lettré et intellectuel. En 1936, Nguyễn Văn Tố a pu écrire dans un compte rendu de la revue Tứ dân văn uyển :
On sait qu’il fut un temps où les Annamites étaient très dédaigneux de leur littérature populaire. Depuis une vingtaine d’années, ils ont changé de sentiment, et aujourd’hui ils disputent aux annamitisants français, aux P. V. Barbier, à M. G. Cordier, le soin de mettre en lumière les productions de leur folklore (BEFEO 1936, 504-505).
Un double intérêt préside ces recherches sur la langue et la littérature populaires vietnamiennes : le souci de compréhension d’une culture considérée comme authentiquement vietnamienne et celui de la sauvegarde de ce patrimoine culturel suite à des changements trop rapides causés par la colonisation. Tout un mouvement qui se reconnaît dans le mot tồn cổ (sauvegarder l’ancien), leitmotiv chez Nguyễn Văn Ngọc. Pour d’autres auteurs, la littérature populaire représente cette ouverture privilégiée grâce à laquelle, en l’absence de documents écrits, on peut accéder à la connaissance intime d’un peuple. Ces auteurs peuvent tout à fait adhérer à ces commentaires d’Émile Gaspardonne :
[la littérature populaire] nous fait pénétrer plus profondément dans la vie réelle, sentimentale et intellectuelle du peuple annamite que les éternels exposés d’éthique confucéenne, réguliers, solennels et ennuyeux, constructions verbales inlassablement élevées pour l’édification des étrangers et l’exercice de civilité des lettrés (BEFEO 1929, 380).
Plusieurs cherchent en effet à brosser les portraits des paysans et des paysannes vietnamiens à travers les chansons et dictons populaires. Le jeune Nguyễn Đình Thi, qui sera connu comme un poète et écrivain majeur du xxe siècle, parle aux étudiants de l’université indochinoise en 1944 de La vitalité du peuple vietnamien dans les chansons populaires et dans les contes. Nguyễn Bách Khoa utilise, dans Kinh Thi Việt Nam (Le Livre des poésies du Vietnam) publié en 1945, les chansons populaires comme des documents sociologiques et psychologiques qui permettent de connaître certains aspects de la société ancienne et en particulier de comprendre les mentalités et les femmes jusqu’alors ignorées dans les écrits confucéens. Il consacre cinq chapitres presque exclusivement à la femme dans les chansons populaires, ce qui est interprété par l’auteur comme le signe même de la résistance de la société vietnamienne au confucianisme.
71Il semble qu’on peut y voir l’influence de l’étude du Livre des Poésies chinois par Marcel Granet dans Fêtes et chansons anciennes de la Chine paru en 1919. Les intellectuels vietnamiens ont sans doute connaissance de cet ouvrage soit directement comme le cas de Nguyễn Văn Huyên dont on parlera à propos de sa thèse sur les chants alternés, soit grâce aux comptes rendus et aux articles dans des revues vietnamiennes. Nguyễn Văn Tố publie par exemple « Les poèmes d’amour dans le Che King et la coutume des chants alternés entre garçons et filles » dans la revue Đông Thanh n° 5 en 1932. Il y fait non seulement le compte rendu de l’ouvrage de l’orientaliste français, mais applique également sa méthode pour donner quelques réflexions sur la pratique des chants alternés au Vietnam. Paradoxalement, mais au premier abord seulement, on peut dire que le retour aux sources populaires vietnamiennes se fait ainsi sous l’impulsion de l’ouverture à la culture occidentale. C’est par le même chemin que s’effectue le retour aux sources savantes sino-vietnamiennes.
Le retour aux sources savantes
72L’ouvrage Văn minh tân học sách des lettrés modernistes place la collecte et l’étude de textes anciens écrits par les auteurs vietnamiens à la deuxième place parmi les six mesures à entreprendre d’urgence, juste après l’adoption du quốc ngữ. Cela constitue une réaction directe contre la tendance dominante chez les lettrés confucéens qui étudiaient, pendant des siècles, seulement des livres chinois dans l’objectif de réussir les concours mandarinaux :
Notre pays, depuis longtemps, a eu plusieurs écrivains qui laissent une œuvre considérable […] suffisante pour fournir les documents sur la géographie, les coutumes, les traditions littéraires et savantes, ainsi que les exemples pour la postérité. Et pourtant nos compatriotes, dès le premier jour d’école, ne lisent que des livres chinois sans daigner jeter un œil aux ouvrages de nos ancêtres ! (Réédition 1999, 163)
C’est dans cette perspective que viennent s’inscrire les premières études portant sur l’histoire et la littérature vietnamienne anciennes, ainsi que sur le bouddhisme, confucianisme ou taoïsme. On peut certes y voir l’expression de l’attachement aux valeurs sûres par la société vietnamienne, d’ailleurs fortement encouragée par les autorités coloniales, dans les années 1930-1945 notamment. L’œuvre de l’historien Trần Trọng Kim et celle du journaliste Phạm Quỳnh montrent « une profonde connivence [qui] s’établit entre ce courant conservateur et les autorités coloniales face à l’évolution intellectuelle et politique de la jeunesse, ainsi que face aux mouvements sociaux et politiques de la paysannerie et du monde ouvrier » (Brocheux et Hémery 2001, 236). Plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement de Jean Decoux favorisera un mouvement de « pèlerinage aux sources », de retour à l’antiquité et de réhabilitation des anciennes valeurs culturelles nationales, conformes à celles reconnues en France par le gouvernement de Vichy.
73Parallèlement aux bouleversements profonds qui secouent la société vietnamienne et que reflètent une littérature et une poésie modernes, les valeurs traditionnelles, en particulier confucéennes, continuent à être véhiculées dans cette société colonisée par de nombreux articles et ouvrages, mais également par les manuels scolaires (Trinh Van Thao 1995, 167-180). Pour comprendre ce retour aux sources, contexte social et politique mis à part, il faut le resituer dans un processus de construction de la culture vietnamienne mené collectivement par l’élite intellectuelle et lettrée.
74L’élaboration du Nho Giáo (Confucianisme), œuvre de Trần Trọng Kim dont la parution constitue « un événement majeur dans la vie intellectuelle et idéologique des années 1930 » (Trinh Van Thao 1990, 269), en est un exemple.
75Trần Trọng Kim (1882-1953) était « lettré, inspecteur de l’enseignement primaire et franc-maçon » (Pierre Brocheux et Daniel Hémery 2001). Il incarne le type d’un intellectuel possédant une triple culture – vietnamienne, chinoise et française. Issu d’une lignée de lettrés, il a commencé les études de caractères chinois à l’âge de cinq ans. Il sort finalement diplômé du Collège des interprètes en 1903. En 1906, il démissionne de son poste de secrétaire-interprète pour s’embarquer pour la France en tant qu’artisan incrusteur à l’occasion de l’Exposition coloniale qui se tient à Marseille. Il y obtient une bourse pour faire ses études à l’École normale de Melun et rentre en Indochine en 1911. Il fait toute sa carrière dans l’instruction publique indochinoise, notamment en tant que responsable de la rédaction des manuels scolaires. Par ses innombrables articles, il effectue un véritable travail d’enseignement à distance pour ses lecteurs : il écrit dans la revue Đông Dương tạp chí à partir de 1913, dans Học báo qui devient l’organe de l’instruction publique à partir de 1919 et dans bien d’autres revues. Son ouvrage Nho Giáo, publié en 1930, marque un tournant dans l’histoire des idées vietnamienne. Pour la première fois, la doctrine confucéenne n’est plus considérée comme un dogme, mais comme une philosophie qui évolue dans l’histoire et un objet pour la réflexion intellectuelle :
Écrire un livre sur le confucianisme [..] est normalement chose des gens imprégnés de l’esprit confucéen car ils sont nés et ont grandi dans le monde confucéen. Malheureusement, les gens sont indifférents et considèrent que les études classiques sont mortes. Par souci de respect de l’ancien (hoài cổ) et malgré les difficultés liées à une entreprise de cette envergure, nous avons voulu nous charger de l’élaboration de ce livre ; jour et nuit, nous tâchons de chercher, de réfléchir afin de faire au mieux un portrait du confucianisme ; et cela dans l’espoir de contribuer aux études nationales. Même si notre description n’est pas tout à fait exacte, nous pensons que c’est une chose utile pour garder une trace pour la postérité […] pour que les gens qui viennent après nous puissent savoir l’origine de l’esprit de notre société ancienne, ainsi que les raisons pour lesquelles cet esprit s’est corrompu. Il nous semble que cela est particulièrement important pour les études actuelles. Car l’évolution d’un peuple ne dépend pas des savoirs appris chez les autres, mais également de la connaissance de son propre patrimoine ; cela afin de pouvoir mélanger le nouveau et l’ancien pour créer un nouvel esprit qui convienne à sa situation, à son niveau et à son tempérament. C’est cela notre espoir sincère (préface, réédition en 1992, VII-VIII).
Nho Giáo est le résultat d’un long travail, et d’une certaine manière, collectif. En effet, de mars 1920, date des conférences sur la vie de Confucius à la Société de l’Enseignement Mutuel du Tonkin jusqu’à l’édition du premier volume en 1930, Trần Trọng Kim bénéficie des discussions avec des lettrés dont il nomme, dans la préface, le vice-docteur phó bảng Bùi Kỷ et le licencié cử nhân Trần Lê Nhân. La première réédition en 1932 du premier volume qui porte une mention spéciale « remaniements à plusieurs endroits et correction avec soin », bénéficie en effet de nombreuses réactions, notamment celles de Phan Khôi. On peut considérer que Nho Giáo représente la somme des connaissances des Vietnamiens dans la première moitié du xxe siècle sur le confucianisme. N’étant pas à proprement parler une œuvre sur la civilisation vietnamienne qui n’est abordée que rapidement dans la dernière partie, Nho Giáo éclaire la réception du confucianisme par les Vietnamiens dans l’histoire, et notamment au début du xxe siècle. Trần Trọng Kim motive l’importance des études confucéennes par la nécessité même de la société vietnamienne dans son évolution :
Il est à espérer que nous pourrons garder notre ancien fonds moral pour participer avec mesure aux activités actuelles, pour assurer le progrès équilibré et harmonieux du cœur et de l’esprit, ce qui va peut-être rendre plus claire la philosophie des anciens sages et guidera la marche de l’humanité encore plongée dans le voile nocturne (ibid., XXX).
Cette remarque peut tout à fait s’appliquer au cas de Phan Khôi qui s’attache à établir un bilan du patrimoine lettré vietnamien.
76En mars et avril 1939, la revue Tao Đàn publie, dans les numéros 1 et 2, un texte signé par Phan Khôi intitulé Khái luận về văn học chữ Hán (Étude sommaire de la littérature [vietnamienne] en caractères chinois), étude importante à la fois par ses arguments de fond, par la qualité de son auteur, un véritable lettré, mais également par son impact dans le milieu intellectuel à l’époque.
77Au fond, les critiques de Phan Khôi envers le système d’enseignement traditionnel scolastique et stérile n’apportent rien de nouveau par rapport aux lettrés modernistes quelques décennies plus tôt. Selon l’auteur, les Vietnamiens ne connaissaient qu’une sorte de littérature, văn khoa cử, faite pour les concours, ainsi que les poèmes d’offrandes sans aucune valeur. Par une comparaison saisissante avec la littérature française, il tourne en ridicule tout ce dont les lettrés étaient fiers : en analysant des poèmes célèbres, il arrive à la conclusion que le « point fort [des Vietnamiens] n’était pas autre chose que ce que les Français appellent les « jeux de mots » (en français dans le texte). Par comparaison avec la Chine, Phan Khôi va jusqu’à remettre en cause toute la littérature vietnamienne en caractères chinois. Il n’y a pas de quoi se comparer à la littérature chinoise, largement supérieure en quantité et en qualité, et que les meilleurs poètes vietnamiens (les quatre célèbres Siêu, Quát, Tùng, Tuy) ne sont que copistes et « artisans de la poésie » (thợ thơ). À tout bien considérer, les lettrés vietnamiens des siècles précédents n’ont laissé que quelques poèmes et récits intéressants.
78Phan Khôi propose donc d’évaluer la maîtrise des caractères chinois des lettrés vietnamiens. Selon lui, la déficience linguistique peut expliquer la primauté de la poésie au détriment de la prose et des études philosophiques :
Grosso modo, parmi tous les genres littéraires, nous ne savions faire que de la poésie. Parce qu’un poème demande parfois très peu de mots – un peu plus d’une dizaine ou quelques dizaines suffisent, tandis que pour écrire la prose (tản văn) il faut un potentiel important. De plus, la poésie n’exige pas des règles de grammaire si précises comme dans la prose. Ces deux conditions de tolérance conviennent à notre niveau de la maîtrise des caractères chinois ; c’est pour cela que dans notre littérature en caractères, il y a plus de poésie que d’autres genres, et effectivement c’est dans la poésie que nous excellions le mieux.
L’analyse de Phan Khôi fondée sur des exemples concrets permet de reconsidérer et de réapproprier le patrimoine sino-vietnamien. Contrairement à son attitude quelques années auparavant, cette critique ne vise pas à renier l’œuvre des lettrés vietnamiens, mais la replace dans leur contexte historique afin de mieux la considérer objectivement :
C’est une erreur de toute une époque, et non pas le défaut ou le manque de talent d’un individu […]
La faute ne vient pas des gens, ni de l’écriture. L’erreur vient du fait que les gens d’un pays se servent de l’écriture d’un autre pays !
Cette faiblesse est justifiée, personne ne le reproche, mais ce qui est reprochable, c’est que des gens ne veulent pas la reconnaître et cherchent, au contraire, à se faire des compliments […] et nous donnent une illusion, ainsi qu’un orgueil déplacé sur nous-mêmes.
Cette mise au point par Phan Khôi est d’une grande importance. La question des ouvrages écrits en caractères chinois par les Vietnamiens posait en effet problème. Si le lettré Ngô Đức Kế affirme encore en 1924 que la culture confucéenne fait partie intégrante de la culture vietnamienne, le jeune critique littéraire Đặng Thai Mai, estimera en 1942, à propos de la parution d’un recueil de littérature classique vietnamienne, que « les œuvres sont créées par des Vietnamiens, mais appartiennent à la littérature de la Chine » (Đặng Thai Mai réédition 1997, 270). Il semble qu’il faut voir ici la marque de l’influence des orientalistes français tels que ceux d’Émile Gaspardonne qui considérera toujours en 1947, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, qu’il n’existe pas de littérature proprement vietnamienne, exceptées les chansons populaires.
79En tant que lettré reconnu, en même temps farouche partisan de la modernisation, Phan Khôi fait ainsi une place aux écrits en caractères chinois dans le patrimoine vietnamien. Le passé assimilé, Phan Khôi lance alors un appel à consolider la littérature en langue vietnamienne et à développer les études sur la langue, la littérature et la civilisation vietnamiennes :
En résumé, une langue et une écriture étrangère ne sont pratiquées que par le besoin d’une époque, mais si l’on veut créer une littérature propre, il faut nécessairement employer sa langue et son écriture propres. Alors nous devons crier à l’unisson : Les Vietnamiens, retournez-vous vers la littérature nationale !
Au cours de ce long chemin, l’histoire et la géographie occupent une place privilégiée.
L’histoire et la géographie
80Les géographies étaient un genre spécifique dans la littérature lettrée. Dans les années 1930, on voit paraître les monographies locales du type moderne. Elles s’intéressent non seulement aux montagnes et aux cours d’eau, mais à tous les aspects de la vie sociale, économique et culturelle du territoire. Comme les monographies en caractères chinois écrites par des lettrés ou des mandarins à leurs heures « perdues », les monographies modernes sont le plus souvent le travail de leurs homologues du xxe siècle, fonctionnaires dans l’administration mandarinale ou coloniale. On peut citer les ouvrages de Ngô Vi Liễn, tri huyện chef du district de Quỳnh Côi (province Thái Bình) sur ce district et sur celui de Cẩm Giang publiés en 1931, ainsi qu’une monographie sur le district de Bình Lục en 1935. Trịnh Như Tấu, commis à la Résidence supérieure du Tonkin, est également auteur de plusieurs monographies : celle de la province de Hưng Yên publiée en 1935, de Bắc Giang en 1937 et de Bắc Ninh en 1942. Sa monographie sur Bắc Giang accompagnée de plusieurs cartes est d’ailleurs recommandée pour l’enseignement dans les écoles franco-indigènes. Il écrit régulièrement dans la revue Tri Tân sous son nom littéraire Nhật Nham pour la rubrique consacrée aux pays étrangers et à la situation internationale : on lui doit, par exemple, des articles sur le Caucase, les Philippines et Bornéo.
81En 1942, Hoa Bằng peut se féliciter du développement du genre dans un article intitulé « Les monographies locales doivent avoir une place dans la bibliothèque nationale » publié dans la revue Tri Tân. Après un aperçu de la tradition lettrée, l’auteur mentionne l’initiative du résident supérieur du Tonkin qui avait ordonné aux mandarins d’écrire des monographies en français dont celle de la Province de Hà đông. Il estime qu’il faut écrire des monographies en vietnamien qui constituent la première étape vers une étude globale sur le Vietnam.
82Encore plus que la géographie, l’histoire joue un rôle essentiel dans l’éveil de la conscience nationale vietnamienne. Au début du xxe siècle, les lettrés modernistes y recouraient déjà pour stimuler la fierté d’être Vietnamien en composant des poèmes pour une diffusion large dans la population. Dans les années 1941-1945, ce sont les revues Tri Tân et Thanh Nghi qui s’intéressent le plus aux études historiques. Tri Tân vient d’ailleurs de l’expression ôn cố tri tân qui veut dire « étudier l’ancien (le passé) pour comprendre le nouveau (le présent et l’avenir) », alors que Thanh Nghị, « opinion éclairée », évoque la libre expression des lettrés confucéens soucieux de débattre des affaires du pays.
83Tri Tân innove en publiant des œuvres littéraires portant sur des sujets historiques. Les romans de Chu Thiên tels que Bà Quận Mỹ (La Princesse My), de Nguyễn Huy Tưởng tels que Đêm hội Long Trì (La Fête nocturne de Long Trì), ainsi que les pièces de théâtre en vers de Phan Khắc Khoan passionnent les lecteurs. Un prix spécial pour ce genre littéraire est d’ailleurs instauré. Tri Tân organise également des excursions sur les sites historiques relatées ensuite dans ses colonnes. Suite à une conférence organisée par le Comité de la jeunesse, Hoa Bằng a pu donc constater, dans Tri Tân du 20 mai 1942, que « les jeunes s’intéressent particulièrement à l’histoire nationale ». La commémoration des héros nationaux est considérée comme particulièrement importante : la revue consacre, le 3 octobre 1941, un numéro spécial sur Trần Hưng Đạo, héros de la lutte contre l’armée mongole au xiiie siècle et un autre, le 7 avril 1942, sur Đinh Tiên Hoàng, un des premiers rois fondateurs du Vietnam. Les rédacteurs de la revue veulent également sensibiliser les lecteurs sur la nécessité d’entretenir la mémoire collective d’une façon moderne : la ferveur populaire à travers le culte des génies tutélaires et d’autres génies devra laisser la place à une attitude plus rationnelle sur le modèle occidental, par exemple par l’installation des plaques où est mentionné l’événement ou l’œuvre de la personne. Mais ce sont les recherches historiques sérieuses qui sont la garantie de la mémoire collective. Dans son bilan des deux premières années, paru le 3 juin 1943, la revue espère remplir sa mission qui est de « rappeler au peuple vietnamien que nous ne sommes pas une race inférieure, nos ancêtres ne sont pas les paresseux, ignorants » et appelle les lecteurs de participer d’une façon active et créative à la construction de la culture nationale.
84Dans les années 1930-1945, la mobilisation de l’histoire est particulièrement forte comme le montrent les actions dans le milieu scolaire et universitaire vietnamien, notamment par les excursions et visites des sites historiques, mais aussi les mises en scène théâtrales. De jeunes professeurs organisent pour leurs élèves les excursions qui sont autant d’occasions pour apprendre des méthodes de recherches scientifiques et se remémorer les pages glorieuses de l’histoire du pays. Ngụy Như Kon Tum, alors professeur du lycée du Protectorat, crée en 1942 une « Section d’excursion et de tourisme » qui porte un autre nom plus évocateur en vietnamien, Đoàn Rồng (Groupe Dragon), qui est une référence évidente à l’origine mythique des Viets issus de l’union d’un Roi Dragon et d’une Immortelle. Ce groupe se divise en plusieurs sous-groupes, chacun portant le nom d’un homme illustre tels que les héros de l’indépendance Trần Hưng Đạo et Lê Lợi, ou encore le lettré catholique Nguyễn Trường Tộ qui plaidait pour l’ouverture et la modernisation du Vietnam (Ngô Thúc Lanh 1998, 72). Dans son analyse des « compagnons de routes de Hồ Chí Minh », Trinh Van Thao souligne ce rôle particulier de l’histoire dans la construction de la conscience collective vietnamienne des années 1940 :
Des associations « molles » (du type loi 1901) aux structures plus élaborées du scoutisme et autres groupes paramilitaires ouvertement encouragés par l’armée nippone, la gamme est large. Dans le contexte de l’époque, elles jouent un rôle interactif avec les mouvements sociaux qui les accompagnent et parfois les suscitent : les processions patriotiques dans les hauts lieux de la mémoire historique (le temple des rois Hung, le fleuve Bach Dang, les ruines de la citadelle Co Loa, la chute de Lô O…), la traversée du Vietnam en vélo, la formation des jeunes d’avant-garde du Dr Pham Ngoc Thach, toutes ces initiatives se rejoignent dans la préparation, dans l’attente d’un changement historique important. Elles interpellent de nouveau l’intelligentsia en tant que telle depuis la fin du mouvement Can Vuong (1885-1896) et la mise entre parenthèses du Duy Tân (1907) (Trinh Van Thao 2004, 88-89).
85Les études historiques soutiennent ainsi le projet qui sous-tend l’existence du peuple vietnamien à travers les épreuves de l’Histoire :
Au-delà de toute forme de gouvernement, de régime ou d’idéologie, subsiste la volonté d’être d’une communauté soudée par la langue, la culture, la géographie et l’histoire. Elle a pris forme dès le xe siècle, la forme d’un manifeste de Ly Thuong Kiêt, qui reste à ce jour irremplaçable, affirmant l’indépendance du Vietnam (Colonisation : droit d’inventaire 2004, 236)
Dans les limites de la légalité tolérée par le pouvoir colonial, ce projet prend la forme d’une œuvre culturelle. On peut y voir des similitudes avec la situation de l’Inde où on voit émerger le modèle du « réveil national » dans les sciences sociales comme une alternative au paradigme des « progrès de l’élève » :
L’attention se portait alors autant sur l’interaction entre l’Orient et l’Occident que sur la dynamique de deux systèmes, et non plus sur la confrontation d’un Orient inerte et passif à un Occident seul actif, comme le présumaient les scientifiques coloniaux. Ce nouveau paradigme mettait au fondement de la science sociale, de ses méthodes et de ses modes d’opération, les questions relatives à l’identité culturelle et à la renaissance de l’Inde. De ce point de vue, la renaissance occidentale n’était plus qu’un exemple de changement culturel spécifique. Au cœur du paradigme du « réveil national » il y avait maintenant, non plus ces représentations de la société indienne dénuées de toute spécificité historique et spatiale, mais, au contraire, l’idée que le changement était présent en tout point du monde social (Roland Lardinois 1991, 31-32).
À la fin des années 1930, les intellectuels vietnamiens semblent se rassembler autour d’un projet collectif inconscient mais cohérent, défini surtout négativement par rapport au projet colonial. On peut considérer ces groupements comme une sorte de contre-pouvoir par leur force émergente en tant qu’opinion publique dans le contexte de guerre des années 1940-1945. L’effervescence est particulièrement forte autour de la question de la construction de la culture vietnamienne, « nationale » avant l’heure, qui prend un aspect de réalité dans un avenir assez proche. Les revues les plus représentatives de l’époque laissent transparaître clairement le « projet commun d’une libération culturelle comme condition préalable à l’indépendance politique » (Trinh Van Thao 1997, 107). L’exemple de l’élaboration et de la publication du Vocabulaire scientifique par Hoàng Xuân Hãn est significatif. Loin d’être un geste isolé d’un scientifique pur, un projet d’ensemble est dessiné derrière la traduction des termes purement scientifiques, comme l’explique l’auteur lui-même :
Dès que la guerre a éclaté en Europe en 39, on sentait que le règne du colonialisme ne durerait plus […]. La question se posait, d’ailleurs je ne suis pas seul, les intellectuels vietnamiens à ce moment-là, ceux qui sont dignes, se posent la question, si on était indépendant, qu’est-ce qu’on devrait faire, et bien pour nous, par exemple, la première chose c’est l’enseignement. Deuxièmement, c’est la pensée scientifique ; autrement le peuple ne peut acquérir ce sentiment national d’abord, ensuite de compétence scientifique, d’esprit scientifique que s’il possède un langage scientifique. Et ceci, je l’ai eu déjà à l’entrée de Polytechnique en 1930 ; j’étais encore très jeune, j’avais déjà décelé le manque de langage scientifique chez nous, on n’arrivait pas à exprimer d’une manière claire, précise, puis d’une manière moderne les choses […] mais en 39, c’était urgent […]. Donc j’ai accéléré ce travail et j’ai pu sortir dès 1942 un ouvrage qui fait date chez nous (cité par Trinh Van Thao 1997, 107-108).
En créant des revues culturelles et en s’investissant dans la recherche scientifique, les intellectuels vietnamiens avaient entrepris, d’une façon non concertée, de préparer le terrain culturel d’un avenir national indépendant (Pierre Brocheux 1988, 354). Dans le cadre de ce projet commun, les différents courants intellectuels convergent vers la diffusion de l’écriture romanisée quốc ngữ, estimée comme la base d’une nouvelle culture vietnamienne à laquelle il faut faire accéder le plus de personnes possible. Le mouvement d’alphabétisation a comme symbole le Hội truyền bá quốc ngữ (l’Association pour la diffusion du quốc ngữ) créée en juillet 1938. Présidée par Nguyễn Văn Tố, assistant à l’EFEO et président de la Société d’enseignement mutuel du Tonkin, cette association qui bénéficie d’une large base populaire7 réunit dans son sein tous les courants (modérés, proche du pouvoir, et aussi le Parti communiste du Viêtnam) représentés par des intellectuels parmi les plus connus de l’époque (Nguyen Phuong Ngoc 2004, 79).
86Dans cette réflexion sur la société et l’homme, grâce à l’héritage de la tradition lettrée et aux apports de la culture occidentale, les intellectuels vietnamiens publient, dans la première moitié du xxe siècle, un nombre important d’articles et d’ouvrages. Cette production des connaissances d’une ampleur inédite dans l’histoire du Vietnam mérite d’être mieux connue.
Notes de bas de page
1 Cette Géographie a été publiée en 2000 par le Centre EFEO à Hanoi.
2 C’est également « un des très rares livres précurseurs du romantisme vietnamien […] En effet, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, on peut compter sur les doigts, les travaux des auteurs vietnamiens qui osent s’exprimer librement et courageusement à la première personne, caractère presque insolite sous la monarchie absolue où les écrivains et poètes, par prudence, restent dans la plupart des cas, neutres ou impersonnels » (idem).
3 Traduction en anglais (A new method to study civilization) par Truong Buu Lam (2000, 141-156).
4 Les dix « commandements » de cette génération « résolument nouvelle » sont les suivants : 1) Abandonner complètement la culture ancienne pour adopter la culture occidentale, l’esprit spécifique de la nation se chargeant d’éliminer les éléments inutiles ; 2) Croire au progrès ; 3) Vivre avec un idéal, contrairement aux lettrés qui se cantonnaient au chemin tracé par les sages confucéens ; 4) Participer à la vie sociale ; 5) Se forger un caractère, indispensable complément des connaissances ; 6) La place de la femme dans la société qui doit être à égalité avec l’homme ; 7) Se forger un esprit scientifique ; 8) Avoir un métier, pas les honneurs ; 9) Entraîner le corps ; 10) Avoir l’esprit de l’organisation.
5 Cette peur de l’assimilation a par ailleurs ses fondements dans l’histoire même du Vietnam : la Chine a toujours été un danger sur les frontières du Nord, et au Sud le glorieux Champa a été effacé de la carte dans la marche vietnamienne vers le Sud.
6 Ngô Đức Kế (1878-1929) était, après sa condamnation au bagne lors de la répression en 1908, rédacteur en chef de la revue Hữu Thanh. En réaction à la campagne de commémoration de Nguyễn Du organisée par Nam Phong, il a écrit un célèbre article intitulé Luận về chánh học cùng tà thuyết (Essai sur la vraie étude et l’ivraie) dans Hữu Thanh du 1er septembre 1924. Il y considère le roman en vers de Nguyễn Du comme « un poison » parce que Thúy Kiều, héroïne principale, était une prostituée. Lettré reconnu, l’attitude de Ngô Đức Kế vise spécialement le comportement de Phạm Quỳnh et la récupération de l’œuvre de Nguyễn Du, Kiều en particulier. L’enjeu véritable de ce débat sur Kiều n’est en fait pas littéraire, mais plutôt idéologique et politique. Le lettré Huỳnh Thúc Kháng publie un article le 17 septembre 1930 dans Tiếng dân, le journal d’opposition au Centre, en réaction à la lettre de réponse que Phạm Quỳnh avait adressée à Phan Khôi. La raison d’être de cet article est précisément ce débat sur Kiều et notamment le comportement de Phạm Quỳnh.
7 Le nombre de personnes alphabétisées grâce à ses cours s’évalue à quelque cinquante mille au Tonkin (dont trente mille à Hanoi et aux environs (Tran Huy Lieu et Nguyen Khac Dam 1957, ouvrage cité par Pierre Brocheux et Daniel Hémery 2001, 334)
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