Par mi une estreite fenestre - L’espace d’une vision et les cadres du désir dans le récit français du xiie siècle
p. 167-179
Texte intégral
1A l’heure d’explorer les possibilités de la narration avec la liberté qu’offrait une langue au statut encore incertain mais en passe de donner son nom à un genre littéraire, il était normal de voir se multiplier les fenêtres. La narratologie a suffisamment insisté sur l’importance de la focalisation dans l’art du roman pour que l’on comprenne aisément le rôle que la fenêtre peut jouer au moment de définir un point de vue narratif. Dans quelques textes qui couvrent au plus deux décennies d’histoire littéraire, entre 1170 et 1190 environ, au moment où les premiers « romanciers » abandonnent progressivement la voie de la « translation » au profit de la matière de Bretagne, les fenêtres sont utilisées avec une surprenante variété, dirigeant le regard du lecteur alternativement de l’intérieur vers l’extérieur ou lui cachant certains éléments que voilent les limites de l’embrasure pour mieux mettre en lumière ce qui mérite l’inspection d’un œil avisé.
2La fenêtre se révèle ainsi l’espace clairement délimité où est exposée, peut-être mieux qu’ailleurs, la mise en scène du désir. La relation entre le fantasme et la fenêtre a déjà été mise en évidence par la psychanalyse, au point que l’on a pu écrire que « le fantasme occupe, métaphoriquement, la place de la vitre : un écran qui rend possible le spectacle1 ». Déjà chez Marie de France, la fenêtre est l’espace restreint par où la malmariée voit apparaître, parfois littéralement, l’objet de son désir. De l’autre côté de la fenêtre, Béroul multiplie les occasions pour des voyeurs qui accèdent à la jouissance en épiant les amants, position trouble et peu flatteuse dangereusement semblable à celle de l’auditeur/lecteur. Enfin, Chrétien de Troyes, révélant à travers un cadre l’inquiétante accointance du désir et de la mort, joue des regards aux fenêtres et des possibilités de la voix narrative qui peut seule, en dernier ressort, donner à voir ou dissimuler, enluminer ou laisser dans l’ombre.
Une fenêtre pour l’écriture
3Quand Marie de France installe sa malmariée à la fenêtre, on pourrait ne voir là que la reprise d’un motif caractéristique de la lyrique popularisante qui connaît un certain nombre de belles éplorées à leur fenêtre. Mais ni la belle Erembourg, qui voit revenir son ami Renaut, ni la belle Doette, qui attend en vain le retour de son seigneur Doon, ne sont mal mariées2. En revanche, la belle Ysabel, qui penche sa tête par un créneau pour pleurer sur son sort, est aussi mal mariée que la mère d’Yonec, de même que l’épouse du jaloux surveillée chaque fois qu’elle approche de la fenêtre dans la chanson d’Etienne de Meaux n’a rien à envier à la Dame bien gardée du lai de Laüstic3. Sauf que rien ne se présente dans la fenêtre des malmariées de la lyrique, qui reste pour elles l’espace de la mélancolie, alors que pour les malheureuses des lais, la fenêtre vient encadrer l’objet de leur désir.
4Ainsi, après avoir souhaité la mort du « vielz gelus » qu’elle a épousé, la Dame du lai d’Yonec implore le ciel de lui donner un amant « beaus et curteis, pruz et vaillanz4 » (v. 98). Dans une réponse instantanée5, qui fait pratiquement office de bénédiction divine, la Dame aperçoit « par mi une estreite fenestre » (v. 107) l’ombre d’un grand oiseau. L’apparition merveilleuse, sinon proprement miraculeuse, est présentée avec beaucoup d’habileté sous le mode de la vision fantasmatique : d’abord la prière est celle d’une dame qui « se dementot » (v. 66), c’est-à-dire, bien sûr, qui se désolait, mais aussi, étymologiquement qui avait perdu l’esprit. Puis elle ne voit pas par la fenêtre l’oiseau lui-même, mais bien « l’umbre d’un grant oisel » (v. 106) qui n’est d’ailleurs pas un autour, mais bien qui « ostur sembla » (v. 110). L’insistance sur l’aspect illusoire, voire déceptif, de l’apparition rend la métamorphose acceptable en contexte chrétien6, mais elle permet surtout d’envelopper la mise en scène du désir d’un voile onirique qui transforme la fenêtre en écran où celle qui rêve éveillée peut projeter ses désirs secrets7.
5Or dans ce cas l’objet du désir sort du cadre pour pénétrer dans l’espace privé de la Dame où elle le contemple « asis » devant elle (là encore l’ambivalence du verbe qui signifie à la fois asseoir et placer permet d’alimenter la confusion sur la vraie nature du chevalier-oiseau). Puis quand « ele l’ot bien esgardé » (v. 114), elle constate que « chevaliers bels et genz devint » (v. 115), comme si la focalisation troublée au moment de voir à travers la fenêtre se recentrait lentement pour envisager la vraie nature de l’amant féerique. La métamorphose de l’objet du désir devant les yeux de la Dame crée l’effroi devant la merveille, crainte qui se manifeste par le geste significatif de se voiler la face devant l’irregardable (« grant pour ot, sun chief covri », v. 118), mais que le narrateur décrit de l’intérieur en précisant que « li sens li remut e fremi » (v. 116).
6Cette mention prend un relief particulier, presque proleptique, dans le contexte puisque le dernier passage de l’amant par la fenêtre étroite est marqué par le sang. On se souvient que le vieux jaloux y a fait installer des broches de fer acérées (« suz ciel n’ad rasur plus trenchant ! », v. 288) et que le corps du chevalier faé en est violemment transpercé : « li sans vermeilz en sailli fors ! », v. 312. Le sang va non seulement maculer les draps de l’adultère, mais il servira à conduire la dame jusqu’au château féerique de Muldumarec.
7Le passage dans l’autre monde implique de traverser la fenêtre en sens inverse, ce que fait la dame, mais, elle, sans se blesser (v. 337-340). En se jetant dans le vide qui s’ouvre à elle de l’autre côté de la fenêtre, la Dame semble narguer la mort, mais elle a finalement moins à y perdre que le chevalier qui traverse pour rejoindre l’aimée. Les protections « tranchantes comme des rasoirs » ne sont pas pour elle !
8Plus encore, le sang de l’amant lui servira de balises jusqu’au palais où il agonise8, ce qui, par extension, permet au récit de se constituer puisque c’est sur son lit de mort que Muldumarec résume la suite de l’histoire qui est en fait celle de Yonec, leur fils dont le nom donne son titre au lai de Marie, bien que jusque là (à plus des trois quarts du récit), il n’ait été question que des amours de Muldumarec et de la Dame de Carwent. Car, comme le précise le chevalier-oiseau, il s’agit essentiellement d’un récit généalogique :
L’aventure li seit cuntee
Cum il fu nez, ki l’engendra.
(Marie de France, Yonec, v. 434-435)
9Dès lors, la suite de la narration n’est plus que la reprise amplifiée du récit de Muldumarec, se terminant cependant sur un glissement où s’accomplit finalement le fantasme du fils gratifié d’un nouveau « roman des origines » :
De l’espee ki fu son père
Ad dune vengie lui e sa mere. (Ibid., v. 545-546)
10Guidée par le sang, cette histoire de liens du sang se termine, comme il se doit, dans le sang... La jouissance qui s’accomplit quand le fantasme traverse la fenêtre pour s’incarner en beau chevalier a un prix, mais la perte est compensée par la filiation et par l’écriture du récit des origines qui assure la remembrance « lune tens aprés » (v. 556).
11Le lien entre le sang, l’amour et l’écriture est encore plus net dans le lai de Laiistic (qui suit d’ailleurs immédiatement Yonec dans le manuscrit H, le seul manuscrit qui nous l’ait conservé). Pourtant, dans cette histoire d’amour et de fenêtres jamais l’objet du désir (le voisin bien-aimé) ne traverse le cadre. Mais le plaisir que les voisins énamourés trouvaient à se voir et à se parler était, aux dires de Marie, une compensation suffisante : « Mes de tant aveient retur », (Marie de France, Laiistic, v. 51). L’amour est pourtant réduit à la vue partielle de l’autre (à ce que la fenêtre permet de révéler) et il faudra attendre la médiation du rossignol pour que d’autres sens soient stimulés. L’oiseau associé à l’amour et à la nuit9 devient pour les amants empêchés une compensation relative : « Delit aveient al veeir/Quant plus ne poeient aveir » (v. 77-78), avant de se révéler dans le discours de la dame, comme un substitut en apparence tout à fait satisfaisant :
« Tant ducement l’i oi la nuit
Que mut me semble grant deduit ;
Tant m’i delit e tant le voil
Que jeo ne puis dormir de l’oil. » (Ibid., v. 87-90)
12La dame présente elle-même ses insomnies en multipliant les termes aux connotations érotiques : le grant deduit, le delit et le voloir sont la source de sa joie (v. 83), cette sensualité revendiquée à l’écart du lit conjugal, face à la fenêtre ouverte sur la nuit, provoque la rage du mari qui décide alors de faire capturer l’oiseau pour le tuer de ses mains en lui rompant le cou avant de jeter le cadavre sur la dame : « si que sun chainse ensanglanta » (v. 118). On se souvient qu’ensuite, afin d’expliquer à son ami son absence de la fenêtre (ou peut-être plus exactement afin de compenser cette absence ?) la dame brodera un linceul pour envelopper l’oiseau, y écrivant en lettres d’or l’» aventure » qui lui sera transmise et qui sera mise en lai par les Bretons, puis fixée par l’écriture grâce à Marie.
13Du côté de la dame (ou de Marie), l’histoire d’amour et de mort est prétexte à l’écriture. En revanche, l’ami de la dame fait forger un « vaisselet » pour y enchâsser l’oiseau et conserve toujours le précieux reliquaire avec lui. Finalement, le désir qui semblait parfaitement symétrique vécu chacun de son côté de la fenêtre révèle sa différence quand l’objet partiel qu’il constituait pour les deux amants sert à relancer la chaîne du désir (par le discours) pour la dame, alors qu’il devient fétiche pour l’amant.
Une embrasure pour le plaisir
14Vingt ans plus tard, Béroul entraîne ses auditeurs/lecteurs de l’autre côté de la fenêtre. Par la voix d’une « espie », il promet aux félons de donner à voir par la fenêtre de la reine une image de Tristan avec son arc et ses flèches, portrait de l’amant en dieu Amour10 (v. 4288-4292). La transaction se fera finalement entre l’espion et les trois félons, avec la promesse d’une récompense d’un marc (la monnaie homonyme du roi trompé). Etonnamment cependant, la fenêtre s’amenuise de plus en plus une fois l’entente conclue. Pour surprendre « l’orlois (les ébats amoureux)/que Tristran an la chanbre maine » (v. 4339-4340), le regard voyeur devra se contenter d’abord d’» un petit fenestre overt/endroit la chanbre la roïne » (v. 4314-4315). Puis l’espion de nier l’existence même d’une fenêtre, obligeant le voyeur à se contenter d’un pertuis (v. 4321), avant de préciser qu’il faudra encore déchirer la courtine pour accéder à la jouissance des amants.
15Les préparatifs qui permettront l’intrusion du regard dans la chambre de la reine sont présentés en termes dont la connotation érotique est particulièrement limpide :
Faites une longue brochete,
A un coutel, bien agüete ;
Poigniez le drap de la cortine
O la broche poignant d’espine.
La cortine souavet sache
Au pertuset (c’on ne l’estache),
Que tu voies la dedenz cler,
Qant il venra a lui parler. (Béroul, Tristan, v. 4324-4328)
16L’ouverture de la chambre n’est plus alors qu’un pertuset (v. 4328) et, comme si l’accès aux ébats de Tristan et de la reine n’était pas suffisamment protégé par la courtine et par cette ouverture toujours plus petite, l’espion précise que pour parvenir aux abords de la chambre, il faut passer « par la fraite du nuef jardin » (v. 4320).
17On reconnaît là le passage étroit emprunté par Lancelot pour se rendre à son rendez-vous nocturne auprès de Guenièvre. Les cheminements de l’amant et du voyeur sont effectivement comparables dans la mesure où dans un cas comme dans l’autre il s’agit d’accéder à la jouissance. Le terme pourrait sembler exagéré pour parler du plaisir des voyeurs chez Béroul, mais il suffit de rappeler le plaisir éprouvé par Frocin au moment où il surprend les amants enlacés au clair de lune pour comprendre qu’il s’agit bien de jouissance :
Li nains defors est. A la lune
Bien vit josté erent ensenble
Li dui amant. De joie en trenble. (Ibid., v. 736-738)
18Le spectacle auquel il a assisté était particulièrement édifiant puisque la jouissance de Tristan y était clairement associée au sang de sa blessure :
Sa plaie escrive, forment saine ;
Le sanc qui’en ist les dras ensaigne.
La plaie saigne, ne la sent,
Qar trop a son delit entent. (Ibid., v. 731-734)
19La démonstration est claire : la jouissance a partie liée avec le sang et le signe laissé sur les draps est celui de l’écriture qui se retrouve dans l’éclatement de la blessure11 (escrive/escrire).
20Mais celui qui connaît la jouissance de l’autre côté de la fenêtre, en apparence moins exposé puisqu’il est protégé par l’espace qui le sépare de la rencontre érotique, est aussi sujet à la blessure. L’épisode de Godoïne enseigne que le voyeur sera puni par où il a péché puisque le félon est atteint à la tête par une flèche qui lui a d’abord transpercé l’œil. Celui qui veut approcher de la chambre des amants doit non seulement se contenter d’un pertuiset, mais il le fait au risque que la flèche d’Eros se retourne contre son œil indiscret. Par un curieux hasard de l’histoire, le seul manuscrit du roman de Béroul qui nous soit parvenu s’arrête précisément au moment de la blessure de Godoïne, punissant par la même occasion les auditeurs/lecteurs qui goûtaient le plaisir d’observer les amants de Cornouailles. La mutilation fortuite du manuscrit vient rappeler que même le récit de la jouissance s’expose à être violemment interrompu, intensifiant d’autant le désir pour ce qui échappe ainsi à la connaissance du spectateur introduit par la narration dans la chambre des amants.
Le visible, l’invisible et l’irregardable
21La blessure se retrouve encore, démultipliée, dans les fenêtres que Chrétien de Troyes utilise pour mieux circonscrire l’étrange ballet de désir et de mort qui l’obsède, depuis sa volonté de donner un contrepoint aux amants de Cornouailles jusqu’aux variations sur les traces de sang qui traversent son œuvre. Dans le Chevalier au Lion, Yvain prisonnier de la chambre aux fenêtres ferrées est un chevalier sans cheval, un homme blessé qui a évité de peu la mutilation12 (la porte s’est refermée sur son dos et lui a tranché les éperons). Il reste sous la menace d’être « depeciez » (v. 980), du moins d’après Lunete qui lui évitera le démembrement en le faisant disparaître, comme on le sait, grâce à son anneau magique.
22Avec l’invisibilité d’Yvain, c’est aussi le point de vue du héros qui disparaît du récit. Même au moment où entre Laudine, le narrateur assume seul la première mention de son exceptionnelle beauté, sans donner la moindre indication de son effet sur Yvain qui assiste invisible à la scène de déploration. Pour connaître les sentiments d’Yvain, il faut attendre qu’il demande à Lunete un « pertuis » ou une « fenestre », d’où il pourrait observer la procession funéraire.
23Grâce à Lunete, Yvain se retrouve donc « à une fenestre petite » (v. 1283) d’où il « agueite » (v. 1286) celle qui le rendra fou d’amour. La fenêtre est alors clairement identifiée comme le lieu où le désir saisit le chevalier :
An ce voloir l’a Amor mis
Qui a la fenestre l’a pris ;
Mes de son voloir se despoire,
Car il ne puet cuidier ne croire
Que se voloirs puisse avenir. (Ibid., v. 1426-1430)
24Avant la mise en tableau dans la fenêtre, le voloir du héros nous était inconnu L’homme invisible à la fenêtre pressent aussitôt que ce désir voué à l’insatisfaction est signe de folie (v. 1431). Yvain deviendra effectivement cet amant fou et le bord de la fenêtre où l’ermite lui laisse le pain et l’eau sera alors le seul lien de l’homme « forsené » (v. 2280) avec le monde des hommes. Le parcours de l’amant se trouve ainsi encadré, d’une fenêtre l’autre.
25Dans le Chevalier de la Charrette, la fenêtre contribue encore plus nettement à structurer le récit. Il y a d’abord la fenêtre par laquelle Lancelot voit passer le cortège funèbre dans lequel se trouve Guenièvre, puis la position inversée de la reine qui voit au bas de sa tour le tournoi de son chevalier et, enfin, la fenêtre de la chambre par laquelle Lancelot pénètre pour connaître son unique nuit d’amour auprès de la reine13. Structure appuyée d’ailleurs par la multiplication des lits qui conduit Lancelot du lit de la lance enflammée jusqu’au lit de la reine, en passant par les lits où il refuse les avances de la demoiselle entreprenante.
26Après être resté insensible aux relents mystiques de la lance enflammée venue le visiter dans sa nuit, le chevalier pansis, son hôtesse et Gauvain vont à la fenêtre où ils voient défiler un cortège funèbre, composé de chevaliers portant un des leurs dans un cercueil, accompagnés de trois demoiselles en grand deuil. Dans ce spectacle morbide, est entr’aperçu, du sinistre côté, l’objet du désir, celle dont la disparition a lancé l’aventure romanesque. Guenièvre apparaît d’emblée fantomatique14, reine-morte en route pour le Royaume de Gorre :
Li chevaliers de la fenestre
Conut que c’estoit la reïne ;
De l’esguarder onques ne fine,
Molt atentis, et molt li plot,
Au plus longuement que il pot.
(Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, v. 560-564)
27Celui qui est alors déterminé par sa position de sujet regardant « li chevalier de la fenestre » ressent l’appel du vide après la disparition de l’aimée de son champ de vision et éprouve même la tentation du suicide15 :
Et quant il ne la pot veoir,
Si se vost jus lessier cheoir
Et trebuchier a val son cors. (Ibid., v. 565-567)
28La vision empêchée par la fenêtre vient marquer l’alternance de l’objet du désir tour à tour révélé (dans ce qui aurait normalement dû rester caché, son alliance avec la mort) et dérobé. La fenêtre est bien ce qui, simultanément, donne à voir et limite l’espace du regard. De même, le narrateur est celui qui donne à lire ou soustrait aux regards, ce que Chrétien fait dans le même passage, jouant justement sur cette position à la fenêtre qui permet au récit de choisir son point de vue, ici celui du chevalier « pansis » à côté des discours de Gauvain et de la pucelle « a l’autre fenestre delez » qui durèrent un bon moment, au dire du narrateur, mais qui se place à une distance suffisante pour priver l’ auditeur/lecteur des paroles échangées : « Ne sai don les paroles furent » (v. 549), soutient le narrateur.
29Le même procédé est utilisé au moment de décrire la nuit d’amour entre Lancelot et la reine. On se souvient que le chevalier s’introduit dans la chambre par une fenêtre dont il a forcé les barreaux. Le narrateur révèle alors qu’ils se sont enlacés et qu’ils goûtent enfin aux jeux de l’amour :
Que il lor avint sans mantir
Une joie et une mervoille
Tel c’onques ancor sa paroille
Ne fu oïe ne seüe ;
Mes toz jorz iert par moi teüe,
Qu’an conte ne doit estre dite. (Ibid., v. 4684-4689)
30Les détails au sujet de cette merveille sans merveilleux sont cachés à l’auditeur/lecteur qui n’a qu’un accès partiel à la chambre d’amour, celui laissé par la fenêtre que le romancier veut bien ouvrir sur ce qui se passe « dedanz [1] a chanbre ancortinee » (v. 4746).
31Dans cette scène centrale, il n’y a d’autre voyeur que le lecteur introduit par le romancier. Keu, qui dort dans la même chambre sans jamais s’éveiller et sans même sembler constituer une menace importante pour les amants réunis en secret, n’a rien vu. La trahison ne vient pas ici d’un tiers voyeur, mais bien du signe qui en révèle trop, les gouttes de sang tombées de la blessure que Lancelot s’est faite au petit doigt en forçant les barreaux de la fenêtre. Sans qu’il soit nécessaire de revenir sur les implications de cette blessure qui affecte le chevalier-martyr au moment de pénétrer dans l’intimité de la reine, une leçon du manuscrit BnF fr. 12560 mérite qu’on s’y attarde :
Droit vers la fenestre s’an torne
Mes de son cors tant i remaint
Que li drap sont tachié et taint
Del sanc qui cheï de ses doiz. (Ibid., v. 4707-4709)
32La variante, adoptée par Daniel Poirion dans son édition de la Pléiade (bien qu’il ait pour manuscrit de base la copie de Guiot) permet non seulement d’éviter la répétition avec le sanc du vers 4709, elle permet aussi de donner une autre dimension à la réflexion sur le corps qui va et le cœur qui reste (v. 4704), laissant entendre que, même après le départ, un peu du corps de l’amant reste toujours malgré tout auprès de la Dame aimée. Les traces de blessure sont plus que la relique de l’amour passé, elles sont proprement le témoignage que l’amour implique la mort puisque le joy a une fin ou, en termes augustiniens, que, dès l’instant de la possession, l’amour humain, érôs (par opposition à agape, l’amour divin), se transforme en souffrance :
Au levers fu il droiz martirs,
Tant li fu griés li departirs,
Car il suefre grant martire. (Ibid., v. 4696-4699)
33Le martyre commence au moment du départ, au moment où la merveille de la jouissance montre ses limites et qu’il faut admettre qu’elle a une fin. C’est en traversant la fenêtre en sens inverse que la douleur de la blessure se fait sentir, que l’absence appelle un témoignage. Après la merveille de l’union amoureuse, qui ne peut faire l’objet d’un conte, la séparation des amants ouvre une fenêtre où pourra s’écrire la suite du récit.
34La multiplication des exemples de fenêtres où la narration encadre ses mises en scène du désir permet de montrer qu’il y a davantage qu’une coïncidence fortuite dans la rencontre entre l’objet du désir et le cadre de la fenêtre. La constance avec laquelle certains parmi les premiers auteurs de récits en roman ont retrouvé cette association entre l’espace restreint ouvert à la vue et la révélation partielle de l’être aimé prouve sans doute déjà qu’ils étaient sensibles à ce que permettait la fenêtre dans la perspective du genre narratif, précisément la multiplication des points de vue sur la question centrale qui anime alors les récits courtois, la question du désir. La reprise de ce motif narratif permet non seulement de mettre en évidence, en l’encadrant, ce que le romancier veut bien révéler, elle permet aussi de distinguer différentes positions à l’égard du désir.
35Marie de France se place du côté d’un désir féminin qui conduit à la genèse d’un récit des origines ou à la broderie pur remembrance. Béroul choisit plutôt l’autre côté de la fenêtre, celui des voyeurs qui y trouvent un plaisir certain, mais incomplet puisque la fenêtre se révèle alors ouverture qui peut aussi bien cacher que dévoiler. Le choix de cet autre côté de la fenêtre par Béroul dénote un intérêt particulier pour la position curieuse de l’auditeur/lecteur, intérêt qui se retrouve ailleurs dans la technique narrative de Béroul, souvent caractérisée par ce qu’Alberto Varvaro a appelé « la participation affective du public16 ». Enfin, Chrétien de Troyes est sans doute celui qui a su mettre en scène avec le plus de force la conjonction du désir et de la mort, en reprenant dans deux de ses romans la séduction de l’amant à la fenêtre où la Dame lui apparaît dans un cortège funèbre. Illustrant sans ménagement les blessures auxquelles l’amant s’expose s’il traverse la fenêtre pour s’introduire dans l’espace de sa belle, Chrétien souligne que ce qui sort du cadre pour s’incarner hors de l’espace quasi-pictural qu’offre la fenêtre devra payer son tribut de chair. Par ailleurs, cette permutabilité de la fenêtre, qui ouvre tour à tour vers l’extérieur puis vers l’intérieur est, pour lui, un outil idéal pour se jouer de la puissance que lui confère la voix narrative, celle de fermer la fenêtre quand bon lui semble, que ce soit sur les propos courtois de Gauvain ou, mieux encore, sur la rencontre érotique ainsi opportunément dérobée aux regards indiscrets.
36Chrétien semble d’ailleurs parfaitement conscient d’avoir là un motif qui lui permet de jouer presque à l’infini. Du moins, c’est ce que pourrait laisser entendre le château des pucelles, dans le Conte du Graal, où aux cinq cents fenêtres se trouvent les cinq cents dames et demoiselles qui voient arriver le pauvre Gauvain, traditionnel objet du désir, monté sur un petit palefroi baucent17 (v. 7263). Le jeu parodique est encore plus net dans un genre comme le fabliau où une jeune fille à sa fenêtre tombe sous le charme d’une grue, dans La Demoiselle qui fut fotue et defoutue pour une grue18, ou d’une chèvre multicolore, dans Trubert19. Dans un cas comme dans l’autre, la satisfaction du désir soudain est assurée au prix d’un foutre, c’est dire comment ce qui se devinait derrière la courtine des romans courtois peut s’écrire aussi sans la moindre transposition. La parodie du motif révèle aussi que les auteurs du Moyen Age avaient bien conscience de reprendre un topos au moment d’encadrer la naissance du désir dans l’espace d’une fenêtre. Mais, surtout, la variété des perspectives et des registres explorés à travers la fenêtre est une illustration supplémentaire que, très tôt, ce qui allait devenir le genre romanesque se caractérise bien par ce que Bakhtine appelait polyphonie du roman, entrelacs de voix et de points de vue. Par mi l’estreite fenestre qui s’ouvrait à l’écriture en langue vulgaire, les premiers romanciers ont su voir ce qui s’offrait à eux pour réinventer l’art d’aimer et explorer un nouvel art d’écrire.
Notes de bas de page
1 Catherine B. Clément, « De la méconnaissance : fantasme, texte, scène ». Certains des cas analysés par Freud donnaient déjà à la fenêtre un rôle de première importance, « L’Homme aux loups » représentant sans doute le cas le plus probant parmi d’autres. « J’ai rêvé qu’il faisait nuit et que j’étais couché dans mon lit. (Mon lit avait les pieds tournés vers la fenêtre ; devant la fenêtre il y avait une rangée de vieux noyers. Je sais avoir rêvé cela l’hiver et la nuit.) Tout à coup, la fenêtre s’ouvre d’elle-même et, à ma grande terreur, je vois que, sur le grand noyer, en face de la fenêtre, plusieurs loups blancs sont assis. [...] Il me fallut un bon moment pour être convaincu que ça n’avait été qu’un rêve, tant m’avait semblé vivant et clair le tableau de la fenêtre s’ouvrant et des loups assis sur l’arbre. » Sigmund Freud, Cinq Psychanalyses, Paris, puf, coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », 1954, p. 342. Le même rêve est aussi cité par Freud dans « Matériaux des contes dans les rêves », trad. fr. dans Résultats, Idées, Problèmes, Paris, puf, coll. « Bibliothèque de Psychanalyse », 1984, vol. I, p. 218.
2 Respectivement les pièces 7 et 10 dans Chansons des Trouvères, éd. Samuel N. Rosenberg et Hans Tischler, avec la collaboration de Marie-Geneviève Grossel, Paris, Librairie Générale française, coll. « Lettres gothiques », n° 4545, 1995.
3 Pièces 13 et 157, op. cit.
4 Marie de France, Lais, éd. Jean Rychner, Paris, Champion, coll. « cfma », n° 93, 1966.
5 Dans ce qui est, comme l’a noté Francis Dubost, une étrange inversion des termes du Pater et de la prière du Christ au Mont des Oliviers (« Deus, ki de tut ad poësté,/Il en face ma volenté ! », v. 103-104. Francis Dubost, « Yonec, le vengeur, et Tydorel, le veilleur », dans Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble. Hommage à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, t. I, p. 450.
6 A ce sujet, cf. Laurence Harf-Lancner, « La métamorphose illusoire », dans Annales Economies Sociétés Civilisations, 1985, p. 208-226.
7 Le chevalier lui promet d’ailleurs de revenir dès qu’il lui plaira et ce, en moins d’une heure. Et il en sera ainsi : « Kar mut désire sun ami/Venuz i est, pas ne demure/Ne trespasse terme ne hure » (v. 267-269).
8 Palais qui, dans une étrange symétrie, semble exclusivement masculin (la dame entre dans deux chambres où dort un chevalier avant de trouver la chambre de Muldumarec) comme était exclusivement féminine la tour où elle était gardée (outre la belle-sœur qui la garde « autres femme i ot, ceo crei, » écrit Marie, « mes ja la dame n’i parlast » (v. 34-35).
9 Marie prend d’ailleurs la peine de mentionner le nom anglais du rossignol, nightingale, dans son prologue, v. 6.
10 Béroul, Le Roman de Tristan, éd. Daniel Poirion dans Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995.
11 Cf. Jean-Charles Huchet, Tristan et le Sang de l’écriture, Paris, puf, coll. « Le Texte rêve », 1990, et Francis Gingras, « Le sang de l’amour dans le récit médiéval (xiie-xiiie siècles) », dans Le Sang au Moyen Age, Cahiers du crisima, n° 4, Montpellier, Publications de l’Université, 1999, p. 207-216.
12 Chrétien de Troyes, Yvain ou Le Chevalier au Lion, éd. Karl D. Uitti, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994.
13 Chrétien de Troyes, Lancelot ou Le Chevalier de la Charrette, éd. Daniel Poirion, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994.
14 Conformément à l’étymologie probable de Gwenievre, « Blanc Fantôme ».
15 Marie-Noëlle Lefay-Toury a déjà mis en évidence qu’il s’agit bien pour Lancelot d’un acte intentionnel dont l’aspect volontaire est d’ailleurs souligné par le choix du verbe « si ce vost jus lessier cheoir » (v. 566), dans La tentation du suicide dans le roman français du xiie siècle, Paris, Champion, 1979, p. 109.
16 Cf. Alberto Varvaro, Il roman di Tristan di Béroul, Turin, Bottega di Erasmo, 1963.
17 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. Daniel Poirion, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994.
18 « La Demoiselle qui fut foutue et defoutue pour une grue » dans Fabliaux érotiques éd. Luciano Rossi, Paris, Librairie Générale française, coll. « Lettres gothiques », n° 4532, 1992.
19 Douin de Lavesne, Trubert, fabliau du xiiie siècle, éd. Guy Raynaud de Lage, Genève, Droz, 1974. Cf. aussi l’introduction (p. 14-19) et la traduction de Romaine Wolf-Bonvin dans La Chevalerie des Sots, Paris, Stock, coll. « Moyen Age », 1990.
Auteur
The University of Western Ontario, London (Canada)
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