La fenestre dans Le Roman de Dolopathos d’Herbert
p. 181-192
Texte intégral
1Enromancement d’un récit en prose latine rédigé par Jean de Haute Seille, le Roman de Dolopathos1, signé du nom d’Herbert, reprend au xiiie siècle la trame narrative du Roman des Sept sages2 : Dolopathos, roi de Sicile, envoie son fils Lucimien à Rome apprendre les Arts Libéraux sous la direction de Virgile. Quelques années plus tard, la mère de Lucimien meurt, et Dolopathos, qui entre-temps s’est remarié, réclame son fils pour lui remettre le royaume de Sicile. Virgile exige alors de son élève un don contraignant : Lucimien devra rester muet jusqu’au moment où il reverra son maître. En Sicile, où tout le monde croit Lucimien atteint de mutisme, la reine – épigone de la femme de Putiphar – tente de séduire le jeune homme. Lucimien est de fait condamné et conduit au bûcher. C’est alors qu’interviennent successivement, jour après jour, sept sages : chacun d’entre eux relate un conte à valeur d’exemplum, ce qui permet de retarder l’exécution de la sentence. Puis arrive Virgile, qui délivre Lucimien de son obligation de silence et raconte à son tour deux histoires. La reine avoue son mensonge et c’est elle qui est livrée aux flammes du bûcher. La fin du roman est édifiante : Lucimien se convertit au christianisme, et avec lui tout le royaume de Sicile, puis il abandonne son trône pour aller vivre saintement à Jérusalem.
2Ce roman, qui s’étend sur près de treize mille octosyllabes, comporte à peine onze occurrences du terme fenestre. A première vue, ce mot semble jouer le rôle peu glorieux de cheville à la rime, pour faire écho à destre et à senestre, plus rarement à estre3. Ce n’est pourtant jamais pour ses seules sonorités que le mot fenestre est convoqué4. Dans le Roman de Dolopathos, cet élément architectural excède sa fonction première – faire entrer la lumière à l’intérieur d’un édifice. Décor privilégié de la fin’amor, il a partie liée avec la rencontre amoureuse : la scène constitue un topos. Médiatrice du « panorama romanesque », la fenestre influe sur la fabula. Les fenestres qui jalonnent le récit acquièrent une dimension métatextuelle : ce « roman de clergie5 » propose, parallèlement au savoir délivré par les exempla, une réflexion sur sa propre écriture.
3C’est le plus souvent au détour d’une fenêtre que se produit le premier échange de regards entre les amants, comme l’affirme le poète du Roman de Dolopathos, qui adopte alors un ton proverbial :
Sovant avient ke ceu c’on ainme
Voit on par molt petit pertus (v. 11110-11111)
4Il souligne avec quelque humour que la rencontre amoureuse par fenestre ou par huis (v. 11112) est devenue un topos de la littérature médiévale. Cette particularité trouve son origine dans l’imaginaire de la fin’amor, calqué sur le système féodal : la dame doit être en tous points supérieure à son amant. Cette supériorité spirituelle et sociale est matérialisée par la supériorité spatiale, qui se concrétise ici par l’opposition haut/bas, sus/jus6 : l’amant se trouve toujours en contrebas de la fenêtre où se tient sa dame. La fenêtre incarne également l’obstacle, la série d’épreuves que l’amant devra affronter afin de conquérir sa dame. Les fenêtres sont les lieux de prédilection de la rencontre amoureuse, et s’apparentent à des loci amandi de la littérature médiévale. Ainsi dans un des Lais de Marie de France, Laöstic, les amants échangent paroles et présents au travers d’une fenêtre7.
5Les différentes scènes de rencontre amoureuse reprennent la théorie médiévale de l’enamoratio, selon laquelle l’image de l’être aimé, reçue par les yeux, va se graver dans le cœur, conformément au trajet de la flèche de Cupidon. L’œil et le cœur sont les vecteurs de l’amour, humain mais aussi divin. Fenêtres de l’âme, les yeux possèdent une place centrale dans la théologie de la lumière : les luminaires du microcosme qu’est l’homme permettent en effet de se hausser, par un mouvement anagogique, de la lumière matérielle à la lumière divine8. Or la fin’amor s’apparente à une casuistique définissant une religion de l’amour : elle reprend les théories et les termes théologiques. Telle une apparition divine, la demoiselle surgit dans un halo de lumière, et son ymage se grave dans le cœur de l’amant. Dans Inclusa, le premier conte narré par Virgile9, le processus d’apparition est dédoublé : l’ymage possède d’abord une acception artistique. Un jeune romain, nourri de clergie, refuse de se marier. Pour couper court aux pressions familiales, il fait entaillier une ymaige (v. 10394) à l’effigie de la femme de ses rêves, et déclare que son épouse sera semblable à cette ymage. Avatar de Pygmalion, le héros tombe amoureux de la statue, puis reconnaît dans un second temps celle qu’il aime. En effet, un jour, des Grecs s’arrêtent pour contempler la statue, visible depuis la rue, pendant que le jeune homme festoie avec des amis. La joyeuse compagnie se trouve as fenestres, comme pour exhiber la molt belle vie qui caractérise cette jeunesse dorée :
As fenestres deverz lai voie
Fut cil, ou molt grant conpaignie,
Car il menoit molt belle vie ;
Riche hons estoit duremant. (v. 10418-10421)
6L’amour ici naît du discours des Grecs, qui atteste l’existence réelle de l’ymage (v. 10425-10460). Ces médiateurs font naître l’amorde loing, chantée par Jaufré Rudel10. Cette discussion à la fenêtre préfigure et prépare la scène de la rencontre amoureuse. C’est en effet accoudée à une fenêtre, en position dominante en haut d’une tour, que la jeune femme apparaît pour la première fois à son futur amant :
An celle tor la vit seoir,
Apoieie a une fenestre ;
Plus belle rien ne poïst estre,
Plus asemeie ne plus gente. (v. 10514-10517)
7Le poète utilise dans ces vers des tournures superlatives ambiguës : d’un point de vue strictement syntaxique, ces qualités esthétiques peuvent se rapporter aussi bien à la jeune fille qu’à la fenêtre. La fenêtre semble bien occuper le rôle de faire-valoir de la beauté, qu’elle encadre, présente et met en valeur. Ecrin de l’apparition féminine, la fenêtre fige l’image en représentation picturale, invariablement lumineuse.
8Conformément au schéma narratif de la malmariée, la jeune femme va s’enfuir avec son amant. Le mari naïf recevra quant à lui la statue à l’effigie de sa femme, croyant qu’il s’agit de son épouse transformée en pierre. Le conte suivant, Puteus11, met en scène les mêmes personnages. Devenu jaloux, le jeune romain va lui aussi enfermer son épouse dans une tour imprenable, sans ouverture ni fenêtre :
Molt i ot beil leu et beil estre,
Mais n’i avoit trou ne fenestre
Ou on poïst bouteir son chief. (v. 11089-11091)
9Or l’incorrigible épouse va, une fois encore, tomber amoureuse d’un jeune homme aperçu par la fenêtre. C’est alors que le poète explicite la formule proverbiale citée plus haut :
Sovant avient ke ceu c’on ainme
Voit on par molt petit pertus :
Ne sai par fenestre ou par huis
Vit celle dame un damoiseil
Gentil et avenant et beil,
Ke tot devant la tor estoit. (v. 11110-11116)
10Alors que le poète vient d’insister sur l’absence d’ouverture, il mentionne brusquement un pertus, fenestre ou huis. Comment expliquer une telle contradiction ? Peut-être en prenant les mots à la lettre : si l’ouverture est trop étroite pour y passer le chief elle permet néanmoins de voir les passants en contrebas – cette dimension scopique est la condition sine qua non de l’enamoratio médiévale. A moins que le poète, qui mentionne ironiquement la nécessité d’une porte ou d’une fenêtre pour tomber amoureux, ne se permette d’» inventer » une fenêtre pour les besoins de l’intrigue. Toujours est-il qu’une fenestre se matérialise à partir de ce moment, pour se mettre au service des amants :
Tantost con la dame lou voit,
Si l’anamait molt duremant.
Molt tost et molt hastivemant
A une fenestre est venue,
Si lou senait de sa main nue
Ke si estoit et blanche et belle. (v. 11116-11121)
11La répétition du schéma narratif de l’enamoratio par la fenestre, qui met en scène la même femme d’un conte à l’autre, met en exergue le discours misogyne de l’époque, caractéristique de l’ensemble des contes mais aussi du récit-cadre. Dans la suite du conte, l’épouse infidèle, qui est allé rejoindre son amant à l’extérieur, se retrouve à son retour à la porte. Elle parvient par ruse – en usant de l’engin féminin devenu proverbial – à faire sortir son mari et à l’enfermer dehors. Il la supplie à son tour, par la fenêtre, de lui ouvrir la porte :
A la fenestre ver lou puis
Est venuis molt inellemant.
La dame priait doucemant
Ke li venist l’uis defermeir. (v. 11218-11220)
12Le mari jaloux jure alors de ne plus tenir son épouse enfermée. Ce serment est conclu d’un serrement de main, à travers la fenêtre : en facilitant la réconciliation des amants, l’objet architectural devient un lieu médian et conciliant.
La dame parmi la fenestre
Am prist la foit de sa main destre,
Puis li ait la tor defermeie. (v. 11239-11241)
13Médiatrice de l’amour, la fenêtre constitue à la fois un adjuvant et un opposant pour les amants : c’est à travers elle qu’ils se rencontrent, mais c’est à cause d’elle qu’ils sont séparés. Peut-être symbolise-t-elle la difficulté d’aimer. Les étapes de la fin’amor sont réécrites autour de la fenêtre : les amants se trouvent d’abord de part et d’autre de cette frontière, puis l’un d’eux en franchit le seuil.
14Si la fenêtre conditionne et structure la rencontre amoureuse, elle permet parfois de dénouer la fabula tout entière. C’est le cas pour le Conte des enfants cygnes12, qui clôture l’ensemble des contes. Dans une des scènes, le seigneur, accoudé à une fenêtre, voit se dérouler sous ses yeux les événements, à l’instar du lecteur devant lequel se tisse la trame narrative. Cette méthode descriptive rappelle le « panorama épique » défini par Jean-Pierre Martin13. La scène considérée ici s’apparente à un « panorama romanesque », qui se laisse décomposer en différentes séquences : le personnage est à la fenêtre, dans un état de rêverie ; il assiste soudain à une scène insolite, réagit à ce spectacle puis appelle d’autres personnages à venir contempler la scène.
15Dans ce septième conte, la description du château reprend les topoi de l’épopée : il s’agit d’une forteresse imprenable, solide et fermée totalement aux environs14. Cette description s’achève puis reprend, à la faveur d’un nouveau paragraphe du manuscrit de base15, sur la fenestre (v. 9802), seule ouverture sur l’extérieur. Le seigneur des lieux, père des enfant-cygnes, y est accoudé :
Veir l’estant furent les fenestres.
La fut li sires apoiez ;
Ne sai s’il estoit anoiez,
Mais an pensant l’augue esgardoit,
An esgardant les signes voit
Ki estaient et beil et gent. (v. 9802-9807)
16Songeur et mélancolique, ce personnage se tourne vers l’ailleurs spatial, mais aussi temporel, vers son passé douloureux. Un système de correspondances construit l’analogie entre le passé et le présent. C’est l’eau qui relie ces deux espaces temporels : le seigneur a rencontré la fée près d’une source (v. 9256) ; il contemple maintenant des cygnes s’ébattant dans une mare. L’eau dynamique a laissé place à l’eau stagnante, en une répétition, mutatis mutandis, de la scène initiale. Le seigneur appelle alors ses gens, pour leur proposer de partager ce spectacle, en leur recommandant de ne pas faire de bruit, afin de ne pas effrayer les oiseaux :
Dont conmandait toute sa gent
Ke molt doucemant les veïssent,
Anui ne mal ne lor feïssent
Par coi rien les espowantessent ;
Del pain et del bleif lour getessent
Tant ke del lui fussent priveit. (v. 9808-9813)
17C’est par la fenestre que l’intrigue romanesque trouve un dénouement : à partir du moment où le seigneur aperçoit les cygnes, les événements s’accélèrent et se résolvent en un épilogue heureux. La fenestre permet de réunir les deux groupes de protagonistes de la fabula, initialement séparés : le seigneur et les cygnes. La pause descriptive du « panorama romanesque » a pour fonction de relancer l’action, au gré d’une tension entre statisme et dynamisme.
18Ressort romanesque et amoureux, la fenestre apparaît aussi comme détail architectural, au sein d’une description urbaine, topos de la laudatio civitatis : la richesse urbaine se mesure à l’aune des fenêtres qui jalonnent les murs. La fenestre médiévale est véritablement un signe extérieur de richesse, au sens moderne du terme, comme l’atteste l’impôt sur les fenêtres.
19Dans le récit-cadre, Lucimien, le fils de Dolopathos, revient à Palerme après avoir étudié les Arts Libéraux auprès de Virgile. A cette occasion, les habitants décorent la ville. Les fenêtres et les portes sont ornées d’étoffes précieuses et d’encensoirs d’argent :
De la porte jusc’a pallais
Fut ancortinee la rue
Et de chiers pailles portendue
De toutes pars, destre et senestre ;
N’i veïssiez hus ne fenestre
K’i n’i eüst paile estenduit
Et ensencierz d’argent penduis,
Et tot ceu que soueif endoure. (v. 3028-3035)
20Dans cette optique, la fonction de la fenêtre est inversée : elle ne permet plus de voir ni d’être vu, mais attire les regards par ses ornements et ses richesses. La rime senestre/fenestre invite à se méfier de ces vanités. La fenêtre, médiateur du regard vers l’ailleurs, fait ici converger les regards pour devenir un objet d’admiration. Il y a donc déviance par rapport à la fonction première de la fenêtre, qui est de donner à voir, et non d’attirer pour elle-même. Or, selon la théorie de l’integumentum, empruntée à l’exégèse biblique, la déviance et le superfétatoire dans une description dénotent la présence d’un sens second, à découvrir.
21Il arrive qu’Herbert soulève lui-même le voile du sens, comme pour la verrière. A la fin du texte, un saint homme, qui prêche en Sicile le Dieu unique, est interrogé par Lucimien. Le chrétien expose alors les fondements de sa foi, et convainc Lucimien, qui se convertit (v. 11618-12790). Lorsque l’homme évoque l’incarnation de Dieu et la virginité de Marie, il assimile la Vierge à une verrière. Cette métaphore se situe dans la mouvance de l’esthétique de la lumière16.
Et la meire ke Deus portait
Virge consuit et anfantait ;
Virge fuit au comancemant
Et virge après anfantemant :
Aussi con permi la variere
Ke fors est et sainne et antiere
La clerteit del seloil trespasse
Et se ne l’empire ne quaisse,
Ansi Deus an li dessendit,
Ne il ne elle n’i perdit. (v. 12091-12100)
22Apanage de la divinité, la lumière est utilisée au Moyen Age pour peindre la beauté de la Vierge17.
23A l’instar du miroir, la fenêtre donne à voir, mais aussi à réfléchir, selon un feuilletage de sens qui se décline en une série de mise en abyme, grilles de lecture pour la fabula et la poetria. L’écriture du Roman de Dolopathos procède par enchâssement : sur la trame narrative de départ – les aventures de Dolopathos et surtout celles de Lucimien – se greffent sept contes relatés par des sages. Le sixième conte présente un troisième niveau d’analyse, avec le récit de trois anecdotes. Le récit-cadre s’ouvre sur des espaces et des époques autres, qui constituent autant de fenêtres métaphoriques. Se dégagent donc trois niveaux d’énonciation, selon le tableau suivant :
24La fenêtre matérialise dans les enluminures la frontière entre le récit-cadre et le conte : elle permet de contempler le panorama des différentes digressions narratives. Alors que traditionnellement la figuration de plusieurs scènes dans la même miniature représente le déroulement temporel et les étapes du récit, le recours à la fenêtre permet de franchir le double seuil de l’ailleurs de Tautrefois. Les enlumineurs utilisent ce détail architectural pour dessiner le clivage entre le récit-cadre et le récit-encadré. Yasmina Foehr-Janssens décrit ainsi ce procédé iconographique dans le manuscrit BnF, fr. 93 qui contient le Roman des Sept Sages, dont le Roman de Dolopathos constitue une réécriture :
Certaines miniatures des manuscrits essayent d’ailleurs de saisir sur le vif les effets de narration enchâssée. Les artistes ont bien senti qu’il leur fallait conjoindre le cadre narratif et le récit secondaire. Ils cherchent à juxtaposer par l’image les deux ordres de narration./.../ La situation d’énonciation trouve, dans ces essais de représentation picturale, une magnifique illustration. La parole devra, comme le tableau, dépeindre au mieux le drame, produire des effets de persuasion, pour figurer le vrai. L’image dans l’image illustre à merveille le rapport qui s’établit entre l’histoire-cadre et l’exemple. D’un monde à l’autre, cette vérité demeure : la cour, comme espace de représentation, ouvre sur une autre dimension que l’analogie théâtrale serre au plus près : spéculaire et spectaculaire, telle est la logique de l’enchâssement d’un objet dans un autre qui lui est équivalent mais qui, pourtant, le contient18.
25C’est par le truchement de la fenêtre que l’iconographie représente le changement de niveau narratif. Tout en posant le décor du xécit-exemplum, la fenestre donne à voir et à entendre un discours marqué du sceau de l’Altérité, mais aussi de la Vérité. Au fil des contes-exempla, ce « roman de clergie » promulgue en effet un faisceau de discours didactiques. Dans la lignée des Miroirs du prince, les contes délivrent des savoirs moralisants19.
26Dernier conte du septenaire, le Conte des enfants-cygnes fait signe au lecteur et invite à une lecture à rebours : le poète joue sur les graphies pour indiquer que les cygnes/signes sont les vecteurs d’une senefiance20 poétique. Les multiples fenêtres narratives s’apparentent à un exemplier des différents genres littéraires : par exemple Inclusa et Puteus relèvent du fabliau, Le conte des enfants cygnes du lai féérique. Les sept contes représentent la pluralité des procédés d’écriture, mais aussi la perfection de l’Ecriture, au service de la Vérité. Le processus d’écriture enchâssée donne à certains personnages un statut polyvalent : ils sont tantôt protagonistes du récit, tantôt narrateurs, tantôt lecteurs-auditeurs du conte. Le mutisme que Lucimien oppose au mensonge de la reine, la polyphonie des sages, les propos de Virgile : la trame narrative du Roman de Dolopathos repose tout entière sur la problématique de la parole, qui ne vaut que si elle dit le vrai21.
27Les fenêtres, architecturales et métaphoriques, mettent en lumière des discours variés, de la fin’amor à l’Art poétique, et dessinent une convergence vers un même dessein : faire l’apologie du discours et de la parole, en dernière instance du Verbe au service du Vrai.
28Ainsi, en instaurant un dialogue entre les différents procédés d’écriture de l’époque, Herbert propose au lecteur une palette générique, qui s’apparente à un Art Poétique. Le Roman de Dolopathos se lit comme une somme : ce livre de clergie reflète, du point de vue littéraire, les aspirations encyclopédiques du xiiie siècle. Tout comme ces fenêtres que les peintres ouvrent de plus en plus fréquemment dans les enluminures à partir du xive siècle, les fenestres du Roman de Dolopathos dirigent le regard vers un Ailleurs géographique, tout en métaphorisant divers aspects de la fabula et de la poetria. Du cœur des amants au cœur du texte, la fenêtre s’ouvre paradoxalement sur l’intériorité. L’écriture polyphonique qui caractérise le Roman de Dolopathos sera reprise au siècle suivant par Boccace dans son Décaméron, et plus tard par l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. L’écriture de la varietas confère au Roman de Dolopathos une indéniable fonction récréative, et engendre un plaisir esthétique. Pour reprendre la formule qu’utilise Marguerite de Navarre à propos de son Heptaméron22 :
Notre boucquet sera plus beau, tant plus il sera rempli de differentes choses (nouvelle 48).
Notes de bas de page
1 Herbert, Le Roman de Dolopathos, édition du manuscrit H 436 de la Bibliothèque de l’Ecole de Médecine de Montpellier publiée par J.-L. Leclanche, Paris, Champion, 1997, (Classiques français du Moyen Age), 3 tomes.
2 Cette œuvre d’origine orientale, a connu plusieurs adaptations au cours du Moyen Age. D’une version à l’autre, les contes relatés par les sages diffèrent, mais le récit-cadre reste globalement le même. Sur le Roman des sept sages, voir l’article de M. Aïache-Beme dans le Dictionnaire des Lettres françaises, Le Moyen Age, éd. revue et mise à jour sous la direction de G. Hasenohret M. Zink, Paris, 1re éd. Fayard, 1964, rééd. Le Livre de Poche, 1992 (La Pochothèque, encyclopédies d’aujourd’hui), p. 1317-1320.
3 La dame parmi la fenestre
Am prist la foit de sa main destre (v. 11239-11240)
De toutes pars, destre et senestre ;
N’i veïssiez hus ne fenestre (v. 3031 -3032)
Apoieie a une fenestre ;
Plus belle rien ne poïst estre, (v. 10515-10516)
Mais n’i avoit trou ne fenestre
Ou on poïst bouteir son chief. (v. 11090-11091)
4 Sur les onze occurrences (v. 3032, 5549, 9802, 10418, 10515, 11090, 11113, 11120, 11183, 11218, 11239), seules les quatre précédemment citées sont à la rime.
5 Expression empruntée à Yasmina Foehr-Janssens, Le temps des fables. Le roman des Sept Sages ou l’Autre voie du roman, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1994 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age), p. 13.
6 Le manuscrit D du Roman d’Eneas (édité par Aimé Petit, Paris, Le Livre de Poche, 1997 (Lettres Gothiques) présente le même dualisme spatial lors de la scène du « coup de foudre » entre Enéas et Lavine :
Lavine fu en la tor sus,
D’une fenestre s’esgarde jus (v 8109-8110)
7 Quant a la fenestre s’estut,
Poeit parler a sun ami
De l’autre part, e il a li,
E lur aveirs entrechangier
E par geter e par lancier.
Les lais de Marie de France, publiés par Jean Rychner, Paris, Champion, 1983 (cfma), Laüstic, p. 121, v. 40-44.
8 Comme l’explique Guy Paoli, « en s’inspirant de l’Ancien Testament et plus encore du Nouveau, surtout de l’Evangile de Jean que l’on a qualifié de véritable « théologie de la lumière », les mystiques chrétiens vont distinguer la lumière matérielle créée par Dieu, – ou si l’on veut la lumière physique –, de la lumière divine incréée. La première est perçue par les yeux du corps. La seconde n’appartient pas à la matière. Seul le regard transfiguré du cœur pur peut en contempler le reflet et non la réalité », « La relation œil-cœur. Recherches sur la mystique amoureuse de Chrétien de Troyes dans Cligès », dans Le « Cuer » au Moyen Age (réalité et senefiance), Aix-en-Provence, Publications du cuer ma, 1991, Senefiance n° 30, p. 233-244, en particulier p. 237.
9 V. 10347-11052.
10 Cf. l’article de R. Lejeune, « La chanson de l’amour de loin de J. Rudel », dans Mélanges Monteverdi, Modène, 1951, tome 1, p. 403-443.
11 V. 11055-11248.
12 V. 9203-10151.
13 Jean-Pierre Martin a analysé les structures rhétoriques d’une scène récurrente dans les épopées, qu’il appelle le « panorama épique ». Elle se décompose en six clichés : « A. Monter sur une Hauteur ; B. Diriger son regard ; C. Voir une multitude armée, le plus souvent ennemie ; D. Réagir au spectacle (peur, douleur, joie, etc.) ; E. Redescendre de la hauteur ; F. S’adresser à ses compagnons pour rendre compte de ce qu’on a vu », « Vue de la fenêtre » ou « panorama épique » : structures rhétoriques et fonctions narratives », dans Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Xe congrès international de la société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes, Aix-en-Provence, Publications du cuer ma, 1987, Senefiance n° 21, p. 859-878, en particulier p. 861.
14 V. 9743-9801.
15 Il s’agit du manuscrit H 436 de la Bibliothèque de l’Ecole de Médecine de Montpellier, appelé manuscrit M dans la classification des manuscrits du Roman de Dolopathos (cf. Le temps des fables, op. cit., tome I, p. 7-16).
16 Edgar De Bruyne souligne que « l’esthétique du xiiie siècle se développe dans un climat particulier, celui d’une mystique de la lumière », Etudes d’esthétique médiévale, Bruges, Tempel, 3 vol., 1946, rééd. Genève, Slatkine, 1975, 2 vol (Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité), vol. 2, p. 9.
17 « De la Vierge, l’Ecriture dit qu’elle est plus belle que le soleil. La beauté du soleil, c’est la beauté de l’homogène et de l’uniforme, la beauté de la Vierge est celle de la multiplicité des vertus unifiées », id., vol. 2, p. 206.
18 Le temps des fables, op. cit., p. 21-22.
19 Cf. J.-L. Leclanche, « Le Clerc et la clergie à travers les Dolopathos de Jean de Haute-Seille et d’Herbert », dans Le Clerc au Moyen Age, Aix-en-Provence, PUP, 1995, Senefiance n° 37, p. 365-383.
20 « Comment ne pas tirer partie de l’homophonie de « cygne » et « signe » si bien soulignée par la mouvance orthographique médiévale ? Le cygne ne sera « se signes non » ! Grâce à lui, il sera « fait mémoire » du Chevalier au Cygne », Le temps des fables, op. cit., p. 364.
21 Comme l’écrit Yasmina Foehr-Janssens, « la technique d’insertion des récits les uns dans les autres ne serait alors rien d’autre que la mise en fiction d’une très belle profession de foi concernant la parole comme spécificité humaine. Il n’y a de fait que repris dans le discours, la langue est le seul espace du sens, fondé théologiquement dans le Verbe », id., p. 367.
22 Heptaméron, éd. S. Glasson de Reyff, Paris, Garnier-Flammarion, 1982.
Auteur
Université de Provence
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