Etude comparée du thème de la fenêtre dans La Mort Artu et les Chansons de toile
p. 241-246
Texte intégral
1Elément architectural, ouverture sur le monde extérieur, moyen de sensibilisation à l’espace, la fenêtre figure fréquemment dans la littérature médiévale. Cependant, si elle est présente aussi bien dans les romans bretons que dans la lyrique courtoise, on peut se demander si, dans les deux cas, elle exerce la même fonction ou si l’on peut découvrir des variations en rapport avec le genre littéraire considéré. Les événements que l’on entrevoit « par la fenêtre » sont-ils les mêmes ? Ne peut-on relever des valeurs spécifiques ? C’est ce que nous allons essayer de déterminer à partir de différents exemples et tout particulièrement à travers une comparaison de l’image qui en est donnée dans un roman comme la Mort le Roi Artu et dans les Chansons de toile. Pour ce faire, nous envisagerons successivement trois aspects : l’utilisation emblématique, d’abord, de ce motif. Ensuite, son importance par rapport à l’intérêt dramatique du texte et enfin, sa signification symbolique.
2A plusieurs reprises, la figure se comporte, dans les textes, comme un motif emblématique lié à certains personnages. C’est ainsi qu’on constate, par exemple, dans la Mort le Roi Artu, qu’elle est majoritairement liée à des personnages d’origine aristocratique : on trouve fréquemment le roi Artur ou sa femme Guenièvre à la fenêtre. On pourrait donc être tenté de voir dans cet élément architectural une marque de supériorité sociale : Artur, désœuvré, va, comme Guillaume dans la Prise d’Orange, chercher un dérivatif à son ennui à travers la fenêtre, comme Guenièvre, solitaire en ses appartements, s’approche d’elle pour rêver ou quêter une distraction. En pareille circonstance, le paysan, lui, choisit de s’installer, le dimanche par exemple, sur le seuil de sa porte pour regarder circuler les passants et éventuellement se moquer d’eux, ainsi qu’on le voit dans les 23 manières de vilains du xiiie siècle. C’est que la fenêtre appartenait sans doute à une architecture plus élaborée et dominatrice, signe d’appartenance à une élite.
3Il s’agit, en tout cas, d’un motif lié à des personnages momentanément écartés de l’action : Artur, Guenièvre ou les femmes des chansons de toile postées à leur fenêtre se comportent comme des êtres passifs. Ils regardent, écoutent mais n’agissent pas. Agravain est inactif lorsqu’il aperçoit, par cette ouverture, Lancelot qui se rend chez la reine Guenièvre. Les personnages féminins des chansons de toile ne sont pas toujours inoccupés mais l’auteur nous les présente, assis, immobiles, comme Belle Doette en train de lire ou Belle Erembourg qui porte sur ses genoux une étoffe colorée1.
4C’est que la fenêtre constitue, en effet, une sorte de refuge pour ceux qui sont isolés du monde extérieur (jeunes filles ou épouses confinées à l’intérieur de la maison) ou qui cherchent à s’abstraire, momentanément, du groupe social dans lequel ils se fondent ordinairement. Ainsi, c’est dans l’embrasure d’une fenêtre que se rendent Gauvain et Gahereit quand ils voient Artur courroucé par les révélations d’Agravain2 ou que se porte tout naturellement le roi pour une conversation privée et confidentielle avec Gauvain ou Griflet3. C’est donc la place de ceux qui observent mais ne cherchent pas à modifier le cours des événements qui se déroulent à l’extérieur, comme Guenièvre voyant arriver Lancelot4 ou belle Idoine contemplant le tournoi5.
5La fenêtre est également emblématique d’êtres en proie à une crise psychologique ou morale. Physiquement immobiles, ils sont victimes d’un profond bouleversement intérieur. C’est le cas d’Artur « pensis et maz por la reïne », après l’accusation publique portée par Mador contre Guenièvre6.
6Mais si la fenêtre a donc, comme nous l’avons vu, une fonction résidentielle, c’est aussi à travers elle que prend souvent vie un phénomène qu’on ignorait et qui va déclencher toute une série d’événements, contribuant ainsi à faire avancer l’action. Car la fenêtre est source d’informations et lieu d’observation privilégié pour plusieurs personnages. C’est grâce à elle qu’Agravain découvre le moment exact de la rencontre entre Lancelot et Guenièvre7 ou qu’Artur s’aperçoit que Lancelot, qu’il croyait malade, a finalement décidé de venir incognito participer au tournoi de Wincestre, ce qui réduit à néant les accusations d’Agravain contre lui8. C’est aussi grâce à elle qu’il découvre la nacelle dans laquelle gît le corps de la demoiselle d’Escalot9. La même fonction apparaît dans la lyrique, comme on le voit avec belle Idoine contemplant le tournoi de sa fenêtre : elle va pouvoir appeler à l’aide l’un des participants, le comte Garsile. Après avoir remporté le prix de l’épreuve, il l’épousera10.
7La fenêtre peut également servir les projets d’un personnage et faciliter son action. Belle Doette ou Belle Erembourg cherchent, en s’installant près de cette ouverture, à obtenir plus de lumière. La première pourra ainsi lire plus commodément11. De même, dans le roman, la lumière va permettre la réussite du plan machiavélique de Morgain. En effet, lorsqu’elle décide de faire découvrir par Artur les dessins tracés jadis par Lancelot captif sur les murs de la chambre où le roi a passé la nuit, dessins qui retracent, sans aucune ambiguïté, les amours du chevalier avec la reine Guenièvre, la fée n’a qu’à attendre, en prolongeant la conversation avec son frère, que les rayons du soleil agissent comme un révélateur. La fenêtre constitue donc, pour la fée malintentionnée, un adjuvant essentiel12.
8Par ailleurs, si la fenêtre ne permet pas l’évasion physique, elle autorise néanmoins les échanges d’objets. Ainsi Idoine, enfermée depuis trois ans dans une tour par ses parents hostiles à son amour, pourra-t-elle faire parvenir, par la fenêtre, sa manche à son ami qui pourra ainsi l’arborer dans le tournoi qui débute peu après13.
9La fenêtre contribue aussi à transformer les êtres et à faire évoluer leurs sentiments. Ceci s’opère, en général, grâce à la parole. Car la vue n’est pas seule en cause. L’information peut transiter aussi par l’intermédiaire de l’audition, soit par hasard, soit à la suite d’une intervention volontaire et délibérée. Ainsi, Guenièvre capte-t-elle, à leur insu, la conversation de Gauvain et d’Artur. Le son passe d’une fenêtre à l’autre, la reine apprend ainsi l’existence de la demoiselle d’Escalot et sa grande beauté et découvre, à propos de l’amour supposé de Lancelot pour la jeune fille, les tourments de la jalousie14. Bien qu’erronée, l’interprétation de Gauvain aura des répercussions importantes sur les événements car elle modifiera le comportement de la reine et ses relations avec son entourage, en particulier Boort et Lancelot. La fenêtre a permis là l’instauration d’une croyance, créé une dramatisation, instauré un doute et modifié la signification des choses. De témoin et de spectateur qu’il était, le personnage à la fenêtre est alors devenu un interprète. Dans les chansons de toile, Erembourg, par la fenêtre, voit arriver Renaud qui revient de la cour du roi. Il passe sans lever la tête mais elle lui adresse la parole, lui reprochant son indifférence présente, si différente de son amour passé. Il se répand alors en reproches, criant sa jalousie. Comme elle promet de se justifier, il pénètre dans la maison et se réconcilie avec elle. La fenêtre a donc été l’artisan du rapprochement de ce couple et a permis une meilleure compréhension à l’intérieur de ce dernier. La femme doit à la fenêtre la possibilité de jouer un rôle actif pour forger son propre destin15.
10La fenêtre permet donc d’échapper à un espace clos en portant son regard sur l’extérieur. Comme belle Erembourg, belle Idoine s’ancre partiellement dans un monde dont elle était normalement exclue, comme l’héroïne du Roman de Joufroi : séquestrée dans une tour par son mari jaloux, elle se console en regardant en bas des chevaliers qui jouent et dansent près d’un poirier, symbole de l’amour. La recluse jouit en outre d’un plaisir esthétique : elle entend chanter le lai du Chèvrefeuille, la chanson de Tintagel et jouit de la musique de la harpe, du luth, du fifre et de la flûte, elle peut aussi trouver une distraction à regarder des marionnettes ou un lanceur de couteaux. La fenêtre annule donc l’interdit marital, rend la liberté morale à défaut de la liberté physique de se déplacer et permet à la femme isolée de retrouver une vie sociale et des plaisirs conformes à son rang.
11Mais la fenêtre n’a pas seulement un caractère dramatique, elle revêt aussi souvent une valeur symbolique. Elle marque, en effet, un découpage de l’espace. Elle représente, souvent, une opposition radicale entre deux univers : celui dans lequel on se trouve, généralement présenté comme décevant, et celui dans lequel on n’est pas mais auquel on voudrait appartenir, celui précisément que l’on découvre à travers la fenêtre. C’est ce qu’on constate dans la chanson de Belle Idoine, déja citée, mais aussi dans celle d’Yzabel qui penche à l’extérieur sa tête blonde. Alors que dans l’univers romanesque le héros peut parfois passer par la fenêtre pour s’évader, comme Lancelot dans le Chevalier de la Charrette, dans les chansons de toile, la situation semble sans issue pour celle qui se sent enfermée à l’intérieur de la pièce. Diverses tentatives sont effectuées afin de réussir à s’abstraire de la réalité présente, comme la lecture dans laquelle s’absorbe Belle Doette mais les préoccupations sont les plus fortes car son esprit vagabonde et elle ne cesse de songer à son ami Doon parti en tournoi en pays étranger16.
12Parfois, dans le roman, la fenêtre permet à l’auteur d’effectuer un jeu sur le temps romanesque et mythique, comme l’a bien monté M. Alain Corbellari17 puisqu’elle est à la source d’une réminiscence pour le lecteur de la Mort Artu qui se souvient de la scène du Lancelot propre où Lancelot exécute ces dessins qui révèlent son infortune au roi Artur.
13Pas plus dans le roman que dans la poésie lyrique, la fenêtre n’est décrite : on ne connaît ni sa forme ni sa taille. Seule importe pour l’auteur la fonction qu’elle remplit, non son aspect.
14On constate donc un certain nombre de similitudes, en ce qui concerne le thème de la fenêtre, entre l’univers romanesque arthurien et la lyrique courtoise. Les personnages aristocratiques trouvent en elles un élément emblématique. Marque de supériorité sociale, la fenêtre est aussi l’apanage, le plus souvent, de personnages inactifs, témoins passifs des événements, exclus de l’action extérieure. De plus, c’est un moyen commode pour l’auteur de faire progresser l’action et d’intensifier la tension dramatique et l’émotion. Elle symbolise également un espace d’évasion, de rêve et de liberté.
15Néanmoins, nous avons vu des différences considérables se faire jour : dans le roman, il s’y passe souvent quelque chose. A travers elle et par elle, on agit : on découvre une réalité cachée, on reçoit ou fait passer, volontairement ou non, des informations, on s’évade ou on réalise, comme Morgain, des plans machiavéliques. Au contraire, dans les chansons de toile, la fenêtre, même si elle permet éventuellement de faire passer un message ou de regarder le monde extérieur, demeure avant tout un refuge, un lieu de rêve et d’abandon au sentiment amoureux. De plus, elle est exclusivement l’apanage des personnages féminins.
16C’est que le roman s’inscrit dans l’action et dans la durée. Il raconte une histoire. Le passé pèse sur le présent. Au contraire, dans les chansons de toile, les héroïnes sont absorbées par le présent. Elles vivent dans l’actualité, donc dans l’éphémère. Dans la plupart des cas, l’auteur les présentent dans l’instantanéité, à travers une ou plusieurs scènes rapides et symboliques : l’évocation du passé n’est là que pour contraster avec la situation actuelle : bonheur ou malheur passés font ressortir l’importance du présent. Enfin, dans les deux types d’ouvrages, la fenêtre, en découpant l’espace, permet une découverte de ce qui est, en lui attribuant une signification en fonction du cadrage, du lieu, du moment. Le personnage à la fenêtre peut, dès lors, comme spectateur, témoin ou interprète, constituer peut-être une image de l’auteur et du lecteur face au monde réel dont ils ne perçoivent qu’une partie même s’ils aspirent à le saisir et à le comprendre dans sa totalité. Mais alors que dans La Mort Artu, la fenêtre souligne essentiellement les intermittences du cœur, ou favorise les progrès de l’action dramatique, dans les Chansons de toile, elle met surtout l’accent, à travers l’histoire d’amants malheureux, sur le conflit entre l’autorité (représentée par le père) et le désir de la jeunesse, nous montrant ainsi, très nettement, qu’à travers des motifs traditionnels, l’auteur médiéval parvient à faire œuvre personnelle et originale.
Notes de bas de page
1 Michel Zink, Les Chansons de toile, Paris, Champion, 1978, p. 94.
2 Jean Frappier, La Mort le Roi Artu, Genève-Paris, Droz-Minard, 1956, 87, 7, p. 111.
3 Ibid., 11, p. 7 et 70-71, p. 87-89.
4 Ibid., 58, 12, p. 68.
5 M. Zink, op. cit., XI, 22, p. 119.
6 La Mort Artu, op. cit., 70, 7, p. 87.
7 Ibid., 89, 48-55, p. 115.
8 Ibid., 11, p. 7-8.
9 Ibid., 70, 1-17, p. 87-88.
10 M. Zink, op. cit., XXIII-XXV, p. 119-120.
11 M. Zink, ibid, I, p. 90.
12 La Mort Artu, 51, 1-10, p. 61.
13 M. Zink, op. cit., XXII, p. 119.
14 La Mort Artu, op. cit., 36, 1-3, p. 36.
15 M. Zink, op. cit., V, p. 93-94.
Cf. auss ibid., II, p. 81-82.
16 Ibid., IV, p. 90-91.
17 Alain Corbellari, « Arthur et les mystères de la chambre noire. Révélations et espaces intérieurs dans La Mort le Roi Artu », Temps et Histoire dans le roman arthurien, études recueillies par Jean-Claude Faucon, Toulouse, Presses universitaires du Sud, 1999, p. 83-92.
Auteur
Université de Provence
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003