La fenêtre comme mise en scène du regard dans les manuscrits enluminés de Guillaume de Machaut
p. 143-156
Texte intégral
1A plusieurs reprises dans les Dits de Guillaume de Machaut, le narrateur fait le mouvement de s’approcher de la fenêtre dans le désir d’y capter l’inspiration qui enclenchera l’écriture d’une œuvre nouvelle. Des exemples de ces stations de Guillaume à sa fenêtre ont permis à Isabelle Bétemps, dans son ouvrage L’Imaginaire dans l’œuvre de Guillaume de Machaut1 (Paris, Champion, 1998), de parler de « fenêtres initiatiques », qui « figurent les limites et le sens de la création poétique » (p. 313). Si toutes ces situations n’ont pas été reprises par les illustrations des manuscrits, beaucoup de miniatures intègrent dans leurs mises en scène le motif de la fenêtre, en accord ou indépendamment des mentions textuelles. Deux dispositifs majeurs se dégagent de ce corpus. Lorsque la fenêtre est placée entre les personnages représentés, qu’elle relie et sépare à la fois, elle instaure une circulation triangulaire des regards, réunissant l’auteur et son destinataire à l’image, et le spectateur qui se trouve face à elle. Cette communication visuelle agit alors comme substitut d’une expression orale ou écrite, et donc comme métaphore de la création littéraire, au sein de laquelle la fenêtre définit les rôles, suivant l’espace intérieur ou extérieur où chacun est placé. Mais quand Guillaume est seul à l’image, la relation triangulaire s’infléchit en rapport binaire : la fenêtre, en venant s’intercaler entre le spectateur et le sujet représenté, invite son regard à pénétrer dans l’espace intérieur de l’auteur, celui de son intimité et de sa création.
2Parmi les témoignages du premier type de mises en scènes, celui où la fenêtre s’inscrit entre deux personnages, la miniature (fig. 1) qui ouvre le Confort d’ami dans le ms. fr. 1584 de la Bibliothèque Nationale, datant de 1370, n’apparaît en aucune manière comme l’équivalent visuel du prologue. En effet, celui-ci insiste sur l’impossibilité de toute relation entre Machaut et son « ami » :
Mais il n’est voie ne sentiers
Qui mon oueil pelisse avoier
Que vers toy peüsse envoier2, (v. 6-8)
3alors que l’image montre, à gauche, Guillaume en pleine argumentation, face au roi à qui il vient de remettre son livre, penché à la fenêtre d’une tour3. Cette composition est reprise dans la miniature 22 (fig. 2), placée en un point du texte où Machaut reprend ses conseils au roi après une série d’exempta bibliques4. Dans cette miniature 22, la présence de barreaux à la fenêtre explicite la tour comme étant celle d’une prison. La fenêtre met donc en place une communication visuelle et verbale, même entravée, là où le texte la dit impossible. De plus, en désignant la fonction royale de cet ami par la couronne, et en précisant que son château est un lieu d’enfermement, la miniature renvoie à des informations données bien plus loin dans le texte, ce qui suppose de la part de l’artiste la connaissance de l’œuvre entière : le terme de « prison » n’est pas employé au sujet du roi avant le vers 16535, et l’identité de Charles de Navarre ne sera révélée que dans l’explicit, et encore sous une forme cryptée.
4A la différence des miniatures liminaires des autres Dits du même manuscrit, celle-ci tire donc sa signification non de sa fidélité littérale au texte qu’elle introduit, mais de l’interprétation symbolique qu’elle donne du Dit entier. En mettant en présence le sujet et le prince condamnés à la séparation absolue, l’image semble en contradiction avec le texte, mais la tour percée d’une fenêtre est le symbole paradoxal de la séparation et de la communication combinées. L’image visuelle rejoint alors la vision mentale de l’auteur, interdit de contact avec son protecteur disgracié, mais néanmoins lié à lui par le fil de l’esprit et de l’écrit qu’il lui destine :
Amis, a toy donner confort
Ay meintes fois pensé moult fort,
Et Dieus scet que je le feroie,
Plus que ne di, se je le pouoie,
De tres bon cuer et volentiers. (v. 1-7)
5La mise en scène de la fenêtre contribue doublement à la compréhension des relations entre l’auteur et son destinataire : d’une part à travers l’expression de cet implicite textuel, d’autre part au moyen d’un jeu de renversements par rapport à la traditionnelle image de dédicace, dans laquelle l’objet-livre occupe une place centrale. En effet, cette miniature inverse les rapports hiérarchiques entre auteur et dédicataire tels qu’on peut les voir dans une scène de présentation stéréotypée, où l’auteur à genoux tend son livre à son seigneur assis sur un trône, dans un geste de don et d’hommage à la fois. Ici, du fait que la tour enferme un roi, sa fonction métaphorique de privation de liberté est renforcée par celle de négation de sa dignité royale6. Il s’ensuit un transfert de pouvoir du souverain déchu à son sujet. Celui-ci s’auto-promeut au rang d’autorité, habilitée à dispenser des leçons tant morales que politiques. Cette image de dédicace détournée lorgne alors du côté d’une image d’enseignement, comme par exemple « Saint Paul prêchant aux habitants de Colosses » (fig. 3), qui illustre l’Epître aux Colossiens dans la Bible de Manerius, manuscrit 10 de la Bibliothèque Ste Geneviève, datant de la seconde moitié du xiie siècle. Malgré les différences iconographiques, les analogies formelles sont frappantes : c’est à travers une fenêtre que passe le discours que l’apôtre prononce devant ses fidèles, enfermés dans leur ville. Dans les deux cas, la fenêtre distribue les rôles et la direction du message : l’énonciation de celui-ci vient de l’extérieur, tandis que ses dépositaires se trouvent dans un espace intérieur7.
6Face à un Machaut en fonction de magister, énonciateur unique, la tour du roi Charles signifie son exclusion non seulement sur le plan socio-politique, mais également du domaine poétique : privé de tout, il est aussi mis à l’écart du processus de la création en perdant son rang de mécène et de commanditaire. Pourtant, sa réclusion a pour conséquence un livre dont il est le destinataire, un livre que l’image montre parvenu jusqu’à lui, malgré les inquiétudes quant à sa transmission formulées par Machaut dans le prologue. Ce livre, qui dans le texte est l’unique support, l’unique véhicule de ce message édifiant qu’est le Confort d’ami, est doublé dans la miniature par un autre moyen de transmission : la fenêtre. Sans équivalent dans le texte, lieu du regard interdit et du « chastoiement » écrit, la fenêtre abolit la distance, réinstaure l’échange de regards, donne corps à la parole de Guillaume à travers son geste argumentatif, ouvre l’accès au cœur du roi en disgrâce, lui faisant retrouver la voie de la piété et du repentir. Le message de l’auteur à son destinataire démuni passe par le canal de la fenêtre, complément visuel et verbal du livre.
7Alors que la miniature liminaire du Confort d’ami semble réaliser, métaphoriquement, un désir de regard à peine exprimé par l’auteur, il en est d’autres, nées de situations narratives moins extrêmes, où regard et communication ne sont pas impossibles en raison de circonstances politiques, mais provisoirement empêchés, entravés, par les contraintes de la fiction mise en place. Il s’agit ici de variations sur le motif du « narrateur embusché », que Machaut a exploité par deux fois, dans la Fontaine amoureuse et le Jugement du roi de Bohème. Dans la première partie de chacune de ces œuvres, le narrateur surprend, sans être vu, mais en voyant lui-même si mal que l’ouïe en est survalorisée, une parole amoureuse, débat entre une dame et un chevalier ou complainte d’un prince. Cette parole étrangère, il la note sur-le-champ ou après-coup, faisant d’elle la matière originelle du Dit. Dans les deux cas, le passage à l’image de ces scènes d’embuscade soulève la question : comment faire voir au spectateur ce que le narrateur lui-même ne peut pas voir du tout ou à peine ? La mise en place d’une fenêtre entre des personnages pourtant proches mais masqués, apparaît alors, en conformité avec les données narratives, comme le moyen de signifier la perception d’un discours, qu’il soit argumentatif ou lyrique, en substituant le médium visuel à une captation seulement auditive.
8Au début de la Fontaine amoureuse, la plainte inarticulée que le narrateur épouvanté prend d’abord pour une émanation démoniaque devient vite une parole poétique, qu’il s’empresse de transcrire sous la dictée de cette voix anonyme. Dans le passage qui précède l’insertion de la troisième miniature (fig. 4) du Dit dans le ms. BnF, fr. 1584, l’accent est mis sur le canal de la transmission sonore et sur la réception par l’ouïe :
Mais j’avoie toudis l’oreille
Devers une cheminee a destre
Ou il avoit une fenestre
Par ou sa parole escoutoie
Car pres de la fenestre estoie8. (v. 224-228)
9Le miniaturiste a bien su rendre l’importance de la fenêtre dans cette transmission indirecte de la voix lyrique. Guillaume, dans l’attitude du scribe, est inscrit dans une structure architecturale symétrique dont les deux tours encadrent l’espace intérieur de sa chambre. Mais l’émetteur de la complainte, dont la main posée sur la poitrine traduit la sincérité dans l’expression lyrique de sa souffrance, est placé au-dehors, dans un espace extérieur exigu où une tour le sépare de Guillaume. C’est la multiplication des ouvertures percées dans les tours qui fait d’une communication visuelle le signe d’une circulation sonore. La mise en scène d’un regard empêché devient substitut et métaphore d’un parcours acoustique. Le voyeurisme auditif imaginé par Machaut cède la place dans l’image au voyeurisme pur et simple.
10Pourtant, la localisation spatiale de cette « créature » qui se lamente toute la nuit reste indéterminée aussi bien dans le texte qu’à l’image. Le mystère ne sera levé dans le Dit qu’au matin, 800 vers plus loin :
Et puis j’issi hors sans attendre
Pour enquester et pour apprendre
Comment ne par quel tour saroie
Qui cils estoit qu’oÿ avoie.
Si m’en alay droit vers la chambre
Ou il gisoit... (v. 1022-1060)
11La miniature, quant à elle, ne prend pas en compte ces données postérieures, préservant l’ambiguïté des lieux propre à son environnement textuel. Le prince semble bien rejeté à l’air libre et non pas dans une pièce contiguë ; mais les lieux accueillant chacun des personnages ne s’excluent pas l’un l’autre, car le même mur crénelé les entoure, délimitant le territoire du château-fort. Où se trouve donc le plaintif ? dans une autre pièce du château ou au dehors ? Peut-être faut-il voir une valeur annonciatrice dans cette image, où le prince exclu de son château préfigure l’imminence de son départ, évoqué aux vers 200-205, puis 2774-2775, sans en expliciter pour autant les motivations politiques : le duc Jean de Berry, beau-frère de Charles de Navarre, doit se rendre en Angleterre comme otage à la place de son père Jean le Bon.
12Si l’on compare cette miniature à celle qui introduit le Confort d’ami, on remarque, dans une composition analogue, l’interversion des places occupées par Guillaume et le seigneur. L’auteur-scribe a investi l’espace intérieur de la construction, rejetant à l’extérieur le prince-poète. Mais la permutation s’explique par leur échange de rôles : le prince est ici associé au processus créatif. Dans cette fiction où le clerc n’a de connaissance de l’amour que par ouï-dire, l’émetteur de la parole poétique est le prince, l’auteur professionnel se contentant d’en être le récepteur. Mais c’est toujours de l’espace extérieur, espace de la liberté, que parvient l’inspiration.
13La Fontaine Amoureuse élabore une situation de captation poétique complexe par rapport au modèle initial du narrateur embusqué. Le noyau originel en est donné dans le Jugement du roi de Bohème, où Machaut, caché dans un buisson, surprend le débat d’un chevalier et d’une dame diversement victimes de l’amour. Le motif narratif est à l’origine d’une grande postérité littéraire, mais qui reste sans équivalent dans l’iconographie. En effet, les illustrations des manuscrits du Jugement du roi de Bohème offrent une telle diversité de mises en scène du narrateur caché par un buisson, qu’elles incitent à exclure l’existence de modèles antérieurs9. La recherche de filiations postérieures tourne court également devant la rareté de manuscrits enluminés comportant les œuvres ayant repris ce motif, comme la Belle Dame sans Merci d’Alain Chartier, le Lai d’amour d’Eustache Deschamps, ou Le Regret de Guillaume, comte de Hainaut, de Jean de le Mote10.
14Dans l’iconographie du Jugement du roi de Bohème, le narrateur-voyeur est tantôt isolé des autres par un massif de buissons formant un obstacle latéral, tantôt masqué par un rideau d’arbres en profondeur. Mais c’est le manuscrit de l’Arsenal 5203, datant de 1371, par ailleurs peu inventif, qui propose la solution la plus originale en perçant une ouverture dans le buisson : c’est ici la tête de Guillaume qui crée la fenêtre (fig. 6). Dans la mesure où tous les autres personnages lui tournent le dos, l’image tient compte de l’insistance du narrateur textuel sur sa situation dérobée à la vue d’autrui :
Lors me boutay par dedens la feuillie
Si embranchiez qu’il ne me virent mie11. (v. 54-55)
15Mais son visage à découvert dans la fenêtre de verdure prouve assez que lui-même peut voir et entendre sans être vu, alors que le texte suggère par la suite, après le dialogue dont il est témoin, qu’il a éprouvé des difficultés de vision :
Je me levay et devers eaus alay
Tout le couvert
Parmi l’erbe qui estoit drue et vert ;
Et quant je vins si pres d’eaus qu’en apert
Les pos vëoir et tout a descouvert..., (v. 1199-1203)
16mais que l’écoute était aisée :
Lors dist en bas
Li chevaliers par maniere de gas :
-Je croy qu’il ait oÿ tous nos debas-
Et je li dis : -Sire, n’en doubtez pas,
Que voirement
Les ay j’oïs moult ententivement
Et volentiers... (v. 1266-1270)
17L’image ne reflète que partiellement ces subtilités de perception, la même fenêtre permettant aussi bien l’audition que la vue, car sa fonction est avant tout de donner une expression synthétique des situations narratives majeures de ce Dit. Elle renvoie à la fois au cadre initial encore nouveau de l’« embusche » et à la scène centrale du jugement, fonctionnant donc sur deux niveaux de référence au texte, à quoi s’ajoute le rapport au titre. On peut dire que c’est dans le faux couple que se concentre ce double, voire triple jeu de renvois : par leur position centrale, le chevalier et la dame assurent le rôle de devisants dans le débat dont Guillaume est témoin depuis son buisson, mais, en qualité de plaignants, ils interagissent aussi avec le roi. Le regroupement de tous les agents qui participent à l’élaboration de l’œuvre (les adversaires du débat, le témoin-récepteur-narrateur, et le juge-destinataire) donne à la fenêtre un statut multiple : ouverture à une aventure, moyen d’accès au vécu d’autrui, expérience amoureuse par procuration, mais toujours destiné à passer à l’écrit.
18A travers les trois cas évoqués, et en dépit des raffinements textuels quant à la possibilité même d’une transmission de message et au véhicule qu’elle emprunte (un livre ou des voix), l’image, par définition, affirme la primauté du visuel. Par le dispositif de la fenêtre, elle manifeste conjointement la possibilité et la difficulté de la communication par le regard ainsi mise en scène. La fenêtre définit également une bipolarisation paradoxale entre les espaces intérieur et extérieur ainsi que les rôles qui leur sont associés. Derrière la fenêtre, l’espace extérieur est à la fois celui de la liberté, de l’action (par l’expérience amoureuse) et de la création littéraire, qu’elle soit profération poétique, didactique ou argumentative. Devant la fenêtre, l’espace du dedans est celui de la passivité, parée de nuances diverses qui vont de l’exclusion totale, politico-poétique, ayant pour corollaires la pure réception, à l’association partielle au processus d’écriture, dans la posture de captation-transcription. Mais dans la relation triangulaire qui unit à l’image l’émetteur et le récepteur du message littéraire, et hors d’elle, le spectateur, la fenêtre dit toujours l’ouverture vers l’espace originel de la création.
19Lorsque le prétendu énonciateur s’efface de la fiction et disparaît de l’image, le narrateur assume seul la paternité du discours. Mais c’est encore au-dehors qu’il cherche la source de son inspiration. Dans le Jugement du roi de Navarre, Machaut se met à sa fenêtre après une longue période de réclusion due à l’épidémie de peste qui sévit à Reims. Mais le regard à travers la fenêtre n’intervient qu’après une sollicitation auditive : c’est une musique joyeuse, provenant d’un espace jusqu’alors mortifère, qui suscite sa curiosité. Son geste d’ouverture de la fenêtre vient réunir alors l’ouïe et la vue, réconcilier le dedans, synonyme de repli, de mélancolie et d’impuissance créatrice, avec le dehors, redevenu signe de joie et de vie.
Et tant qu’une fois entroÿ
– Dont moult forment me resjoÿ –
Cornemuses, trompes, naquaires,
Et d’instrumens plus de set paires.
Lors me mis a une fenestre
Et enquis que ce pooit estre12... (v. 461-466)
20C’est encore la fenêtre qui sert de stimulateur à l’écriture, mais cette fois, il n’est pas besoin d’une parole étrangère pour l’insuffler. Elle invite Machaut à sortir et à vivre l’aventure par lui-même, aventure qui commence par une partie de chasse et débouche sur une rencontre courtoise, cadre d’un nouveau débat amoureux qui lui donne l’occasion de s’exprimer en son propre nom. Puisque l’auteur prend son discours à son compte, sans s’effacer devant un émetteur plus prestigieux, le cadrage de la miniature liminaire (fig. 5) du Jugement du roi de Navarre du ms. BnF, fr. 1585 peut dérober au spectateur l’objet du regard de Guillaume. Le dispositif de la fenêtre n’a plus à s’intercaler latéralement entre sujet et objet de la perception à l’image : il se glisse frontalement entre le spectateur extérieur et le personnage peint, instaurant une relation binaire entre eux deux : nous sommes spectateurs de Guillaume, lui-même spectateur d’un spectacle absent ; nous le voyons regardant. Par la fenêtre où s’accoude Guillaume, c’est une circulation directe des regards qui se crée. Le spectateur, jusqu’alors seulement associé à la posture voyeuse de l’auteur, accède enfin à un regard autonome.
21La composition de cette miniature du Jugement du roi de Navarre fait série avec celles du Confort d’ami et de la Fontaine amoureuse. Mais parce que la solitude de Guillaume autorise le spectateur à voir sans intermédiaire, cette même représentation apparaît comme un point de bascule avec un autre corpus d’images où la fenêtre, en s’interposant entre la scène et le spectateur, ouvre sur l’espace intime de l’auteur. De ce vaste ensemble, nous ne retiendrons que trois exemples pris dans le ms. BnF, fr. 9221, datant de 1390, et qui a été exécuté pour le duc de Berry.
22Les miniatures liminaires du Dit du lion (fig. 8) et du Jugement du roi de Navarre (fig. 9) invitent à voir l’auteur au travers de larges baies arquées dont les murs de sa maison sont percés. Elles mettent en place un dispositif qu’Erwin Panofsky appelait celui de « maison de poupée13 », et qui consiste à enlever le pan frontal d’une construction de manière à en montrer à la fois l’extérieur et l’intérieur. Dans le cas de la première miniature (fig. 7) de la Fontaine amoureuse, la distance entre le spectateur et le sujet représenté se réduit au minimum, puisque l’arcade vient coïncider avec le cadre, et par un effet de trompe-l’œil donne l’impression de voir directement dans la pièce, en l’absence de tout élément d’architecture extérieure.
23Cette fenêtre qui joue de tous les effets d’éloignement et de proximité avec le spectateur, incite son regard à se faire indiscret, favorise son intrusion dans l’intimité de l’auteur. Nous le voyons ici dans trois postures caractéristiques : celle du dormeur dans le Dit du lion, plongé dans un rêve qui prélude à une aventure dont l’imminence est annoncée par la présence du verger qui lui servira de cadre. Celle du mélancolique aux épaules voûtées, qui a repoussé son pupitre, mais qui est toujours prêt à le reprendre dès que les sollicitations extérieures lui auront rendu l’inspiration, inspiration dont le lieu de passage est ici la porte entrebâillée. Celle enfin, la plus classique, de l’auteur à sa table, écrivant sur une feuille et entouré de tous ses instruments de travail, encrier et étui à plumes.
24Dans cette série de miniatures liminaires, la fenêtre ouvre sur l’espace intérieur de l’auteur, et à travers lui, sur l’univers fictionnel. Posée sur le seuil de l’œuvre, la mise en scène iconique de la fenêtre invite le regard à pénétrer dans l’antre de la création, celui où s’élabore la fiction vers laquelle elle attire le lecteur-spectateur. Lieu de transition comme le prologue entre l’espace du réel et celui de l’imaginaire, point de passage entre la parole auctoriale et son destinataire, c’est par la fenêtre à l’image, la fenêtre qu’est l’image, que circulent les regards et les voix.
Notes de bas de page
1 Ces exemples littéraires sont pris dans le Jugement du roi de Navarre, la Fontaine amoureuse et le Voir Dit ; mais toutes ces mentions de fenêtres n’ont pas été reprises à l’image.
2 Les citations du Confort d’ami renvoient à l’éd. d’Ernest Hoepffner, Paris, Champion, Société des Anciens Textes Français, vol. III, 1921.
3 La même composition se retrouve seulement dans le ms. de l’Arsenal. Toutes les autres miniatures liminaires du Confort d’ami omettent le motif de la tour. En revanche, au vers 1421 qui introduit un développement sur le roi Manassé, plusieurs manuscrits illustrent l’exemplum par un personnage visible à la fenêtre de sa prison, mais en l’absence de tout interlocuteur (BnF, fr. 1584, min. 21 du Confort ; BnF, fr. 22545, min. 22 ; ms. Vogue, coll. part., min. 33).
4 Il faut préciser qu’en réalité cette miniature introduit un passage consacré à Orphée, son sujet, qui renvoie au texte qui précède, se trouvant ainsi en décalage avec son point d’insertion.
5 Pour faire allusion à la situation difficile de Charles le Mauvais, sont employées des expressions telles que « grevence » (v. 16), « desolation » (v. 1554), ou des périphrases formées à partir de « pris », « prise », « ennemis », « delivrera ». Le terme même de « prison » et son champ lexical ne sont employés que lorsqu’il est question d’un emprisonnement virtuel chez les anglais (v. 2843-44, v. 4748), ou qu’il s’agit des personnages évoqués dans les exempla : le « lac » de Daniel jeté dans la fosse aux lions, la « charte obscure » (v. 1413), la « prison » (v. 1421-26, 1542-48) et les « fers » (v. 1598-1602) de Manassé.
6 De cette manière, notre miniature se place aussi aux antipodes d’un autre type de scène de dédicace qui s’élabore au xve siècle, celle où le commanditaire à sa fenêtre donne l’ordre d’écrire à son scribe, assis à son pupitre dans la pièce contiguë. Un exemple en est donné par une miniature de l’Epistre Othéa de Christine de Pisan, peinte par Loyset Liedet dans le ms. fr. 9392, f° 104 v° de la Bibliothèque Royale de Bruxelles. Sixten Ringbom (De l’icône à la scène narrative, Paris, Gérard Monfort éditeur, 1997, chap. I, 4, et fig. 11) analyse cette nouvelle tradition comme une contamination des scènes profanes avec les icônes de la Vierge ou des saints encadrés dans une fenêtre. La fenêtre, symbole de majesté au même titre que le trône jusqu’alors affecté à cette fonction, met l’accent sur la différence de conditions sociales entre le mécène Philippe le Bon et Jean Miélot, son scribe.
7 Nous avons tenté de déterminer si la représentation du prisonnier à sa fenêtre, recevant les avis d’une autorité placée à l’extérieur, correspondait à un type iconographique établi. A cet effet, nous avons consulté les manuscrits de la Consolatio Philosophiae de Boèce, dans les versions latines et françaises, toutes traductions confondues, en nous basant sur le corpus fourni par le fonds de la Bibliothèque Nationale d’une part, et d’autre part le catalogue des versions du Pseudo-Jean de Meun, établi par G.M. Cropp (« Les manuscrits du Livre de Boece de Consolacion », in Revue d’Histoire des Textes, t. XII-XIII, 1982-83). Or il s’avère que Boèce prisonnier est figuré dans la majorité des cas à l’intérieur de sa cellule, Philosophie étant à ses côtés. Les deux instances, émettrice et réceptrice du discours, partagent donc le même espace. Lorsqu’une fenêtre latérale est ménagée, elle ouvre sur une scène qui correspond au contenu des propos de Philosophie, servant ainsi à hiérarchiser les niveaux énonciatifs. Seule la miniature liminaire de BnF, fr. 1092, datant du xve siècle, présente, quoique partiellement, une situation analogue aux miniatures de prisonniers du Confort : Boèce apparaît derrière la fenêtre grillagée d’une tour. Il tient un feuillet écrit et regarde vers l’extérieur, où lui-même comparaît devant le roi qui le condamne. Philosophie n’apparaît pas dans cette scène bipartite fondée sur la juxtaposition de deux moments temporels. En l’absence du vecteur de la parole consolatrice, l’espace extérieur est ici celui d’un avant.
8 Fontaine amoureuse, éd. de J. Cerquiglini, Paris, Stock-Moyen Age, 1993.
9 Sur les neuf mss. enluminés du Jugement, on compte près de six mises en espace différentes de l’embuscade, – inventivité qu’il faut mettre sur le compte de l’absence de tradition pour ce motif.
10 Parmi les innombrables manuscrits de la Belle Dame sans Merci, il semble que seul BnF, fr. 24440, sur la quinzaine que compte la BnF, ait reçu une miniature initiale, manuscrit auquel il faudrait ajouter Milan, Bib. Trivulziana 971, à miniature unique également, parmi la vingtaine de manuscrits qui se trouvent dans les bibliothèques tant provinciales qu’étrangères. Mais à notre connaissance aucune ne donne de situation de narrateur embusqué. De manière analogue, le recueil de lais d’Eustache Deschamps (BnF, fr. 840) n’a pas été enluminé, et la miniature initiale du Regret de Guillaume (BnF, n. a. fr. 7514) représente un couple au seuil d’une porte. Il semble bien que notre image du Jugement du roi de Bohème soit unique.
11 Jugement du roi de Bohème, éd. d’Ernest Hoepffner, Paris, Champion, Société des Anciens Textes Français, vol. I, 1908.
12 Jugement du roi de Navarre, éd. d’Ernest Hoepffner, Paris, Champion, Société des Anciens Textes Français, vol. I, 1908.
13 Sur les problèmes de la représentation de l’espace et de la recherche de la perspective, cf. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident, Paris, Champs-Arts Flammarion, 1993, chap.3 ; Early Netherlandish Painting, its origins and character, Cambridge, Massachussets, Harvard University Press, 1953, chap. I.
Auteur
Université de Bretagne-Sud, Lorient
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