Des fenêtres ouvertes sur la mémoire : du Tristan de Béroul à Ysaÿe le Triste
p. 105-113
Texte intégral
1La présente communication aimerait développer une hypothèse touchant à certains types de structures spatio-temporelles de la littérature médiévale, à savoir que l’on pourrait classer en trois catégories les innombrables scènes de notre ancienne littérature dans lesquelles on voit un personnage regarder par la fenêtre. Beaucoup, la plupart peut-être sont focalisées sur l’avenir, la fenêtre y est ouverte sur l’espoir : on y reconnaît la jeune fille qui, enfermée dans sa tour, attend la délivrance ou l’irruption miraculeuse de l’amant qui saura transfigurer sa déréliction, on y voit aussi Guillaume qui, aux fenêtres du palais de Nîmes, attend qu’il lui arrive quelque chose et qui aperçoit soudain, sur la grand route, le fugitif Gillebert dont le récit lui fera miroiter les sortilèges de la ville d’Orange1.
2Il y a des fenêtres qui ne donnent que sur le présent : le personnage qui s’y adosse se fait alors voyeur, telle la Laudine curieuse du Chevalier au Lion ou l’Alexandre espiègle du Lai d’Aristote.
3Enfin, catégorie plus secrète, il y a les fenêtres de la mélancolie et de la mémoire, celles auprès desquelles les personnages n’attendent plus rien et que même la matérialisation de ce dont leur mémoire a formé l’image ne suffit pas à extraire de leurs pensées.
4Certes, ces subdivisions ne sont pas absolues et on ne peut isoler la mélancolie, si présente dans la plainte des mal-mariées, comme l’apanage exclusif des fenêtres que je dis « de la mémoire » ; néanmoins, en insistant sur cette dernière catégorie, j’aimerais souligner la spécificité de scènes qui se distinguent bien de celles où les fenêtres sont avant tout focalisées sur le futur, et ce par le fait, précisément, que sinon tout espoir, du moins toute pensée immédiate d’un avenir y semblent radicalement absente, quand bien même un contact aurait été établi avec un personnage se situant de l’autre côté. Bien sûr, la simple loi de la progression narrative fait que cette attente ne peut rester indéfiniment stérile, et on ne niera pas qu’il finisse, également dans ce cas, par en résulter quelque chose, et quelque chose de positif, pour les personnages principaux. La distinction ne m’en semble pas moins demeurer importante, dans la mesure où nous ne lisons pas seulement les romans, et ceux du Moyen Age moins peut-être que tous autres, par seule impatience d’en connaître la fin. Ces instants de suspension me paraissent précisément des moments privilégiés de la textualité médiévale, dans la mesure où ils nous confrontent à un être-là du personnage qui le maintient dans une indétermination narrative favorable à l’exploration de sa psyché et à l’explicitation des modalités de sa présence romanesque.
5Mais ces scènes, d’abord, où les trouve-t-on ? Sous leur forme pure, elles sont plutôt rares, dans la mesure où elles introduisent une sorte de « blanc » dans le récit, moment suspendu qui peut aller à l’encontre d’une exigence répandue sinon d’efficacité, du moins d’économie narrative. Si l’on ne prétend ici à aucune exhaustivité, ce n’est sans doute pourtant pas un hasard si la meilleure illustration peut s’en lire dans le roman si obscur et, à bien des égards, si irrationnel, de Béroul. On rappellera d’ailleurs, à titre de parenthèse, l’importance que revêtent les fenêtres dans l’ensemble de ce texte que l’on n’a pas pour rien décrit comme le roman médiéval par excellence de la vision. C’est dire que les fenêtres associées au présent y abondent tout particulièrement, de celle à travers laquelle (selon du moins l’une des interprétations possible du texte) Frocin voit les amants2 à celle derrière laquelle se cache, pour sa perte, le deuxième baron félon dont le cri de douleur se confond avec la béance finale du manuscrit béroulien. Ces fenêtres ont un intérêt certain3, et peut-être pourrons-nous voir que la scène qui m’intéresse plus particulièrement n’est pas sans leur apporter une signification supplémentaire, mais, pour l’heure, nous nous concentrons sur l’épisode dont la fenêtre appartient manifestement à la troisième des catégories distinguées plus haut.
6On se souvient du passage : Tristan, qui, exhorté par l’ermite Ogrin, cherche à rentrer en grâce auprès du roi Marc, s’introduit nuitamment dans l’enceinte du château, ou plus exactement au pied de sa tour maîtresse, sans que l’on puisse être certain que la palissade ait été franchie, pour tout dire dans une sorte de no man’s land, de frontière, de marge, d’où sa voix pourra se faire entendre sans trahir son corps.
7Cette brève scène de 28 vers témoigne d’un triple enchâssement, purement narratif d’abord, puisqu’elle est intercalée dans la séquence du séjour des amants chez l’ermite, lequel est l’instigateur direct de l’expédition de Tristan, temporel ensuite parce qu’elle se déroule en une seule nuit, spatial enfin dans la mesure où elle transgresse brièvement l’extériorité à laquelle sont contraints les amants par rapport à la juridiction du roi Marc.
8On sait l’importance des scènes nocturnes dans le Tristan de Béroul : non seulement, elles sont nombreuses, mais elles remplissent un rôle structurel important, car on y voit s’y jouer à plein la dialectique du semblant, du visible et du caché qui y échangent leur vérité. La scène du pin comme celle de la fleur de farine représentent des points d’incandescence de la ruse des amants. Dans ces deux cas, la présence-absence de Marc est la condition même de la tromperie, mais si la scène du pin est l’exemple de la parfaite réussite du jeu de dupes que mettent en place Tristan et Iseut, la scène de la fleur de farine est déjouée par cette blessure qui trahit précisément l’indicible du sang-blanc. Il n’en reste pas moins que le dévoilement public de l’adultère est exprimé en des termes qui évoquent irrésistiblement l’arrivée du jour ; on se souvient du fameux vers 827 :
Li criz live par la cité4
9qui dispense le narrateur de dire qu’entre-temps le jour est apparu, puisque précisément la clameur de la foule tient lieu de ce « lever ». La présence du peuple nous rappelle de surcroît que, contrairement au château, qui symbolise le plus grand danger qu’il peut encourir (car la cour le recherche), la ville est pour Tristan un lieu de refuge potentiel ; on sait en effet que la foule, le « chœur » comme le dit Varvaro5, se présente constamment comme favorable aux amants.
10Quant à la forêt du Morois, elle ne serait pas ce qu’elle est si elle n’était souvent décrite à cette heure incertaine, entre chien et loup, qui voit s’y déplacer d’interlopes comparses et autres indicateurs, faisant ici encore de la présence de Marc la condition même du passage de l’ombre à l’obscurité.
11Ces quelques considérations nous permettent ainsi de comprendre que la scène du message de Tristan, nocturne et focalisée sur Marc, met en jeu la plupart des oppositions qui traversent le texte de Béroul. Parvenir au château implique de surcroît pour Tristan de parcourir successivement trois espaces : celui qui sépare la forêt de la ville, et qui est symboliquement marqué par des carrefours tel celui de la croix rouge, la ville même où circulent à la fois les agents du pouvoir et les petites gens qui le protégeraient volontiers, l’enceinte enfin du château. Le texte met exemplairement en place la stratification de tous ces éléments. C’est d’abord la nuit, dont la présence se fait quasiment matérielle grâce à l’usage expressif et menaçant du verbe « s’épaissir » (on pense au vers de Baudelaire : « la nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison ») :
Anuit, aprés solel couchier,
Qant li tens prist a espoisier, (v. 2449-50)
12C’est ensuite l’évocation des techniques de survies développées par Tristan dans la zone intermédiaire, avec la complicité de son « maître », lequel connote précisément la faculté de faire le passage entre les espaces extrêmes :
Tristran s’en tome avoc son mestre.
Bien sot tot le païs et l’estre.
A Lancïen, a la cité,
En sont venu, tant ont erré. (v. 2451-54)
13On arrive, ou plutôt on « descend » dans la ville (car il s’agit bien ici d’une manière de chute dans la gueule du loup). La sonnerie des guetteurs semble accueillir les deux fugitifs, mais ce n’est évidemment là qu’un effet de la parataxe textuelle ; l’appel est un signal du narrateur qui délimite ainsi le dehors et le dedans de l’espace culturel :
Il decent jus, entre en la vile.
Les gaites cornent a merville. (v. 2455-56)
14L’étape suivante est typique du sens de l’ellipse qu’affectionne Béroul. Non seulement Governal a disparu (quand le texte ne le suscite pas, tout se passe comme s’il n’existait pas), mais la topographie du château est réduite jusqu’à en devenir opaque. On imagine mal, en effet, qu’aucune palissade ne sépare le fossé de la « salle », c’est à dire du donjon. C’est pourtant ce qui nous est donné à lire. Alors que la pénétration dans l’espace urbain était emphatiquement soulignée par l’image sonore et solennelle des guetteurs, nous nous retrouvons soudain devant la chambre du roi. Le narrateur le dit d’ailleurs en jouant du double sens de « fort » : si Tristan est « en mesure de » (en fort de) réussir sa mission, c’est parce qu’il est dans le château-fort », et réciproquement :
Par le fossé dedenz avale
Et vint errant tresque en la sale.
Mot par est mis Tristran en fort.
15Terme dernier de cette approche progressive, de ce « zoom » narratif aimerait-on dire, la fenêtre se révèle à tous points de vue le lieu même de la communication : la chambre est l’espace le plus intérieur du château, lui-même situé au cœur de la ville, centre du royaume, aboutissement donc du processus de civilisation que mimait la trajectoire de Tristan, mais la fenêtre, grande ouverte, la met de plain-pied avec l’extériorité la plus lointaine.
16Le fait que le roi Marc dorme pourrait remettre en cause mon analyse des fenêtres « de mémoire », mais en fait, son sommeil est bien léger, puisque le narrateur prend bien soin de préciser que Tristan murmure, plus exactement qu’il prend le contre-pied de l’attitude qui serait celle d’un guetteur criant l’alarme, et que cette faible voix suffit pourtant à éveiller le roi :
A la fenestre ou li rois dort
En est venu, souef l’apele,
N’avoit son de crïer harele.
Li rois s’esvelle et dit aprés :
« Qui es, qui a tel eure ves ?
As tu besoin ? Di moi ton non. (v. 2460-65)
17Non seulement Marc se lève aussitôt, mais il adopte immédiatement, en souverain attentif au bonheur de ses sujets aimerions-nous dire, une attitude d’écoute et de compassion.
18Le discours de Tristan est étonnant, car, en y usant de l’impersonnel pour se présenter, le héros effectue un dédoublement de sa propre personnalité, le messager se désolidarisant de l’auteur du message, comme si ce « Tristan »-là était un parfait inconnu :
« Sire, Tristran m’apele l’on.
Un brief aport, sil met ci jus
El fenestrier de cest enclus.
Longuement n’os a vos parler,
Le brief vos lais, n’os plus ester. » (v. 2466-70)
19On pourrait dire que cette division de l’émetteur annonce celle qui verra le récepteur se scinder lui-même en un roi Marc écoutant et en un chambellan lisant la lettre6, mais il est sans doute plus intéressant, dans la perspective qui est la nôtre, de remarquer que toute cette tirade a un aspect formel qui en fait l’équivalent d’une suscription ou d’un message annonciateur doublant le message proprement dit. Ce Tristan objectivé épouse la forme même du « fenestrier » où est glissée la missive ; ainsi la fenêtre devient-elle le lieu d’inscription même de ce qui n’est ni Tristan en personne ni son message concret, proprement sa voix figée et comme aliénée de lui-même, instrument par excellence du passage de la communication. Limite séparant l’intérieur de l’extérieur, la fenêtre réalise la jonction de la voix et de l’écriture, de la présence et de l’absence, de l’espoir et du regret.
20La réaction de Marc ne se fait pas attendre ; selon un rythme ternaire vif qui lui est familier, Béroul enchaîne la fuite de Tristan, le sursaut du roi et l’appel désespéré :
Tristran s’en torne, li rois saut,
Par trois foiz l’apela en haut :
« Por Deu, beaus niés, ton oncle atent ! » (v. 2471-73)
21On n’aura évidemment pas manqué de remarquer ce triple appel qui, pour peu que l’on fasse un peu d’intertextualité à l’intérieur de la matière tristanienne, n’est pas sans annoncer les trois « amie Iseut » que Tristan prononcera avant de rendre le dernier soupir. Certes, Marc n’en est pas à de telles extrémités, mais la situation n’est pas sans présenter des analogies : focalisation rétrospective, situation de déréliction, fol espoir déçu, tout concourt à faire de ce cri un haut moment d’émotion, dont la fenêtre, une fois de plus, ne peut qu’amplifier l’écho. On remarquera en passant que, nouvelle difficulté de la parataxe béroulienne, la phrase du v. 2473 ne doit sans doute pas être identifiée avec le triple appel de Marc, comme si celui-ci était infigurable dans le langage, antérieur à l’articulation précise d’une proposition qui est sans doute une prière (« attends ton oncle ! »), mais qui pourrait aussi, étant donné les flottements de la déclinaison béroulienne7, être une information (« ton oncle (t’)attend »). Ici encore, d’ailleurs, on remarquera la scission du locuteur : Marc ne se désigne pas par le pronom de première personne, mais par un substantif assumant la troisième personne, répondant à la dépersonnalisation de Tristan par la mise à distance de sa propre subjectivité.
22Il suffit au narrateur de trois vers pour clore la scène : nul désir ici de marquer une symétrie avec le récit de la venue de Tristan ; autant la fenêtre apparaissait dans le premier cas comme le point de convergence d’un parcours concentrique, autant cet élément focal semble ici délibérément ignoré. Ennemi de toute redondance, Béroul procède à un baisser de rideau d’une concision magistrale. Marc s’empare du bref et, Tristan, action ici encore décrite en trois temps, s’en retourne sans hésitation :
Li rois le brief a sa main prent.
Tristran s’en vet, plus n’i remaint,
De soi conduire ne se faint. (v. 2474-76)
23La conclusion de l’épisode sur une allusion à l’inutilité de la « feinte » ne saurait nous laisser indifférent ; c’est qu’en effet toute la scène n’a représenté qu’une mise en œuvre des pouvoirs conjugués du geste et de la parole, où le semblant n’a aucun rôle à jouer. De part et d’autre d’une fenêtre symbolisant à la fois les mondes et les temps qui les séparent, Tristan et Marc ont orchestré une rencontre aveugle dont le moment central (le cri de Marc) restait infigurable, encadré qu’il était par des formules où les deux protagonistes semblaient déléguer leur double de parole pour procéder à l’échange crucial de la missive qui marquera un tournant dans leurs deux existences.
24Ne nous étonnons pas de voir la fenêtre aussi vite oubliée qu’elle était apparue ; outre que nous retrouvons là cette liberté si typique que se donne Béroul d’insister à volonté sur les éléments qu’il désire, nous ne devons pas oublier que la fenêtre a très précisément ici valeur de béance, d’espace vide engouffrant en lui toutes les valeurs du passé et ne dessinant qu’en parole la possibilité d’un avenir. La fenêtre est point d’aboutissement ; elle ne s’ouvre qu’indirectement à l’espoir d’un renouveau. Le cri du roi Marc reste sans réponse et seule la missive insérée dans l’exact entre-deux qui sépare le dedans du dehors permettra, alors que Tristan aura disparu depuis longtemps, d’envisager de donner suite à cette rencontre avortée.
25La fenêtre s’avère donc bien, en elle-même, et conformément au mouvement du texte, focalisée sur le seul regret. Point auquel tout aboutit mais d’où ne repart rien, elle symbolise exemplairement l’état dans lequel est le roi Marc lorsque lui parvient la voix murmurante de Tristan : état d’engourdissement, fait de souvenirs que la plus faible incitation suffit à réveiller mais qui se révèlent incapables, dans un premier temps, de dépasser le stade du regret et de la plainte.
26Scène admirable, d’une densité exemplaire, dosant à la perfection le statique et le dynamique, ce passage de Béroul sera peu imité. J’aimerais cependant, en guise de contraste et de conclusion, mentionner un passage d’un roman « post-tristanien » qui, sans s’en être peut-être directement souvenu, semble néanmoins en perpétuer une certaine atmosphère et en reconduire quelques-unes des obsessions les plus poignantes. Ce texte, dont la date reste très discutée, mais qui est sans doute d’au moins deux siècles postérieur au roman de Béroul, c’est Ysaÿe le Triste, dont on ne tentera pas ici un résumé, mais où nous retiendra seule la scène où Marthe, l’amie du héros, voit ce dernier sans qu’ils se reconnaissent, séparés qu’ils ont été par de multiples tribulations :
[...] et quant Marte fu hors de le forest, sy vit le chastel et, lors qu’elle l’approcha perchut ung chevalier aux fenestres qui avoit se main a se maisselle, et bien sambloit estre courouchiés. 278 – (a) Lors s’aproche de ly et le salue en disant : « Sire, Dieux vous doinst bon vespre ! poroie ge meshui avoir hostel ? » Et ly chevalier ne respont mot, car trop entendoit a se pensee. Derechief le rappelle Marte en disant : « Sire chevaliers, Dieus vous sault, parlés à moy ! » Et cieulx ne dist mot. Lors pense Marte que c’est pour ce que il cuide que che soit ungz home. Mais s’il cuidast que che fust Marte s’amie, mais qu’il l’eust vue, tost ly euist allé ouvrir le porte8 !
27On aurait beau jeu de dire qu’il manque totalement à ce texte la dynamique et la tension qui habite celui de Béroul, mais plutôt que d’incriminer le talent des auteurs, il nous semble plus intéressant, et plus juste, de voir dans les différences considérables qui séparent les deux récits la marque respective des deux époques littéraires dont ils émanent. La mélancolie, chez Béroul, reste révoltée, tendue, l’espoir sourd sous le découragement, la matière tristanienne, surtout, est encore dans toute son incandescence.
28Après d’innombrables conteurs (et nul doute que la prose ici ne contribue ici à amollir l’expression), la matière romanesque n’exprime plus dans Ysaÿe la même urgence ; le motif de la mélancolie s’est figé dans des attitudes désormais immuables, l’allongement de la durée romanesque a distendu la trame serrée des textes plus anciens, les épisodes statiques ou non immédiatement nécessaires à la progression de l’action se sont multipliés. Pourtant, les différences une fois constatées, on ne peut manquer de souligner les points de rencontre entre les deux textes : l’exil, l’incommunicabilité, la déréliction, même si chez Ysaye rien ne vient racheter la torpeur du héros. Nul sursaut, nul espoir dirait-on, ne le meut encore : de faiblesse passagère, la mélancolie est devenue mal du siècle, mais la fenêtre reste toujours son accessoire privilégié. De part et d’autre de son cadre, c’est paradoxalement celle qui est à l’extérieur, Marthe, qui semble la plus proche d’un retour à l’intimité intérieure du couple. Certes les deux personnages ne sont pas des adversaires, comme chez Béroul, et on sait qu’ils finiront par se retrouver, mais dans les deux cas c’est bien de l’oubli et de la perte qu’il s’agit, de l’appel qui vient ou qui ne vient pas, qui reste de toute manière sans réponse immédiate.
29Fenêtres du passé, fenêtres de la mélancolie, ces ouvertures béantes restent le lieu d’une communication promise et refusée, mais gardent pourtant intact un potentiel d’espoir que la suite du récit ne manquera pas d’actualiser. Plus que des accessoires romanesques parmi d’autres, elles sont le symbole même de ce que le récit nous promet. Ouvertes sur le passé, elles sont avant tout les portes de la fiction et nous offrent l’image de l’inépuisable vie de l’invention romanesque. Mises en abyme de la fonction essentiellement dialogique du roman, elles métaphorisent, entre temps suspendu et basculement diégétique, l’intact potentiel de rêve qui s’attache au mystère de toute rencontre, tant il est vrai que le roman ne parle jamais que de ce qui se joint, de ce qui se déchire et de ce qui se retrouve.
Notes de bas de page
1 Voir, sur cette scène, mon article « Le dehors et le dedans dans La Prise d’Orange », Le Moyen Age, CVII, 2, 2001, p. 239-52, et, dans ce même volume, les contributions sur les fenêtres épiques.
2 Cela nous contraint, certes à admettre l’interprétation la plus prosaïque du passage : plutôt que de penser que Frocin « voit », c’est à dire devine, dans les astres que les amants sont réunis, on conclut simplement que c’est grâce à la clarté de la lune et des étoiles que le nain parvient à les épier. Voir, à l’appui de cette interprétation, l’article d’Albert Henry, « Sur les vers 320-338 du Tristan de Béroul », Travaux de Linguistique et de Littérature (= Mélanges Rychner), 1978, p. 209-15.
3 Voir, dans ce même volume, les contributions de Jean Subrenat, Francis Gingras et Anne Berthelot.
4 Nous lisons le texte de Béroul dans l’édition de Muret-Defourques, Paris, Champion, cfma, 1982.
5 Cf. Alberto Varvaro, Il « Roman de Tristran » di Béroul, Torino, Bottega d’Erasmo, 1963.
6 Dédoublement que l’on a souvent mis en parallèle avec celui de l’auteur et du narrateur dans le récit médiéval, où le second parle du premier à la troisième personne.
7 On note au v. 2314, une faute de déclinaison caractérisée : « Sire mon oncle est riche roi ».
8 Ysaÿe le Triste. Roman arthurien du Moyen Age tardif, texte présenté et annoté par André Giachetti, Rouen, Publications de l’Université n° 142, 1989, p. 180.
Auteur
Université de Lausanne
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