Voir son désir et le diable : les fenestres dans les Continuations du Conte du Graal
p. 129-141
Texte intégral
De ta fenêtre ardente, reconnais dans les traits de ce bûcher subtil le poète (...)
René Char, Seuls Demeurent,
« Partage formel », XX.
1La première mention d’une fenêtre dans le Conte du Graal, c’est-à-dire la première dans toute la littérature du Graal, est furtive1. Mentionnée en passant, elle renseigne pourtant sur les valeurs essentielles qui y sont attachées : arrivé devant Beaurepaire assiégé par Aguingueron et en proie à la famine, Perceval se trouve face à la porte de la ville restée close. Il crie, frappe, lorsque arrive « as fenestres de la sale/une pucele maigre et pale2. » Perceval demande l’hospitalité, la jeune fille la lui octroie.
2Lieu d’écho, d’appel et de réponse, la fenêtre est un seuil qui permet la parole, mais une parole déséquilibrée. Quelqu’un y parle de plus haut. Cette parole est aussi une parole chétive, fragile, autour de laquelle rôde la mort : le dialogue qui s’instaure autour de la fenêtre s’assortit donc d’un danger. Mais de la fenêtre naît aussi le désir amoureux : derrière les murailles qu’elle ajoure, Perceval va trouver Blanchefleur. Derrière la fenêtre se tient la femme aimée, dans un par-delà où se dégage l’horizon du désir.
3Désir, parole et danger sont donc, nous semble-t-il, les trois visages qui, par la fenêtre, guettent l’arrivée du chevalier errant. Les Continuations du Conte du Graal les exploitent avec habileté, donnant corps à chacun d’eux. Là où la Deuxième Continuation préfère les fenêtres d’un désir amoureux incertain, la Troisième les conçoit comme les espaces d’apparition d’un danger mortel, diabolique et horrible. Dans tous les cas, ces romans semblent fascinés par ce motif qui donne lieu à des récits souvent troublants, parfois hallucinés. Loin de n’être que le simple cadre d’une rencontre ou d’un regard sur un paysage, la fenêtre informe le récit des valeurs qui lui sont attachées. Elle est le point focal où se concentrent le regard mystifié de l’élu du Graal, mais aussi les enjeux de l’écriture de la continuation.
4Lors de ses errances de la Deuxième Continuation, Perceval rencontre un vavasseur, Briol, qui le mène à une rivière impétueuse3. Pour traverser celle-ci, l’unique moyen est d’emprunter un pont, mais un pont inachevé en son milieu. Briol lui conte l’histoire de ce pont : Carimedic, un chevalier pauvre, sans femme ni enfant, était harcelé par Licorés de Baradigan. Il pensait pouvoir trouver refuge au-delà de la rivière dont il a été question, mais celle-ci est infranchissable. Lors d’une chasse, Carimedic poursuit un sanglier blanc qui le conduit devant une demeure. Il appelle, crie, attend, sonne du cor, lorsque apparaît, appuyée à la fenêtre, une splendide demoiselle. Celle-ci est une fée qui lui accorde de construire un pont à condition que le chevalier l’épouse. Immédiatement séduit, Carimedic accepte. Il lui faudra attendre encore trois jours pour voir le pont réalisé. Mais la fortune ne lui sourit pas : il se fait tuer au combat le jour même. La fée inconsolable abandonne alors son ouvrage et le pont reste inachevé.
5C’est à la fenêtre qu’apparaît l’objet du désir, inattendu, merveilleux, mais pour le malheur des deux amants. Dans ce conte cruel, le seuil de la fenêtre souligne l’irréductible distance qui sépare dès le début et pour toujours les amants. Elle est le foyer du récit autour duquel s’élabore une rencontre impossible métaphorisée par la fiere rivière et le pont failli4. Annonce d’une promesse, elle met face à face deux désirs qui d’emblée ne sont ni à la même hauteur, ni dans le même monde. Alors qu’elle laissait espérer que la fatalité ne s’abattrait pas sur un humble chevalier, elle signale que le désir amoureux ne saurait se réaliser sans que pèse sur lui une menace, jusqu’au drame. Dans cet épisode le désir reste donc suspendu, à l’image du pont, et la fenêtre ne fait qu’en désigner les rivages inaccessibles.
6Si l’on analyse brièvement la situation de parole dans ce passage, l’on remarque que nous sommes en présence d’un récit en abyme. Placée au centre du récit encadré et du récit encadrant, la fenêtre est une forme-sens : elle rend explicite la construction du récit dont la structure d’enchâssement (le cadre) permet de regarder comme par une fenêtre dans deux directions opposées, vers le passé et vers le présent.
7Mais les échos ne s’arrêtent pas là : lorsque Perceval tente de traverser le pont et s’avance dans le vide, le pont tourne sur lui-même et le héros rejoint l’autre rive. Or, dans l’épisode qui précède, Perceval subit une aventure très semblable : il doit traverser un pont de verre qui s’effondre sous son cheval5. Perceval atteint toutefois l’autre rive. Se retournant vers le pont, il le voit alors intact et comprend qu’il a été victime d’une illusion des sens. Les deux ponts diffractent ainsi dans le récit ce que la fenêtre y focalise : l’inachèvement d’un amour naissant, que le drame a brisé et qui n’aura finalement été qu’un mirage. Ce petit récit dramatique se construit donc autour de la forme vide de l’amour impossible et non réalisé, à l’image de la fenêtre elle-même qui ne donne à voir que parce qu’elle est évidée.
8Perceval subit lui aussi, mais selon des modalités différentes, cette épreuve du désir. La première fenêtre de la Deuxième Continuation est le lieu d’une apparition qui interrompt la quête de Perceval et le détourne du Graal. Dans un château désert, à l’étage6, il trouve un échiquier sur une table. Désœuvré, il pousse machinalement un pion, et soudainement un pion adverse s’avance de lui-même. Une partie s’engage, puis deux, trois, mais chaque fois Perceval est fait mat. Hors de lui, il saisit l’échiquier, est sur le point de le jeter par la fenêtre, lorsque surgit une jeune fille de toute beauté qui arrête son mouvement et dont il tombe immédiatement amoureux.
Atant est venuz aus fenestres,/La grant eve vit soz les estres,/An l’eve le vost ballancier./N’i avoit riens fors dou lancier/Quant une damoiselle vint/Au fenestres, qui le detint.AJn samit vermoil ot vestu,/Ovré de fin or et tisu / De l’or avoit par leus estoiles/Ausins cleres comme chandoilles,/Et celle fu a desmesure/Plus belle qu’autre creature./De vers l’eve s’estut dehors/Neporquant si parut ses cors/Toz de la çainture an amont7 (...)
9La fenêtre permet ici de cadrer la vision à mi-corps, mais c’est une vision bien singulière dont il s’agit ! En effet, la jeune fille, dont on apprend plus tard qu’elle est une fée, apparaît à l’extérieur de la fenêtre, suspendue en l’air et flottant au-dessus de l’eau qui ceint le château ! Cette situation spatiale merveilleuse semble indiquer que la naissance du désir s’accompagne d’une perturbation de la perception, d’un trouble qui, le temps d’un regard, fait entrevoir un autre monde d’amours et de délices, loin de la pesanteur du monde.
10Mais la fenêtre provoque également une tension dans le texte puisque dans le même temps où la désirable jeune fille paraît sur la scène du roman, elle ne se montre pas entière : elle est mi-partie. De plus, elle se tient à l’extérieur de la fenêtre, dans un par-delà où le héros ne saurait se tenir. A la fois cadre et seuil, la fenêtre fait exister le désir dans le même temps qu’elle en tient Perceval à distance. L’on observe ainsi que la fenêtre impose une relation déséquilibrée, comme dans le récit de Briol. Le désir se construit à nouveau autour d’un vide, celui dans lequel se tient la fée, et qui est constitutif d’un danger pour Perceval puisque celui-ci ne saurait saisir la jeune fille sans prendre le risque de tomber dans le vide...
11Néanmoins Perceval est sidéré par la force du désir amoureux qui se lève en lui :
Pour son estre, pour sa biauté,/Vint une si grant volanté/A Perceval de li amer/Qu’il commança a soupirer,/Et dist : « Diex, molt est tost müez/Mes coraiges et trestornez. »/Elle li a dist : « Qu’avez vos ? »/« Quoi, fait il, trop suis angoissos/Pour vos, ma douce amie chiere. »/« Pour moi ? fait elle, an quel maniere ? »/« An tel, fait il, ma douce amie,/Que je vos ain plus que ma vie8. »
12Pour comprendre cette soudaine langueur, il faut revenir sur la description du vêtement de la jeune fille que voit Perceval par la fenêtre : la robe est constellée d’étoiles, c’est-à-dire de sidera. La fenêtre, lieu de la merveille, a éveillé en Perceval une force désidérale contre laquelle il ne peut ni ne veut lutter. Mais les étoiles sont aussi des signa qui font signe vers autre chose qu’eux-mêmes. L’apparition de la jeune fille et sa robe constellée forment un réseau signifiant qui parle de plus haut et dit quelque chose de la perception, du regard et du désir. En effet l’étoile est un point lumineux qui brille hors de toute atteinte tout comme la jeune fille se montre aux regards proche et inaccessible à la fois. Le désir n’est désir que tant qu’il est tension inaboutie vers autre chose que lui-même. De fait, la jeune fille n’accordera son amour à Perceval que si celui-ci s’en montre digne et lui rapporte la tête du blanc cerf. Pour se réaliser, le désir doit se détourner de lui-même et quêter ailleurs. Afin de mériter l’amour de la fée, Perceval doit affronter de nouveaux dangers et mettre en suspens sa quête du Graal.
13La fenêtre met donc en place une structure de la suspension et du détour. Mais ce faisant elle fait craindre un échec de Perceval dans sa quête (ce que suggéraient déjà les parties d’échecs) car il trahit Blanchefleur dont il avait réclamé la fidélité en guerredon dans le Conte du Graal9. Ainsi, Perceval s’éloigne également de lui-même en transgressant la parole qui l’engage auprès de celle qui, comme le suggère son nom de Blanchefleur, est à la fois chaste et accessible. Finalement, Perceval, après ce long détour, reviendra victorieux de cette chasse, moyennant de nouvelles aventures, et pour récompense la demoiselle du Château de l’Echiquier ne lui accorde pas son amour, mais lui indique le chemin du Château du Roi Pêcheur. Prendre le risque de se perdre dans les méandres de l’aventure et du désir pour mieux se retrouver, tel semble être l’enseignement de cet épisode.
14Toutefois, le danger que fait advenir la fenêtre dans l’espace du récit ne se limite pas aux aventures amoureuses et mondaines de Perceval : en témoigne la Troisième Continuation qui modifie sensiblement l’utilisation narrative des fenêtres.
15En effet, le roman de Manessier met en place une poétique différente10 et surtout des enjeux qui se déportent de la sphère de l’amour et de la prouesse vers celle de la morale chrétienne11. Tout comme dans la continuation de Wauchier, le motif de la fenêtre peut être utilisé comme lieu d’apparition du désir et de la femme aimée. Mais la notion de danger y est actualisée non plus sous la forme de la perte de l’être aimé et du désir inassouvi, mais sous la forme de la tentation du péché de chair ou du combat contre le diable. Comme le souligne John L. Grigsby, avec Manessier « le diable fait sa grande entrée dans la tradition de Perceval12. »
16Le premier exemple de cette modification se trouve dans un épisode au cours duquel Perceval, sous la tempête, voit s’avancer sur une rivière une bien étrange embarcation :
S’a une nacelle veüe/Qui fu d’un samit noir coverte./Une fenestre i ot overte,/Toz sanz plus, an celle nacelle ;/Acoutee iert une pucelle/A la fenestre et apuiee,/Qui fu par samblant annuiee/D’estre en l’eve si longuemant13.
17Ce navire funèbre est recouvert d’un drap de soie noire dans lequel ne se trouve rien d’autre qu’une fenêtre. Là encore, plus que jamais, la fenêtre est corrélée à un danger : elle surgit au milieu de la tempête, agitée par un « estorbeillon14 », figure de la turba, du trouble et de l’instabilité. Mais surtout le navire ne semble être qu’une ombre flottant sur l’onde, et la fenêtre un simple cadre découpé dans la soie, un cadre évanescent, inconsistant où une jeune fille trouve appui, comme si elle partageait la même inconsistance. Cette nacelle, véritable scène de théâtre mobile, est un lieu de semblance, un décor derrière lequel se cache évidemment le diable, maître des illusions.
18Lorsque la jeune fille débarque, Perceval ne la reconnaît d’abord pas. Puis, à bien y regarder « li fu avis/Que ce fu Blancheflor la belle15. » Tous deux se réjouissent de ces retrouvailles, quelque peu surprenantes et suspectes, tandis que sortent du navire serviteurs, suivantes, pavillon, table et repas... A la nuit tombée, dans le lit, les deux amants se couchent aux côtés l’un de l’autre. Perceval sent alors monter en lui le désir, mais cette fois-ci un désir sexualisé : « Quant delez lui la santi nue,/Maintenant la vost a li gesir16 (...) » La jeune fille complaisante se laisse faire, se retrouve sous lui. Mais au moment de lui accorder le soreplus, Perceval aperçoit non loin la garde de son épée, la « croiz17 » dit le texte, et, rappelé à de plus saintes pensées, il se signe... Aussitôt Blanchefleur, ou plutôt le diable « an samblance de s’amie18 », se précipite hors du lit, emporte tout en un instant, laissant Perceval nu et terrorisé sur la grève. A peine habillé, celui-ci voit la nacelle s’éloigner sur la rivière...
19Perceval aurait pu se douter du caractère diabolique de la jeune fille à la fenêtre de soie. Car l’» estorbeillon » au milieu duquel elle est apparue était bien singulier. En effet, Perceval a vu :
(...) issir de la nue/Un estorbeillon a trois testes/Qui ne furent pas molt honestes,/Mais granz et hideuses estoient,/Et totes feu ardant gitoient./Chascune ot grant gueule, et anmi/Ot une langue d’anemi/Et danz et chiere de liepart19.
20« Anemi » et « liepart », figures du mal, crèvent les nuages sous forme d’un vent ravageur comme la jeune fille apparaît dans sa fenêtre pour prendre Perceval au piège du péché. Il faut rappeler que la fenêtre désigne aussi une ouverture en général, clairière dans la forêt, trou dans la cotte de maille, et peut ici renvoyer à cette percée monstrueuse à travers la nue20. Le monstre, allégorie du péché de luxure, et le diable tentateur, encadrés par ces fenêtres inconsistantes de vent, de nuage et de soie, concentrent le regard sur deux visions aux semblances diverses, tour à tour horribles et désirables, toujours dangereuses. Et la fenêtre métaphorise, nous semble-t-il, le sexe de la femme : le voile qui couvre le navire est tout autant un catafalque prêt à envelopper le héros luxurieux sur le seuil de l’» anfer21 » comme le souligne le texte, que l’image annonciatrice de l’hymen de la pucelle percé par Perceval... Cependant, faute d’être parvenu à ses fins, le diable lève les voiles au milieu des éclairs.
21En outre la fenêtre a ici une autre fonction : figure du dialogue, elle ouvre dans cet épisode sur un écho intertextuel puisque le mythe virgilien de l’entrée aux Enfers22 y est récrit dans le sens du merveilleux chrétien. Ou plus sûrement : la Continuation accentue la lecture diabolique du passage de l’Achéron par l’Enéas. En effet, Manessier reprend le terme exact de l’Enéas lorsqu’il mentionne l’embarcation des Enfers : une nacelle23. Mais il transforme aussi sensiblement Cerbère, figure du passage, personnage-seuil : le garde tricéphale aux têtes de chien hérissées de couleuvres dans l’Enéas est désormais doté de trois têtes de léopard24 et de langues de serpent, Charon devenant de son côté, une chatoyante diablesse25.
22Cette récriture indique le sens dans lequel Manessier infléchit la représentation des fenêtres : chez lui le danger qu’elles représentent est clairement d’essence diabolique. Toutefois, en remplaçant Charon par la diablesse, Manessier a fait disparaître un détail important que VEnéas avait conservé de Virgile : ses yeux de flamme26. Ce qui aurait été intéressant puisque les yeux sont considérés au Moyen Age comme les fenêtres de l’âme27. Mais Manessier déplace ce motif dans son roman et prend à la lettre la métaphore de la fenêtre ardente.
23En effet, autant la Deuxième Continuation laisse apercevoir par la fenêtre le scintillement étoilé du désir, autant la lumière qui traverse les fenêtres de la Troisième Continuation est une lumière de feu : éclairs, incendie et diables ardents en évacuent toute forme de séduction possible, au profit du seul horribile visu28, de la vision d’horreur développée dans l’épisode de la chapelle à la main noire.
24Fuyant une autre tempête dans une chapelle solitaire, Perceval découvre gisant sur l’autel un cadavre auprès duquel brûle un cierge. Lorsque soudainement :
(...) d’une fenestre se boute/Une main noire tant qu’au coute/Qui molt estoit hideuse et tainte ;/Icelle a la chandoille estainte./Des que li cirges fu estainz,/Devint li ciaux orible et tainz29 (...)
25Plongé dans d’horribles ténèbres, Perceval ne peut distinguer l’espace autour de lui que grâce aux éclairs. Ce qui donne lieu à une vision aussi brève qu’épouvantable, qui en rappelle singulièrement une autre :
Si vit une teste venir/Hors d’une fenestre a droiture/Et paroit tant qu’a la çainture./Et ainsint con hors se bouta/Un grant brandon de feu gita30 (...)
26Cette configuration est en tout point équivalente à celle que nous trouvions au Château de l’Echiquier : personnage en dehors de la fenêtre, vu en buste, qui lui aussi jette des feux. Mais Manessier opère ici un retournement axiologique : alors que depuis l’Antiquité et Isidore de Séville, dans le sillage de Nonius Marcellus31, la fenêtre est consubstantielle à la lumière et au scintillement, elle devient ici fenêtre ardente, fenêtre de feu, lieu de passage du mal32. Le choix de la fenêtre comme lieu d’apparition du démon n’est pas anodin33. D’un point de vue symbolique, elle est un lieu de faiblesse dans l’architecture34 : espace de pénétration, elle ouvre le monde clos de l’édifice à l’extérieur et met en péril son intégrité35. Mieux qu’en tout autre endroit, c’est à la fenêtre que le diable peut insidieusement venir se lover et hanter des lieux sacrés.
27Le seul moyen de chasser le diable est donc de détruire la fenêtre : face au démon, Perceval fait un signe de croix et aussitôt un éclair providentiel tombe des cieux : « ce fu foudre qui fandi/Trestout le mur et la fenestre36. » La chapelle est ainsi éventrée, et le diable perd son lieu d’attache. Affaibli, il doit alors apparaître entièrement aux yeux du héros :
Adonc Percevaux s’aparçut/Qui contremont vet regardant,/Un grant deable tot ardant/De feu, et ot lou bras plus taint/Et plus noir que charbon estaint./Bien sot, et bien resambloit estre/Que c’iert la main de la fenestre37.
28Une lutte à mort s’engage, indécise, tandis qu’un incendie ravage la chapelle. A ce moment, Perceval se souvient d’un conseil du Roi Pêcheur : il trouvera dans le tabernacle de l’autel un voile qui, imbibé d’eau bénite, lui permettra d’éteindre l’incendie et de vaincre le diable. Or le tabernacle est désigné, comme c’est l’usage médiéval, sous le vocable de « fenestre38 » :
Lors s’est dou voille aparceü,/Ne vost pas estre deceü,/Qui dedanz la fenestre gist/Si con le Rois Peschierres dist39.
29Perceval en retire un voile blanc, négatif exact de la fenêtre aux « radiances noires », pour reprendre une expression de Francis Dubost à propos de l’épisode de la chapelle40, mais aussi parfaite antithèse de la fenêtre découpée dans le samit de soie noire. Si bien qu’après la victoire sur le diable, le voile blanc, symbole de plénitude et de pureté, permet à Perceval de reconsacrer la chapelle. En effet le Roi Pêcheur lui avait dit :
« Biaux douz amis, qui combatroit,/Fait soi li rois, a la main noire,/Et puis preïst an une aumaire/Un voille banc qui i est mis/Q’an sa garde a li anemis/Celle persone maleoite/Et puis en l’eve beneoite/Le boutast sanz fere trestor/Et en arousast tot antor/Et autel et cors et chapelle,/par celui Dieu que l’an appelle/Jamés nul mal n’en avendroit41. »
30Par le geste d’aspersion, circulaire et trois fois répété, Perceval reconstitue l’intégrité des lieux sacrés qui avait été « faillie » par le diable et restaure la communication entre le divin et l’humain. Le héros replace alors le voile dans le tabernacle, mais cette fois-ci ce n’est plus le mot fenestre qui est utilisé :
Ou vesel d’or qui molt iert riche/Tout ploié lou reboute et fiche,/Et dedanz l’aumere l’anclot/Et après la ferme et reclot42.
31L’« aumere », ici au sens de tabernacle, évite la dangereuse ambiguïté attachée à la fenêtre : symbole de la clôture rassurante, elle est doublement refermée sur les instruments du saint sacrement. De plus, Perceval y replace le voile « ploié », replié, rabattu selon une stricte ordonnance qui fait oublier la béance de la fenêtre où se déployaient la luxure. Eradiquer la fenêtre du récit, c’est donc en éradiquer le mal. Un ultime écho des avatars de la fenêtre le souligne discrètement : il s’agit de l’» aumere » dans laquelle le roi Arthur enferme le « parchemin43 » qui consigne les aventures de Perceval et des autres chevaliers de sa cour. Par ce geste, Arthur met le point final à la stratégie littéraire de Manessier visant à contenir et à neutraliser dans l’espace de l’armoire et dans l’espace du livre le danger que représentent les fenêtres, tout en le mettant en scène44.
32Au terme de cette analyse, il apparaît que les fenêtres sont dans le récit comme un observatoire du roman : Manessier fait réussir sa quête à Perceval et clôt le récit, le replie sur lui-même par une assomption qui fait revenir le Graal dans le giron de Dieu45. Avant lui, les Continuations s’engendraient les unes les autres, laissant à d’autres le soin de poursuivre l’œuvre46. L’écriture, à un moment, défaillait, s’interrompait et chacune de ces fins inachevées était une fenêtre narrative ouverte47, un appel lancé en attente d’une réponse et d’un récit à faire, mais également un appel qui comportait un danger : achever les aventures du Graal et mettre fin à l’écriture romanesque. Les stratégies dilatoires et les manœuvres discursives de toutes sortes (« fictions proliférantes », « détours et brouillages48 »), permettaient à l’œuvre de continuer à s’écrire selon une logique du pur désir : se rapprocher indéfiniment de l’objet désiré avec l’espoir secret de ne jamais l’atteindre. A ce titre, les Continuations qui refusent l’achèvement proposent une structure analogue à celle la fenêtre du Château de l’Echiquier, le poème devenant lui-même, pour citer René Char « l’amour réalisé du désir demeuré désir49. » Manessier prend en revanche le parti inverse et aride de rompre le cycle potentiellement infini des Continuations. Il stabilise la signification du Graal dans le sens d’une vigoureuse christianisation et referme définitivement les fenêtres de l’écriture. Il faudra alors aux textes en prose recommencer l’ouvrage, mais selon une logique toute différente, celle de la mise en cycle.
Notes de bas de page
1 Dans cet exposé ne sont prises en compte que les Continuations ayant Perceval pour personnage principal. Nous écartons ainsi la Première Continuation. En outre, la Quatrième Continuation n’utilise quasiment pas le motif de la fenêtre, et ne l’exploite que de façon marginale. Notre propos ne s’appuiera donc que sur les ouvrages de Wauchier de Denain (Deuxième Continuation) et de Manessier (Troisième Continuation). Toutefois, pour mémoire, nous indiquons ci-dessous les occurrences du terme fenestre(s) que nous avons relevées dans tout le corpus du Conte du Graal et de ses Continuations en vers (sans toutefois prétendre à l’exhaustivité) et précisons les éditions de texte utilisées :
Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal, éd. W. Roach, Genève, Droz, 1959 : v. 1723, 5564, 7243, 7253, 7319, 7501, 7730, 7774, 7783, 7825, 7828, 7842, 7986, 8287, 8295, 8305, 8694 ; Pseudo-Wauchier, The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes, The First Continuation, Redaction of manuscripts E, M, Q, U, vol. II, éd. W. Roach et R. H. Ivy, Redaction of manuscripts A, L, P, R, S, volume III, éd. W. Roach, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1950 et 1952. Manuscrit E (version longue) : v. 496, 503, 894, 5096, 5798, 8149, 8410, 8587, 8719, 8733, 9549, 18397, 18539, 18769, 18773, 18790, 18987, 18996. Manuscrit A (version courte) : v. 429, 1290, 7036, 8681, 8698, 8700, 8885, 8893. Manuscrit L (version courte) : v. 404, 1172, 8332, 8479, 8723, 8727, 8744, 8941, 8950 ; Wauchier de Denain, Ibid., The Second Continuation, vol. IV, éd. W. Roach, 1971. Manuscrit E : v. 20193, 20198, 21114, 21135, 21137, 21706, 21802, 22737, 23413, 24347, 24399, 24465, 26653, 27774, 27902, 28057, 28781, 28837, 29743, 29942,31808. Manuscrit A : 10059, 10064, 10094 ; Manessier, lbid, The Third Cominuation, vol. V, 1983 : v. 33908, 34132, 34332, 36396, 36742, 36850, 37249, 37278, 37296, 37306, 37309, 38014, 38017, 39084, 39512, 40022, 40078, 41801, 41984, 42295 ; Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, vol. 1 et 2, éd. M. Williams, vol. 3, éd. M. Oswald, Paris, Champion, 1922, 1925 et 1975 : v. 520, 1615, 9365, 10577, 10631, 10634.
2 Conte du Graal, v. 1723.
3 Deuxième Continuation, v. 26194-824, manuscrit E.
4 Ibid., v. 26727-28, 26535 et 25540, manuscrit E.
5 Deuxième Continuation, v. 25433-26193, manuscrit E.
6 Ce détail a son importance. En effet, Perceval est monté « par les degrez », (Ibid, v. 20120, manuscrit E).
7 Ibid., v. 20191-207, manuscrit E. Les variantes des autres manuscrits sont tout aussi explicites sur ce point : le manuscrit L donne la leçon : « De liaue sen issi tant hors », et le manuscrit Q : « De vers laigue estoit par defors. » Nous corrigeons la ponctuation du dernier vers qui nous paraît fautive dans l’édition Roach.
8 Deuxième Continuation, v. 20239-50, manuscrit E.
9 Cf. Conte du Graal, v. 2104-05 : « Vostre drüerie vos quier/En guerredon, qu’elle soit moie. »
10 Voir la mise au point essentielle : Séguy M., Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001, 512 p., en particulier les p. 286-327.
11 Cf. Salmeri F., Manessier. Modelli, simboli, scrittura, Catania, C.U.E.C.M., 1984, 192 p., chapitre III-2.
12 Grigsby J. L., « Les diables d’aventure dans Manessier et la Queste del Saint Graal », Michigan Romance Studies VIII, 1989, p. 1-20, p. 4.
13 Troisième Continuation, v. 38012-19.
14 Ibid., v. 38003.
15 Ibid., v. 38052-53.
16 Troisième Continuation, v. 38138-38.
17 Ibid., v. 38143.
18 Ibid., v. 38150.
19 Ibid., v. 38002-09.
20 Voir l’entrée « Fenestre » dans : Godefroy F, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du xiie au xive siècle, Complément, Paris, E. Bouillon, 1895, et l’entrée « fenestra » dans : Du Cange, Glossarium mediæ et intimæ latinitatis, tome III, rééd. Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1954.
21 Troisième Continuation, v. 38202.
22 Cf. Virgile, Enéide, Paris, Les Belles Lettres, 1989, t. II, livre VI.
23 Cf. Le Roman d’Enéas, Paris, Le Livre de Poche, 1997, 640 p., Enéas arrive conduit par la Sibylle sur les bords du « flueves infernal » : « Karo estoit dieu du passaige,/Icil gardoit le notonnaige,/Viez ert et lais et regroviz,/Et toz chanuz et fronciz/(...) Karo gouverne tant et nage/Qu’il se mist outre au rivage ;/De la nacelle sont issu/Et a la porte sont venu./Cerberius est d’Enfer portiers,/Garder l’entree est son mestiers,/Moult par est lais a desmesure/(...).III. colz a gros et serpentins,/Et de coulovrez sont ses crins/.III. chiez a tiez comme de chien ;/Onques ne fu plus laide rien/(...) Quant Cerberus vit ceuz venir,/Forment commença a glatir./Trestouz Enfers en resonna », v. 2524-27, 2640-46, 2658-60 et 2670-73. Nous soulignons.
24 Cf. Trachsler R., « Quelques remarques à propos du mauvais Léopard dans la littérature française médiévale », in : Reinardus V, 1992, p. 195-207, « Il semble que vers le treizième siècle, (...) le léopard se charge progressivement de toutes les qualités négatives, il est adultère, voire diabolique (...) », (p. 206).
25 Plus tard dans le récit, elle sera nommée « la deable anemie. » Cf. Troisième Continuation, v. 38321.
26 Cf. Virgile, Enéide, op. cit., « Stant lumina fiamma », (v. 300) et Le Roman d’Enéas, op. cit., « rouges les yex comme charbons », (v. 2532). L’on peut se reporter à l’analyse de : Ménard Ph., « Le thème de la descente aux Enfers dans les textes et les enluminures du Moyen Age », in : Baumgartner E., Harf-Lancner L., Images de l’Antiquité dans la littérature française. Le texte et son illustration. Actes du Colloque tenu à l’Université de Paris XII les 11 et 12 avril 1991, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1993, 184 p., : « Un détail fantastique doit être relevé : les yeux qui brillent comme des flammes. Plusieurs traducteurs et adaptateurs conserveront cette notation prodigieuse qui marque la nature surnaturelle, le caractère redoutable et la puissance maléfique du personnage. A elle seule, elle est une trouvaille. », (p. 38).
27 Cf. Tobler – Lommatzsch : Altfranzösisches Wörterbuch, tome III-10, Wiesbaden, Franz Steiner, 1952, « fenestrage » : « Auge der Menschen », et Pouchelle M.-Ch., Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Age : savoir et imaginaire du corps chez Henri de Mandeville, chirurgien de Philippe le Bel, Paris, Flammarion, 1983, « Portes et fenêtres », p. 247-252.
28 Sur cet épisode, l’on consultera : Dubost F., Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles), l’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991, 1066p., et notamment, tome II, « La main noire », p. 684-695, ainsi que : Sasaki S., « Le mystère de la lance et de la chapelle à la main noire dans trois Continuations de Perceval », Actes du 14e Congrès International Arthurien, 16-21 août 1984, tome II, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1985, 758 p., p. 536-557.
29 Troisième Continuation, v. 37249-54.
30 Ibid., v. 37278-82.
31 Cf. Nonius Marcellus, De Compendiosa doctrina, éd. W. M. Lindsay, Teubner, 1903, Liber 1 « De proprietate sermonum » : « fenestræ a Græco vocabulo conversum est in latinum, απο του φαινειν. » (ive siècle ap. J.-C), repris par Isidore de Séville, Etymologiœ, éd. W. M. Lindsay, Oxford, University Press of Oxford, 1989, liber XV, 7,5 : « Fenestræ sunt quibus pars exterior angusta et interior diffusa [est], quales in horreis videmus dictæ eo quod lucem fenerent : lux enim Graece φως dicitur : vel quia per eas intus positus homo videt. Alii fenestram putant dictam eo qui domui lucem minestret, compositum nomen ex Graeco Latinoque sermone ; (φως enim Græce lux est. »
32 Sur la question des valeurs médiévales attachées au feu, voir la mise au point : Labbé A., « La croix, l’épée et la flamme. Autour de l’incendie d’Origny dans Raoul de Cambrai », in : Hüe D., (éd.), L’orgueil a desmesure. Etudes sur Raoul de Cambrai, Caen, Paradigme, 1999, 234 p. p. 147-185.
33 En effet, cet épisode récurrent des Continuations fait surgir la main noire d’un boel, c’est-à-dire une simple ouverture dans la rédaction courte de la Première Continuation (manuscrit L, v. 7069 ; la tradition des manuscrits A, S et P donne fenestre, mais elle est postérieure), d’un pertuis dans la rédaction longue (v. 17143), de derrière l’autel dans la Deuxième Continuation (v. 32127).
34 Cf. Dragan R., La Représentation de l’espace de la société traditionnelle. Les mondes renversés, Paris, L’Harmattan, 1999, 368 p., et notamment les p. 65-88. Selon cet anthropologue qui s’est intéressé aux rapports entre espace humain et altérité, les fenêtres sont avec les âtres, des « point(s) [...] faibles(s) de l’espace de la maison » (p. 72). De façon générale, l’auteur démontre que les fenêtres sont conçues sous un angle symbolique comme des brèches dans l’espace par lesquelles diables ou revenants peuvent s’infiltrer dans notre monde.
35 Cf. Zumthor P., La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1993, 450 p. Au Moyen Age « le lieu humain est vécu comme clos » et « dedans implique fermeture » (p. 58-59).
36 Troisième Continuation, v. 37296-97.
37 Troisième Continuation, v. 37300-37306. Notons que nous retrouvons ici le comparant charbon comme dans la description que donne l’Enéas du diabolique passeur.
38 Cf. Du Cange, Glossarium, op. cit., « Fenestra, Ciborium seu armariolum, ubi reponitur pyxis, in qua sacra Eucharistia asservatur » et : Du Cange, Glossaire françois, tome I, Favre, Niort, 1879, « Fenestre, Armoire, tabernacle d’autel. »
39 Troisième Continuation, v. 37307-10.
40 Dubost F., Aspects fantastiques..., op. cit., p. 686.
41 Troisième Continuation, v. 33064-75.
42 Ibid., v. 37459-62.
43 Troisième Continuation, v. 42667.
44 « Et li rois fist mettre en escrit,/Si com raison et droiture,/Les nons de ceux et l’aventures/Tele conme chascuns la dist ;/Et a Salesberes la fist/Li bon en rois en memoire/Seeler dedanz une aumaire. », Ibid., v. 42422-28. Voir l’étude de : Baumgartner E., « Armoires et grimoires », in : Paragone, XLI, 1990, p. 19-34 : « L’armoire et ses différents avatars représentent, dans le texte romanesque du moins, le lieu où s’accomplit l’étrange métamorphose de la « parole parlée » à la « parole écrite », inscrite aux pages du livre, dont le mystère et les modalités hantent, me semble-t-il, le discours réflexif sur le roman médiéval, des récits tirés de l’Antiquité aux proses du Graal » (p. 20).
45 Cf. Trachsler R., Clôtures du cycle arthurien. Etude et textes, Genève, Droz, 1996, 572 p. : « la mise en scène de Manessier vise précisément à lever l’ambiguïté concernant une suite éventuelle. » (p. 38).
46 Cf. Bruckner M. T., « Looping the loop through the tale of beginnings, middles and ends : from Chrétien to Gerbert in the Perceval Continuations », in : Busby K., Jones C. M., (éd.), Pour le soie amisté. Essays in honor of Norris J. Lacy, Rodopi, Amsterdam, 2000, 552 p., p. 33-51. La continuation « clearly project the expectation that something else must follow and thus end each time somewhere in the middle. » (p. 35).
47 Cf. Godefroy F., Dictionnaire, op. cit., tome III, 1884, qui donne pour fenestré la définition suivante : « où des blancs sont laissés. »
48 Nos empruntons ces expressions à : Séguy M., Le signe imaginé..., op. cit., p. 292 et 303.
49 René Char, Seuls demeurent, « Partage formel », XXX.
Auteur
Université Paul Valéry – Montpellier III
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