La science importée
p. 16-54
Texte intégral
1 Le bombardement de Tourane (actuellement Đà Nẵng) le 1er septembre 1858 marque l’irruption de la France dans le cours de l’histoire du pays qui s’appellera Vietnam. Les événements vont alors se précipiter : la prise de Saigon en 1859, puis la cession des trois provinces au sud de l’empire Đại Nam des Nguyễn par le traité du 5 juin 1862. Le traité Patenôtre signé le 6 juin 1884 impose le protectorat de la France sur l’« Annam » et le « Tonkin », la « Cochinchine » étant devenue une colonie française depuis 1867. À partir de 1887, ces trois pays seront intégrés, comme le Cambodge et le Laos, à l’Union indochinoise, cadre politique dans lequel ils évolueront jusqu’au coup de force japonais du 9 mars 1945.
2Le besoin de la conquête d’abord, puis la gestion et l’exploitation des territoires nouvellement conquis, ainsi que l’administration de la population soumise, stimulent l’apparition d’études sur cette nouvelle colonie. Se réalise tout d’abord le transfert d’une somme considérable de connaissances, héritage des missionnaires et voyageurs des siècles précédents, dont on peut citer par exemple les ouvrages du jésuite Alexandre de Rhodes (1591-1660) : le Dictionnarium annamiticum, lusitanum et latinum et L’Histoire du royaume du Tonkin.
3Le Đại Nam étant un pays de tradition lettrée, on y trouve des ouvrages en caractères chinois rédigés par des lettrés vietnamiens qui sont des mines d’informations. Le cas de l’ouvrage Gia định thành thông chí élaboré par le lettré et mandarin Trịnh Hoài Đức (1765-1825) a valeur d’exemple. Traduit par le capitaine de frégate Gabriel Aubaret sous l’ordre de Chasseloup-Laubat, ministre de la Marine et des Colonies, il est publié dès 1863 à Paris sous le titre de Histoire et description de la Basse Cochinchine (pays de Gia-dinh) dans un but bien précis :
Notre but, en traduisant cet ouvrage, a été surtout pratique et dicté par le désir de faire connaître un pays très intéressant sous bien des rapports et qui, tant par sa situation que par la richesse de son sol, peut devenir pour la France une source importante de profits et de légitime influence morale dans cette partie extrême de l’Orient où les grandes forces commerciales de l’Europe semblent vouloir se transporter aujourd’hui (préface, p. I).
4Les administrateurs, les militaires et les colons eux-mêmes organisent des missions d’exploration. De 1866 à 1868 la mission Doudart de Lagrée remonte le cours du Mékong pour étudier sa navigabilité afin d’ouvrir une voie de communication entre les pays d’Indochine et le sud de la Chine. Son remarquable compte rendu rédigé par Francis Garnier et publié sous le titre des Voyages d’exploration en Indochine (1873) a été un grand succès de librairie. De 1886 à 1895, en trois campagnes successives, la mission Pavie a sillonné l’intérieur de l’Indochine avec pour résultat « la célèbre carte de l’Indochine au 1 000 000 (1899)1 ».
5En Indochine la production des connaissances géographiques et historiques répond aux demandes d’ordre pratique et immédiatement liées à la colonisation. En métropole, elles contribuent à la préparer et à la justifier. Dans la France meurtrie par l’échec de 1871, « la colonisation passe peu à peu au centre de la vision collective du devenir national » (Brocheux et Hémery 2001, 38) et devient même un élément clé de sa renaissance républicaine, justifiée par l’idée d’une « mission civilisatrice ». Parallèlement aux actions des Missions Etrangères, de la Marine et des lobbys industriels, les puissantes sociétés géographiques réunissant des scientifiques, des politiques et des hommes d’affaires, se mobilisent en faveur de la colonisation. Les écrits de missionnaires, officiers et voyageurs, fonctionnent comme une véritable « préalable prise de possession scientifique » (Brocheux et Hémery 2002, 39) précédant la conquête des territoires réels. Au-delà des renseignements pratiques sur les conditions climatiques, géographiques et humaines nécessaires à l’exploitation économique de la colonie, ces études sur l’Indochine participent activement à la construction du « mythe indochinois » comme partie du « mythe chinois » d’un immense marché fabuleux.
6Dans ce projet colonial de la fin du xixe siècle, les intérêts politiques et commerciaux sont inséparables des préoccupations scientifiques. C’est dans ce contexte de la montée des forces coloniales qu’est née l’École française d’Extrême-Orient qui structurera durablement, en Indochine française jusqu’au 9 mars 1945, les recherches sur l’Asie en général et les études sur le Vietnam en particulier.
La création de l’École française d’Extrême-Orient
7L’arrêté du gouverneur général de l’Indochine Paul Doumer du 15 décembre 1898 signe l’acte de naissance de la Mission archéologique d’Indochine dont l’existence est réaffirmée par le décret présidentiel du 20 janvier 1900. La charte définitive établie par un décret du 26 février 1901 lui donne un nouveau nom, l’École française d’Extrême-Orient, et précise l’extension de son champ d’études qui inclut désormais tout l’Extrême-Orient. L’EFEO est consolidée par l’acquisition de la qualité de personnalité civile par le décret du 22 juin 1921 lui conférant plus d’autonomie dans la gestion financière. Appelée à occuper la position dominante dans un nouveau champ d’études, la fondation de l’EFEO est autant le résultat d’une volonté politique ambitieuse que celui du développement des sciences sociales et humaines occidentales.
« La conquête des cœurs »
8Dans la dernière décennie du xixe siècle, le processus d’institutionnalisation de la France coloniale parvient à son terme, comme on peut le voir à travers l’émergence des représentations politiques et l’organisation de la formation des administrateurs : l’École coloniale est fondée en 1889, le groupe colonial existe à partir de 1892 à la Chambre des députés et de 1898 au Sénat. À l’Exposition universelle de 1889 à Paris, les colonies bénéficient d’une représentation conséquente et deviennent plus familières aux Français.
9Le gouvernement de l’Indochine joue un rôle actif dans l’enseignement supérieur en France. Il est à l’origine de la création de chaires universitaires qu’il finance entièrement ou conjointement avec d’autres colonies : histoire coloniale à la Faculté des lettres de Paris en 1905 (financée conjointement par l’Indochine et Madagascar) et au Collège de France en 1921, histoire et philologie indochinoises au Collège de France en 1908, enfin maîtrise de géographie coloniale à la Faculté des lettres de Paris en 1930.
10En Indochine, la nomination de Paul Doumer (1857-1932) au poste de gouverneur général de 1897 à 1902 est un signe de la force du parti colonial, alors que la résistance vietnamienne Cần Vương (Aide au Roi) s’essouffle avec la mort de Phan Đình Phùng survenue en décembre 1895. Commence donc la réorganisation politique et administrative de l’Indochine, ainsi que son exploitation économique dans un contexte global dominé par le projet de la conquête du marché chinois.
11Se mettent également en place les services scientifiques relevant du gouvernement général indochinois. Le Service géologique, le Service géographique, l’Observatoire météorologique, l’Institut Pasteur et la Faculté de médecine ont pour mission de contribuer à la « mise en valeur » économique de la colonie, tout en contribuant à une meilleure connaissance des populations et des pays indochinois. Après la conquête par les armes, l’heure est à la « conquête des cœurs ».
12La création de l’EFEO apparaît clairement comme un élément clé pour gagner la sympathie des populations indigènes. Elle apporte par ailleurs une pièce essentielle à la justification de la colonisation vis-à-vis de l’opinion publique française et internationale en avançant l’argument de la « mission civilisatrice ». Tout en rendant hommage au travail de classement et de protection des monuments historiques effectué notamment par les Commissions des Antiquités des pays indochinois, il faut reconnaître que l’archéologie, l’histoire et la philologie permettent en effet à la France de prendre la posture de gardien du patrimoine culturel des peuples colonisés. Dans la plaquette éditée par le gouvernement d’Indochine pour présenter l’École française d’Extrême-Orient à l’Exposition coloniale de 1922 à Marseille, il est proclamé dès la première page « [qu’] en prenant l’Indochine sous sa protection, la France assumait la charge de ces grands souvenirs ». Dans la préface de l’ouvrage l’Indochine publié pour l’Exposition coloniale internationale de Paris en 1931, Sylvain Lévi écrit sur le rôle de la France civilisatrice en ces termes :
France maternelle, entraînée par l’essor de l’Europe vers les avancées extrêmes de l’Asie orientale, tu y as, dans l’espace d’une existence humaine, accompli une tâche gigantesque. Angkor, au nom maintenant glorieux, en est le symbole exact ; en 1860, l’oubli avait recouvert son souvenir comme la forêt avait recouvert ses monuments. Tu es venue, tu as amené ce que tu aimes par-dessus tout, l’ordre et la clarté ; tu as défriché, tu as interrogé les pierres depuis longtemps muettes ; tu leur as arraché le secret de leur histoire et de leur architecture ; tu as rendu aux monuments la beauté de leurs lignes, et à tes sujets d’adoption la conscience de leur grandeur millénaire (BEFEO 1935, 556).
La création de l’EFEO est donc l’œuvre du gouverneur général P. Doumer conseillé par l’indianiste S. Lévi qui l’a convaincu de la nécessité pour la colonie d’avoir une institution scientifique prestigieuse. Administrativement, l’École est rattachée à la Direction des affaires civiles du gouvernement général et prise en charge par le budget général fondé sur les impôts indirects (douanes, régies de l’alcool, du sel et de l’opium). Jusqu’en 1937, c’est le gouverneur général de l’Indochine qui nomme les membres et le directeur de l’École. Par la suite ce sera le ministre des Colonies qui jouera ce rôle. À cette tutelle le directeur doit adresser un rapport annuel sur les travaux de l’École. Ce contrôle explique les orientations de l’institution, outre une tradition érudite, de préférence vers l’archéologie et la philologie. Il faut cependant souligner que son contrôle scientifique est confié à l’Académie des inscriptions et belles lettres qui garantie la qualité de ses membres par la proposition des candidatures.
En dehors de ses charges scientifiques proprement dites, l’EFEO participe, plus ou moins activement, à l’élaboration de la politique indigène. Ses membres peuvent être sollicités par les services du gouvernement général sur des sujets particuliers. En 1910, le secrétaire-bibliothécaire Noël Peri a ainsi été chargé de suivre le concours mandarinal à l’issue duquel il a établi un rapport confidentiel. Il a notamment préconisé un contrôle étroit de l’élite lettrée et de sa formation, ce qui amènera à la suppression de l’enseignement traditionnel en caractères chinois2. Pendant la période de l’occupation japonaise de 1940 à 1945, le Service Information Presse Propagande du gouvernement général a par ailleurs commandé directement à l’EFEO la publication d’articles et d’ouvrages, ainsi que l’organisation de conférences qui ont pour objectif de valoriser le rôle de l’EFEO dans la sauvegarde des civilisations indochinoises et de réfuter la thèse japonaise d’une culture asiatique homogène et fondamentalement différente de celle de l’Europe3.
Tout en étant étroitement liée à la présence française en Indochine, l’EFEO n’est néanmoins pas qu’une institution coloniale. Contrairement à la critique de ses adversaires, dont un certain André Malraux, elle réussira à se réorganiser après la fin de la colonisation. Pour comprendre sa force, il est indispensable de resituer sa création dans le contexte du développement des recherches scientifiques en Extrême-Orient.
La compétition des savants
13À la fin du xixe siècle, les recherches en Indochine sont parvenues à un certain degré de maturité. Dans un premier temps, les administrateurs et les militaires étaient réunis au Collège des Stagiaires (1867-1880) et autour de la revue Excursions et Reconnaissances (1879-1890). Le Comité agricole et industriel de la Cochinchine, fondé en 1865 à Saigon, regroupait des officiers et des civils parmi lesquels on trouve des orientalistes aussi illustres que Philastre, Garnier et Luro. Subventionné au début par le gouvernement cochinchinois, ce Comité avait pour objectif de stimuler la mise en valeur économique de la colonie et publiait un Bulletin paru de 1865 à 1881 en 21 volumes. En 1883, la suppression de la subvention l’a décidé à s’orienter vers les recherches érudites et a pris le nom de la Société des études indochinoises (SEI). Cette société travaille désormais « au développement des connaissances utiles à l’agriculture, à l’industrie, au commerce, aux arts, aux sciences et en général à tout ce qui concerne l’étude du présent, du passé et de l’avenir de l’Extrême-Orient ». Son Bulletin publie dès 1883 des récits d’exploration et des articles sur les conditions naturelles, mais aussi des études sur le folklore, l’histoire, les langues et littératures de l’Indochine.
14En dehors de la SEI, la plus ancienne société savante en Indochine, d’autres érudits tel que Dumotier menaient leurs recherches d’une façon indépendante. La Revue indochinoise créée en 1893 à Hanoi avec l’objectif de faire connaître la colonie à la France, publie de nombreux travaux sur l’Indochine. En 1897, au Congrès des orientalistes de Paris, l’administrateur Charles Lemire et le médecin militaire Pierre Lefèvre-Pontalis ont pu présenter le projet d’une institution de recherche et de conservation des monuments de l’Indochine, qui a été adopté à l’unanimité. L’année suivante, le gouverneur général Paul Doumer signera la création de la Mission archéologique d’Indochine.
15Il faut replacer cet effort des orientalistes français dans un contexte plus large. Dans le sillage de l’expansion européenne en Asie, les recherches sur les peuples d’Extrême-Orient menées par des savants d’autres pays européens, se développent d’une façon considérable. L’historique de l’EFEO à l’occasion de son vingtième anniversaire le rappelle :
Pendant que les institutions et les sociétés scientifiques de l’Inde, de Java, de la Chine et du Japon poursuivaient leur carrière laborieuse, les Français d’Indochine ne produisaient rien et paraissaient se désintéresser entièrement de l’étude des langues, des monuments, des littératures et de l’histoire du pays qu’ils avaient colonisé. C’est à peine si, dans cette longue période d’inertie, les études linguistiques de Chéon, les travaux lexicographiques de MM. Bonet et Génibriel, les recherches archéologiques et historiques de Dumoutier et les mémoires de la « Société des études indochinoises de Saigon » perpétuaient, dans l’indifférence générale, la tradition des travaux d’érudition pure. Le moment allait venir où il aurait fallu s’adresser aux étrangers pour savoir quelque chose sur l’Indochine. « Il n’est pas inutile de rappeler, disait M. Finot, que la première traduction d’une inscription cambodgienne est l’œuvre d’un savant hollandais, et que la première étude de grammaire comparée sur la langue chame est due à un linguiste allemand. »
C’est pour remédier à cette situation humiliante que l’École française d’Extrême-Orient fut créée ; et désireux de rattraper le temps perdu, ses fondateurs eurent pour elle de hautes ambitions. » (BEFEO 1921, 3).
L’essor des recherches des concurrents européens en Asie est ressenti comme une menace pour la souveraineté française. Possession française, l’Indochine doit rester l’objet d’étude pour les Français. On comprend alors la mission dont l’EFEO est investie dès sa fondation. Les statuts de la Mission archéologique permanente de 1898 stipulent qu’elle a pour objet :
- De travailler à l’exploration archéologique et philologique de la presqu’île indo-chinoise, favoriser par tous les moyens la connaissance de son histoire, de ses monuments, de ses idiomes ;
- De contribuer à l’étude érudite des régions et des civilisations voisines : Inde, Chine, Malaisie, etc.
16La création d’une institution de recherche d’envergure internationale est présentée comme un élément indispensable de la France, puissance coloniale. Sa mission finale est de contribuer au prestige de la France, en entrant en compétition avec les autres puissances européennes, notamment les Indes britanniques et l’Insulinde néerlandaise. Quatre ans après sa fondation, le rayonnement français est consacré par l’organisation du premier Congrès international des études d’Extrême-Orient qui réunit, du 3 au 8 décembre 1902 à Hanoi, les représentants de six pays et de nombreuses sociétés savantes.
17Il faut également replacer la création de l’École française d’Extrême-Orient dans le développement des sciences sociales et humaines à partir de la fin du xixe siècle en général. Leur institutionnalisation en France diffuse et impose progressivement l’idée d’un travail effectué par un spécialiste professionnel qui est autrement plus qualifié que le savant amateur. L’idée du travail sur le terrain, le contraire de celui effectué par un savant solitaire dans son cabinet, gagne aussi, pour ainsi dire, du terrain. On assiste à une véritable révolution scientifique avec la fondation de l’École française d’Athènes en 1846 et celle de l’École française du Caire en 1880, modèles revendiqués de l’EFEO. Le changement de mentalité et de méthodes milite en faveur d’une nouvelle organisation du travail scientifique susceptible d’assurer la continuité et la cohérence des recherches :
Les dernières années du xixe siècle furent pour les études relatives à l’Asie Orientale, le point de départ d’idées et de méthodes nouvelles. Auparavant, on se contentait ordinairement de puiser la connaissance de ces contrées dans les documents écrits ; on en vint peu à peu à reconnaître que le plus sûr moyen de comprendre le passé d’un peuple, et en tout cas la première démarche pour y parvenir, est d’acquérir une connaissance approfondie de son présent, « qui seul peut rendre, par réflexion ou par écho, la couleur ou la voix de ce passé qu’il continue4 ».
Cette conviction s’affirma surtout chez les indianistes. Après les déceptions causées par les excès de la mythologie comparée et les abus de l’exégèse védique, on se retournait d’instinct vers la tradition, pour y trouver un guide moins ambitieux et plus sûr. Mais autant le vol dans l’éther philosophique est rapide et aisé, autant la marche sur terre est lente et laborieuse. L’étude de la réalité concrète demande autre chose que les hardies spéculations de l’esprit : elle réclame les observations patientes du linguiste et de l’ethnographe, l’analyse minutieuse des faits religieux et sociaux, l’examen attentif des monuments figurés ; elle néglige la théorie comme instrument de recherche pour prendre en main la pioche de l’archéologue, le compas de l’anthropologiste, l’objectif du photographe et la brosse de l’estampeur. Tout cela n’est point affaire du voyageur qui passe. Les résultats ne s’obtiennent que par le travail continu et organisé tel qu’une institution permanente peut seule le fournir. (BEFEO 1921, 1)
Dans ce travail scientifique d’un type nouveau, le spécialiste est secondé par des auxiliaires qui travaillent sous son autorité scientifique. Au sein de l’EFEO, un système de membres correspondants est mis rapidement en place afin de réunir les efforts d’administrateurs, d’officiers et de missionnaires répartis un peu partout en Indochine. Par l’arrêté du 10 mars 1902 signé par le gouverneur général, le statut de correspondant :
peut-être conféré à quelques savants étrangers, mais il a surtout pour but d’assurer à l’École, dans les provinces où ses membres ne passent qu’à de rares intervalles, des représentants permanents pouvant intervenir pour empêcher les actes de vandalisme, sauver les trouvailles archéologiques, constater les infractions à la législation des monuments historiques et se livrer sur place à toutes enquêtes utiles aux recherches de l’École. (BEFEO 1921, 401)
Ce système permet à l’EFEO d’augmenter considérablement sa force, tout en orientant et contrôlant les recherches indochinoises. Par exemple, un petit carnet intitulé Instruction pour les collaborateurs de l’EFEO est diffusé en 1900 :
Il contenait, avec quelques conseils pratiques pour les recherches ethnographiques, linguistiques et archéologiques, une liste de mots usuels en trois langues (annamite, cambodgien, laotien) avec des colonnes en blanc destinées à recevoir les mots correspondants d’idiomes moins connus, notamment des langues sauvages. (BEFEO 1921, 13)
Cette instruction a permis la collecte de listes de mots de plusieurs populations indochinoises : les listes sont rapportées du Tonkin par les militaires Lunet de La Jonquière et Bonifacy, de l’Annam par les missionnaires Léopold Cadière et Guigard, de la Cochinchine par Lavalée et Odend’hal.
18En marge de l’EFEO, les érudits amateurs s’organisent au sein des sociétés savantes. La Société des études indochinoises (SEI, 1883-1975) à Saigon et l’Association des amis du vieux Hué (AAVH, 1914-1944) sont reconnues comme les foyers les plus importants de l’orientalisme en Indochine. Ceux-ci sont répartis d’une façon significative sur le territoire : l’EFEO est basée à Hanoi, capitale de l’Union indochinoise, mais aussi capitale de la culture lettrée vietnamienne, l’AAVH bénéficie du prestige de la Cour royale en Annam et la SEI a le monopole au sud en Cochinchine. On peut également mentionner d’autres sociétés moins connues telle que la Société de géographie fondée en 1921 ou encore l’Association des amis du vieux Hanoi créée en 1930.
19En dehors de ces lieux principaux, les savants amateurs adoptent, vis-à-vis de l’EFEO, deux comportements qui oscillent entre l’allégeance et la contestation. Noël Peri (1865-1922) est le cas exemplaire d’un érudit devenu professionnel de la recherche au sein de l’École : prêtre au Japon depuis 1890, il quitte la Société des missions étrangères en 1902 et rejoint l’EFEO en tant que membre correspondant en mars 1907, puis en tant que secrétaire-bibliothécaire à partir de 1909. En fait, la « résistance des orientalistes amateurs » (Pierre Singaravelou 1999, 215-245) vient essentiellement des auteurs relégués à la périphérie, dans le domaine journalistique ou littéraire tel que les écrivains Jean Ajalbert ou encore André Malraux dans La Voie royale. La seule critique sérieuse contre l’EFEO viendra d’Émile Gaspardonne, ancien membre permanent de l’École devenu professeur aux Langues’O, qui publiera, en 1936 dans la Revue de Paris, un article incendiaire dont on parlera plus loin. Globalement, jusqu’à la fin de l’ère coloniale, l’EFEO joue le rôle d’un véritable tremplin vers les institutions les plus prestigieuses parisiennes dont le Collège de France et jouit du prestige et de l’autorité de l’instance scientifique suprême en Indochine.
20C’est dans la société vietnamienne que se préparent les réactions face aux grands changements provoqués par la colonisation.
Une société en mutation
21La fin du mouvement de résistance monarchiste Cần Vương marque une nouvelle phase dans le processus de la colonisation. La « mise en valeur » économique peut alors commencer pour assurer la rentabilité de la colonie. La réorganisation fiscale basée sur l’impôt direct et indirect constitué par les régies de l’opium, du sel et de l’alcool, s’avère un moyen efficace pour y parvenir. Du côté du système administratif, la Cochinchine relève du régime colonial, alors que l’Annam et le Tonkin sont placés sous le régime du protectorat avec un appareil mandarinal sous l’autorité des résidents français. Sous l’effet du fait colonial, l’ensemble des « pays annamites » amorce une déstructuration rapide au tournant du xxe siècle.
Le fait colonial comme moteur du changement
22L’histoire de l’Extrême-Orient, à partir de 1895, est dominée par le déclin de la Chine ouvrant la voie à la concurrence des puissances coloniales, l’Angleterre et la France, mais aussi celle du Japon, de la Russie et de l’Allemagne. La situation régionale se caractérise par un jeu complexe de rivalités, d’alliances et de complicités qui modifie constamment les données.
23Avec la victoire du Japon sur la Russie en 1905, la France doit craindre désormais cet empire émergeant qui considère que l’Indochine est intéressante pour ses richesses, mais également pour des raisons d’ordre stratégique et militaire. Du côté vietnamien, la signification symbolique de cette première victoire « des Jaunes sur les Blancs », extrêmement forte dans toute l’Asie, contribue à modifier la vision du monde. Dans ce contexte, la politique coloniale française connaît un grand tournant avec l’élaboration de la politique dite d’association officiellement inaugurée à Paris en février 1905 qui consiste à « mieux connaître l’indigène et l’associer [aux] intérêts [de la France] ».
24À vrai dire, la politique d’association représente déjà, malgré les changements de ligne politique, un élément sous-jacent depuis le début de la colonisation française au Vietnam. L’implantation européenne n’y étant pas envisageable en raison de son climat difficile et de sa population nombreuse et efficacement encadrée par un appareil d’État, les autorités coloniales, une fois les traités d’annexion et de protectorat signés, sont donc confrontées au problème pratique de l’administration. Dès 1861, l’amiral Bonard pose déjà le principe d’association dans sa proposition d’une administration par les indigènes et sous la haute surveillance française (Paul Isoart 1992, 45-71). Pendant le premier demi-siècle de la présence française au Vietnam, le pouvoir colonial fait donc le choix de ses collaborateurs dans les différentes fractions de la société vietnamienne. Paul Bert, résident général d’Annam-Tonkin d’avril à novembre 1886, s’appuie par exemple sur les notables villageois face aux mandarins au Tonkin et sur la Cour royale en Annam, alors que De Lanessan, gouverneur général de 1891 à 1894, privilégie à la fois les mandarins et la Cour.
25Paul Beau (1857-1926), nommé gouverneur général de l’Indochine en 1902 succédant à Paul Doumer, semble représenter la personne idéale pour appliquer la nouvelle politique d’association. « Ministre de France » à Pékin depuis 1899, ce connaisseur de l’Asie excelle dans les relations avec les Asiatiques. L’élite lettrée vietnamienne dans son ensemble, et pas seulement le mandarinat, est un partenaire possible pour continuer la colonisation.
26Parmi les mesures entreprises par le nouveau gouverneur, il faut mentionner en particulier la réforme de l’enseignement traditionnel. Créé par l’arrêté du 8 mai 1906, le Conseil de perfectionnement de l’enseignement indigène, présidé par le directeur de l’EFEO et constitué d’administrateurs, de savants, de lettrés et de professeurs, a pour mission d’harmoniser les systèmes franco-indigène (dont le Collège des interprètes créé à Hanoi en 1886) et traditionnel afin de répondre aux aspirations modernistes de la population par l’introduction de nouvelles matières telles que le quốc ngữ, la langue française, des notions d’histoire, de géographie et de sciences naturelles. Pour couronner ce nouveau système, une université indochinoise ouvrira ses portes en 1907 à Hanoi.
27Du côté vietnamien, il est évident que la présence française est ressentie différemment par des fractions de la population. La gamme complexe des attitudes va de la résistance farouche à la collaboration ouverte en passant par un attentisme pragmatique qui change au gré de la conjoncture. Il faut donc dépasser la distinction binaire classique entre collaborateurs et patriotes pour considérer le processus de la colonisation sous un autre angle, celui des intérêts respectifs des différentes parties de la population vietnamienne.
28Au début du xxe siècle, l’on peut dire que les positions se répartissent sommairement entre les collaborateurs du pouvoir colonial (propriétaires fonciers dans le Sud, mandarins et nouveaux notables dans le Nord) et les courants nationalistes. Face à la perte de l’indépendance, preuve indéniable de la faiblesse de l’idéologie confucéenne, l’élite lettrée est contrainte à se remettre en cause :
Pour les lettrés, qui avaient été l’élément moteur de cette résistance, commençait alors une période de doute, d’interrogation, de recomposition profonde. Jusque-là, fidèles à leurs parti pris confucéens, ils avaient participé à la lutte pour l’indépendance nationale sans se préoccuper de se poser des questions d’ordre idéologique ou organisationnel. Leur faillite, que n’expliquait pas seule la trop grande disparité entre les forces matérielles mises en jeu par les deux camps, et l’ébranlement profond que la consolidation du régime colonial faisait subir aux structures sociales et politiques traditionnelles, devaient les amener à réexaminer la raison d’être même de l’ordre traditionnel et à se mettre en quête de perspectives nouvelles et d’un système institutionnel susceptibles non seulement d’aider le pays à recouvrer son autonomie perdue, mais aussi de revivifier sa société. La crise de l’ancienne classe dirigeante des lettrés déboucha ainsi sur sa reconversion historique (Nguyen The Anh 1985, 292).
Le déclin de la Chine offerte aux appétits des puissances occidentales et japonaise joue également un rôle déterminant dans le cheminement intellectuel des lettrés vietnamiens. On peut apercevoir ce sentiment sous la plume de Tản Đà dans son roman Le petit rêve publié en 1917 :
Shanghai […] concession cédée aux pays étrangers, est devenue la ville la plus importante de l’Asie Orientale. Sur les rives de la rivière Huangpu, les Occidentaux ont construit un parc ombragé par des milliers d’arbres, fleuri les quatre saisons, mais interdit aux Chinois. Alors l’hôte est devenu maître, et le maître de maison n’a plus aucun droit chez soi. La Chine étant le pays le plus grand et la civilisation la plus ancienne en Asie, comment cela fait-il que les pays étrangers ont pu venir occuper ses terres et oppresser sa population ? (Tản Đà réédition en 1941, 71-72)
L’impuissance et l’humiliation de la classe dirigeante de l’empire du Milieu signent la fin d’un modèle millénaire, mais les critiques des intellectuels chinois et l’expérience japonaise fournissent des éléments de réflexion pour les lettrés vietnamiens, notamment par l’intermédiaire des Nouveaux Livres diffusant les idées de penseurs occidentaux. Convaincus de la nécessité d’un changement, ils en tirent cependant deux leçons et deux façons de se positionner par rapport au pouvoir colonial, par conséquence deux lignes de conduite opposées. Les polémiques tournent autour de ces trois thèmes : « Autosuffisance (tự lập) ou recours à l’aide étrangère ; violence ou non-violence ; monarchie ou république » (Trinh Van Thao 1990, 200).
29Aux partisans de la lutte armée représentés par le lettré Phan Bội Châu (1867- 1940) s’opposent, dans un respect mutuel, les partisans de la réforme. Leur leader, Phan Châu Trinh (ou Phan Chu Trinh, 1872-1926), est reconnu comme un des meilleurs lettrés de son temps. Originaire de la province Quảng Nam, fils d’un lettré qui avait combattu dans la résistance anti-française, il a quand même suivi le cheminement traditionnel. Reçu vice-docteur phó bảng au concours du Palais de 1901 et nommé mandarin, il est couronné des plus hauts insignes auxquels peut aspirer un lettré. En 1905, il démissionne cependant de son poste au ministère des Rites pour entreprendre un grand voyage à travers le pays avec ses amis, les lettrés Trần Quí Cáp et Huỳnh Thúc Kháng. Lors d’un voyage secret au Japon en 1906 il rencontre Phan Bội Châu à Tokyo d’où il revient déçu et fort réticent à l’égard du nouveau Japon militariste et expansionniste. Jusqu’à son arrestation en 1908 et sa condamnation, il sillonne le pays pour militer en faveur de la modernisation5. En 1911, grâce à l’intervention de Français militants des droits de l’homme, il est exilé en France et ne revient en Indochine qu’en 1925. Son décès survenu en 1926 a provoqué un deuil national et a marqué, tout comme le procès de Phan Bội Châu au courant de la même année, une nouvelle étape dans le développement du sentiment national vietnamien.
30En octobre 1906, Phan Châu Trinh adresse une lettre ouverte au gouverneur général d’Indochine. Traduite en français par E. Huber et publiée dans le BEFEO de 19076, cette lettre peut être considérée comme une déclaration officielle des modernistes vis-à-vis du gouvernement colonial. Acceptant la présence française, Phan Châu Trinh y analyse d’une façon particulièrement lucide les conditions d’une collaboration possible de la population vietnamienne et de son élite lettrée à la colonisation française. Il rappelle que si les Vietnamiens ne sont plus capables d’une résistance armée, ils peuvent très bien attiser la concurrence des puissances occidentales :
Il est donc bien établi qu’actuellement le peuple annamite n’est capable d’aucun mouvement sérieux de révolte […] Certes je ne vais pas jusqu’à dire que l’Annamite d’aujourd’hui aime le Protectorat de tout son cœur, et qu’il mourrait volontiers pour lui, car les exactions des autorités indigènes, qui depuis si longtemps l’oppriment, n’ont fait qu’accroître son mécontentement. Écrasé par des impôts toujours plus lourds, victime d’inondations, de sécheresses et de famines trop fréquentes, acculé à la misère, il commence à murmurer tout haut. Le malaise est général dans tout le pays […]
Il est à peu près certain que si, en cas de guerre de la France avec une puissance étrangère, la fortune ne se prononçait tout de suite en votre faveur, la masse du peuple en profiterait pour se livrer à des troubles […] Quant aux autorités indigènes et aux classes supérieures de la population, elles n’attendraient que le moment où le sort des armes serait décidé pour prendre parti. Et si vous étiez battus, vous les verriez lutter de vitesse pour ramper devant le vainqueur (BEFEO 1907, 174).
En revanche, les Français peuvent s’assurer de la loyauté de la population en contrepartie de la garantie d’une stabilité politique et d’une amélioration de ses conditions de vie :
Cependant, je le répète, ce sentiment a sa source unique dans les trop grandes souffrances du peuple et dans la politique trop oppressive des autorités indigènes. C’est cela seulement qui pousse la nation vers les résolutions désespérées ; mais ne croyez pas qu’elle se jetterait tout entière, et le cœur léger, dans une aventure aussi périlleuse. Je suis persuadé, au contraire, que si le Protectorat voulait sincèrement orienter dans une autre direction sa politique indigène […] si, en un mot, le Protectorat voulait graduellement travailler à notre relèvement et à nous assurer les bienfaits de la tranquillité, cette sollicitude trouverait un écho joyeux dans l’affection du peuple […]. Il dépendra uniquement de la politique future qu’adoptera le Protectorat de l’empêcher de recourir aux résolutions désespérées (BEFEO, 1907, 175).
En soulignant le discrédit du mandarinat, Phan Châu Trinh présente les lettrés réformistes en posture d’intermédiaires légitimes entre les autorités coloniales et le peuple vietnamien. Il n’a pas tort, bien que la réalité soit plus complexe7.
31En effet, les lettrés modernistes réussissent à s’imposer et à mobiliser fortement la population en faveur de la « modernisation », Duy Tân, par les actions envers l’éducation populaire et les initiatives dans le domaine économique qui démontrent la capacité d’adaptation des lettrés vietnamiens au changement. Tirés d’un classique confucéen, les mots Duy Tân signifiant littéralement « amener » et « nouveau », seront d’ailleurs choisis comme nom de règne du jeune empereur à partir du 5 septembre 1907, ce qui montre bien que le message des lettrés modernistes a été entendu par les autorités coloniales.
32Cependant, il est faux de réserver ces idées aux seuls lettrés modernistes. En Cochinchine, des personnes militent également pour la modernisation de la société vietnamienne. Gilbert Chieu (1867-1919), « citoyen français et patriote vietnamien », s’investit dans des sociétés commerciales et des journaux de langue vietnamienne, tout en soutenant secrètement l’action des révolutionnaires en exil (Pierre Brocheux 1992). En Annam, le haut mandarin Thân Trọng Huề (1869-1925), un des premiers diplômés en France, demande déjà vers 1900 la suppression des concours mandarinaux. D’autres mandarins se prononcent également pour la modernisation du Vietnam, notamment par le biais d’un nouveau système d’enseignement et de mesures favorisant le développement économique. L’enseignement moderne est dispensé par ailleurs dans des associations ou des écoles privées de natures diverses. La Société d’enseignement mutuel du Tonkin, créée en 1892 par des diplômés du Collège des interprètes, organise dès le début du xxe siècle des cours du soir gratuits et des conférences pour diffuser les nouvelles idées.
33L’idée de la nécessité d’un changement flotte ainsi dans l’air. Elle semble bien faire son chemin chez les différentes parties de la société vietnamienne au-delà des lignes de démarcation établie a posteriori entre lettrés modernistes et mandarins, puis entre lettrés et « nouveaux diplômés ». Il est d’ailleurs possible d’établir des connexions entre ces différents courants. Đông Kinh Nghĩa Thục, l’école emblématique des lettrés modernistes qui a ouvert ses portes à Hanoi en 1907, compte parmi ses professeurs plusieurs nouveaux diplômés dont Nguyễn Văn Vĩnh et Đỗ Thận (Nguyễn Hiến Lê 1968). C’est d’ailleurs dans le journal Đăng cổ tùng báo (1907) dirigé par Nguyễn Văn Vĩnh que les lettrés modernistes trouvent une tribune d’expression. Ce dernier et Đỗ Thận, élu conseiller municipal de Hanoi en 1907, participent activement à la création de Đông Kinh Nghĩa Thục, puis aux démarches pour sa réouverture (Nguyen Phuong Ngoc 2009). Au début du xxe siècle, ces divers courants de la sensibilité réformiste semblent être d’accord pour définir l’objectif commun de leurs actions : khai dân trí, chấn dân khí, đào tạo nhân tài (régénérer la culture nationale, revigorer le peuple et former son élite), comparable au programme du réformateur chinois Liang Qi Chao (Trinh Van Thao 1990, 182). Cependant, cet élan vers la modernisation est brisé dès que le pouvoir colonial pense apercevoir les signes de danger dans les revendications Vietnamiennes.
La production d’une nouvelle élite
34En 1908, les Français d’Indochine ont l’impression d’avoir à faire face à un vaste complot. En l’espace de quelques mois ont lieu l’affaire Gilbert Chieu en Cochinchine, le mouvement paysan contre les impôts en Annam, et la tentative d’empoisonnement de la garnison de Hanoi. Les lettrés, désignés comme responsables de ces troubles8, sont donc contraints de se retirer de la scène politique. La répression de 1908 qui s’abat sur les lettrés modernistes aura des répercussions particulièrement importantes. En effet, au-delà des condamnations et des exécutions dont l’administration mandarinale est responsable en partie, c’est toute la classe lettrée qui est désormais touchée. Par touches successives, le gouvernement colonial supprimera les bases même de son existence. Après les événements de 1908 il devient clair pour les autorités coloniales qu’il faut surveiller étroitement les élites indigènes et assurer leur formation. Le rapport au gouverneur général sur le concours de 1910 rédigé par Noël Peri, membre de l’EFEO, est représentatif de l’esprit de l’époque :
un phénomène quelque peu étrange et déconcertant […] se produit bien réellement devant nous : les Annamites sous notre Protectorat et notre direction sont en fait instruit par la Chine. Plus que jamais la classe lettrée est intellectuellement sous sa dépendance. Elle ne sait, ne pense que par elle, d’après elle et longtemps après elle ; et c’est par son entremise qu’elle accède à quelques bribes de connaissances occidentales, à un semblant de connaissances même des choses françaises. Il ne peut en être autrement, les caractères étant pour cette classe l’unique véhicule de l’instruction […]
De cette situation me semblent résulter les conséquences suivantes :
L’instruction, j’entends par là la formation de la classe supérieure de la nation échappe à notre direction, et qui plus est, à notre surveillance. Il nous est très difficile, en dehors de circonstances spéciales comme celle-ci, de nous rendre un compte exact de ce qui s’apprend, de ce qui se sait, de ce qui se pense. Et encore, même dans le cas actuel, on ne nous le dit pas, il nous faut le rechercher à grandepeine. Nous en reconstruisons une partie seulement ; cela suffit toutefois à nous mettre en garde contre les dithyrambes adressés au « noble pays protecteur ».
La production d’une nouvelle élite intellectuelle francophone et dévouée a priori à l’œuvre coloniale passe par l’instauration d’un nouveau système d’enseignement. Cependant, la politique éducative n’a pas été l’objet d’une réflexion cohérente et constante de la part des autorités coloniales (Trinh Van Thao 1995). Elle oscille, depuis le début de la colonisation jusqu’en 1917, entre deux logiques contradictoires – celle du « compromis culturel » avec l’enseignement traditionnel existant et celle de la « reproduction » du modèle français. À partir de 1908, elle s’oriente vers la deuxième option. Les concours mandarinaux sont supprimés en 1915 au Tonkin et en 1919 en Annam. En 1917, le Règlement général de l’Instruction publique opte définitivement pour une école dans laquelle le français est déclaré officiellement langue véhiculaire.
35Dans l’édifice de l’enseignement franco-indigène défini en 1917, la priorité est donnée à l’enseignement primaire, dédoublé en 1924 en un cycle primaire élémentaire de trois ans et un cycle primaire de deux ans, puis prolongé par les deux filières du primaire supérieur et de l’enseignement secondaire « local » qui débouche sur le baccalauréat « local », vite concurrencé par le baccalauréat « métropolitain » plus prestigieux. Du point de vue démographique, l’élite produite par cet enseignement franco-indigène est issue presque entièrement de l’enseignement primaire. En 1930, 34371 candidats sont reçus au certificat d’études primaires élémentaires indigènes, 4379 au certificat d’études primaires franco-indigènes, 648 au diplôme d’études primaires supérieures franco-indigènes et 75 seulement au baccalauréat local (Brocheux et Hémery 2001, 220). Dans les années trente, l’enseignement primaire supérieur produit ainsi « la petite bourgeoisie de fonctionnaires, d’employés et de révolutionnaires professionnels », alors que l’enseignement secondaire forme davantage d’écrivains, de journalistes et de fonctionnaires d’un rang moyen ou supérieur ; il fournit également les candidats pour l’université de Hanoi et des universités métropolitaines et, par conséquent, contribue à la formation des futurs pratiquants des professions libérales (idem).
36Au sommet de cet édifice scolaire, malgré son faible effectif, l’enseignement supérieur dispensé à l’université indochinoise ou dans les universités en France, mérite une place à part9. Le dépouillement du Catalogue des thèses de 1900 à 1945 donne un total de 307 thèses soutenues par les Vietnamiens dont 252 thèses de médecine, 4 de pharmacie, 43 de droit, 4 des lettres, et 4 des sciences. La première thèse de médecine a été soutenue en 1911 à Montpellier. Avec un total de 111 thèses dans tous les domaines, Paris a contribué le plus à la formation des docteurs vietnamiens en France. À partir de 1935, l’université indochinoise à Hanoi prend la relève dans le domaine de la médecine : jusqu’en 1944, 140 thèses y ont été soutenues. Ces travaux de thèse représentent une somme de connaissances considérable produite par des Vietnamiens sur leur propre société et leur culture. L’apparition de ces nouveaux diplômés d’université francophones est un élément clé dans l’émergence des recherches scientifiques menées par les Vietnamiens, dans les institutions de recherche coloniales ou dans les structures culturelles vietnamiennes.
L’apprentissage de la science
37Grâce à une combinaison de conditions issues à la fois de la structure du champ orientaliste, du fonctionnement de l’EFEO, ainsi qu’à la capacité de Vietnamiens à se former aux méthodes de recherche occidentales, dans les années 1930 s’amorce le processus de la « conquête » vietnamienne des sciences de l’homme et de la société. Au sein de l’EFEO, les Vietnamiens sont acceptés dans le cadre du personnel scientifique en tant qu’assistants à partir de 1929, puis en tant que chercheurs à partir de 1939.
L’évolution du statut du personnel vietnamien à l’EFEO
38Dans le cadre de Mission archéologique permanente, il est prévu, dès l’arrêté du 15 décembre 1898, la formation des « auditeurs européens ou indigènes aux bonnes méthodes de travail et de les mettre en état de collaborer utilement à l’œuvre archéologique poursuivie », ainsi que le concours « de répétiteurs européens ou orientaux ». L’arrêté du 3 avril 1920 distinguant nettement le personnel européen du personnel asiatique est suivi par l’arrêté du 20 septembre 1920 qui pose le principe de l’accès à la recherche par le personnel asiatique. L’article 13 de cet arrêté stipule que le personnel asiatique, originaire de l’Indochine française ou non, peut passer un examen pour accéder au statut d’assistant qui est « assimilé, quant au nombre de classe et au traitement, à celui de commis indigène des services locaux ». Il y est également question d’un séjour d’étude d’un an en France permettant aux assistants asiatiques de « se perfectionner dans leurs études ».
39Cependant, l’article 13 de l’arrêté du 20 septembre 1920 reste pratiquement lettre morte pendant une décennie. C’est l’arrêté du 7 octobre 1929, en réorganisant le fonctionnement de l’EFEO, qui met en application le principe de la participation à la recherche scientifique par le personnel asiatique.
40Cet événement doit être situé dans la conjoncture sociale et économique des « pays annamites » du milieu des années 1920. L’entrée sur la scène sociale et politique d’une nouvelle génération formée à l’école franco-indigène et en rupture avec les traditions, les activités des formations nationalistes, ainsi que l’attraction du communisme, pèsent sur une nouvelle politique coloniale à définir. Les manifestations de mécontentement, notamment de la part des diplômés, sont interprétées justement par les autorités comme une aspiration à l’égalité sociale. Alexandre Varenne, socialiste, a été nommé au poste du gouverneur général pour mettre en place des mesures destinées à répondre partiellement aux attentes de la population colonisée. Par le décret du 20 mai 1926, on a créé les « cadres indochinois » permettant aux Vietnamiens d’accéder à certains postes dans l’administration réservés jusqu’alors exclusivement aux citoyens français.
41Au sein de l’EFEO, le personnel asiatique est réparti, par l’arrêté du 7 octobre 1929, entre un cadre permanent et un cadre auxiliaire. Le personnel permanent asiatique ayant le statut de fonctionnaire est divisé en trois cadres : le cadre supérieur comprenant les assistants, le cadre secondaire comprenant les secrétaires et les lettrés, et le cadre subalterne. Les secrétaires et les lettrés peuvent évoluer vers un poste d’assistant après dix ans de service à l’École, à condition de présenter devant un jury un mémoire écrit en français :
Article 13. – Les fonctionnaires du cadre secondaire du personnel asiatique de l’E.F.E.O. comptant au minimum dix ans de services dans ce cadre peuvent être admis par le Directeur à subir un examen sur une des branches d’études qui font l’objet de l’Institution.
S’ils satisfont aux conditions de cet examen, ils peuvent recevoir le titre d’assistant de l’E.F.E.O.
L’examen d’aptitude au titre d’assistant comprendra obligatoirement :
a) la rédaction d’un mémoire en français sur un sujet emprunté à la partie du programme des travaux de l’École dans laquelle le candidat s’est spécialisé ;
b) d’une épreuve orale comportant : 1° la discussion du mémoire présenté ; 2° des interrogations générales sur la branche d’études à laquelle ce mémoire rapporte.
L’examen oral a lieu devant une commission comprenant sous la présidence du Directeur de l’École, le Secrétaire bibliothécaire et un membre permanent ou temporaire de l’Institution.
Le titre d’assistant est exclusivement réservé aux fonctionnaires du cadre secondaire de l’E. F.E.O.
Les fonctionnaires de ce cadre nommés au titre d’assistant débutent dans la 5è classe de ce grade. Toutefois, s’ils sont titulaires dans le cadre secondaire d’une solde supérieure à celle d’un assistant de 5è classe, ils sont nommés à la classe d’assistant comportant une solde immédiatement supérieure à celle qui leur était attribuée dans leur ancien grade.
Les assistants peuvent être autorisés à faire un séjour d’un an en France pour se perfectionner dans leurs études. Cette autorisation leur est accordée sur la proposition du Directeur, par un arrêté du Gouverneur général fixant en même temps les conditions de leur séjour.
Le premier assistant est nommé dès le 8 janvier 1930 par le gouverneur général. Il s’agit du commis Nguyễn Văn Tố qui a présenté une étude linguistique sur L’Argot annamite de Hanoi, déjà publié en 1925 dans l’ouvrage collectif Études asiatiques édité par l’EFEO à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de l’École. L’ancienneté et la qualité des recherches de Nguyễn Văn Tố reconnue par l’institution expliquent sans doute le fait qu’il a obtenu immédiatement le grade d’assistant de première classe. La même année, le secrétaire Nguyễn Văn Khoan est nommé assistant de 4e classe le 12 juillet 1930 après avoir présenté son Essai sur le culte des génies tutélaires dans les villages tonkinois. En 1932, à son retour de France, le lettré Trần Văn Giáp réintègre l’EFEO en tant qu’assistant de 5e classe par l’arrêté du 5 février 1932. Par la suite, cette procédure n’est plus renouvelée. Le 16 juin 1941, Nguyễn Thiệu Lâu, diplômé en licence ès lettres de la Sorbonne, entrera en service à l’EFEO, mais en tant qu’assistant journalier et non fonctionnaire.
42Dix ans plus tard après l’entrée en vigueur de l’arrêté du 7 octobre 1929, le décret du 29 juillet 1939 signé par le président de la république consacre l’accès des « Indochinois »10 au corps scientifique de l’EFEO. Cette réforme intervient à un moment particulier dans l’histoire et s’inscrit plus particulièrement dans une politique de propagande française envers l’élite vietnamienne. En effet, les « pays annamites » sont entrés, depuis une dizaine d’années, dans une zone de fortes turbulences dont les soulèvements de Yên Bái en 1930 et de Nghệ Tĩnh en 1930-1931. Face à cette situation critique, tout en pratiquant la répression, le pouvoir colonial tente de trouver une alternative auprès de la Cour royale et de l’élite intellectuelle. Au retour de l’empereur Bảo Đại après plusieurs années d’études en France, la Cour est l’objet d’une rénovation en 1933. Les « Retour de France », diplômés des universités et des grandes écoles françaises rentrés en Indochine dans les années 1930, sont également l’objet d’attention de la part des autorités coloniales. La défaite française devant l’Allemagne, puis la présence japonaise sur le territoire d’Indochine à partir de septembre 1940 obligent le gouvernement à appliquer une politique de rapprochement par rapport à la société coloniale11, d’autant plus que les difficultés de communication avec la France rendent nécessaires le recours aux Vietnamiens dans les postes de l’administration. L’état de guerre a ainsi le mérite paradoxal de valoriser les qualités des Indochinois et d’accélérer l’intégration des colonisés dans l’appareil administratif en général et dans des institutions scientifiques en particulier.
43Le décret du 29 juillet 1939 autorisant l’accès des Indochinois au corps des membres scientifiques est présenté comme une récompense pour les efforts de guerre consentis par les Indochinois. Dans son rapport d’introduction au décret, le ministre des Colonies Georges Mandel souligne cet aspect de la reconnaissance du progrès de l’assimilation réalisé par les colonisés :
Depuis plus d’un an, l’Indochine accomplit, pour le renforcement de sa défense un effort particulièrement important.
Cet effort s’est traduit non seulement par des levées exceptionnelles, mais encore et de même que dans la Métropole, par des sacrifices financiers, spontanément consentis par toutes les classes de la population indochinoise.
Consentant les mêmes sacrifices, nos protégés doivent jouir, dans toute la mesure de leur évolution, les mêmes droits.
Diverses mesures ont déjà traduit, dans un certain nombre de domaines, cette volonté d’assimilation.
En ce qui concerne l’accession aux fonctions publiques, il n’est pas moins nécessaire d’affirmer qu’à égalité de titres et de capacités, aucune différence fondamentale ne saurait être maintenue entre les citoyens français et l’ensemble de nos sujets et protégés.
Le projet de décret, qui vous est présenté, fait une application immédiate de ce principe à l’École française d’Extrême-Orient.
Dorénavant, cet établissement scientifique admettra parmi ses membres non seulement des Français, mais également les jeunes savants indochinois qui se seront qualifiés par leurs diplômes et leurs travaux.
Ainsi sont progressivement supprimées toutes les dispositions limitant la capacité de nos protégés ou leur attribuant un statut moins favorable.
Abstraction faite du style propre à l’époque, il faut reconnaître que le décret du 29 juillet 1939 marque un tournant décisif dans l’organisation du travail scientifique au sein de l’EFEO. Le principe ethnique régissant auparavant le personnel divisé en « personnel européen » et « personnel asiatique » est désormais remplacé par le principe des compétences :
Art. 4. – Le personnel de l’École française d’Extrême-Orient est constitué par :
a) un personnel scientifique ;
b) un personnel administratif et technique ;
Le personnel scientifique comprend un directeur, des membres permanents et des membres temporaires.
Les fonctions de membre permanent et de membre temporaire sont exercées par des citoyens français ou par des sujets et protégés d’origine indochinoise.
Par dérogation aux dispositions de l’article 2 du décret du 8 juillet 1938, les membres permanents et les membres temporaires d’origine indochinoise percevront une solde nette égale aux dix dix-septièmes des émoluments nets en piastres perçus par les fonctionnaires, français d’origine, de même grade dans les conditions fixés par l’arrêté du 30 septembre 1929 du gouverneur général de l’Indochine.
Le personnel administratif et technique comprend des agents européens et des agents indochinois.
Deux jours plus tard, par l’arrêté du 31 juillet 1939 signé par le ministre des Colonies, Nguyễn Văn Huyên, docteur ès lettres de la Sorbonne en 1934 et professeur du secondaire en service détaché à l’EFEO depuis septembre 1938, est nommé membre temporaire de l’École. Élève de Lucien Lévy-Bruhl, de Marcel Mauss et de Jean Przyluski, Nguyễn Văn Huyên fait partie de l’élite intellectuelle vietnamienne, mais également du haut mandarinat par son alliance avec la famille de Vi Văn Định, tổng đốc chef de province de Hà Đông. L’arrêté du 5 juin 1941 le nomme membre scientifique permanent, avec effet rétrospectif à partir du 15 septembre 1940. Ce cas unique dans l’histoire de l’institution jusqu’en 1945 peut être considéré comme l’aboutissement des efforts d’un individu, mais aussi d’un projet collectif d’une génération d’intellectuels vietnamiens.
L’espace des possibles
44Au sein de l’EFEO s’est constitué, dans les années 1930-1945, un groupe de Vietnamiens travaillant sur des sujets variés allant de la vie religieuse aux structures de la société. Malgré les raisons évidentes liées à la conjoncture sociale et politique évoquées ci-dessus, on ne peut comprendre ce changement qu’en prenant compte de l’évolution interne du champ orientaliste en Indochine.
45Étant chargée d’une mission spécifique dès sa création, l’EFEO doit déployer ses actions dans une aire géographique immense, en Indochine et dans tous les pays de la région, ainsi qu’assurer la conservation des monuments historiques indochinois. Il en résulte un décalage entre la structure de l’institution qui n’accueille qu’un nombre limité de membres et la tâche dont elle doit s’acquitter. L’appel aux collaborateurs de l’extérieur est donc indispensable et prévu dans les statuts de 1898 de la Mission archéologique.
46Cependant, l’intérêt médiocre que l’EFEO manifeste à l’égard de l’« Indochine annamite » est le résultat non seulement des charges multiples de l’École, mais surtout de la place de ce pays, comme par ailleurs de l’Indochine en général, en tant qu’objet d’étude dans la hiérarchie orientaliste et universitaire. Bien qu’officiellement l’EFEO déclare l’intérêt que représentent « les pays annamites » pour la science, notamment dans son historique de 1921, elle n’entreprend pas de travaux d’envergure et systématiques. L’état des études de littérature et de langue vietnamiennes est un exemple significatif. À part des courtes traductions réalisées par Đỗ Thận et Phạm Quỳnh, deux secrétaires vietnamiens, et publiées dans le BEFEO de 1907, de 1911 et de 1914, aucune œuvre majeure de la littérature vietnamienne n’a été étudiée au sein de l’institution, à l’instar des pièces du théâtre nô japonais étudiées par Noël Peri. En somme, la contribution essentielle de l’EFEO est la collecte et la conservation d’ouvrages et de manuscrits, ainsi que d’estampes des stèles et de documents divers tels que registres généalogiques et villageois, légendes de génies tutélaires et coutumiers.
47Le bilan de l’EFEO n’est pas sans susciter des critiques. La plupart viennent de savants amateurs, mais une note en bas de page de Pierre Gourou dans son important ouvrage Les paysans du delta tonkinois publié en 1936, peut se lire comme une discrète critique de l’institution :
Il y aurait évidemment beaucoup de choses à dire sur cette question [des alliances des villages]. Mais l’ignorance où l’on est des coutumes de ce pays est profonde. Nous avons trouvé aux archives centrales un document (GG-6141) où M. Sestier, Résident de Bac ninh, déplore, en 1907, que nous ne soyons pas renseignés sur les coutumes des villages. Depuis cette date aucun progrès n’a été fait (Gourou 1936, 264).
Les critiques les plus sévères viennent d’un ancien membre de l’EFEO. Émile Gaspardonne, auteur de la Bibliographie annamite, publiée dans le BEFEO en 1934, devenu professeur de langue et de littérature vietnamienne aux Langues’O, publie en décembre 1936 un article intitulé « Les fouilles d’Indochine » dans la Revue de Paris. Il pointe les négligences et les erreurs d’interprétation, mais aussi le manque de membres compétents et surtout l’absence d’un plan global responsable, selon lui, des lacunes graves dans la connaissance de l’Indochine. É. Gaspardonne souligne notamment l’indifférence de la part de l’École pour le passé du Tonkin : « aucun relevé d’ensemble [des sites archéologiques] n’a été tenté, aucune classification », tandis que les villes anciennes sont abandonnées et « les inscriptions des stèles innombrables qui couvrent le pays n’ont jamais été déchiffrées ». On doit finalement beaucoup à l’action solitaire de quelques personnes en dehors du cadre de l’École, comme par exemple Dumoutier, directeur de l’Instruction publique au Tonkin sous Paul Bert à la fin du xixe siècle.
48C’est ce qui confirme l’analyse du bilan des études sur « les pays annamites » publiées par l’EFEO à l’occasion du vingtième anniversaire de l’École. La direction de l’École y donne le chiffre officiel de soixante-deux études publiées de 1900 à 1920 dont soixante articles dans le BEFEO et deux ouvrages. Une lecture plus attentive des parties consacrées à l’« Indochine annamite » et dans la rubrique « Art annamite » (BEFEO 1921, 197-278 et 161-164) montre que ce chiffre devrait être revu à la baisse, car sans doute on a compté des notes (par exemple en linguistique) comme articles scientifiques et des parties d’une même étude (celle sur la Justice en Annam de Deloustal par exemple) comme plusieurs articles. La liste suivante donne une idée plus concrète de la production orientaliste au sein de l’EFEO pour la période 1900-1920 :
Bibliographie (2 études) | Cadière et Pelliot, Cordier |
Géographie (6) | Chassigneux, Cadière (2), Pelliot, Maspéro, |
Anrousseau | |
Histoire (7) | Cadière (4), Orband, Maspéro (2) |
Numismatique (1) | Lacroix |
Droit (1) | Deloustal |
Ethnographie (13) | Dumotier, Cadière (4), Przyluski (3), Bonifacy (2), |
Pouchat, Chochod (2) | |
Linguistique (8) | Cadière (3), Maspéro (2), Chéon, Pryzluski, |
Deloustal | |
Littérature (3) | Do Than, Phạm Quỳnh (2) |
Art (3) | Parmentier, Babonneau, Cadière |
La plupart de ces auteurs ne sont pas membres permanents de l’École, exceptés Pelliot et Maspéro. Le missionnaire Léopold Cadière (1869-1955) est le plus prolifique avec, en dehors de l’étude réalisée en collaboration avec Pelliot publiée en 1904, treize textes touchant la géographie, l’histoire, l’ethnographie et la linguistique. Correspondant de l’EFEO pendant toute la présence de l’institution en Indochine, il contribue d’une façon essentielle à la connaissance de son pays d’adoption et mérite le titre du « plus grand vietnamologue de tous les temps » selon Georges Condominas (1997, 37-85).
49Quelles sont les raisons de la faiblesse des études vietnamiennes au sein de l’EFEO ? Toujours selon É. Gaspardonne, il faut les chercher dans l’idée dominante qui considère que « les pays annamites » ne présentent aucun intérêt pour la science :
Un auteur grave, et qui avait de l’esprit, affirmait naguère que le Tonkin n’égalait en intérêt archéologique ni le Cambodge, ni même le Tchampa. Mais il l’affirmait sans le savoir, parce que le Tonkin archéologique n’est pas connu. Une longue indifférence, à la vérité, favorisait cette opinion (É. Gaspardonne 1936, 624)12.
Le Vietnam souffre en effet de l’image d’une « pâle copie » de la civilisation chinoise (cf. infra). Le bilan des vingt premières années de l’EFEO rédigé par Louis Finot, alors directeur, est tout à fait révélateur. Soucieux de justifier l’utilité de l’École pour la colonie, il est contraint de donner les raisons du retard dans le domaine des études vietnamiennes. Sont ainsi invoqués le champ d’activités immense que l’École doit assurer et le manque de personnel, le poids et le prestige des grandes civilisations chinoises et indiennes, mais aussi l’état d’urgence dans lequel se trouvaient les anciennes civilisations du Cambodge et du Champa. L’École doit porter en premier lieu ses efforts vers les ruines d’Angkor et du Champa, car « la colonie était célèbre avant tout en Europe par les merveilles d’art qu’avait laissées telles de ses civilisations passées » (BEFEO 1921, 44).
50Au fond, la civilisation vietnamienne présente deux défauts complémentaires : elle n’est qu’un dérivé sans originalité propre par rapport à la Chine, mais trop vivante et vivace, donc dénouée d’exotisme, par rapport au Cambodge et au Champa. La direction de l’EFEO l’explique d’ailleurs clairement :
Cette préférence [des monuments cambodgiens et chams] est d’ailleurs justifiée dans une certaine mesure par les risques plus grands que courent les restes de ces arts témoins de civilisations perdues ou près de disparaître, tandis que l’organisation annamite est encore bien vivante (BEFEO 1921, 161).
La hiérarchie des langues enseignées en France entre les langues savantes (sanscrit et chinois) et vulgaires fonctionne d’ailleurs aux dépens des études vietnamiennes. « L’annamite n’était pas véritablement reconnu par les autorités de l’orientalisme et, de fait, ne représentait pas de débouchés professionnels attractifs pour les jeunes chercheurs » (Pierre Singaravelou 1999, 118). Parmi les membres de l’EFEO, seul Léon Fromage est diplômé de Langues’O en 1905. Parmi les correspondants de l’École, seuls Virgile Rougier et Jean Pryzluski le sont en 1910 et 1911. Mais le fait encore plus significatif est que parmi ces diplômés, seul Jean Pryzluski s’est intéressé au Vietnam au début de sa carrière scientifique avant de l’abandonner pour se consacrer aux études bouddhiques. Léopold Cadière qui est resté au Vietnam jusqu’à la fin de sa vie et lui a consacré la totalité de son œuvre, est finalement un cas exceptionnel qui confirme la règle.
51Face à ce manque d’intérêt des chercheurs d’Orient de l’EFEO, il faut chercher les initiatives dans le milieu intellectuel vietnamien.
La question de traduction
52Au commencement il faut traduire « les mots et les choses ». La langue vietnamienne n’étant utilisée comme langue littéraire que depuis la fin du xixe siècle-début du xxe siècle, le problème de l’introduction et de la création de mots nouveaux est crucial.
53Jusqu’aux derniers concours mandarinaux en 1915 au Tonkin et en 1919 en Annam, les caractères chinois hán étaient utilisés comme écriture officielle et celle de la littérature savante. Il existait bien une écriture pour transcrire la langue du peuple, c’était l’écriture démotique nôm (littéralement « vulgaire ») réservée aux textes d’importance secondaire. Au xviie siècle, pour les besoins de l’évangélisation, des missionnaires européens ont élaboré une écriture sur la base de l’alphabet latin pour transcrire la langue vietnamienne. Le premier dictionnaire trilingue (vietnamien, latin et portugais) a été publié en 1651 au Vatican par l’Avignonnais Alexandre de Rhodes. Cette écriture romanisée sera appelée quốc ngữ (littéralement « pays » et « langue »). En adoptant le quốc ngữ au tout début du xxe siècle, les lettrés modernistes ont fait une véritable révolution culturelle. En effet, cette écriture souffrait jusqu’alors d’un double handicap : celle de la langue du peuple, donc « vulgaire » ; et celle d’une création étrangère, identifiée depuis le début de la conquête française comme l’outil de l’ennemi, les autorités coloniales ayant imposé le quốc ngữ en 1882 en Cochinchine. Cependant, les lettrés modernistes ont compris l’importance de cette écriture facile à utiliser pour l’éducation populaire qu’ils considèrent comme pièce maîtresse de la modernisation de la société vietnamienne. L’utilisation du quốc ngữ constitue même, dans leur ouvrage programmatique Văn minh tân học sách (Nouvelle Étude de la civilisation) rédigé vers 1904 en caractères chinois, la première des « six voies pour ouvrir le pays à la civilisation » :
[…] des missionnaires portugais ont inventé l’écriture quốc ngữ qui, en combinant les vingt-six lettres de l’alphabet européen avec les six tons, permet de lire directement et d’une façon simple les mots de notre langue. Nous devons tous l’apprendre. Ceux qui vont à l’école doivent apprendre tout d’abord le quốc ngữ, pour qu’en espace de quelques mois, tout le monde, y compris femmes et enfants, sache lire. Ainsi on pourra utiliser le quốc ngữ tant pour consigner les histoires anciennes et modernes, que pour écrire les lettres avec nuances. C’est vraiment le premier pas dans l’ouverture de l’esprit […].
D’un côté, on perd quelques années pour apprendre une langue [chinoise], complètement différente de la nôtre. De l’autre, moins de six mois suffisent pour apprendre notre langue et notre écriture. Alors il est clair que c’est notre langue qu’il faut apprendre. D’ailleurs, quand on apprend cette langue étrangère, on ne retient que les mots sans comprendre le sens, c’est comme prendre les feuilles et oublier les racines. Quand on apprend notre langue, on peut se concentrer sur les choses simples et nécessaires, sur les connaissances pratiques. C’est pour cela qu’il est indispensable de réviser les manuels, modifier les règles d’examen, encourager les talents ; tout cela n’est que trop évident (Văn minh tân học sách, réédition 1999, 163 et 171)
La comparaison entre la Chine et le Vietnam permet de mieux rendre compte du caractère exceptionnel de l’action des lettrés dans la diffusion du quốc ngữ. Alors que les multiples propositions de réforme et de modernisation de la langue chinoise « se sont heurtées à la force d’inertie de la société chinoise – et au conservatisme linguistique d’une partie de son élite intellectuelle », les lettrés vietnamiens « font preuve d’un sens remarquable de réalisme et d’opportunité » :
L’histoire culturelle du Vietnam durant le xxe siècle a montré combien ce choix – pourtant « douloureux » pour toute une génération de lettrés habitués à penser et à écrire en chinois – s’est avéré fécond et l’adoption du quốc ngữ constitue assurément une arme efficace dans la lutte contre l’analphabétisme au Vietnam (Trinh Van Thao 1990, 191-192).
Au Vietnam qui s’est finalement mis à l’école de l’Occident au début du xxe siècle, la traduction ne peut être qu’une œuvre collective et de longue haleine. Il est clair que la traduction des œuvres littéraires et philosophiques d’auteurs français est considérée comme un élément clé de la politique du gouvernement colonial qui a financé, par exemple, les célèbres revues Đông Dương tạp chí (1913-1919) et Nam Phong (1917-1934). Cependant, on peut sans doute dire que des intellectuels vietnamiens la pratiquent avec une claire conscience d’une ouverture indispensable vers le monde extérieur.
54Pour les Vietnamiens, la traduction répond à un ensemble de besoins : l’autoformation, la diffusion des idées et des connaissances nouvelles, ainsi que l’enrichissement de la langue vietnamienne du point de vue du vocabulaire et de la grammaire. Elle permet l’apparition des mots nouveaux et contribue également à l’émergence de genres littéraires et journalistiques importés de l’Occident : nouvelles, romans, pièces de théâtre parlé, essais et reportages, etc. En 1939, la revue Tao Đàn revendique l’importance des traductions d’œuvres étrangères en ces termes : « Traduire la littérature étrangère pour enrichir notre langue nationale est une nécessité. Cette nécessité, Tao Đàn la considère comme un devoir noble et ne ménage pas d’efforts pour le remplir pleinement » (réédition 1999, 548).
55En moins d’un demi-siècle, le résultat obtenu est impressionnant : sont traduites non seulement des œuvres de la littérature française classique et contemporaine, mais également celles d’autres littératures occidentales (notamment anglaise et russe à partir de traductions en français), ainsi que celles de la Chine et de l’Inde13. Grâce à la traduction, les intellectuels Vietnamiens ont pu faire la connaissance simultanée de plusieurs siècles de littérature française et occidentale. Ce phénomène permet le développement sans précédent d’une littérature moderne à partir des années 1930 :
C’est seulement au xxe siècle que les Vietnamiens ont pu lire les œuvres écrites aux xvie et xviie siècles en Europe, mais ils lisaient en même temps les œuvres qui venaient de sortir. Ils ont fait connaissance tardivement, mais en même temps, avec Cervantès, Molière, Corneille, Victor Hugo, Rimbaud, Daudet, André Gide, mais aussi avec Balzac, Barbusse, Gorki […], ils ont profité ainsi des expériences mondiales accumulées pendant trois-quatre siècles pour le développement de la littérature nationale. Cela explique la raison pour laquelle la littérature vietnamienne a pu faire autant de progrès pendant aussi peu de temps (Trần Đình Hượu et Lê Chí Dũng 1988, 35).
Dans le domaine philosophique, un grand nombre de textes d’auteurs français et occidentaux est traduit et publié dans la presse ou communiqué lors des conférences. Les philosophes des Lumières ont eu une influence considérable sur les lettrés modernistes au début du xxe siècle par l’intermédiaire des livres et des journaux en chinois, puis sur les révolutionnaires et les intellectuels francophones. Dans un autre registre, la revue Nam Phong diffuse la pensée traditionaliste française avec les traductions de Taine, M. Barrès, C. Maurras, G. Le Bon, H. Bordeaux et P. Bourget. Quant à l’éditeur indépendant Đào Duy Anh, il fait paraître dans les années 1930 et 1940 une série de brochures présentant les idées de Lamarck, Darwin, Comte et Marx.
56Dans le domaine des sciences sociales et humaines, un effort important est fait pour présenter ces nouvelles sciences, les concepts et les méthodes, ainsi que pour diffuser les connaissances sur l’homme et sur la société. Nguyễn Văn Tố, assistant à l’EFEO, compte parmi ceux qui ont le plus contribué à la traduction des termes nouveaux et à la diffusion des résultats de recherches occidentales en publiant un grand nombre de comptes rendus et de traductions d’extraits d’ouvrages, comme par exemple « Qu’est-ce qu’est la science de la préhistoire ? » publié dans la revue de langue vietnamienne Đông Thanh (n° 4, 1932), un long compte rendu de l’ouvrage Civilisation indochinoise de Georges Coèdes publié dans la revue Tri Tân (1941- 1945) à partir du numéro 98, ou encore dans la même revue à partir du n° 106, sous le titre « Culture matérielle », des extraits tirés d’ouvrages français sur la culture matérielle de peuples dans le monde.
57Dans les articles et dans les ouvrages, les termes nouveaux sont souvent expliqués au fur et à mesure de leur apparition, enrichissant ainsi la langue vietnamienne avec des termes français, mais aussi des mots chinois ou japonais. La revue Đông Dương tạp chí (1913-1919) consacre une rubrique régulière à l’explication des mots nouveaux et organise même un « référendum sur le mode de transcription en quốc ngữ » des noms propres, des termes philosophiques et des termes scientifiques. La revue Nam Phong (1917-1934), par sa longévité même, est sans doute celle qui entreprend cette tâche de la façon la plus méthodique et systématique en publiant une rubrique Từ vựng (vocabulaire) qui inaugure la tradition lexicographique. Le dictionnaire de l’association AFIMA, étroitement liée à Nam Phong, publié entre 1935 et 1937, est en effet le premier de la langue populaire et savante, notamment du Nord, car le dictionnaire Đại Nam quốc âm tự vị de Paulus Huỳnh Tịnh Của, publié en 1895-1896 consigne seulement la langue du Sud. À la même époque, Đào Duy Anh publie deux dictionnaires importants : premier dictionnaire chinois-vietnamien, Hán Việt từ điển, en 1932 et le dictionnaire français-vietnamien, Pháp Việt từ điển, en 1937. Par rapport aux autres dictionnaires français-vietnamien, par exemple celui de Cordier publié en 1935, ce dernier comporte la transcription en caractères chinois des mots sino-vietnamiens et possède « une supériorité marquée » dans la traduction des termes techniques, scientifiques et philosophiques (BEFEO 1937, 505).
58Les scientifiques participent activement à cette œuvre collective. La revue Khoa học tạp chí (1931-1940), dirigée par l’ingénieur agronome Nguyễn Công Tiễu, considère la traduction des termes scientifiques comme un de ses objectifs principaux qui sont les suivants :
- transmission des inventions et des recherches utiles aux Vietnamiens ;
- connaissance de la biographie des hommes de science ;
- traduction des revues et ouvrages scientifiques ;
- élaboration d’un lexique scientifique.
Le premier dictionnaire scientifique est dû à une autre personnalité intellectuelle, Hoàng Xuân Hãn, polytechnicien et agrégé en mathématiques. Son célèbre Danh từ khoa học. Toán, Lý, Hóa, Cơ, Thiên văn (Vocabulaire scientifique. Mathématiques, Physique, Chimie, Mécanique, Astronomie) est paru à Hanoi en 1942. Dans la préface, il expose trois possibilités de création de mots nouveaux : utilisation des termes courants pour désigner de nouveaux concepts ; transcription des termes (du français surtout) ; enfin, création de mots nouveaux sur la base des termes chinois. La traduction du vocabulaire scientifique doit respecter les règles suivantes :
- chaque idée doit avoir un terme pour la désigner ;
- ce terme ne s’utilise que pour désigner cette idée ;
- chaque idée ne doit pas être désignée par plusieurs termes différents ;
- le terme utilisé doit faciliter la mémorisation de l’idée ;
- les termes communs aux différentes disciplines doivent être homogènes ;
- le terme utilisé doit être aussi court que possible ;
- il doit comporter une consonance vietnamienne ;
- il doit être formé de la même façon que les autres mots courants et avoir un caractère national.
C’est grâce à ce patient travail de traduction des mots, des concepts et des notions scientifiques, que le Vietnam pourra utiliser, dès le recouvrement de son indépendance, sa langue dans l’enseignement secondaire et dans le supérieur. Dès mai-juin 1945, sous le ministère de Hoàng Xuân Hãn appelé dans le gouvernement formé par l’historien Trần Trọng Kim, les candidats au baccalauréat pourront passer leurs examens soit en français, soit en vietnamien. À sa première rentrée en novembre 1945, l’université du Vietnam dirigée par Nguyễn Văn Huyên, ancien membre de l’EFEO, proposera tous les enseignements en langue vietnamienne. Cela n’est possible que si la traduction des mots est accompagnée par l’apprentissage des méthodes et de l’esprit du travail scientifique.
La question de méthode
59On connaît les critiques des orientalistes concernant les sources écrites vietnamiennes et, par conséquent, la qualité des ouvrages rédigés par des lettrés vietnamiens en caractères chinois ou nôm. Copié ou réédité, le texte original subit en effet chaque fois des remaniements successifs, si bien qu’il est difficile d’en dégager le texte ancien. Cet état des choses est dû, d’une part, à la négligence des copistes et du manque de respect par rapport à l’œuvre originale, et, d’autre part, à une conception particulière de l’écrit dans la tradition confucéenne au Vietnam. Le texte écrit avait d’abord une fonction normative : il doit consigner des faits pour servir d’exemple, de « miroir » aux conduites des générations futures. Un texte peut donc être remanié pour le rendre conforme aux exigences de son époque.
60Mais cette conception n’est pas intrinsèque à la nature asiatique. Même en Europe, le raisonnement scientifique est une invention récente :
Le partage, pour nous évident, entre ce que nous voyons, ce que les autres ont observé et transmis, ce que d’autres enfin imaginent ou croient naïvement, la grande tripartition, si simple en apparence, et tellement immédiate, de l’Observation, du Document et de la Fable, n’existait pas. Et ce n’est pas parce que la science hésitait entre une vocation rationnelle et tout un poids de tradition naïve, mais pour une raison bien plus précise, et bien plus contraignante : c’est que les signes faisaient partie des choses, tandis qu’au xviie siècle, ils deviennent des modes de la représentation (Foucault 1966, 141).
Au Vietnam, la rencontre avec l’Occident a bouleversé les mentalités. Au contact des textes et des auteurs occidentaux, les Vietnamiens apprennent à se familiariser avec les documents et les sources et à assimiler ce nouvel esprit scientifique. Cet apprentissage se fait principalement à l’école, grâce à la presse, à l’édition et au milieu associatif.
61En ce qui concerne l’enseignement supérieur, l’université de Hanoi et l’École supérieure de pédagogie méritent une mention particulière. On a vu que de 1935 à 1944, la Faculté de médecine a formé 140 docteurs. Quelques doctorants de cette faculté seront membres actifs de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme qui jouera un rôle important dans l’introduction de l’anthropologie physique, sociale et culturelle au Vietnam dans les années 1938-1945. Pour l’École supérieure de pédagogie, le témoignage de Đặng Thai Mai, une des figures les plus remarquables de sa génération, montre que ces institutions ont un certain souci d’armer les élèves les premiers outils nécessaires au travail de recherche :
Pour nous, ces quelques années passées à l’École supérieure de pédagogie de Hanoi sont marquées par des récoltes précieuses. Dans les domaines de la littérature Vietnamienne, chinoise, ainsi que française, parallèlement à l’objectif principal qui est la formation des futurs enseignants de littérature et d’histoire littéraire dans les lycées, l’École avait le souci d’apprendre aux étudiants les méthodes de recherche […]. L’explication de textes était une occasion pour nous familiariser avec les étapes de la recherche : recherche et rédaction bibliographique, faire l’état des lieux des recherches antérieures pour déterminer, sur cette base, sa propre problématique. En ce qui me concerne, je pense que c’est la chose la plus importante que j’ai apprise. (Đặng Thai Mai 1997, 291)
La presse vietnamienne, les revues culturelles en particulier, se situe comme un intermédiaire par le biais duquel les méthodes occidentales s’enseignent par les articles, comptes rendus, traductions, critiques, etc. La rubrique en français « Questions-réponses » du Bulletin de la Société d’enseignement mutuel du Tonkin (SEM du Tonkin) aborde plusieurs domaines, de l’histoire à l’archéologie en passant par les comptes rendus d’ouvrages et des actualités. Voici pour exemple quelques sujets abordés dans le tome XII en 1932 :
Le gouvernement général vient d’interdire le tutoiement. Se tutoyait-on en France au xviiie siècle ? ;
Documents publiés sur la mission de la Cybèle en Annam (1817-1818) ;
Auteur de l’An Nam chí lược ;
Réformes de l’écriture au Japon ;
Types des hommes selon les anthropologistes.
On trouve dans ce Bulletin des bibliographies avec des références précises et des conseils méthodologiques. Les lecteurs sont par ailleurs invités à poser des questions auxquelles la rédaction donne une réponse détaillée. Par exemple, un lecteur avait recueilli des contes et voulait savoir s’il devait, avant de les envoyer à la Société de Folklore, les traduire en français et comment. La réponse par la rédaction constitue une véritable bibliographie sur le folklore et l’étude des contes, ainsi que des indications méthodologiques.
62Cela n’est pas étonnant, quand l’on sait que le responsable du Bulletin de la SEM du Tonkin est Nguyễn Văn Tố, érudit reconnu et assistant de l’EFEO. Dans ses nombreux comptes rendus, ce dernier ne se contente pas de rectifier des erreurs (titres d’ouvrage, biographie d’auteurs, traduction des termes chinois), mais explique également la méthode à suivre :
avant de traduire un texte ancien, il faut réunir les copies et imprimés (dans la bibliothèque de l’EFEO et celle de Bảo Đại à Hué, etc.). Quand on juge que le nombre d’exemplaires est acceptable, il faut les comparer pour voir quel exemplaire est le plus complet, lequel est le plus près de l’original ; c’est seulement après qu’on peut le traduire, tout en ayant soin de mentionner les variantes dont on doit préciser la source et qu’on annote d’une façon claire ; il faut que le lecteur ait suffisamment d’éléments pour en juger lui-même (Nguyễn Văn Tố, compte rendu dans Tri Tân, n° 60, 1942).
On voit revenir régulièrement l’appel à la nécessité d’avoir un comportement scientifique. Celui-ci implique de ne pas adopter une vision a priori, ne pas assigner de façon arbitraire un sens à une chose, mais de la décrire le plus complètement et objectivement possible. L’idée qu’ils veulent faire passer est que l’esprit critique doit être mis au service de la recherche de la vérité. Dans le milieu intellectuel vietnamien des années 1930-1945, les discussions sont nombreuses et parfois passionnées.
63L’exactitude des faits et des termes est la première leçon qu’enseignent ces débats. Đặng Thai Mai reproche ainsi à Nguyễn Đổng Chi d’avoir utilisé des termes anachroniques : par exemple, sous la plume de ce dernier, Lê Văn Hưu, un historien du xiiie siècle, devient « nationaliste » ; Trần Nhật Duật, un prince des Trần, est « polyglotte » ; Hồ Quý Ly, usurpateur éclairé du xive siècle, veut faire du « national-socialisme » (Đặng Thai Mai 1997, 284). Il conseille par ailleurs de ne pas prendre les compliments d’auteurs occidentaux pour argent comptant : avant de s’enthousiasmer pour l’administrateur Pierre Pasquier, qui écrit que « l’Annam a connu le soldat laboureur avant la Rome antique », il faut d’abord se demander si l’auteur était sincère, et surtout si l’Empire romain existait avant la dynastie vietnamienne des Lý !
64Une nouvelle attitude est exigée vis-à-vis des documents. Nguyễn Văn Tố est encore la personne qui insiste le plus souvent sur la nécessité de citer avec précision les sources utilisées, car, contrairement à la tradition lettrée, personne ne peut désormais croire une chose simplement parce que c’est écrit, mais qu’il faut désormais en donner les preuves et les références exactes. Sa longue discussion dans la revue Tri Tân en 1942 avec Ngô Tất Tố à propos de l’ouvrage de ce dernier sur la littérature des xie-xve siècles sous les dynasties Lý et Trần, en est un exemple éclairant. Considérant que les études vietnamiennes sont encore dans l’état « d’immaturité », Nguyễn Văn Tố rappelle que la collecte d’ouvrages anciens (manuscrits et textes en nôm et en caractères chinois) est le premier travail à effectuer. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la précision exigée dans la description des ouvrages anciens, y compris ceux qui sont réputés disparus. En réponse à Ngô Tất Tố qui dit qu’« en ce qui concerne un livre qui est déjà réduit en cendres depuis un millier d’années, il n’est pas nécessaire de savoir qu’il comportait deux volumes », Nguyễn Văn Tố explique :
Monsieur Ngô Tất Tố se trompe. En ce qui concerne les livres en caractères chinois perdus, il faut au contraire noter avec précision le titre, le nombre de volumes pour qu’ainsi on puisse les retrouver. Si l’EFEO a réussi à retrouver quelques ouvrages de l’époque des Trần, c’est parce qu’on avait le nom exact de l’auteur, le titre et le nombre de volumes.
En lecteur assidu de la bibliothèque de l’EFEO, Nguyễn Văn Tố connaît bien le sujet. Le Thiền uyển tập anh (Livre des religieux éminents du Jardin du Dhyana) a été, par exemple, retrouvé en 1927 dans la bibliothèque privée d’un lettré à Haiphong par Trần Văn Giáp, alors lettré de l’EFEO, qui a ensuite réalisé la première étude sur l’introduction du bouddhisme au Vietnam publiée dans le BEFEO de 1932. Hoàng Xuân Hãn a découvert la lettre manuscrite du roi Nguyễn Huệ (1788-1792) au lettré Nguyễn Thiếp chez un descendant de ce dernier.
65En tout cas, le message semble avoir bien été entendu. Quelques projets collectifs ont été lancés par des revues culturelles dans les années 1930-1945. La revue Đông Thanh (1932-1934) appelle aux lecteurs de lui communiquer pour publication tous documents concernant la culture et la littérature vietnamiennes anciennes. La revue Thanh Nghị (1941-1945) se destine d’ailleurs à la « collecte de documents pouvant être utiles à l’étude des problèmes de la société vietnamienne » pour la « compréhension des choses et des idées ». Elle s’intéresse en particulier à l’histoire récente, voire présente. Dans le numéro spécial du 5 mai 1945, après le coup de force japonais, Thanh Nghị lance un appel à la collecte de documents portant sur la colonisation française en général et la politique indigène en particulier. Parmi les documents collectés, on trouve un document causant la perte de l’activité traditionnelle de fabrication des pétards du village Bình Đà et l’arrêté du 3 octobre 1944 de Jean Decoux ruinant la fabrication artisanale du sucre. Constituée essentiellement des diplômés de la Faculté de droit de l’université de Hanoi, la rédaction donne les consignes précises qui montrent que les notions de droit moderne et le rôle de documents d’archives sont bien assimilés par ces intellectuels formés à l’école française :
Nous n’avons pas besoin de faire de longues discussions, mais nous devons rapporter les histoires vraies […] Seulement ces documents sont la preuve évidente pour les étrangers, ces documents sont plus éloquents que les critiques basées sur le sentiment et le raisonnement même d’une logique implacable.
Les sources documentaires se diversifient également. En dehors des sources officielles, les écrits émanant d’auteurs de statuts différents sont désormais pris en compte. Le débat à propos de An Nam chí lược de Lê Tắc, un auteur du xiiie siècle, porte en fait sur le problème de la personnalité de l’auteur (un Vietnamien passé dans les rangs de l’armée chinoise) et la valeur documentaire de son texte. Les sources ne sont plus exclusivement vietnamiennes, mais viennent également d’autres pays. Nguyễn Văn Tố entreprend l’inventaire et la critique des sources chinoises et vietnamiennes avec la série d’articles intitulés Sử ta so với sử Tàu (Notre histoire comparée avec l’histoire de la Chine) publiés dans Tri Tân. Trần Văn Giáp présente sa série d’articles sur le roman chinois et vietnamien comme « quelques documents déjà vérifiés avec soin, puis traduits afin de contribuer à l’étude sociologique et historique » (Trần Văn Giáp 1942). La revue Thanh Nghị, grâce au concours de Nguyễn Trọng Phấn qui travaille à la bibliothèque de l’EFEO, fait paraître des extraits de récits de voyageurs occidentaux ayant trait à la société vietnamienne.
66Le statut même des documents évolue. Les chansons populaires deviennent des documents pour l’étude du monde paysan des Viets, source précieuse car exempte de l’influence lettrée confucéenne. Il faut sans doute y voir une certaine influence du travail de Marcel Granet sur le Livre des Poésies chinois. Plus généralement, les poésies en caractères chinois et en caractères nôm sont considérées non seulement pour leur qualité littéraire, mais également pour leurs renseignements historiques et sociologiques. Lê Dư, lettré à l’EFEO, donne l’exemple en analysant, dans la revue Đông Thanh, un poème d’un mandarin militaire qui n’a aucune valeur littéraire mais qui énumère les objets à la mode à Pho Hiên, port du commerce international à proximité de Hanoi, au xviie siècle : en provenance de la Chine, du Japon et de Hollande, ce sont des paravents, des tables, des théières, des tasses et bien d’autres choses encore (Lê Dư 1932). D’autres auteurs attirent l’attention sur l’utilité des registres familiaux et villageois, des stèles et des sources orales. Nguyễn Văn Tố sensibilise les lecteurs de Đông Thanh sur la valeur de vestiges matériels : des fragments de briques, de dalles, des poteries sont précieux pour l’étude de l’histoire ancienne du Vietnam et notamment de l’art de Đại La, ancien site de la ville de Hanoi.
67La conception même de l’histoire connaît un grand changement. La revue Tri Tân (1941-1945) se propose de se spécialiser dans les études historiques et donne le ton dans l’éditorial du n° 2 paru le 10 juin 1941 intitulé « Sur le chemin de l’histoire, avançons-nous » :
L’histoire nationale n’est pas des légendes, des fables.
L’histoire nationale n’est pas le « registre » d’une famille régnante.
L’histoire nationale doit être les pages qui, écrites sous une plume ayant comme dieu la vérité, décrivent fidèlement des états de la politique nationale, de la vie du peuple.
Le regard d’historien est désormais tourné vers la société et la vie quotidienne du peuple. C’est d’ailleurs cet intérêt pour le peuple que Hoài Thanh salue à l’occasion de la parution de l’ouvrage de Đào Duy Anh sur la culture vietnamienne :
Depuis toujours, les livres d’histoire de chez nous, y compris des ouvrages récents, ne s’intéressent prioritairement qu’à la prospérité et au déclin des règnes. Le Việt Nam văn hóa sử cương (Précis de la culture vietnamienne) ne fait pas partie de cette catégorie. Il ne faut pas y chercher des détails sur les abus de pouvoir, les coups d’État. Cet ouvrage s’intéresse à des choses plus importantes que la soif de pouvoir inassouvie de quelques personnes perfides ; ces choses sont la vie spirituelle et matérielle de tout le peuple pendant des dizaines de siècles, l’effort incroyable de nos ancêtres pour garantir la survie de la race (Hoài Thanh réédition 1999, 1076).
Le rôle assigné à l’histoire mène à la réflexion sur des projets collectifs de recherches comme on a vu plus haut. La revue Tri Tân revendique d’ailleurs le projet de création d’un Đoàn sử học (Groupe de recherches historiques) et dont le programme est publié dans le numéro 2 :
- rechercher dans les sources orientales et occidentales des éléments concernant le Vietnam ;
- faire une lecture critique des sources anciennes ; montrer les erreurs ou les faux dans les livres récents ;
- faire des entretiens auprès des vieillards sur les « choses vues et entendues » afin de constituer des documents « vivants » ;
- visiter les sites historiques tels que le temple du roi Bố Cái Đại Vương, la citadelle Co Long.
Même si les projets annoncés n’ont pas obtenu les résultats escomptés, ces revues culturelles en langue vietnamienne peuvent être considérées comme une sorte de centre de formation à distance pour leurs lecteurs dispersés dans tout le pays. Le souvenir de Đào Duy Anh, historien et lexicographe, permet de saisir l’esprit particulier de cette époque :
En général, certaines personnes apprenaient le français à l’école franco-indigène et oubliaient leur origine, mais les mêmes personnes, plus tard dans leur vie, réapprenaient la langue vietnamienne, étudiaient la littérature et la culture vietnamienne ; c’est pour cette raison que des traditions ne sont pas perdues. Ces personnes avaient toujours des occasions favorables pour faire leur apprentissage autodidacte. Il y avait quelque chose comme un sentiment d’infériorité ethnique, un réflexe de valorisation des valeurs nationales, qui les guidaient et leur permettaient de faire, en pleine assimilation forcée d’une culture étrangère, un retour aux sources ancestrales dans le respect de la langue maternelle et de la culture nationale. C’est ce sentiment diffus qui permet d’appliquer des connaissances et des méthodes nouvelles que l’enseignement exogène devait nécessairement et objectivement nous apporter, afin de chercher à tâtons à étudier la culture nationale, ainsi qu’à développer certains points forts de cette culture (Đào Duy Anh 1989, 19-20).
À un tout autre niveau, l’École française d’Extrême-Orient offre de bonnes conditions d’apprentissage grâce aux fonds bibliographiques et aux manuscrits, à l’accès aux recherches occidentales, mais aussi aux contacts avec les savants français.
L’autoformation au sein de l’EFEO
68La localisation de l’EFEO à Hanoi, capitale culturelle du pays depuis le xie siècle14, et l’organisation de l’École sont deux raisons principales pour expliquer l’existence d’un personnel vietnamien nombreux. Ces postes auxiliaires de la recherche – secrétaires, lettrés et dessinateurs notamment – contribuent à la familiarisation et à l’assimilation des connaissances et des méthodes de recherche occidentales. On peut citer, entre autres, le secrétaire Nguyễn Văn Khoan qui s’occupe du fonds européen, le lettré Lê Dư du fonds japonais, ou le lettré Trần Văn Giáp responsable du fonds des manuscrits et des estampages.
69L’exemple de la bibliothèque de l’EFEO est révélateur. En effet, la bibliothèque avec ses divers fonds d’ouvrages et de manuscrits est connue pour être un centre de documentation exceptionnel au niveau international sur tout ce qui concerne l’Extrême-Orient ancien ou contemporain, mais également sur l’actualité scientifique internationale dans des domaines différents. Elle comprend les fonds européen (incluant également des ouvrages vietnamiens écrits en quoc ngu), chinois, japonais, un fonds de manuscrits (cambodgiens, laotiens, siamois, thai, môn, birman, cham, lolo, etc.), ainsi qu’une collection importante d’estampages (Vietnam, Chine, Cambodge, Laos, Champa). Le dépôt instauré depuis 1900 par le gouverneur général Paul Doumer, ainsi que la pratique de dons d’auteurs et d’éditeurs, augmentaient régulièrement ces fonds. Cette bibliothèque exigeait un personnel qualifié capable d’assurer l’entretien, mais aussi d’effectuer le classement des fiches et des ouvrages, de recherches bibliographiques et de traduction. C’est grâce à ses nombreux lettrés que l’École pouvait se prévaloir des avantages exceptionnels en terme de temps et d’accessibilité que sa bibliothèque offre aux chercheurs. Le fond chinois par exemple était doté d’un catalogue unique en son genre fait d’après le dépouillement complet des collections. En 1921, le nombre de fiches avec les informations détaillées remonte déjà à plus de 45000 :
Chaque édition de chaque ouvrage a sa fiche particulière sur laquelle sont portées, outre le titre, le nombre de chapitres, la cote et le numéro, toutes les indications (rédigées en chinois) qu’on a pu trouver dans cette édition même sur les noms, appellations, surnoms et lieux d’origine des auteurs, commentateurs et éditeurs, l’époque où ils vécurent, la date de publication de l’ouvrage et celle de l’édition, les matières préliminaires (décrets impériaux, rapports au trône, avant-propos, tables de matières, etc.), les préfaces et postfaces avec leurs dates et les noms et lieux d’origine de leurs auteurs, etc. Ces fiches sont au nombre de plus de 45000 ; si l’on compare ce chiffre à celui qui a été donné plus haut pour les ouvrages correspondant à des numéros d’inventaire, on peut se rendre compte de l’importance énorme des éditions collectives et en même temps des difficultés que crée aux chercheurs un tel mode de publication ; un catalogue comme celui de l’École écarte entièrement ces difficultés. (BEFEO, 1921, p. 386-387).
L’EFEO offre donc des conditions de recherche excellentes. Il serait cependant inexact de dire qu’elle forme les chercheurs vietnamiens. L’entrée à l’EFEO est en soi une épreuve de sélection rigoureuse afin d’assurer le recrutement des meilleurs éléments, comme on peut le voir à travers le cas de Nguyễn Văn Tố dont on parlera plus loin. Mais par la suite, aucune formation systématique n’est dispensée au personnel. L’arrêté de 1929 prévoit bien la possibilité pour les assistants asiatiques de partir faire un séjour d’un an en France, mais cette disposition reste lettre morte. Trần Văn Giáp est en effet le seul employé vietnamien à se rendre en France en 1927, en tant que répétiteur aux Langues’O et chargé en outre d’une mission de recherche bibliographique pour l’EFEO. Ce séjour en France est motivé sans doute par ses compétences de lettré appréciées et réclamées par des orientalistes français. « Il semble en fait que le directeur de l’EFEO ait aussi voulu rendre service à ses éminents collègues en leur permettant de s’attacher la collaboration d’un véritable lettré ; c’est ainsi que Przyluski et Coèdes associeront Giap à leurs travaux sur le bouddhisme et sur la linguistique indochinoise » (Pierre Labrousse 1995, 251).
70Trần Văn Giáp retournera en Indochine en 1931 avec le diplôme de l’École pratique des hautes études de la Sorbonne. Il sera réintégré dans le cadre de l’EFEO, puis autorisé à se présenter à l’examen ouvrant accès à l’assistanat scientifique de l’École. Contrairement à ce qu’on peut penser, la préparation de ce diplôme est entièrement le fait de son initiative. Il aurait dû en effet rentrer à Hanoi en avril 1929, mais a finalement été « placé, à sa demande, dans la position de congé hors cadres et sans solde pour une période d’un an à compter du 1er septembre 1929 » comme le précise l’arrêté du 20 décembre 1929. Après avoir soutenu avec succès le mémoire sur l’histoire du bouddhisme au Vietnam, il est nommé assistant de 5e classe le 5 février 1932.
71La formation de jeunes chercheurs indochinois commencera plus tard, à partir de la rentrée 1943, au sein de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme sous la double tutelle de l’EFEO et de la faculté de médecine. Selon une communication dactylographiée faite par Robert, membre correspondant de l’IIEH, destinée au XXIe Congrès international des orientalistes qui s’est tenu à Paris en juillet 1948, les cours ont été suivis en l’année universitaire 1943-1944 par une centaine de personnes dont une majorité d’étudiants vietnamiens15. Institués sous le patronage du gouverneur général et avec l’accord du directeur de l’Instruction publique, ces cours comprennent les matières suivantes :
- anthropologie physique par Huard et Đỗ Xuân Hợp ;
- histoire des institutions juridiques par Lingat, Nguyễn Văn Huyên et Guilleminet ;
- ethnologie par Paul Lévy ;
- histoire par Coèdes et Nguyễn Văn Tố ;
- institutions religieuses par Trần Văn Giáp et Nguyễn Văn Khoan ;
- géographie humaine par Nguyễn Thiệu Lâu ;
- techniques cinématographiques et photographiques appliquées aux sciences humaines par Manikus, chef du service photographique de l’EFEO.
On ignore qui étaient ces étudiants et ce qu’ils sont devenus par la suite, mais la qualité des intervenants et le nombre d’étudiants semblent montrer que le projet de formation des jeunes chercheurs en sciences sociales et humaines était en marche16. Cependant, dans l’ensemble et jusqu’en 1945, on peut dire que le personnel vietnamien de l’EFEO fait son apprentissage de la recherche scientifique « sur le tas ». La juste formule que Paul Mus consacre à Nguyễn Văn Tố, peut parfaitement s’appliquer aux autres assistants vietnamiens : « M. To s’est fait lui-même, en servant l’École » (Mus 1977, 18).
La collaboration scientifique et les programmes collectifs vietnamiens
72Georges Coèdes, directeur de l’EFEO, dans son discours à la séance d’inauguration de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme (IIEH) le 5 avril 1938 sous la présidence d’honneur du gouverneur général Jules Brévié, appelle les autorités coloniales à la reconnaissance des compétences vietnamiennes et de l’utilité de la collaboration entre les chercheurs français et vietnamiens, à la base du projet de l’IIEH :
En Indochine, la collaboration entre spécialistes européens ne peut réussir que si elle fait appel au concours de nos confrères indochinois : Annamites, Cambodgiens et Laotiens. Nous avons la bonne fortune d’avoir à Hanoi un petit groupe de travailleurs annamites, formés à nos méthodes et capables de faire bénéficier nos recherches d’observations que les Européens ne pourraient entreprendre qu’avec une extrême difficulté. Par les communications que vous allez entendre dans un instant, vous jugerez vous-même, Monsieur le Gouverneur général, de quel prix peut être pour nous leur contribution à nos travaux (BIIEH 1938, 10-11).
Au-delà du discours adapté à la circonstance, il semble qu’une collaboration loyale entre Français et Vietnamiens soit une réalité dans la société coloniale. En témoignent les signes divers de relations personnelles de travail et d’amitié qu’on peut trouver dans des écrits tels que les mémoires, mais aussi parfois dans les textes scientifiques.
73Cette collaboration peut revêtir plusieurs formes. La situation de coauteur au sein de l’IIEH, dont il s’agira plus loin, en est la forme la plus poussée et officielle. L’aide à la publication en est une autre qui est importante pour les auteurs vietnamiens : Trần Văn Giáp a pu finalement faire publier Les Chapitres bibliographiques de Lê Quý Đôn et de Phan Huy Chú dans le BSEI (1938) grâce à l’intervention de Jean-Yves Clayes et de Victor Goloubew.
74La forme de collaboration la plus courante est sans doute l’aide aux recherches bibliographiques ou sur le terrain, bien qu’elle soit difficile à cerner. Pour exemple, citons Guilleminet, alors résident de Kontum, qui a ouvert généreusement sa bibliothèque à Nguyễn Đổng Chi et Nguyễn Kinh Chi qui l’ont chaleureusement remercié dans la préface éditée en 1937 de leur ouvrage Mọi Kontum portant sur des ethnies des plateaux du Centre. La relation entre Léopold Cadière et le lexicographe Đào Duy Anh est plus régulière. Une lettre de Đào Duy Anh adressée au directeur de l’EFEO en 1942 et conservée aux archives de l’EFEO nous apprend que Léopold Cadière emprunte des manuscrits de la bibliothèque de l’EFEO pour Đào Duy Anh qui, par le même intermédiaire, en communique d’autres pour l’École. Pierre Gourou et Paul Mus reconnaissent volontiers dans leurs ouvrages l’aide de leurs collègues Nguyễn Văn Khoan et Nguyễn Văn Tố.
75Il faut donc reconnaître l’accent de sincérité de Jean-Yves Clayes quand il parle de Nguyễn Văn Khoan comme d’un « ami » et de l’Essai sur le dinh de ce dernier comme une étude « fort documentée » ayant révélé « un fait ethnique complètement secret et jalousement défendu aux investigations de l’observateur européen ». Il ajoute en ces termes : « Soyons donc infiniment reconnaissants à ceux de nos amis annamites qui voudront bien soulever pour nous le voile épais de leur plus intime folklore » (Clayes 1934, 99).
76En dehors de ces institutions de recherche, la revue Est parue en langue française de janvier à juillet 1939 marque un moment important. Née d’une initiative commune entre des intellectuels français et vietnamiens avec comme projet de consolider le lien entre la France et le Vietnam, elle a la particularité d’être dirigée conjointement par J.-M. Hertrich et Nguyễn Mạnh Tường, docteur en droit et ès lettres de l’université de Montpellier en 1932. Le dépouillement de la collection constituée seulement de cinq numéros conservés à la Bibliothèque nationale de France à Paris montre que, parallèlement aux créations et aux études littéraires, la revue semble promouvoir un projet d’études de la société indochinoise sous tous ses aspects : les traditions et la modernité, le niveau de vie, la nouvelle génération, les groupes ethniques, etc. Les intellectuels formés en France y sont particulièrement actifs : on peut lire par exemple un article de l’ancien élève de l’École normale supérieure de Paris et agrégé de grammaire Pham Duy Khiêm « À propos de la famille annamite » dans le numéro 3. Tran Van Tung fait part de la « Nostalgie de la France » dédiée à « G. Duhamel, mon cher parrain » dans le numéro 3 et Đặng Phúc Thông étudie « Le confucianisme et les jeunes » dans le premier numéro. La revue publie deux études importantes : « Les problèmes de la paysannerie annamite » (n° 2) par Nguyễn Văn Huyên et « Les chants rituels des fêtes du Nam Giao » (n° 4) coécrit par le dernier avec Trần Văn Giáp.
77Cette collaboration prend une dimension officielle dans le cadre du Conseil des recherches scientifiques (CRS) créé par l’arrêté du 25 mars 1928 et le Conseil de recherches et études historiques, juridiques et sociales (CREHJS) créé par l’arrêté du 18 novembre 1943. Le CRS poursuit officiellement un double objectif : la représentation de l’Indochine dans les manifestations savantes internationales et la coordination des recherches en Indochine. Son activité de coordination se résume en réalité à quelques séances de travail pendant lesquelles des membres présentent des communications. On peut cependant noter la présence de membres vietnamiens au sein de ce Conseil à la fin des années 1930. Nguyễn Thiệu Lâu, alors assistant à l’EFEO, y fait d’ailleurs en 1941 un exposé sur la formation d’une plaine en Annam. Quant au CREHJS, il est beaucoup plus actif. Ce Conseil est divisé en deux sections : section des sciences historiques, géographiques et philologiques (où figure aussi l’ethnologie) et section des sciences sur la société, en fait les sciences juridiques et économiques. Dans la première section figurent Nguyễn Văn Huyên, membre de l’EFEO, et Ngô Đình Nhu, premier diplômé vietnamien de l’École des chartes à Paris, alors conservateur des Archives et Bibliothèque de l’Annam. Dans la deuxième section, on trouve Vũ Văn Hiền, docteur en droit et avocat à la cour d’appel d’Hanoi, et Phạm Quỳnh, ministre de l’Intérieur. De juin à décembre 1944, quatre séances de travail ont permis la présentation des ouvrages et des communications dont une série d’études inédites de Nguyễn Văn Huyên sur les rites de demande de pluie dans la société vietnamienne.
78Un autre niveau de collaboration scientifique entre les chercheurs vietnamiens et français est atteint avec la création de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme conjointement par l’EFEO et par l’École de médecine à l’université indochinoise.
L’Institut indochinois pour l’étude de l’homme (1938-1945)
79Officiellement créé en février 1938 à Hanoi, IIEH prend forme vers la fin 1937 suite à une « initiative spontanée » d’un collectif de Français et Vietnamiens venant de l’EFEO et de la faculté de médecine. Une réunion préparatoire a eu lieu le 4 novembre 1937 et les statuts de l’IIEH ont été approuvés par arrêté du gouverneur général du 3 février 1938, modifiés en assemblée générale le 15 février 1943 et approuvés par arrêté du gouverneur général du 20 mars 1943. Le but de l’Institut est de « développer les connaissances concernant l’Homme d’Extrême-Orient en tant qu’être physique et social ».
80L’Institut est statutairement lié à l’EFEO et à l’École de médecine (Institut anatomique, Section d’anthropologie) qui mettent à disposition les locaux et les matériels nécessaires (musées, bibliothèques, etc.). Dans les statuts modifiés en 1943, il est précisé que l’Institut est administré par un bureau composé de trois membres obligatoires (directeur de l’EFEO, directeur du laboratoire d’anthropologie de la faculté de médecine de Hanoi, chef du Service ethnologique de l’EFEO) et de six membres élus. Le président de l’IIEH pendant toute cette période était Georges Coèdes, directeur de l’EFEO. Ses « moyens d’actions » sont ses propres bulletins et mémoires, mais également les publications de l’EFEO, ainsi que des conférences. Les membres de l’Institut se réunissent au début une fois par mois (le premier mardi), puis deux fois par mois (le premier et le troisième mardi) à partir de septembre 1939. Le compte rendu annuel donne la liste des communications dont certaines sont publiées dans le BIIEH. L’originalité de l’IIEH est de réunir les efforts des chercheurs en anthropologie physique et ceux qui travaillent sur l’homme en société. Le rapport d’activités de l’année 1942 distingue les sections « anthropologie » (en fait anthropologie physique), « ethnographie », « philosophie », « économie politique », « géographie humaine », « folklore », « chimie appliquée à l’archéologie ».
81La création de l’IIEH constitue un véritable tournant vers une reconnaissance des compétences vietnamiennes. Par rapport à l’EFEO, l’IIEH représente une grande ouverture : la qualité de membre titulaire est acquise par élection à la majorité absolue par le Bureau. Pour être éligible, il faut être présenté par deux membres de l’Institut et avoir publié au moins un mémoire se rapportant à l’étude de l’homme ou avoir directement participé à l’activité de l’Institut. Ngô Quý Sơn et Nguyễn Văn Lành ont pu ainsi intégrer l’Institut en tant que membres titulaires alors que le premier n’est qu’un secrétaire de 4e classe à l’EFEO, et le deuxième médecin indochinois en poste au Laos. La situation de coauteurs est fréquente au sein de l’IIEH comme on le verra plus loin : Trần Văn Giáp et Jean-Yves Clayes, Nguyễn Xuân Nguyên et Pierre Huard signent ensemble leurs textes.
82La création de l’IIEH s’inscrit dans le développement de l’ethnologie et de l’anthropologie dans le champ universitaire et savant français et international : l’Institut d’ethnologie a été créé en 1925 par Marcel Mauss, Paul Rivet et Lucien Lévy-Bruhl à la Sorbonne, le premier congrès international des Sciences anthropologiques et ethnologiques de Londres a eu lieu en 1934, le musée de l’Homme dirigé par P. Rivet ouvre ses portes en 1937. En Indochine, un service d’ethnologie et de paléoethnologie a été créé au sein de l’EFEO par décision du 29 octobre 1937 signée par le directeur Georges Coedès, suivi par la fondation d’un musée de l’Homme en 1938 à Hanoi. Ce nouveau service est confié à Paul Lévy, licencié ès lettres et diplômé de l’Institut d’ethnologie de la Sorbonne, membre temporaire par arrêté du 27 janvier 1937 et en Indochine depuis mai 1937. Il est assisté dans ses travaux par Nguyễn Văn Huyên, docteur ès lettres de la Sorbonne en 1934 et professeur de lycée depuis 1935, notamment dans une mission dans les montagnes du nord en juillet 1937 et pour l’installation du musée de l’Homme en novembre 1938.
83Au sein de l’Institut indochinois pour l’étude de l’homme, en quelque sorte en marge de l’EFEO, l’instance de consécration officielle de l’orientalisme en Indochine, se développe ainsi une collaboration entre chercheurs français et vietnamiens, rendue possible, notamment, par l’évolution des sciences de l’homme vers un meilleur ancrage dans le paysage universitaire et savant en France. En dehors des institutions de recherche officielles, les Vietnamiens commencent à s’organiser autour de programmes collectifs qui leur sont propres.
Les programmes de recherche vietnamiens
84Avant de présenter les projets qui voient le jour dans les années 1930, il faut saluer tout d’abord le patient travail mené depuis le début du siècle par les équipes des revues culturelles Đông Dương tạp chí et Nam Phong, ainsi que par celle de l’AFIMA (avec notamment le projet du dictionnaire de la langue vietnamienne) et par la Société de l’Enseignement Mutuel du Tonkin (SEM du Tonkin).
85Fondée en 1892, la SEM du Tonkin porte en son nom vietnamien Trí Tri une certaine idée de son projet. Tirés d’un classique confucéen, Trí Tri peut se traduire approximativement par « Connaître pour agir ». Dès le début du xxe siècle, la SEM du Tonkin devient déjà un lieu de rassemblement de l’élite intellectuelle francophone à laquelle se joignent également des personnalités de l’élite lettrée telles que Bùi Kỷ, Lê Dư et celles du mandarinat telles que Thân Trọng Huề. À partir de 1920, elle organise les conférences et publie un Bulletin trimestriel avec des textes en langue française ou vietnamienne. Ce Bulletin prend une autre dimension à partir de 1930, quand Nguyễn Văn Tố, alors assistant de l’EFEO, est élu à la tête de la société et de son comité de rédaction. La qualité et la diversité des questions abordées concernant le Vietnam ancien et contemporain font que le Bulletin est reconnu par les contemporains comme une référence dans le milieu intellectuel vietnamien. Un concours des mémoires sur l’histoire et la culture vietnamiennes est également organisé par la Société dans les années 1930. Si la SEM du Tonkin n’élabore pas de programmes de recherche collectifs, elle contribue grandement à l’introduction et au développement des sciences sociales et humaines au Vietnam.
86De 1932 à 1934, une revue culturelle, Đông Thanh (Voix de l’Orient), occupe une place importante sur la scène intellectuelle. Le projet de cette revue bimensuelle est de contribuer à la sélection des meilleurs éléments des civilisations d’Orient et d’Occident pour la construction d’une nouvelle culture vietnamienne. Elle estime nécessaire de
choisir dans les idées de l’Orient et de l’Occident les éléments appropriés pour la construction d’une nouvelle culture nationale […] Rien n’est parfait, il faut bien réfléchir, essayer de comprendre jusqu’au bout, afin de choisir ce qui est bien et intéressant (éditorial, n° 1, 1932).
« L’étude de l’ancien » (khảo cổ) est donc la priorité de la revue qui se veut le gardien du patrimoine : « Đông Thanh recueille et conserve tout ce que l’Orient a de bien, notamment ce qui est proprement vietnamien » (ibidem).
87Grâce à une équipe de personnalités issues de deux écoles traditionnelle et moderne, pendant deux ans et demi, Đông Thanh anime la vie intellectuelle vietnamienne. Sans doute par l’intermédiaire de Nguyễn Văn Tố, un de ses collaborateurs principaux, la revue bénéficie même de la reconnaissance de la part de l’EFEO qui l’a choisie pour diffuser les résultats de ses recherches. Đông Thanh lance une série de projets collectifs et appelle ses lecteurs à y participer : la recherche de documents et ouvrages vietnamiens anciens afin de constituer des archives pour les études d’histoire sociale et littéraire, le patrimoine architectural et artistique, ainsi que les études et diffusion de la pharmacopée traditionnelle.
88C’est en 1938-1939 que l’historien et le lexicographe Đào Duy Anh propose un programme de recherche sur l’histoire sociale et culturelle du Vietnam qui devrait réunir les groupes de travail basés à Hanoi, Hué et Saigon :
Après avoir écrit Việt Nam văn hoá sử cương (Précis sur la culture vietnamienne) je me suis aperçu que les documents réunis étaient utilisés dans l’urgence sans avoir été sélectionnés suite à des recherches et des discussions collectives. J’ai pensé alors que le problème de la culture vietnamienne est complexe, notamment du point de vue historique. Il doit être donc l’objet d’un travail de collecte et de recherche collective. C’est pour cela qu’à la fin de 1938 je suis venu à Hanoi pour rencontrer monsieur Nguyễn Văn Tố et quelques-uns de ses collègues (autour de la revue Tri Tân) et pour discuter de la création d’un groupe de recherches en histoire et l’édition d’une collection d’ouvrages historiques. Le groupe serait le lieu d’échanges scientifiques, puis une fois la discussion faite, des gens seront désignés pour rédiger une synthèse destinée à la publication. Après le voyage à Hanoi, je suis parti dans le Sud pour en parler avec Le Tho Xuân […] afin d’organiser une coopération avec le groupe Phan Thanh Gian basé à Saigon et auquel Xuân participait. D’ailleurs, plusieurs amis m’ont conseillé d’envisager la création sur le même principe d’une collection littéraire. Pour cette raison j’ai rencontré quelques critiques littéraires à Hué (Ton Quang Phiet, Hoai Thanh) et à Hanoi […].
Nous avons élaboré un programme de recherche et d’édition d’ouvrages historiques comprenant quelques sujets fondamentaux sur l’histoire du Vietnam ainsi que des sujets plus spécialisés […].
Monsieur Nguyễn Văn Tố a accepté la direction scientifique de la collection, alors que je devais m’occuper du travail de l’édition […].
Nguyễn Văn Tố a choisi l’étude de l’œuvre de quelques docteurs reçus sous la dynastie des Lê d’après des registres familiaux, ainsi que sur les documents conservés à l’EFEO. Quant à moi, j’ai estimé qu’il faut faire des recherches sur la préhistoire au Vietnam, c’est pour cela que j’ai choisi les sujets suivants : la culture de bronze, les pays Van Lang et Au Lac, etc. D’autre part, j’ai envisagé la rédaction d’un petit ouvrage sur l’immigration et l’installation des Chinois dans le Centre du Vietnam (Đào Duy Anh 1989, 90-91).
Ce projet est probablement le premier de cette envergure qui vise à fédérer les forces des principaux groupements intellectuels vietnamiens. Les discussions sur les manuscrits déjà achevés se préparaient quand la guerre a éclaté. La difficulté de communication et la hausse du prix du papier ont empêché la poursuite de ce projet. Il a permis sans doute la publication d’études publiées dans les années 1940-1945 : par exemple, la série d’articles sur les Docteurs des Lê par Nguyễn Văn Tố dans Tri Tân, ainsi que les articles de Đào Duy Anh sur la colonie chinoise dans la province de Thừa Thiên et sur la famille de Trần Tiễn Thành dans le BAVH. Malgré l’impossibilité de mener le projet sous sa forme initiale, les groupes de travail continuaient également à fonctionner : les revues Tri Tân et Thanh Nghị créées à Hanoi en 1941 et la « section d’études annamites » présidée par Đào Duy Anh au sein de la Société d’enseignement mutuel de l’Annam à Hué.
89Thanh Nghị (1941-1945) propose un programme de recherche ambitieux pour l’étude de la formation du peuple vietnamien, en particulier la Marche vers le Sud, la fameuse Nam Tiên. L’appel de Nguyễn Thiệu Lâu, alors assistant à l’EFEO, pour un grand projet collectif est publié dans le numéro 27. En encourageant ses lecteurs à participer à la collecte de documents notamment dans les bibliothèques privées, il insiste sur ce devoir collectif qui « n’est pas un travail de quelques personnes, mais l’œuvre de tout habitant du pays ». Thanh Nghị se propose alors comme le lieu de rassemblement de personnes, de publication de documents et d’échange de points de vue et de résultats de recherche. Nguyễn Thiệu Lâu s’intéresse ainsi à la question de la formation de villages et de leur structure (n° 67 et 73), à la politique d’immigration et de défrichement (à travers la personnalité de Nguyễn Tri Phương dans le Sud, n° 89). Đặng Thai Mai s’interroge sur le problème de documents et de sources pour l’histoire dans un article important (n° 59) « qui se lit comme un programme de travail » (Brocheux 1988, 350) en attirant l’attention des lecteurs sur divers types de documents : livres étrangers, coutumiers villageois, monographies, registres de grandes familles, inscriptions, preuves matérielles etc. Quant à Đào Duy Anh qui envoie ses articles par voie postale, il s’intéresse à l’origine du peuple vietnamien en étudiant « le problème de Giao Chỉ » (nos 98 et 99).
90On peut voir le signe de la maturité des recherches menées par des intellectuels vietnamiens dans la proposition de collaboration officielle et à l’égalité avec l’EFEO faite en 1942 par la « Section d’études annamites ». Đào Duy Anh, son directeur, écrit ainsi au directeur de l’EFEO :
J’ai l’honneur de vous offrir un exemplaire du règlement intérieur de notre Société d’enseignement mutuel de Huê concernant la création d’une Section d’études annamites.
Notre section comprend particulièrement une bibliothèque sino-annamite que nous venons de mettre sur pied avec le Tứ-khố-toàn-thư sơ-tập et tous les livres dont il existe des planches au Bureau des annales de Huê. Nous vous serons reconnaissants […] de nous autoriser de temps à autre à prendre copie des manuscrits rares que vous avez dans la Bibliothèque de l’École française […]
Pour notre part, nous vous promettons de communiquer pour copie les documents que nous croyons pouvoir intéresser la bibliothèque chinoise de l’École (Lettre de Đào Duy Anh au directeur de l’EFEO à propos de la section des études annamites, 1942, Archives de l’EFEO, carton 37).
On ignore la suite donnée à cette proposition, mais Đào Duy Anh écrira dans ses mémoires que le BEFEO devait accueillir dans la collection « Textes et Documents » sa traduction intégrale et critique de Phủ biên tạp lục, l’ouvrage rédigé en caractères chinois au xviiie siècle par Lê Quí Đôn (Đào Duy Anh 1989, 100). On peut y voir sans doute la marque d’une volonté d’ouverture que l’institution manifeste à l’égard des intellectuels vietnamiens. Ceux-ci se montreront capables, dès les premiers jours de l’indépendance, d’assurer l’organisation de la recherche et la formation des jeunes chercheurs.
91Le coup de force japonais le 9 mars 1945 suspendra le fonctionnement de l’École française d’Extrême-Orient en Indochine jusqu’au retour de la France qui signifie également l’éclatement de la guerre d’Indochine le 19 décembre 1946. Pendant ce laps de temps, Lê Dư, anciennement lettré à l’EFEO, sera nommé, pour quelques jours, directeur d’une nouvelle institution par la décision n° 8/8 Vc du 18 août 1945 du délégué Extraordinaire Impérial au Bắc Bộ17. Plus tard, c’est Nguyễn Văn Huyên, l’ancien membre de l’EFEO, qui sera chargé, à partir du 18 décembre 1945, de la direction de l’École d’Orient (Phương Đông Bác cổ học viện), rattachée au ministère de l’Éducation nationale par le décret signé le 8 septembre 1945 par Võ Nguyên Giáp au nom du président du gouvernement provisoire (Boudarel 1987, 12). Le 6 février 1946, il présentera un plan de travail à long terme pour développer les sciences sociales au Vietnam, en accordant une grande attention à la formation de jeunes chercheurs, notamment par l’envoi de chercheurs à l’étranger pour compléter leur formation obtenue à l’université (idem)18.
92Nguyễn Văn Huyên sera également responsable de la mise en place de l’université du Vietnam à partir de la rentrée 1945. Celle-ci, officiellement inaugurée le 15 novembre 1945 lors d’une cérémonie solennelle, outre les anciennes disciplines enseignées à la faculté de médecine, des sciences et des beaux-arts, accueille deux nouvelles facultés : celles des lettres et des sciences politiques19. Cette faculté des lettres est chargée à la fois de la formation du personnel enseignant pour le secondaire, mais également celle des futurs chercheurs dans les sciences sociales dont la sociologie (xã hội học) et l’anthropologie (nhân chủng học).
93En octobre 1946, une exposition sur les poteries de fabrication vietnamienne conservées à l’École française d’Extrême-Orient sera organisée par Hoàng Xuân Hãn et inaugurée par Hồ Chí Minh, président de la République. C’est également à ce moment-là que les chercheurs présenteront au gouvernement un projet sur la protection des monuments historiques.
94Ce développement de la recherche, cas assez exceptionnel dans l’histoire de la colonisation, est dû au contact de la tradition orientaliste occidentale, mais également grâce à une longue tradition intellectuelle et au patrimoine écrit légués par les lettrés vietnamiens.
Notes de bas de page
1 BEFEO 1921, 208. Voir également Isabelle Dion, Auguste Pavie, l’explorateur aux pieds nus, Aix-en-Provence, Coédition Archives nationales d’outre-mer et Images En Manœuvre Editions, 2010. L’exposition en ligne est à l’adresse http://www.pavie.culture.fr/home.php.
2 Cf. Noël Peri, Rapport au gouvernement général à propos du concours de doctorat de 1910, Archives EFEO, carton xvi, dossier 20 (participation à l’organisation des examens en langues orientales)
3 Note du 15 mai 1942 classée « secret » du chef du Service IPP Robbe au gouvernement général et aux chefs des services locaux IPP (Archives de l’EFEO, dossier « Correspondances confidentielles »)
4 James Darmesteter, Critique et politique.
5 Une fondation Phan Châu Trinh a été créée en 2007 par un groupe d’intellectuels dont les écrivains Nguyẽn Ngọc et Chu Hảo avec l’objectif de contribuer au développement de l’éducation et de la connaissance. Présidée par Nguyễn Thị Bình, l’ancienne vice-présidente de la République Démocratique du Vietnam et petite-fille de Phan Châu Trinh par sa mère, cette fondation décerne chaque année les prix dans les domaines de l’éducation, de la recherche, de la traduction et des études vietnamiennes.
6 La lettre de Phan Châu Trinh est traduite en anglais et publiée par Truong Buu Lam (2000, 125-140).
7 On sait désormais que le mandarinat n’est pas non plus monolithique et sa fidélité envers les autorités coloniales est « douteuse » (Charles Fourniau 2002, 686-687).
8 La Commission criminelle, instituée après l’affaire de la garnison de Hanoi, classe les lettrés de l’école Đông Kinh Nghĩa Thục dans le 5e groupe de l’enquête, celui qui « ne comprend pas les auteurs directs de la tentative de soulèvement », mais qui ont une part de responsabilité morale ; il est estimé en effet que ces lettrés se font « les promoteurs de l’insubordination contre l’autorité du Protectorat » (Charles Fourniau 2002, 689)
9 Des grandes écoles accueillaient en France des élèves vietnamiens, mais nous n’avons pas pu les identifier d’une façon exhaustive. Signalons par exemple l’historien Hòang Xuân Hãn, polytechnicien et agrégé de mathémathiques, ainsi que Ngô Đình Nhu, diplômé de l’École des chartres.
10 Les « Annamites », « Tonkinois », « Cochinchinois », « Laotiens » et « Cambodgiens » ont été rebaptisés « Indochinois » à l’approche de la guerre.
11 Le maintien de l’influence française en Indochine emprunte le chemin de la propagande à tous les niveaux. Dans des notes confidentielles, on explique ainsi aux fonctionnaires français qu’une collaboration franco-indochinoise passe également par l’amélioration des relations entre communautés. On encourage les Français à se comporter avec les « Indochinois » avec courtoisie, de ne pas se mettre en colère ni dans le travail ni dans la vie quotidienne. Pour favoriser ce rapprochement, la transformation d’associations et de cercles existants en cercles franco-indochinois est préconisée et les actions diverses susceptibles de faire naître des amitiés (sport, excursions etc.) sont vivement encouragées. Les contacts privés entre individus sont d’ailleurs considérés comme essentiels car basés sur la confiance. Cette note du gouverneur général Jean Decoux est explicite :
« Les indications qui précèdent ne sont pas, je le répète, limitatives. Il s’agit pour la plupart de suggestions laissant place à toutes initiatives et adaptations que l’expérience viendrait à susciter. Il importe, avant tout, qu’une action soutenue, et ingénieuse, s’exerce aux divers échelons de la hiérarchie administrative, ainsi que dans les divers groupes de la Société française. Tous les moyens devront, sans relâche, être mis en œuvre pour atteindre le but recherché, et pour faire entrer le rapprochement franco-indochinois non seulement dans les institutions, mais encore dans les mœurs » (Note du 6 novembre 1942 de Jean Decoux aux Chefs d’Administration locale, Archives de l’EFEO, dossier « Correspondances confidentielles » ; mot souligné dans le document original)
12 É. Gaspardonne cite Saint Evremond dont cette phrase est mise en exergue au début de son article : « Le Tonquin et la Cochinchine sont peu de chose : ces Royaumes-là ont besoin d’être embellis par des imaginations amoureuses des merveilles étrangères » (Jugement sur les trois relations de Siam, à M. Le Febvre)
13 La traduction des œuvres de la littérature occidentale correspond au besoin d’une nouvelle génération de lecteurs, alors que la traduction des œuvres chinoises permet aux intellectuels formés à l’école française, ainsi qu’aux gens du peuple de (re)découvrir cette littérature proche et lointaine à la fois.
14 Hanoi (Hà Nội, « à l’intérieur du fleuve ») est le nom donné au xixe siècle à la ville Thăng Long (littéralement « Dragon qui s’envole »). Le roi Lý Thái Tổ crut voir, en arrivant à cet endroit par le bateau, un dragon, heureux présage, et ordonna le transfert de la capitale en 1010. En référence à la longue histoire de cette ville, capitale des Viets presque sans interruption pendant plusieurs siècles, on parle de Thăng Long-Hà Nội, patrimoine de l’humanité, qui a fêté ses mille ans en 2010.
15 Communication dactylographiée par Robert, membre correspondant de l’IIEH (Archives de l’EFEO, carton xxiii, dossier 34)
16 Le projet d’organiser des cours et des conférences destinés au grand public afin de « vulgariser les connaissances […] sur l’Extrême-Orient » sera repris par l’EFEO plus tard, dans les années 1948-1949, avec l’institution d’un certificat (après un an d’études) et d’un diplôme (après deux ans d’études). Le programme porte sur « l’archéologie, l’histoire, l’ethnographie, les religions, la linguistique, la littérature de la Chine, des Indes, de l’Indochine et des pays voisins ». Toute personne peut être admise après l’inscription et obtient un statut d’étudiant. Les cours ont lieu les lundi, mercredi, samedi de 15h à 17h ; les conférences se font deux fois par mois le jeudi de 17 h 30 à 18 h 30. Parmi les enseignants et conférenciers : Durand, Lévy, Karpelès, Haudricourt, ainsi qu’un Laotien Thao Phouvong (Dân Viêt Nam, n° 2, 1948, p. 93).
17 Archives de l’EFEO, Registres des documents administratifs de l’EFEO, DA 6, p. 131 et DA 15, p. 440 en manuscrit.
18 Ces renseignements sont tirés, précise Georges Boudarel dans une note, d’un dossier des archives de l’EFEO que nous n’avons pas pu consulter.
19 La Faculté des Lettres est créée par le décret (sắc lệnh) du 10 octobre 1945. Les disciplines enseignées et le fonctionnement de la faculté sont précisés par la décision du 3 novembre 1945 par le ministre de l’Éducation Vũ Đình Hòe. Le programme de chaque discipline est rendu public par un document du 16 novembre 1945 émanant du directeur de l’enseignement supérieur Nguyễn Văn Huyên (Archives de l’EFEO, dossier personnel de Nguyễn Văn Huyên).
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