Vision et regard : la métaphore de la fenêtre dans une enluminure du Livre d’Heures de Marie de Bourgogne, cod.vind. 18571
p. 193-208
Texte intégral
La miniature de la fenêtre...
1« Perspectiva », dit Dürer, « est un terme latin qui signifie une vue à travers quelque chose2 ». Par la fenestre est le thème de notre colloque. Dans ce qui suit, je me propose d’aborder notre sujet à partir d’une enluminure qui, à mes yeux, contient tous les ingrédients pour une mise en scène assez réussie de la définition dürerienne (fig. 1).
2Dans un premier temps, il sera nécessaire de vous donner quelques détails concernant cette miniature, le manuscrit auquel elle appartient ainsi que son propriétaire présumé. Dans un deuxième temps, je résumerai en grandes lignes le résultat des recherches concernant des questions qui seront soulevées. Enfin, je concluerai sur la valeur symbolique de cette enluminure.
3La miniature en question est un des trésors de l’enluminure flamande3. Elle est issue d’un précieux manuscrit aujourd’hui conservé à Vienne, à la Bibliothèque nationale autrichienne sous la cote 1857. Il s’agit d’un Livre d’Heures tantôt dit de Charles le Téméraire4, tantôt de Marie de Bourgogne5. Ce manuscrit comprend 188 feuillets en parchemin (22,5 cm x 16,3 cm) enluminés de miniatures et pourvus d’une décoration ornementale dans les bordures. Le programme de l’enluminure a été établi selon une règle très simple. Pour marquer la division du texte, vingt grandes miniatures sont placées en tête de chaque section : une première entre le calendrier et le début du texte sur les Quinze Joies de la Vierge, une avant l’Obsecro te et l’O intemerata, une autre avant chacun des quatre extraits d’évangiles, une enfin en tête de la Messe de la Vierge, des Heures de la Croix, de chacune des Heures de la Vierge, des Psaumes de la Pénitence et des Vigiles des morts6. Les subdivisions du texte sont généralement introduites par une lettre initiale historiée ou une petite miniature. Toutes les pages ornées d’une miniature grande ou petite, sauf celles du calendrier, sont encadrées de grandes vignettes, c’est-à-dire, de décorations ornamentales. Le texte est écrit dans un champ rectangulaire au centre de la page, entouré ou bordé d’une vignette latérale à hauteur de la justification. Jusqu’au feuillet 34, il est écrit en lettres d’or et d’argent sur un fond teint en noir (fig. 4). Il est évident qu’il s’agit d’un manuscrit somptueux. En raison du parchemin teint en noir, on a supposé qu’il était le Livre d’Heures offert par Franc de Bruges en 1467 à Charles le Téméraire, jusqu’à ce que ce don soit identifié avec le Livre d’Heures noir dit de Galéazzo Maria Sforza7. Les nombreux artistes qui ont participé à la décoration du volume appartiennent à l’entourage de la Cour de Bourgogne, tels que Philippe de Mazérolles, Guillaume Vrélant, Liévin van Lathem et le Maître de Marguerite d’York8 ; cependant quatre miniatures en pleine page9, notamment celles des feuillets 14 v°, 43 v°, 94 v° et 99 v° sont considérées comme étant l’œuvre d’un artiste plus tardif. Elles sont peintes sur des feuillets laissés blancs au recto et insérés dans les cahiers au moyen d’un onglet10. Mais il faut se demander si la cohérence de ces quatre enluminures n’est pas trompeuse. Si l’on fait défiler devant les yeux ces pages, deux contradictions apparaissent. L’une des deux est d’ordre thématique, l’autre d’ordre stylistique. Le thème de la deuxième miniature de pleine page au folio 43 v° (fig. 2) – celle au folio 14 v° en est la première – est la Crucifixion, suivi d’un Portement de la Croix au folio 94v (fig. 5). Or, thématiquement, c’est le monde à l’envers. Le sujet représenté se réfère au texte qui débute sur la page d’en face : La Vierge avec l’Enfant de la miniature au feuillet 14 v° (fig. 1) est la page-titre des Quinze Joies de la Vierge11, la Crucifixion (fig. 2) étant celle de l’Office de la Passion du Christ. Les deux enluminures aux feuillets 94 v° (fig. 5) et 99 v° (fig. 3) sont les pages-titre de deux des sept heures de l’Office de la Vierge, dont le thème est traditionnellement la Passion du Christ, alors que les petites miniatures introduisant le texte de cet Office contiennent comme sujet la Vie du Christ. Il n’est donc pas étonnant de trouver le Portement de la Croix au feuillet 94 v° en face de la sexte (la prière de midi), et le Calvaire au feuillet 99 v° en face de la prière suivante, la none (lue à trois heures de l’après-midi). Les heures suivantes sont les vêpres (au coucher du soleil), introduites par la Descente de la Croix au folio 104 v° (fig. 6) et complies (à neuf heures du soir), marquée par la Mise au Tombeau au folio 111 v°.
... et son rôle dans la division du texte
4Il résulte de cette petite analyse codicologique qu’en contraste avec leur harmonie stylistique, il n’y a pas d’unité thématique qui lierait les quatre miniatures de pleine page entre elles. Leur rôle est plutôt celui de structurer le texte. Les deux premières sont des pages-titre d’une division du texte (début des Quinze Joies et début des Heures de la Passion), alors que les deux autres sont des pages-titre d’une subdivision du texte (début de deux prières de l’Office de la Vierge). Regardons maintenant les bordures de ces quatre miniatures de près. On peut clairement noter la nouveauté stylistique de la bordure des feuillets 14 v° et 43 v° (fig. 1 et 2) qui se distingue du style traditionnel des autres vignettes de ce manuscrit. La rupture stylistique entre l’image au centre et le traitement du cadre est effacée grâce à la réalisation tridimensionnelle de ce dernier. Ce procédé a un rappel assez frappant au feuillet 43 v°, où nous trouvons, dans l’exécution de la bordure, le même artiste à l’œuvre, le même génie du « trompe-l’œil ».
5Si les bordures aux feuillets 14 v° et 43 v° sont stylistiquement cohérentes entre elles, elles constituent néanmoins une transgression quant à la valeur ou la place secondaire accordée habituellement au cadre. Contrairement aux autres vignettes du manuscrit où la décoration ornamentale est à plat pour mieux mettre en valeur le champ tridimensionnel au centre de la page, ici, les bordures tridimensionnelles défient stylistiquement et artistiquement les parties centrales qu’elles entourent. De ce fait, plusieurs hypothèses sont possibles : soit les cadres tridimensionnels ont été réalisés plus tardivement, soit leur exécution a été confiée à une main beaucoup plus spécialisée encore que celle des artistes qui ont réalisé la décoration iconographique principale du manuscrit.
Que représente la miniature ?
6Au peintre des deux premières enluminures de pleine page aux feuillets 14 v° et 43 v°, Otto Pächt a donné le nom Maître de Marie de Bourgogne12, alors qu’Antoine De Schryver, en déchiffrant l’inscription NRNSP/(?)/IOLAC/IC/IS de la sibylle dans la bordure du feuillet 94 v° comme anagramme du nom Nicolas Spierinc, l’identifie avec Claas Spierinc de Gand, auteur présumé des drôleries et des ornements calligraphiques qui décorent l’ouvrage à partir du feuillet 3613.
7Schryver lui attribue en outre toutes les miniatures hautes de 7 à 8 lignes dans les prières aux saints ainsi que les deux initiales en grisaille aux folios 15 r° (fig. 4) et 16 v°. Récemment, Bodo Brinkmann a proposé le nom de Joos van Wassenhove, un artiste qui, entre 1470 et 1475, travaillait pour la cour d’Urbino14. L’identification avec cet artiste repousserait la réalisation des enluminures de pleine page à une date avant 1470. Quoi qu’il en soit, les attributions et la datation changent si « l’on voit dans l’artiste le maître d’un grand atelier, la tête d’une école ou si l’on cherche en lui un artiste solitaire ou même un peintre de tableaux qui ne participe que ponctuellement à l’exécution d’une enluminure15 ».
8L’enluminure qui nous intéresse aujourd’hui et dont je vous donnerai maintenant la description, est la plus belle des miniatures de pleine page du manuscrit. Elle se trouve au feuillet 14 v°, entre le calendrier et le récit des Quinze Joies de la Vierge, à la place réservée à l’ouverture du livre proprement dite. La composition de la page nous permet de distinguer deux plans. Au premier, une dame lisant dans un manuscrit (un livre d’heures) est assise dans une niche devant une fenêtre ouverte. La banquette vis-à-vis d’elle est inoccupée. Elle porte une robe mordorée ceinturée haut et largement échancrée sur la gorgerette. Son hennin assorti à sa robe semble brodé de lettres qui, déchiffrées, pourraient aider à identifier sa porteuse. La longueur du hennin correspond au rang d’une princesse16. Un petit chien s’est installé tranquillement sur ses genoux, dans les plis épais de sa robe. Les objets déposés sur l’appui de la fenêtre – un bouquet d’iris s’élançant d’un vase, deux œillets rouges ainsi qu’une broche de perles avec sa chaîne en or – évoquent la qualité et le rang de la jeune femme. Le jeu de la lumière sur le vitrage en cul de bouteille de la fenêtre ouverte achève ce cadre étonnant.
9L’ouverture délimitée par l’embrasure de la fenêtre décrivant un arc en anse de panier typique de l’architecture du xve siècle tardif est le champ central de la page. Comme s’il s’agissait d’une citation picturale de la « fenêtre ouverte » évoquée par Alberti dans son ouvrage De Pictura17, on voit à travers elle le chœur d’une cathédrale gothique à perspective empirique. Les points de fugue multiples créent un effet de réalisme, sans appliquer les lois optiques des structures, des formes ou des volumes eux-mêmes18. Au centre, devant le maître-autel, se trouve la Vierge en majesté tenant l’enfant Jésus sur les genoux. Elle porte une couronne, symbole de son rang de regina coeli, reine du ciel. L’autel au fond du chœur est orné d’un grand retable et flanqué de six colonnes de cuivre surmontées d’un ange aux ailes déployées. A gauche de l’autel, deux hommes semblent se parler. Un chien est couché à quelques pas d’eux. De petits anges sont assis aux quatre coins du tapis près d’autant de chandeliers de cuivre aux cierges allumées. A gauche, une jeune femme en robe de brocart bleu et or accompagnée de trois suivantes est agenouillée en prière devant l’Enfant et sa Mère. Un homme aux longs cheveux blonds est montré de dos, agenouillé à droite et vêtu d’une chape rouge doublée de vert et à chaperon doré. Il balance un encensoir.
10La lumière qui baigne ce chœur d’église nous fait ressentir sa profondeur et amène naturellement le regard vers les personnages principaux de la composition que sont la Vierge et l’Enfant vénérés par les orants. La figuration de ces orants constitue une audacieuse tentative de renouveler le thème si fréquent du commanditaire de l’ouvrage ou de son destinataire représenté en prière devant la Vierge et l’Enfant.
La vision de la lectrice et le regard du spectateur
11Le plan éloigné où se situe cette scène principale, qui semble s’étendre en profondeur au delà du plan de l’image s’oppose à celui qui, proche du spectateur, contient la scène raffinée de la jeune femme assise à la fenêtre.
12Le regard fixé sur le livre, la dame a l’air de ne pas remarquer la scène au delà de la fenêtre, alors que nous, les spectateurs, faisons nôtre la vue de l’intimité de cette vision. D’autant plus que la place occupée par la Vierge avec l’Enfant n’est pas vraiment au centre de l’image, mais légèrement décalée vers la droite. On peut se demander si le regard du lecteur ne se substitue pas à celui d’un spectateur sur la place inoccupée de la niche en face de la jeune femme. Mais la scène qui s’expose à notre vue, serait-elle alors la vision de la lectrice ? La juxtaposition du cadre et de la scène le suggère très fortement. Selon Victor Stoichita, « la transformation des marginalia en image picturale et l’emboîtement de deux niveaux spatiaux à l’intérieur d’une représentation unique met en concurrence la scène biblique avec le cadre du tableau : le cadre participe de notre monde, l’image est, quant à elle, une ouverture vers une autre réalité19. »
13Exécuter deux plans dans des valeurs spatiales égales dont chacun prétend être un monde à part entière revient, comme le pense Victor Stoichita, à mettre en scène la « dialectique fanum/profanum [...] concrétisé dans l’opposition vision/réalité20. » Et il se demande quelle idée pouvait donner de l’importance à un « contraste frappant entre le monde fait d’objets et le monde où règne le Verbe du Christ ». Essayons de trouver une réponse. Nous avons pu constater lors de l’examen codicologique que notre miniature figure parmi celles dont le rôle est de marquer les divisions majeures du texte. Or, la fonction principale d’un livre d’heures est celle de structurer le temps. Les principaux éléments qui forment son noyeau sont le calendrier d’un côté et la collection d’offices semi-liturgiques de l’autre, les deux parties se comportant de façon complémentaire l’une vers l’autre. Le rôle du calendrier est d’indiquer la date de l’office et de la messe, les jours des fêtes, des saints et ceux où il n’y a pas d’événement particulier, alors que les offices structurent l’ordre des prières dans le déroulement des jours particuliers et ordinaires de la semaine. Vu que l’enluminure au feuillet 14 v° se situe entre le calendrier et le début de la partie spirituelle du texte, on peut avancer l’hypothèse que ce contraste entre temps profane et temps liturgique ait inspiré la conception de l’image. Le châssis de la fenêtre marquerait, tel un pont, le seuil reliant les deux sphères21.
La lectrice : le portrait d’une personne ou un genre ?
14Mais en termes codicologiques, et bien que la composition de la page aille loin au delà, le motif et la place qu’occupe la miniature dans le livre est d’abord celui consacré habituellement à la présentation du livre. Dans un livre d’heure, il est de règle que cette présentation montre le propriétaire, le commanditaire ou le destinataire du manuscrit en prière devant la Vierge. Ses armes, ses devises ou son portrait sont les éléments qui permettent de l’identifier.
15Si Marie de Bourgogne, à qui le manuscrit doit son nom aujourd’hui, devait être la destinataire ou la commanditaire, c’est dans sa biographie que nous devrions chercher les événements justifiant la production d’un tel objet.
16Déjà, les signes allant en ce sens indiquent que le propriétaire était une femme. Ce sont notamment le portrait de la dame au feuillet 14 v° et la mention « Pro me peccatrice » à la fin du « Confiteor » de la messe de la Vierge au feuillet 41 v°. Du fait qu’à la fin du volume et peut-être après sa composition et ses enluminures, une double page a été ajoutée avec la description d’une hostie miraculeuse offerte en 1431 par le pape Eugène IV au père de Charles le Téméraire, Philippe le Bon, on a déduit que le manuscrit aurait pu appartenir à un membre de la famille de Bourgogne. L’hostie aurait été conservée dans la chapelle ducale de Dijon, mais détruite pendant la Révolution française22.
17Dans une source publiée en 1872-73 concernant les enlumineurs de Bruges, il est question d’un livre d’heures que les citoyens de Bruges auraient offert en 1466 à Charles le Téméraire, le futur duc de Bourgogne. Il s’agissait de plusieurs cahiers non reliés d’un livre d’heures inachevé qui aurait été écrit « met guldenen ende zilveren lettren ghescreven in zwart parchemyne », en lettres d’or et d’argent sur du parchemin noir, et richement enluminé « ende anders rikelicke ghestoffeert23 » Le manuscrit pourrait alors être un cadeau offert par les citoyens en reconnaissance de la victoire sur Louis XI que Charles le Téméraire avait remportée en juillet 1465 lors de la guerre du Bien public. Nous savons cependant que le manuscrit fut destiné à une femme. Charles étant veuf depuis quelques mois d’Isabelle de Bourbon, serait-il possible que le cadeau soit offert à leur fille unique, Marie de Bourgogne, alors âgée de huit ans ? Hélas, le portrait de la jeune femme ne donne pas l’impression d’une fillette.
18Sondons maintenant l’hypothèse que le manuscrit serait un cadeau de mariage pour Marie de Bourgogne et que le portrait de la jeune femme à la fenêtre représenterait sa jeune propriétaire. L’idée d’un mariage avec Maximilian Ier d’Autriche n’est à l’ordre du jour que 12 ans plus tard, suite à la mort du Téméraire dans la bataille de Nancy le 5 janvier 1477. Marie de Bourgogne épouse Maximilian Ier d’Autriche le 18 août de la même année. Elle a maintenant 20 ans. Leur mariage était d’une portée politique considérable. Marie de Bourgogne meurt cinq ans plus tard, le 27 mars 1482, à l’âge de 25 ans, six mois après la naissance de son troisième enfant, François. Cependant, entre son portrait officiel et la jeune femme de notre enluminure, il n’y a pas de ressemblances frappantes, ni avec la femme agenouillée devant la Vierge. De plus, ce qui parle contre l’attribution du manuscrit à Marie de Bourgogne, est l’absence d’armes et de devises, un phénomène très inhabituel pour un livre bourguignon.
19Récemment, une étude a cherché à identifier la dame à la fenêtre avec la princesse anglaise Marguerite d’York que Charles le Téméraire épousa en troisièmes noces fin juin 1468. Pour les orants, les noms de Marie et de Maximilian ont été avancés, bien que, nous l’avons dit, leur mariage n’était en vue qu’en 147724. En 1468, au moment de son mariage avec Charles le Téméraire, Marguerite d’York a 22 ans, alors que sa future belle-fille Marie de Bourgogne est une jeune fille de 11 ans.
20L’hypothèse qui identifie la jeune femme devant la fenêtre avec Marguerite d’York s’appuye sur deux détails qui font allusion à l’Angleterre, son pays natal. En effet, l’église représentée possède une particularité inhabituelle25. L’arc dans l’axe du chœur séparant la chapelle du déambulatoire est surhaussé, caractéristique de nombre de cathédrales anglaises. Ce type de chapelles est généralement consacré à Notre Dame et appelé « Lady’s Chapel ». Aussi, la minutie avec laquelle le miniaturiste a su rendre les détails de l’architecture du chœur laisse supposer qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle cathédrale, mais bien d’une cathédrale particulière. Notamment l’achèvement de sa voûte en forme de couronne ferait penser à la « Beckett’s Crown » de la cathédrale de Cantorbéry, bien qu’en réalité, elle ait un aspect différent26. L’autre détail se trouve dans le texte des pages suivantes sur les sept joies célestes et les sept joies temporelles de la Vierge du feuillet 15 r° au feuillet 18 r°. Au folio 15 r° (fig. 4), précédé par une grisaille ornant l’initiale L, l’incipit relate brièvement l’apparition de la Vierge à saint Thomas Beckett, le sujet de sa lettre initiale : « Legitur quod beatus Thomas Cantuarensis... ». Au folio 17 r°, le texte conclut avec l’hymne que Thomas Beckett aurait composé à la suite de cette vision : « Gaude flore virginali/Honoreque speciali27... ».
21Il est certain, par ailleurs, qu’à la veille de son départ pour les Pays-Bas le 24 juin 1468 en compagnie de 3 de ses frères, Edouard, le roi d’Angleterre, les ducs Clarence et Gloucester, Marguerite se rendit en pèlerinage à Cantorbéry au sanctuaire de Thomas Beckett28.
22Devant l’incontestable importance politique du mariage de Charles le Téméraire avec la sœur du roi d’Angleterre, l’enluminure pourrait ainsi représenter un rappel de la cathédrale de Cantorbery, haut lieu de culte de Thomas Beckett29 en même temps qu’elle symboliserait la demande des fiancés de bénir leur union d’enfants. Sous cet angle, le Livre d’Heures aurait pu être un cadeau de fiançailles offert par Charles le Téméraire à la sœur du roi d’Angleterre – conçu comme un hommage élégant et plein d’égards au lien visé. Cela expliquerait aussi l’absence d’armes et de devises, qui auraient pu être interprétées comme une anticipation trop audacieuse de noces non encore consommées30. Cependant, il serait absurde de maintenir les noms de Marie et de Maximilian pour les orants. Qui sont-ils ? La femme serait-elle Marguerite d’York et l’homme à l’encensoir Charles le Téméraire ? Ce dernier fut brun, alors que l’homme à l’encensoir est blond.
23On sait que de longues négociations ont précédé ce mariage et qui ont abouti à un contrat de caractère politique. L’homme agenouillé pourrait alors symboliser l’acte de mariage par procuration. Mais dans ce cas, la réalisation du manuscrit se situerait avant 1468, l’année effective du mariage de Charles et de Marguerite.
24A la mort de son mari le 5 janvier 1477, Marguerite d’York devient, après seulement neuf ans de mariage, duchesse douairière de Bourgogne. Est-ce une mode ou un signe de deuil que ce hennin bordé d’une bande noire31 dont elle est coiffée dans les enluminures du manuscrit 9296 de la Bibliothèque Royale de Bruxelles et qui la montrent pratiquant les Sept Œuvres de Miséricorde32 ?
25Bref, il s’avère risqué d’attribuer la propriété du manuscrit à une personne précise, tout comme il est impossible d’identifier exactement les mains qui ont réalisées la décoration du manuscrit.
26Alors, pourquoi ne pas suivre la piste par laquelle Daniel Arasse est parvenu à reconstruire la génèse du portrait de Gonella, de ce bouffon de cour peint par Jean Fouquet vers 1440, et d’imaginer que le manuscrit était une pièce « montée », une œuvre de recommandation, le chef d’œuvre d’un atelier de peintres spécialisés qui s’étaient introduits auprès du duc de Bourgogne33 ? Plusieurs indices convergent pour soutenir cette hypothèse. D’un côté, la richesse des détails, le soin de leur réalisation, le choix de leur place dans l’image témoignent d’un effort immense de rendre chaque objet, chaque trait du visage, chaque élément architectural aussi ressemblant à la nature que possible. De l’autre côté, cet effort pour donner à chaque élément de l’image une apparence naturelle presque scientifique aboutit, nous l’avons vu, non pas au portrait de Marie de Bourgogne, mais à celui d’une jeune femme noble, non pas à l’évocation de la cathédrale de Cantorbéry, mais à celle d’une cathédrale anglaise. Autrement dit, le peintre s’efforce de réaliser un type, un genre34.
La perspective emprisonne...
27En tant que chef d’œuvre d’un atelier d’artistes aussi bien que comme cadeau de fiançailles ou de mariage, le manuscrit se devait d’être à la hauteur de son enjeu commercial. Comme l’a dit Victor Léroquais, c’est dans le choix des sujets traités que réside l’originalité de la décoration d’un livre manuscrit35.
28Il n’y a aucun doute, l’originalité de notre Livre d’Heures réside dans la réalisation des deux enluminures aux bordures profanes tridimensionnelles, avec une scène sacrée spatiale au centre. Dans le montage iconographique de la miniature à la fenêtre, certains iconologues ont voulu voir une réplique au principe de composition ingénieux dont Van Eyck s’est servi dans la madone au Chancelier Rolin36. Ce célèbre tableau eyckien, peint après 1435, représente au premier plan la Vierge et l’Enfant face au Chancelier Rolin agenouillé en prière alors que l’on aperçoit au loin, par l’ouverture des arcades au centre, les méandres d’un fleuve traversant une ville37. L’impression d’espace et de profondeur serait amplifiée par ce plongeon du regard vers l’étendue lointaine et lumineuse que l’on domine depuis l’étage d’un édifice, où l’avant-plan est censé se situer. Sauf que dans notre miniature, la perspective à travers la fenêtre ne s’ouvre pas sur un extérieur, mais emprisonne le regard (du spectateur) dans un intérieur. Cependant, elle ne joue pas moins, tout comme le tableau eyckien, avec la mise en scène d’un paradoxe optique. Comme l’a fait remarquer Anita Albus, nous sommes aujourd’hui peut-être moins conscients de l’audace inouïe que représentait au xve siècle une perspective qui faisait coïncider la vue de près et la vue de loin. « La faculté de voir à la fois de près et de loin n’est donnée à personne, et il faudrait pouvoir dépasser les limites de la perception pour vaincre le principal obstacle qui s’y oppose, à savoir nos yeux38. » Les paupières s’ouvrirent et les yeux répondent au regard du monde, dit-elle d’une façon imagée.
29La distance et le contraste entre un intérieur plus obscur au premier plan – le hall eyckien serait réduit, dans la miniature, à l’embrasure d’une fenêtre avec sa niche – et le chœur baigné de lumière à la place d’un paysage lointain peut se lire effectivement comme une transposition du schéma compositionnel eyckien en créant ce « window-aspect » qu’Otto Pächt désigne comme point de départ d’une nouvelle conception de la vignette39.
30Pour la décoration des bordures qui est la part la plus ingrate et la moins originale de l’ensemble du travail artistique, les miniaturistes flamands et français ont jusque-là su exploiter à merveille les qualités ornamentales des rameaux et des feuilles d’acanthe, accompagnées de branches fleuries d’essences diverses : roses, chardons, marguerites, ancolies, bleuets et autres. Des branches de vignes et leurs grappes de raisins bleus, quelques tiges de fraisiers en fleurs et en fruits s’ajoutent à cette végétation parmi laquelle évoluent des oiseaux bizarres, alternant parfois avec d’autres animaux ou avec des drôleries ou de petits personnages.
... et guide le regard
31Selon Pächt, la fonction esthétique de ce trésor ornamental était d’assurer « la transition entre la miniature avec sa construction spatiale et la surface plate du fond vide de la page. La vignette était une sorte de zone intermédiaire qui masquait l’antagonisme entre la partie de la page censée être un espace imaginaire et celle qui est le support plane de l’écriture. » Bien que les miniaturistes de la moitié du xve siècle eussent réussi à donner à la page une unité esthétique superficielle, ils échouèrent devant la divergence fondamentale et devant la résolution du conflit inhérent à la conception d’une page comme une surface plane et son traitement comme une ouverture à l’étendue en profondeur. « C’est dans cette situation que le Maître de Marie de Bourgogne – en rupture avec la forme conventionnelle de décoration qu’il pratiquait probablement lui-même jusque-là – entreprit une réorganisation complète de la page enluminée. Il changeait radicalement le rapport de la miniature et de la bordure avec la page. Il créa dans la bordure l’illusion de branches, fleurs, insectes, oiseaux, etc. déposés sur la page comme par hasard, en projetant leur ombre sur la feuille colorée. » Du coup, les scènes entourées de telles « vignettes » vivent dans un espace qui s’étend derrière la surface du papier. De sorte que « nous pouvons rencontrer sur une seule page deux types d’illusions : l’illusion du cadre tridimensionnel et celle de la progression en profondeur de la scène centrale. La surface de la page est cependant conçue comme une barrière divisant ces deux sortes d’espace en un espace imaginaire de l’image derrière la page et un autre espace de réalité devant elle. L’ornement de la bordure se rapproche du spectateur, alors que la scène centrale s’éloigne de lui en reculant en profondeur. Les formes et les objets qui apparaissent dans chacun de ces espaces ont perdu le contact avec la surface de la page et en même temps, ils sont devenus autonomes, c’est-à-dire, sans lien les uns avec les autres. Chaque forme visible a maintenant une vie spatiale, entourée d’une atmosphère et nous devenons conscients de l’existence et de la présence de la surface plane comme facteur unificateur central40. » Pour la première fois depuis l’introduction de l’illusion spatiale dans l’enluminure du livre, une seule perspective est appliquée et pour la miniature et pour la bordure. Et c’est grâce à cette invention, cette perspective de miniaturiste, introduite par le Maître de Marie de Bourgogne, que l’illustration du livre a obtenu une deuxième jeunesse.
32Par l’invention et le montage d’un monde fictif tridimensionnel l’image devient la surface idéale pour l’union de réalités aussi antagonistes que le monde visible et invisible, temporel et intemporel, corporel et spirituel. C’est l’aveu du dualisme de la nature humaine qui permet la fiction souhaitée d’une unité globale. Soutenue par la perspective et les points de vue comme guides du regard, l’image tridimensionnelle, fiction réaliste du monde que nous habitons et qui nous habite, nous invite à sa contemplation au même titre que jadis les vitraux des cathédrales gothiques. Suger au xiie siècle, Jean Gerson, au début du xve siècle, l’affirment : « Les images des vitraux pour autre chose ne sont faites, mais uniquement pour montrer aux simples gens qui ne savent pas l’Ecriture, ce qu’ils doivent croire. »
Notes de bas de page
1 Je remercie Jacqueline T. Schaefer, Martina Heischer, Anja Grebe et Christophe Potet pour leurs inestimables contributions à l’élaboration de ce texte.
2 Erwin Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident, Flammarion, Paris, 1976, p. 128.
3 Cf. la monographie d’Anja Grebe, « Die Fensterbilder des sogenannten Meisters der Maria von Burgund » in Christiane Kruse/Felix Thürlemann (Hrsg.) Porträt – Landschaft -Interieur. Jan van Eycks Rolin-Madonna im ästhetischen Kontext, Literatur und Anthropologie, vol. 4, Gunter Narr, Tübingen, 1999, p. 257.
4 John Barbier, Charles le Téméraire, Arcade, Bruxelles, 1970, p. 216 ; Robert Suckale et Matthias Wenger, La Peinture du gothique (xiiie-xve siècles), Cologne, 1999, p. 125.
5 Dagmar Thoss, Flämische Buchmalerei, adeva, Graz, 1987, p. 203.
6 La description technique suit celle d’Antoine De Schryver, Gebetbuch Karls des Kühnen vel potius Stundenbuch der Maria von Burgund, adeva, Graz, 1969, p. 35.
7 C’est-à-dire du Codex Vindobonensis 1856 de la Österreichische Nationalbibliothek. Cf. Barbier, p. 216.
8 Cf. De Schryver, p. 44 : en 1468, Liévin van Lathem figure parmi les quelques 160 artistes des différentes villes du pays du duc de Bourgogne qui furent convoqués à Bruges pour y exécuter pendant des mois d’activité intense les décorations les plus diverses qui allaient servir aux fêtes du chapitre de la Toison d’Or et au mariage de Charles le Téméraire avec Marguerite d’York. Parmi la multitude des artistes et artisans convoqués, 3 seulement obtinrent un salaire journalier supérieur à celui de Liévin van Lathem.
9 F° 14 v° la Dame devant la Fenêtre ; f° 43 v° la Crucifixion, f 94 v° le Portement de la Croix, f 99 v° le Calvaire.
10 De Schryver, p. 103.
11 Selon Victor Léroquais, Les Livres d’Heures manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. 1, Paris, 1927, p. xi, il s’agit d’un élément secondaire des livres d’heures typique du xve siècle.
12 Otto Pächt, The Master of Mary of Burgundy, Faber and Faber, Londres, 1948, p. 24.
13 De Schryver, p. 96-97 : selon lui, la main qui a réalisé la vignette est identique à celle qui a exécuté la miniature qu’elle encadre.
14 Bodo Brinkmann, Die Flämische Buchmalerei am Ende des Burgunderreichs. Der Meister des Dresdner Gebetbuchs und die Miniaturisten seiner Zeit, Ars nova. Studies in Late Medieval and Renaissance Nothern Painting and Illumination, Brepols, Turnhout, 1997, vol. de texte, p. 25 et p. 32-33.
15 Grebe, p. 257.
16 Hans Belting, Die Erfindung des Gemäldes, Hirmer, Munich, 1994, p. 27.
17 De pictura (1435). Jean-Louis Schefer (trad. fr.) De la peinture, Macula, Dédale, Paris, 1993, p. 115 ; cf. aussi Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Rammarion, Paris, 1996, p. 203.
18 Arasse, p. 129 montre, après Panofsky, la différence des lions de Villard de Honnecourt et ceux de Dürer « pour percevoir ce qui sépare le xiiie siècle et la Renaissance à son tournant ».
19 Victor Stoichita, L’Instauration du tableau, Droz, Genève, 1999, p. 38.
20 Ibid.. p. 38.
21 Grebe, p. 260.
22 Barbier, p. 216, Unterkircher, p. 13.
23 W.H. James Weale, « Documents inédits sur les enlumineurs de Bruges », Le Beffroi 4, 1872/73, p. 111-119 et 238-337, cité par Brinkmann, p. 22, note 56.
24 Arasse, p. 81 : « on retrouve Marie de Bourgogne avec sa famille, à genoux devant la Vierge et l’Enfant. »
25 De Schryver, p. 107.
26 Brinkmann, p. 24.
27 Dans son livre The Book ofHours, New York, 1977, p. 110-113, John Harthan fait remarquer que l’initiale O sur la page ouverte du livre lu par la jeune femme correspond à l’« Obsecro te », et il relie la scène sacrée dans l’église avec les orants à St. Thomas en prière devant la vision de la Vierge et de l’Enfant, et à la lecture de la dame.
28 Brinkmann, p. 24 et Luc Hommel, Marguerite d York ou la Duchesse Junon, Hachette, Paris, 1959, p. 35.
29 Thomas Beckett fut également vénéré en Flandre et dans le Nord de la France : communication électronique d’Anja Grebe.
30 Brinkmann, p. 24.
31 Le portrait est reproduit dans ; Christine Weightman, Margaret of York, Duchess of Burgundy (1446-1503), Gloucester et New York, 1989, p. 47 sq.
32 Reproduits dans Walter Prevenier et Wim Blockmans, Les Pays-Bas Bourguignons, fonds Mercator, 1985.
33 Arasse, p. 297.
34 Grebe, p. 263.
35 Leroquais, p. xl.
36 De Schryver, p. 108.
37 Cf. Anita Albus, Die Kunst der Künste. Erinnerungen an die Malerei, Eichborn, Francfort, 1977, p. 22.
38 Cf. Albus, p. 14.
39 Le paragraphe suivant s’appuie en larges parties sur Pächt, p. 24-25.
40 Pächt, p. 25.
Auteur
Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003