La fenêtre et le visible dans le Lancelot en prose
p. 115-127
Texte intégral
1De l’image rougeoyante du château de Trèbes détruit par les flammes sous les yeux baignés de larmes du roi Ban au spectacle merveilleux de l’épée étincelante d’Arthur s’abîmant dans les eaux du lac, en passant par les fascinantes scènes du Graal, l’immense cycle narratif du Lancelot en prose1 semble donner une place de choix aux tableaux et aux scènes qui suspendent les personnages et le lecteur au désir de voir (images pathétiques, manifestations merveilleuses ou visions mystiques). S’il est vrai que, du Conte de Chrétien de Troyes à la Queste del Saint Graal, l’aspiration première est passée de celle du « savoir » à celle du « voir2 » – du « veoir apertement la vraie semblance » du Saint Graal (QSG, p. 16, 1. 16-17) –, on peut se demander si le cycle tout entier n’est pas animé par une quête de visibilité3, et si cette quête de visibilité, tout en prenant des aspects divers, ne fonde pas une ligne de force, une constante du cycle, lui conférant ainsi une forme d’unité.
2L’étude des nombreuses apparitions du motif de la fenêtre qui accompagne, de façon parfois très insistante, l’expression de ce désir de voir, permettra de déterminer le rôle de cette figure dans la rhétorique et la composition d’ensemble du cycle. Nous nous attacherons ensuite à analyser ce rapport au visible pour approfondir en particulier les notions fondamentales de semblant et de semblance caractéristiques du roman arthurien.
Le motif de la fenestre dans le Lancelot en prose
Stylisation
3Pas plus que chez Chrétien de Troyes, les fenêtres du cycle en prose ne sont décrites pour elles-mêmes et le traitement du motif ressortit à cette « esthétique du général, indifférente aux aspects particuliers du réel4 » dont parle P. Zumthor dans son Essai de poétique médiévale : la fenêtre est un « pur désignatif concret », servant très rarement de support à la qualification. Les quelques caractérisations se limitent à une double opposition entre les couples antithétiques des fenêtres overtes ou closes et des fenêtres petites ou grandes. A cela s’ajoutent la fenestre ferree, déjà présente dans le Chevalier de la Charrette, et enfin la salle aux. XL. fenestres de Corbenic, reprise de l’épisode du château des reines du Conte du Graal de Chrétien de Troyes.
4Dans la quasi-totalité des cas, la fenêtre, avec son environnement parasynonymique constitué des noms loges, creniax, tor et bertesque, se réfère à l’élément architectural du château seigneurial ou des tribunes aux tournois dont la représentation est à ce point stylisée que la mention du mot fenestre, à elle seule, suffit le plus souvent à désigner l’espace royal et aristocratique5.
Typologie des scènes aux fenêtres
5Plus largement, si l’on observe l’ensemble des scènes aux fenêtres6 dans le cycle en prose, on distingue trois types principaux de dispositifs scéniques :
- La fenêtre comme élément central d’encadrement et d’ouverture du face à face entre le chevalier et la dame à sa fenêtre. Sur ce premier modèle se détachent toutes les scènes, nombreuses et capitales, des tournois et des prouesses guerrières de Lancelot sous les fenêtres de la reine. Dans ces séquences narratives, la vue et le regard sont particulièrement sollicités et valorisés jusqu’au point d’acmé de la contemplation et de l’extase.
- L’embrasure de la fenêtre comme espace intérieur de la salle du château ; on se retire, on s’assoit, on s’appuie près de la fenêtre : c’est l’espace de l’intimité auprès des autres ou en soi-même. Dans le recoin de la fenêtre, viennent se lover paroles et conversations, quand s’ouvre le discours direct, ou s’épancher silencieusement la méditation solitaire du personnage pensif.
- La fenêtre est enfin l’élément architectural obligé des prisons, fort nombreuses dans le Lancelot. Elle est le point d’ouverture qui permet l’évasion du regard sur un espace plus ou moins visible au prisonnier, très souvent sur un jardin, locus amoenus, antithèse frappante de l’oubliette infestée de vermine. Mais la fenêtre des prisons est plus encore le seuil à franchir pour s’évader ou le passage permettant des échanges secrets avec l’extérieur.
6Enfin, il convient de mettre à part le traitement du motif de la fenêtre dans tous les épisodes qui se rattachent au Graal et, plus spécialement, au Palais du Graal. Signalons que les deux sortes de fenêtres qu’on y rencontre – les .XL. fenestres du Palais Aventureux et la verrière – connaissent un développement relativement mineur et marginal.
- Les .XL. fenêtres du Palais de Corbenic sont, à l’origine, l’élément constitutif d’une aventure purement merveilleuse, celle du Lit de la Merveille et des fenêtres décochant une pluie de flèches7. Cette épreuve, qui n’est reprise que deux fois – d’abord pour marquer l’échec immédiat de Gauvain, puis l’élection de Bohort – disparaîtra dans la Queste quand les scènes du Graal se transformeront en un rituel miraculeux et que la clarté lunaire des .XL. fenestres ne correspondra plus à l’atmosphère mystique de sa liturgie.
- Il en est de même de la blanche colombe qui traverse la verrière pour ouvrir le repas de Corbenic. Lorsque ce repas aura cédé la place à la messe du Graal, l’oiseau merveilleux ne tiendra plus en son bec l’encensoir d’or.
7Ainsi le motif de la fenêtre, remplacé par celui de la verrière8, s’estompe-t-il progressivement9 : c’est en définitive le dispositif du seuil, de la porte à franchir, qui ordonnera la mise en scène de Corbenic ou de Sarras. De la fenêtre à la verrière et de la verrière au seuil, les personnages du drame ont changé eux aussi et le désir de voir s’est déplacé de la reine au Graal.
Chronotope
8Au regard de notre sujet, nous nous attacherons surtout aux trois types de motifs que nous avons présentés – et que nous appellerons la fenêtre courtoise, l’embrasure et la fenêtre des prisons. Le réalisme en moins, on pourrait dire que les scènes aux fenêtres constituent une sorte de « chronotope » – je reprends ici le concept de Mikaïl Bakhtine10 – de la littérature arthurienne ; ce motif serait alors, au roman en prose du xiiie siècle, ce que le salon mondain est au roman balzacien et stendhalien de la Monarchie de Juillet.
9Les fenêtres, dans le Lancelot en prose, se révèlent le lieu d’intersection des séries spatiales et temporelles du roman. C’est là qu’ont lieu rencontres, ruptures, dialogues chargés de sens, et que se montrent les pensées et les sentiments des personnages. A la croisée de l’amour et de la prouesse, c’est le point d’ouverture où se libèrent le regard, la parole, le geste, la rêverie ou la méditation, avec cette particularité qu’il est fortement marqué par la présence féminine, selon la tradition déjà ancienne du chant d’amour courtois.
10La fenêtre courtoise, l’embrasure et la fenêtre des prisons s’inscrivent toutes dans le contexte du château royal ou féodal et sont liées aux valeurs chronotopiques de l’univers courtois : l’amour, la beauté et la prouesse, pour tout dire, les valeurs de la chevalerie terriene.
11Or, notre motif accompagne Lancelot d’une manière tellement marquée, de son entrée en chevalerie jusqu’à sa mort, qu’on peut lui attribuer à nouveau cette expression poétique « Le chevalier de la fenestre » – expression choisie par J-R. Valette pour caractériser Lancelot dans le Chevalier de la Charrette11. Ce motif majeur de l’amour courtois se déploie ainsi avec une telle ampleur qu’il contribue à structurer un roman de plus de 3000 pages. Aussi, par un jeu de répétitions, d’entrecroisements et de contrepoints, les scènes aux fenêtres fondent-elles en partie la cohérence narrative du cycle dans ses dimensions à la fois dramatique et émotionnelle.
Jeu des correspondances et structure apparente
12Avant d’analyser la structure profonde de l’œuvre, je brosserai une vision d’ensemble de ce que j’appelle la structure apparente du roman.
Deux scènes d’encadrement
13Tout d’abord, notre motif sert de cadre, d’un bout à l’autre du cycle, aux amours de Lancelot et de Guenièvre. La toute première scène de l’arrivée du jeune Lancelot à la cour de Camaalot fixe, pour l’ensemble du livre, une certaine posture des personnages, première esquisse de toutes les scènes aux fenêtres courtoises du roman.
Et la novele est espandue par mi la vile que li biax vallés [...] vient a cort vestus de robe a chevalier. Lors salent as fenestres cil de la vile, hommes et femes, et dient, la ou il le voient passer, que onques si bel vallet ne virent mais. Il est venus a la court, si descent de son cheval et la novele de lui espart par mi la sale et par les cambres, si salent hors chevaliers et dames et damoiseles. Et meismes li rois et la roine vont as fenestres. (L., t. I, XXIIa, 20)
14Cette arrivée pleine de panache offre l’image archétypale de ce que seront, dans le roman, les décors stylisés des villes, des châteaux ou des tournois : par un procédé de condensation, le motif de la fenêtre permet d’orchestrer, sur une même portée, le jeu des regards et des mouvements. Ici, l’évocation de Lancelot comme point de mire, au moyen d’une phrase qui suit, par ses méandres, le double déplacement du chevalier et des regards. Dès lors, le dispositif chronotopique est mis en place, au service des valeurs esthétiques de la courtoisie : l’exaltation de la beauté du chevalier et l’élégance d’une gestuelle. La reine s’approche de la fenêtre, le personnage est sur le point de trouver sa pose, celle de la « dame de la fenestre ».
15A l’autre terme du cycle, un épisode sert de clôture au roman d’amour : il s’agit de la dernière entrevue de Lancelot et de Guenièvre, dernière scène de la longue série d’embrasures qui a rythmé la narration.
[Lancelot] s’ala apoier a une des fenestres de la chambre pour regarder en la court ; endementiers qu’il estoit a la fenestre, [...] [l’abbesse] apela la reïne Genevre [...] Et quant Lancelos les voit venir, il se leva contre eles. Et tantost comme la reine le voit, si li attenrist li cuers, et chiet a la terre pasmee.
(MA., Appendice, p. 264)
16Le renfoncement de la fenêtre, petit espace propre à l’épanchement des pensées solitaires ou du duo d’amour, introduit, comme sur une scène théâtrale, deux temps de pause : d’abord, celui du chevalier pensif auprès de la fenêtre, et ensuite, celui de la reconnaissance des amants, avant le dialogue, teinté de mélancolie, du renoncement définitif à l’amour. Dernière méditation, derniers regards, dernière reconnaissance, dernières pâmoisons et ultimes confidences : près de la fenêtre, se ferme l’histoire de Lancelot et de la reine.
Scènes aux fenêtres et structure apparente
17Entre ces deux scènes d’encadrement, la dynamique romanesque rythme les amours de Lancelot et de Guenièvre, sur la portée des scènes aux fenêtres, en un vaste mouvement tripartite :
Ire partie : un motif structurant
181) Jusqu’à l’épisode de la Charrette compris, la prépondérance est donnée aux nombreuses scènes d’extase sous les fenêtres de la reine. On peut distinguer, dans cette partie, cinq macro-séquences narratives : chacune souligne la tension entre l’éloignement et le rapprochement des amants en combinant, à chaque fois, quatre épisodes invariants : (a) une quête éloignant Lancelot de la cour et comprenant une prison, (b) une scène d’extase, souvent redoublée, de Lancelot sous les fenêtres de la reine, (c) une scène de réunion et (d) une scène au renfoncement d’une fenêtre12. Ainsi se développe un ample mouvement ascendant, de la première rencontre à la nuit d’amour dans l’Autre Monde, dont les scènes aux fenêtres constituent les degrés progressifs : le franchissement de la fenestre ferree, abolissant la distance entre les amants, en est le terme ultime. Dans cette première partie, la fenêtre est, en définitive, le lieu ambivalent de la transparence du regard et de l’obstacle.
2e partie : un motif attenue puis aboli
19Des Suites de la Charrette à la Queste del Saint Graal, ce ne sont plus les scènes d’extase qui rythment le récit. Seule, reste isolée la scène de contemplation amoureuse du grand tournoi de Camaalot (à la fin du t. IV) à l’issue duquel Arthur fera l’éloge de Lancelot. Pourtant, Lancelot a perdu son aura de naguère, car les avertissements annonçant que Galaad sera l’Elu du Graal jettent une ombre sur son excellence. Dorénavant, Corbenic fait déjà concurrence à Camaalot et les entrelacements suivent en parallèle les aventures de Gauvain, Bohort et Lancelot qui passent, avec des succès inégaux, par le Palais Aventureux. Cependant, avant que la quête du Saint Graal n’éclipse l’histoire des amours humaines, les scènes d’embrasures et les prisons conservent une place de choix : près de la fenêtre, le héros reprend sans cesse le fil du récit de ses aventures13 ou bien, entre remords et détermination, se dévoile le magnifique amour de Lancelot et de Guenièvre (L., t. V, LXXXV, 2-3). Enfin, la fenêtre de la prison de Morgue offre un morceau de bravoure ; comme dans un miroir, elle est l’image inversée de celle de la nuit d’amour : Lancelot, passant « par mi la fenestre », rejoint la rose, semblance de sa reine. Dans cette deuxième partie, la fenêtre est devenue le cadre du discours et du fantasme amoureux qui se fragilisent. Fortement marqué de son empreinte profane, le motif de la fenêtre courtoise disparaît totalement de la Queste del Saint Graal : le récit n’est plus ordonné à la reine, le Graal l’a détrônée.
3e partie : un motif dégradé
20Dans la Mort le roi Artu, dernière partie du cycle, le motif de la fenêtre réapparaît assez abondamment, mais en un dispositif dégradé : la fenêtre est le lieu d’où l’on surprend les conversations et d’où l’on guette pour prendre au piège. Avant le tournoi de Wincestre, Arthur, caché à une fenêtre, épie Lancelot. La conversation de Gauvain et d’Arthur à propos de la demoiselle d’Escalot est surprise par Guenièvre « apuiee toute pensive a unes autres fenestres » (MA., 36, 2). Les fers rompus par Lancelot servent à Morgue de preuve pour l’accuser auprès d’Arthur, et Agravain se poste, avec ses chevaliers, derrière une fenêtre pour surprendre Lancelot en flagrant délit d’adultère. Dans cette troisième partie, la fenêtre sert de poste à un témoin caché, dans une mise en scène à trois places, à l’image de l’adultère.
21Le cycle en prose semble porter à son sommet l’art des correspondances narratives en inventant une conjointure nouvelle14. Les scènes aux fenêtres, en effet, qui se donnent à lire comme les instants de la plus grande tension du désir amoureux, animent une matière romanesque inédite dans son ampleur. Elles correspondent à autant de points de convergences narratives : le tournoi aux fenêtres qui clôt une quête, les rares rapprochements des amants dans une embrasure avant un nouveau départ ou l’emprisonnement marquant le degré ultime de la séparation du monde. Et c’est là que vont pouvoir s’inscrire, à la pointe du désir, le regard extasié de l’amant, les paroles brûlantes du discours amoureux, enfin les visions ferventes du prisonnier. On touche alors, sur l’axe du désir, à la structure émotionnelle du texte.
Structure profonde : la fenêtre et le visible
22Au-delà de la rhétorique du récit, l’usage aussi constant de la figure narrative de la fenêtre engage, sans aucun doute, le sens du roman. Parmi les multiples significations qui en résultent, se pose en particulier le problème de l’interprétation à donner de ce qui s’offre à voir par la fenêtre. Quelle est cette image de la reine dans laquelle Lancelot puise aux sources de sa vitalité ?
Permanence de l’image de la dame a la fenêtre
23S’il est un leitmotiv du roman, c’est bien celui de la beauté de la reine, mais force est de constater que le lecteur moderne se trouve pris au dépourvu devant la minceur des descriptions de Guenièvre. Comme le souligne P. Zumthor, le contraste est révélateur : « la faible capacité descriptive des images littéraires médiévales s’associe avec une toute-présence de la vue ; l’homme ouvre les yeux sur la nature, dont la seule fonction semble être de servir de cadre à son action15 ».
24Les scènes aux fenêtres constituent, dès lors, grâce à leur dispositif, une exception permettant l’insertion du descriptif dans le narratif. Ainsi la première scène d’extase de Lancelot présente-t-elle un portrait de la reine, très concis, certes, mais qui joue néanmoins un rôle essentiel dans l’expression et le processus de l’imagination amoureuse :
Li chevaliers [...] voit as fenestres une dame en son sorcot et en sa chemise et esgardoit les pres et la forest qui pres estoit. La dame fu envolepee et avoec lui estoit une damoisele, ses treches par ses espaules. Et li chevaliers commenche la dame a resgarder si que tous s’en oublie. (L., t. I, XLVa, 1-2)
25Cet oubli de soi peut rappeler, dans le domaine mystique, l’alienatio mentis que Richard de Saint-Victor définit comme le fait de vivre en autrui. Mais on peut se demander si cette image de la reine n’agit pas comme une véritable aliénation, au sens négatif du terme, car Lancelot demeurera à jamais prisonnier d’une image qu’il ne cessera de rechercher, intacte. La deuxième extase montre bien comment va procéder l’imagination amoureuse. Le bon chevalier arrive en vue de Camaalot et regarde la ville : « Lors esgarde le siege de la ville et la tor et les moustiers tant que il se menbre que che est Camaalot ou il fu chevaliers noviax ; et il commenche a penser moult durement [...] » (L., t. VII, XLVIIa, 1). A la vue de Camaalot, le passé fait retour avant que l’image de la reine à sa fenêtre ne vienne renouveler l’émotion et l’extase, deuxième image, fort semblable à la première et comblant le désir de l’amant :
[Elle] s’estoit apoie as loges [...] si avoit affublee .I. surcot et .I. mantel cort et s’estoit envolepee por le froit qui ja commenchoit. (L, t. VII, XLVIIa, 1)
26Ainsi le roman en prose invente-t-il une temporalité nouvelle en donnant une forme sensible à la durée subjective et intérieure du personnage : malgré les bouleversements du monde arthurien, Lancelot évoque et exprime inlassablement l’image de sa reine à la fenêtre en une sorte de présent perpétuel que rien n’efface. Aussi n’a-t-il de cesse de reproduire sur les murs de sa prison « les biaux contenemenz de sa dame » (L., t. V, LXXXVI, 20) et de voir, dans la rose de l’autre côté des barreaux de fer, celle qui
pass[e] de biauté et de valor toutes les dames qui avec [elle] furent es loges, le jor que la desrienne assemblee fu en la praerie de Kamaalot. (L., t. VI, C, 46)
27Ces peintures et la rose sont autant d’images qui mettent à vif le désir amoureux. Au-delà des années qui passent, Lancelot reste le même : éternel amant de la reine, il vit dans l’espace atemporel que régit la permanence d’une image toute subjective où règne la beauté, dans son pur semblant d’origine. Quelle est donc la nature de cette image première ? C’est entre semblance et semblant que se lisent en profondeur les images de la dame de la fenestre.
L’image de la dame à la fenêtre : la beauté du semblant
28Lors des quelques évocations de la dame à la fenêtre, le dessein descriptif n’est pas, en premier lieu, « d’imiter le réel ». Le bref portrait de Guenièvre, se postant aux loges du grand tournoi de Camaalot, offre à nouveau cette image fugitive de la reine, en une écriture toujours aussi concise :
[la roine] fu vestues d’une robe de porpre qui estoit batue a or, si en avoit cote et mantel forré d’ermine ; et vint cointement par mi les prez sor un petit palefroi norroiz qui estoit blans comme nois negie ; si descendi en mi les prez et s’apuia a une fenestres por la chevalerie resgarder... (L., t. IV, LXXXIV, 55)
29Pour comprendre la spécificité de ce visible que nous appellerons le semblant, il convient d’analyser sa propriété caractéristique : la beauté. Celle-ci renvoie aussi bien à un certain nombre de valeurs qu’à une esthétique et à une écriture. Le petit portrait de la reine à la fenêtre relève, en effet, d’une esthétique de la stylisation fondée sur une épure du réel. Grâce à une expression fort dépouillée et à une description énumérative et étalée en surface plutôt qu’organisée en profondeur, la reine à la fenêtre acquiert la transparence et la présence, sinon la transcendance, propres à inspirer l’amour courtois. Imprégnée des valeurs aristocratiques, une certaine conception de la beauté et de l’élégance, que l’on peut rapprocher des représentations picturales de ce qu’il est convenu d’appeler le gothique international, préside à l’écriture romanesque. Les « biaux contenemenz » de la dame supposent l’élégance d’une vêture plus que la description précise des vêtements. La beauté est un fere semblant qui régit, à la cour comme au tournoi, l’allure et la contenance, une gestuelle et non des gestes. Ainsi s’exprime, par cette belle image, la vraie quête de Lancelot : celle de voir sa dame car, dit-il, « mi oil ne regardent fors cele part » (L., t. IV, LXXVI, 34). Mes yeux ne regardent que de ce côté...
Visibilité de la dame et visibilité de Dieu
30S’il contemple le semblant des êtres et des choses, Lancelot n’accèdera qu’à une vision partielle des mystères du Graal. Il pourra, certes, assister au miracle eucharistique de la transsubstantiation, mais sa perception restera limitée. De là son demi-échec dans la Queste où c’est avec des yeux terriens qu’il assiste au service du Graal. Ne voyant dans le prêtre élevant le corpus domini qu’un vieillard portant un enfant trop lourd (QSG, 255, 30), Lancelot ne peut franchir le seuil de la chambre du Graal et se trouve disqualifié de la quête. Il n’accède pas à la vision « aperte » et spirituelle de son fils Galaad qui connaîtra la « vraie semblance » des mystères du Saint Graal.
31Aussi peut-on dire qu’il existe deux formes de visibilité différentes correspondant aux deux catégories qui sont celles du semblant et de la semblance. Les nombreux travaux consacrés aux scènes du Graal permettent de définir la semblance comme la vision paradoxale qui naît de l’intervention dans le visible de l’invisible, du divin dans l’humain. Cette vision correspond au degré le plus élévé de la contemplation spirituelle, telle que Richard de Saint-Victor, par exemple, la décrit dans son Benjamin minor. En revanche, le semblant, qui renvoie à une perception de notre « sensibilité corporelle », selon l’expression du Victorin, correspondrait au premier degré de la contemplation résidant dans notre imagination.
Notre contemplation réside sans aucun doute dans l’imagination quand la forme du visible et l’image sont prises en considération, chaque fois que nous sommes attentifs dans la stupeur et que notre attention nous stupéfie : ces êtres corporels dont nous puisons la perception par la sensibilité corporelle, nous voyons avec émerveillement combien ils sont multiples, combien grands, combien divers, combien beaux ou agréables16 [...].
32Les deux termes de semblant et de semblance, qui vont de pair avec deux formes de visibilité, l’une terriene, l’autre celestiele, ressortissent au « double esprit » qui est la marque fondamentale de l’unité du cycle. Ces deux mots, en effet, se distribuent globalement en des proportions inverses : dans le Lancelot propre, l’emploi du mot semblance, très parcimonieux, se thématise peu à peu en se référant aux apparitions du saint Graal et à la liturgie eucharistique. Il devient le maître mot de la Queste del Saint Graal et disparaît totalement de la Mort Artu. Le semblant, au contraire, suit le chemin exactement inverse : mis en éclairage et en cadrage par les fenêtres, il occupe le tout premier plan, sauf dans la partie où la semblance a la primauté. Dans cette perspective, les fenêtres, en s’ouvrant sur l’image de la reine, ne disent-elles pas qu’il est une manière humaine, mais très sensible, de voir le monde, celle qui nous ravit par la beauté des êtres ?
33La dame à la fenêtre, comme nous l’avons vu, suit le destin de Lancelot, tout au long de cette biographie du héros qu’est le Lancelot en prose. Par la fenêtre, surgit ce qui plonge le chevalier dans la stupeur. Entièrement voué à son amour mondain, Lancelot, pour échapper à la folie, peut trouver l’apaisement dans une autre déraison, son imagination : c’est le sens à donner à l’épisode de la rose qui devient la semblance de sa reine. Dans la prison de Morgue, le héros va recréer l’image de l’absente : la rose, vue par les barreaux, est, pour D. James-Raoul, « ce quelque chose qui attire l’œil et que Merleau-Ponty appelle la chair du monde [...] [Il] cristallise provisoirement le sujet en être conscient d’une absence, d’un manque insupportable que, par réaction, il va s’efforcer de combler17 ». Par cette image suprême, Guenièvre, dans sa robe de pourpre garnie de feuilles d’or, rejoint, dans notre mémoire, les belles dames du temps jadis, et la rose, mariant amour et déraison, nous dit que, les hommes, pour vivre, ont besoin de fantômes esthétiques.
Notes de bas de page
1 Les éditions utilisées et citées sont les suivantes : Lancelot, éd. A. Micha, 9 vol., Paris-Genève, 1978-1983 ; la Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1984 ; la Mort le roi Artu, éd. J. Frappier, Genève, Droz, 1996. Nous utilisons, pour les désigner, les abréviations L, QSG, MA.
2 Seguy M., « Voir le Graal. Du théologique au romanesque : la représentation de l’invisible dans le Perlesvaus et la Queste del Saint Graal », L’inscription du regard, ENS, 1995, p. 76 : « Entre le Conte du Graal [...] et la Queste del Saint Graal, le moteur du récit a changé : le désir de questionner le Graal a fait place au désir de le voir ».
3 Sur la « promotion du visible » au xiiie siècle, voir R. Recht, Le croire et le voir. L’art des cathédrales (xiie-xve siècles), Paris, Gallimard, 1999, notamment le chapitre 3 « Le visible et l’invisible ».
4 Zumthor P., Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 2000, p. 141.
5 Chênerie M-L., Le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des xiie et xiiie siècles, Genève, Droz, 1986, p. 143 : « C’est dire que le réel, la vérité documentaire, n’apparaissent que dans la mesure où ils entrent dans le cadre de vie aristocratique, où ils servent l’ennoblissement du héros. L’extraordinaire essor des châteaux de l’époque favorise ces jeux entre le réalisme et la fiction. »
6 Dans notre perspective, nous nous attacherons au motif et non strictement au mot puisqu’aussi bien on rencontre des « scènes aux fenêtres » où le mot fenestre (on dénombre quelque 170 occurrences), relayé par loge ou bertesque, n’apparaît pas.
7 Voir à ce propos M. Stanesco, « Une architecture féerique, le palais aux 100/1000 fenêtres », Travaux de littérature, 12, 1999, p. 237-254 et M. Szkilnik, « Gauvain fenêtre : l’épisode du château des reines dans le Conte du Graal », Bulletin bibliographique de la Société Internationale Arthurienne, Madison, Etats-Unis, vol. LI, 1999, p. 327-342.
8 Les vitraux étaient encore au xiiie siècle l’apanage des édifices religieux et fort peu répandus dans l’architecture civile. M. Szkilnik note : « Il n’est pas anodin que dans le Lancelot en prose les meurtrières fenêtres et les magnifiques verrières ornent [...] le Château du Graal. Le déplacement du motif souligne le scandale qu’il y avait à faire du Château des Reines un lieu plus fascinant que le Château du Graal » (op. cit., p. 342). Dans le prolongement de notre propos, le motif de la verrière nous paraît intéressant pour comprendre la façon dont il faut « voir » le Graal.
9 On ne rencontre plus qu’une seule fois, dans la QSG, la mention des fenêtres qui se ferment miraculeusement lors de la 1re apparition du Graal : encore la scène a-t-elle lieu au château du roi Arthur et non à Corbenic. (QSG, 10, 13).
10 Bakhtine M., Esthétique et théorie du roman, p. 384 : « Le chronotope détermine l’unité artistique d’une œuvre littéraire dans ses rapports avec la réalité. En art et en littérature toutes les définitions spatio-temporelles sont inséparables les unes des autres et comportent toujours une valeur émotionnelle. L’art et la littérature sont imprégnés de valeurs chronotopiques, à divers degrés et dimensions. Tout motif, tout élément privilégié d’une œuvre d’art, se présente comme l’une de ces valeurs ».
11 Valette J-R., « Les fenêtres. Architecture et écriture romanesque », Lancelot ou le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes, L’Ecole des Lettres, 10, mars 1997, p. 102.
12 Macro-séquence 1 (t. VIII) : (a) aventure de la Douloureuse Gardefi (b) scène d’extase de Lancelot aux fenêtres de la reinefi (d) dialogue Guenièvre-Gauvain (embrasure)fi (b) 2e scène d’extasefi (c) Lancelot devant Guenièvrefi (a) Lancelot prisonnier de la dame de Malehaut. M-S2 (t. VIII) : (a) guerre contre Galehautfi (b) 2e scènes de combats de Lancelot sous les fenêtres de la reinefi (c) premier accordementfi (d) Guenièvre et la dame de Malehaut près d’une fenêtrefi (a) Lancelot en Sorelois. M-S3 (t. VIII) : (a) Lancelot à l’Ile Perduefi (c) guerre contre les Saxons, Guenièvre et la dame de Malehaut à la fenêtrefi (b) scène d’extase et de combat de Lancelot sous les fenêtres de la reinefi (c) nuit de l’écu sans fendurefi (a) prison de Gamille. M-S4 (t. I) : (a) Lancelot en Sorelois (fausse Guenièvre)fi (b) tournoi de Noël sous la tribune de la reinefi (b) 2e tournoi : Lancelot, champion de la reinefi (c) séjour des amants en Soreloisfi (a) quête de Gauvain et Lancelot prisonnier de Morgue. M-S5 (t. II) : (a) enlèvement et quête de la reinefi (b) le Pont de l’Epée fi (b) 1er combat contre Méléagantfi (c) accueil glacial de la reinefi (a) Lancelot prisonnier au Pont sous l’Evefi (c) nuit d’amourfi (b) 2e combat sous les fenêtresfi (a) Lancelot prisonnier de la tour de Gorrefi (b) dernier combat contre Méléagantfi (d) embrasure : premier récit de ses aventures par Lancelot.
13 Ces « récits à la fenêtre » apparaissent dès la fin de la Charrette (t. II, XLII, 6) pour se multiplier ensuite : à la fin du t. IV, au début du t. V (LXXXV, 2-3) et au t. VI (C, 46 ; CI, 1-4 ; CI, 12).
14 « C. Méla a démêlé une foule de correspondances – épisodes, détails, personnages – qui, comme dans un jeu de glaces, se reflètent les uns dans les autres ». Micha A., Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève, Droz, 1987, p. 108.
15 Zumthor P., op. cit., p. 51.
16 Richard de Saint-Victor, Benjamin minor, extrait cité par A. Michel, Théologiens et mystiques au Moyen Age, Paris, Gallimard, 1997, p. 358.
17 James-Raoul D., La Parole empêchée dans la littérature arthurienne, Paris, Champion, 1997, p. 199.
Auteur
Académie de Lyon
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003