Des fenêtres ouvertes sur l’imaginaire
p. 67-86
Texte intégral
1Dans le cadre de ma réflexion sur les images et les rapports qu’elles tissent avec les textes dans les manuscrits de la fin du Moyen Age1, le thème de ce colloque, « A la fenêtre », m’évoque à la fois la représentation de fenêtres dans les enluminures des manuscrits, mais en même temps, le fait que les images sont elles-mêmes des fenêtres ouvertes sur l’imaginaire du texte au sens où le conçoit Alberti dans son « De pictura », lorsqu’il définit le tableau comme « une fenêtre ouverte sur le monde ». L’image, en effet, ouvre sur l’au-delà du texte, sur son imaginaire, et la parenté, tant formelle et esthétique que fonctionnelle, entre image et fenêtre, me permettra de lui donner une fonction symbolique particulière dans la représentation iconique médiévale.
2Qu’est-ce, en fait, qu’une fenêtre ? Une ouverture que l’on ménage dans un mur, afin de laisser pénétrer l’air ou la lumière, de voir le monde extérieur, de communiquer avec lui.
3Or, que fait-on à la fenêtre ? Les nobles dames y lisent, ou travaillent à leur ouvrage de main ; mais avant tout, la fenêtre sert à regarder à l’extérieur, à observer, voire épier autrui, à se montrer, échanger regards, propos, objets, messages licites ou illicites. En principe, elle ne constitue pas un lieu de passage, les portes étant réservées à cet usage, bien qu’on connaisse, dans le domaine littéraire, des exceptions remarquables, telles le fameux « saut de la chapelle » de Tristan dans le Roman de Tristan de Béroul2, et quelques défenestrations violentes, telles la défenestration du comte de Forez dans le Roman de Mélusine ou histoire de Lusignan de Couldrette3. Pourtant, dans bien des occasions, la fenêtre sert de relais à la porte comme lieu de passage non seulement de personne réelles, mais aussi, – du moins dans les croyances et dans la littérature –, d’êtres surnaturels, lesquels, en leur qualité d’esprits, éventuellement ailés, généralement désincarnés, se meuvent aisément dans l’espace aérien, tels des oiseaux.
4La fenêtre se révèle donc être, dans le cadre de la fiction romanesque médiévale, un lieu d’échanges, de communication, de passage plus ou moins détourné et secret, de rencontre ; et les images qui nous en sont parvenues illustrent aisément cette fonction. Mais par ailleurs, chaque miniature peut en elle même être considérée comme un « fenêtre » sur le texte qu’elle accompagne, à travers laquelle pourra être représenté ce qui peut être vu à travers un cadre. En témoigne, très souvent, son encadrement fortement structuré, imitant le dessin d’une architecture ouverte, avec effet de profondeur et de perspective, et ménageant à l’intérieur de ce cadre une « vue » tout à fait irréaliste sur la scène qu’il faut montrer au lecteur, quitte pour ce faire, à supprimer artificiellement la paroi frontale de la pièce4. En témoigne également, dans certaines enluminures, la dimension théâtrale, visible dans la juxtaposition des épisodes successifs d’une action, héritée du jeu dramatique des « mystères » médiévaux. Enfin, le lecteur de l’image se trouve dans la position du spectateur au théâtre : il apprécie et interprète, de cette fenêtre qu’ouvre l’image sur l’imaginaire de la fiction romanesque, les échanges qui se font autour précisément d’une fenêtre.
5Mon propos sera donc de montrer, en prenant comme exemple quelques textes enluminés extraits d’ouvrages à vocation religieuse ou romanesque, quel statut et quelle fonction y occupe le motif de la fenêtre comme lieu d’observation, de communication, et comme lieu de passage, en particulier entre le monde réel et le monde surnaturel issu de l’imaginaire médiéval, si prégnant dans les images qu’il nous propose.
Le cadre de la fenêtre et ses fonctions
Voir et être vu
6La fenêtre est avant tout, nous l’avons dit, le lieu d’un spectacle (spectare, regarder). Je dirai même plus, elle guide, en l’inscrivant dans un cadre, le spectacle qu’elle propose, suscitant chez le spectateur l’équivalent d’une vision, provoquant une sorte de choc visuel : par exemple, la vision par le roi David de Bethsabée au bain, qui, dans la Bible, est présentée de façon assez anodine5 :
Il arriva que, vers le soir, David s’étant levé de sa couche et se promenant sur la terrasse de son palais, aperçut, de la terrasse, une femme qui se baignait. Cette femme était très belle. David fit prendre des informations sur cette femme, et on répondit : Mais c’est Bethsabée, fille d’Eliam et femme d’Urie le Hittite !
7Pourtant, la représentation de cette scène, illustrant dès le xie siècle le Florilège de Jean Damascène6, semble avoir suscité, chez les artistes enluminant les livres d’Heures des xive et xve siècles, un véritable engouement.
8Suivant les indications du texte, ils peignent volontiers Bethsabée au bain au premier plan de l’image, et David en arrière plan, entouré de ses courtisans, leur montrant du doigt la baigneuse, comme pour s’enquérir d’elle tout en jouissant de loin du spectacle depuis la baie ou la terrasse de son palais (fig. 1). Mais le plus souvent, les miniatures, fortement encadrées par un jeu de colonnettes, insistent sur la fascination de David, dont le buste semble surgir du cadre étroit d’une fenêtre, comme pour mieux goûter la scène se déroulant au premier plan. Une gravure plus tardive rompt toutefois avec cette pratique en représentant les deux personnages face à face à deux fenêtres en vis à vis, des deux côtés d’une rue : cette fois la vision n’est plus à sens unique ; il y a échange de regards, ce qui fausse la leçon originelle du texte, mais renseigne sur une autre fonction de la fenêtre : l’échange des regards amoureux, alors que dans les cas précédent David observait Bethsabée de dos et à son insu.
9Cet échange, il a lieu, quoique toujours de loin, dans une miniature de Roman de Lancelot, (Ms BnF, fr. 122, f° 1, xive siècle). On y voit le héros subir successivement les épreuves, juxtaposées dans l’image, du passage du Pont de l’épée – symbolisant le passage du monde des vivants au monde de l’au-delà et de la féerie –, du combat contre les lions imaginaires qui en gardent l’issue, et du combat livré par le héros contre Méléagant pour délivrer la reine Guenièvre que celui-ci retient prisonnière dans la tour de son château.
10Lancelot évolue et combat sous le regard de Guenièvre installée à la fenêtre de la tour du château en compagnie du roi Baudemagu. Mais si le texte stipule bien qu’à plusieurs reprises, Lancelot et Guenièvre ont l’occasion d’échanger des regards, les images, elles, figent la reine en position de spectatrice, alors que Lancelot, lui, se concentre dans l’effort que nécessitent ses exploits, sous le regard impérieux et capricieux de la reine. On notera la liberté que prend l’image par rapport au texte, puisque d’une part il n’est jamais dit que Guenièvre assiste à la traversée du pont, et que, d’autre part, les deux épreuves ont lieu à un jour d’intervalle. Par ailleurs, Guenièvre se trouve installée à un balcon : « aux loges de la fenestre », preuve que la notion de fenêtre se confond ici avec la notion d’assistance à un spectacle.
11Mais regarder à la fenêtre peut devenir un exercice périlleux, selon ce qui se présente à la vue du spectateur : ainsi, dans la légende de Saint Romain figurée dans une série de médaillons de pierre au portail de la Calende de la cathédrale de Rouen, l’un d’eux représente la tentation du saint par une diablesse se présentant sous ses fenêtres sous l’apparence trompeuse d’une très belle femme dénudée et trempée par la pluie, et demandant l’hospitalité : dans son cas, l’apparition s’avère diabolique.
12Le plus souvent, pourtant, comme dans la triste histoire d’Héro et de Léandre, rapportée dans l’Ovide moralisé7, la fenêtre est le lieu où l’amoureuse attend, espère son amant, en guettant les signes de sa venue :
Chascun soir est en escergaite/La bele en une tour, qui gaite/Aus fenestres tant que cil viegne./ La droite voie li enseigne/Aun brandon ardant qu’ele a/qui droitement l’assene la./ Cil suit la clarté dou brandon,/Si fet de la bele a bandon/Son bon, hui come il ot fet hier. (O-M, LIV, 3192)
13Une miniature de l’Ovide moralisé de Rouen, nous montre cette Héro, guettant son ami non pas d’une fenêtre, mais du haut d’une tour crénelée surplombant le bras de mer que celui-ci traverse chaque soir à la nage pour la rejoindre. Elle brandit une torche enflammée en guise de fanal pour guider vers elle le nageur intrépide (que l’on voit enfiler ses vêtements au sortir de l’eau). Mais l’aventure finit mal, puisque Léandre, voulant rejoindre son amie un jour de tempête, se noie.
14De même, dans un des Lais de Marie de France8 le plus proche du mythe mélusinien, le Lai d’Yonec, l’héroïne, enfermée cette fois dans un donjon par son vieux mari jaloux, rêve à sa fenêtre de la venue d’un de ces chevaliers-fées dont parlent les contes du temps jadis, qu’elle serait seule à voir, et qui par son amour la dédommagerait de ses malheurs.
15Ainsi, à la fenêtre, le regard peut se faire séducteur, voyeur, impérieux, ou à l’inverse, subir une forme de séduction ; mais la fenêtre est également le lieu d’où l’on scrute, on guette, on attend, on espère, comme un prisonnier attend sa délivrance.
La fenêtre pour dévoiler
16On le voit, le motif de la « fenêtre » supporte, dans sa transcription dans l’image, une certaine souplesse et un certain élargissement des proportions : en effet, il se traduit aussi bien par le cadre étroit de la fenêtre traditionnelle, que par celui de l’élégante et spacieuse baie de type italianisant, geminée ou non, de la loge ou du balcon, voire de la terrasse, celle-ci pouvant coïncider avec le toit d’une tour, lieu propice au surgissement éventuel d’un être surnaturel, nous le verrons plus loin.
17Mais l’ouverture peut, à l’inverse, se trouver considérablement réduite, en particulier lorsqu’elle est naturelle : ainsi le « petit pertus overt/Endroit la chambre de la roïne », par lequel le traître Gondoïne épie la rencontre de Tristan et d’Yseult, et par lequel Tristan lui lance une flèche meurtrière. Cette petite ouverture mérite en effet, à mon sens, le nom de fenêtre au même titre qu’une ouverture créée de toute pièce par la main de l’homme, dès lors qu’elle remplit la même fonction de communication et d’échange visuel entre l’intérieur et l’extérieur d’un édifice, même si c’est de façon furtive et détournée.
18Un autre bel exemple de fenêtre naturelle est la « parois un peu crevée » à travers laquelle Pyrame et Thisbé, dont l’histoire est rapportée dans l’Ovide moralisé, se confient leur amour contrarié, et échangent secrètement serments et baisers :
Prochain furent li dui palais/Et en telle maniere fais/C’une paroiz et uns murs seulz/Estoit devise d’ambedeus./ Endroit la chambre la dedeus/Ou conversoient mains les gens,/Ou la pucele est afermee,/Fu la parois un peu crevée./(543-548, L IV)/La pucele de l’autre part/Est en escout et en esgart ;/De la parole entent l’effroi,/Trait soi plus près de la paroi/Met son œil endroit la crevace :/De son ami choisit la face. (588-593)
19La miniature de l’Ovide moralisé de Rouen (fig. 2) se démarque du texte qu’elle illustre en montrant, grâce à la suppression du mur frontal de la chambre où se trouve Thisbé, le geste que fait la jeune fille pour tendre la main à Pyrame à travers la fente de la paroi supposée mitoyenne entre leurs deux maisons. En fait il n’y a plus dans l’image qu’une seule maison, celle où Thisbé est cloîtrée, et le peintre a figuré le jeune homme à l’extérieur, d’une façon plus conforme aux mœurs de son temps. La fente du mur fait alors office d’ouverture vers une libération possible de la jeune prisonnière, et semble permettre l’union des amoureux. Cependant c’est un leurre, puisque la découverte de cette fissure ne permettra aux amants que de se retrouver à un tombeau, celui de Ninus, et de s’y retrouver dans la mort. La fenêtre, en l’occurrence, n’ouvre pas sur la liberté, mais sur la mort, et l’on peut déjà remarquer le lien qui se crée ici entre la fenêtre et la tombe, ouverture vers l’au-delà.
20Puis viennent des ouvertures créées volontairement, afin de prendre connaissance, par la ruse ou par la force, de ce qui devait rester cacher : la scène du bain épié de Bethsabée a pu ainsi être représentée, non plus en extérieur, mais dans le cadre plus intime d’une chambre, dans laquelle elle prend son bain dans un cuveau de bois cerclé recouvert d’un drap et surmonté d’un dais, duquel tombe une tenture censée la protéger des regards indiscrets ; or cette tenture n’est pas tirée, ce qui permet au lecteur de voir la scène à loisir, au même titre que le roi David, qui, à demi caché derrière la porte de la salle, épie la baigneuse.
21L’ouverture peut encore avoir été forée à l’aide d’un instrument de fortune, couteau, épée, dans un mur ou dans une porte : c’est ainsi que sont découvertes les vraies natures des « serpentes » des exempla médiévaux, récits rapportés par Geoffroy d’Auxerre, Gautier Map, Gervais de Tilbury9, mettant en scène des démons succubes qui, sous la forme de belles femmes, cherchent à s’imposer dans le monde des humains en séduisant et en épousant des hommes, mais qui, épiées au bain par une servante par une fente de la paroi (légende de la serpente lingonne de G. d’Auxerre), une belle-mère soupçonneuse qui fore un trou dans le mur de la chambre (légende d’Henno aux grandes dents de G. Map), un mari trop curieux qui arrache le rideau du cuveau (La légende de Raymond de Château-Rousset de G. de Tilbury) sont surprises sous leur forme primitive de serpent et doivent disparaître, soit dans l’eau de leur bain, soit en s’envolant, éventuellement par une fenêtre, plus souvent en emportant une partie du toit.
22Au xive siècle, ces légendes se transforment, et sont intégrées dans des trames romanesques et l’on peut assister, dans les images ornant les nombreux manuscrits et incunables qui l’illustrent, au bain de la fée Mélusine, (dans le roman du même nom10), grâce à la suppression par les artistes de la paroi qui cacherait la scène aux lecteurs, tandis que Raymondin, son époux, poussé à la jalousie par un frère envieux, découvre la vraie nature de la fée par le trou qu’il a foré à la pointe de son épée dans la porte qui la protège :
En ceste partie nous dist l’ystoire que tant vira et revira Remond l’espee qu’il fist un pertuis en l’uis, par ou il pot adviser tout ce qui estoit dedens la chambre, et vioit Melusigne en la cuve, qui estoit jusques au nombril en figure de femme et pignoit ses cheveulx, et du nombril en aval estoit en forme de la queue d’un serpent, (f° 130 v°)
23Dans l’illustration d’un premier manuscrit, le ms. BnF, Ars., fr. 3353, f° 130 r°, (fig. 3), nous voyons Mélusine dans son bain, grâce encore une fois à la suppression artificielle par le peintre du mur frontal de la salle, et, de l’intérieur, nous voyons apparaître dans le mur de gauche le visage de Raymondin observant la scène par le trou foré dans la porte. Dans le ms de Nuremberg, Nat. Mus, ms 4028, nous voyons Raymondin regarder par le trou de l’extérieur : dans le premier cas, la scène est plus intimiste, dans le deuxième, l’effraction semble plus violente. Mais on ne peut nier, de toute façon, l’influence des représentations du bain de Bethsabée sur celui de Mélusine, et le rapport entre l’observateur indiscret et la baigneuse observée à son insu.
24Le même principe de voyeurisme sera repris dans un roman du « Cycle de la gageure », le Roman de la Violette11, où la pauvre baigneuse est épiée à son insu par un traître à travers un trou foré dans le mur de sa chambre, à la suite d’un imprudent pari engagé par son ami (fig. 4). Ici, ce n’est pas le mur d’une seule pièce, mais la totalité de la paroi permettant de plonger les regards dans la succession de trois pièces contiguës, qui a été supprimée pour permettre au lecteur de suivre l’enchaînement de deux scènes, la première où l’héroïne, Euriaut se baigne, sans se douter que dans la pièce contiguë, « le conte et la vieille agaitent par le trou de l’huis », et la deuxième où, sortie du bain, elle converse avec ladite vieille.
25Enfin, il faut signaler une illustration d’un Ovide moralisé parisien dont l’auteur facétieux a su pousser très loin la représentation du surnaturel en imaginant, pour mettre en scène la métamorphose par Jupiter de la nymphe Io transformée en vache, de décorer le ventre de la bête d’une fenêtre derrière laquelle le lecteur, aussi étonné qu’amusé, découvre le joli minois de la jeune fille : ainsi, l’enveloppe charnelle de l’animal servirait de frontière d’invisibilité, mettant la nymphe à l’abri des regards de la divinité...
26Dans tous ces cas de figure, la fenêtre a pour objet de dévoiler, de mettre au jour un interdit. Ce qui explique que dans l’image, elle se fasse ténue, furtive, à peine ouverte pour y glisser un regard voyeur, auquel se joint le regard du lecteur. C’est une fenêtre de mauvais aloi, et même si l’image suscite un sourire de la part du lecteur, il n’est pas dupe de l’illégalité du procédé, d’autant que ce procédé est amplement facilité par l’ingéniosité du peintre, élargissant la vision du lecteur par des artifices efficaces, et lui ouvrant véritablement des fenêtres pour mieux voir.
La fenêtre, lieu de passage entre réel et surnaturel
27On l’a dit, autant, dans le contexte du merveilleux médiéval, la voie terrestre se présente comme la voie appropriée pour le passage des hommes et des femmes faits de chair et d’os, des êtres incarnés, autant l’espace aérien détermine les déplacements des êtres désincarnés, angéliques, diaboliques ou encore appartenant au monde indéfini des esprits-fées. C’est pourquoi, tout naturellement, leurs allées et venues, lorsqu’elles ne se réduisent pas à de simples apparitions et disparitions, se font plutôt par le canal de la fenêtre que par celui de la porte.
Entrer
28Cependant, point n’est besoin pour passer par la fenêtre d’être un esprit : une forte détermination peut suffire, surtout lorsque l’on a affaire à un héros amoureux, comme Lancelot, qui, pour rejoindre Guenièvre dans sa chambre, n’hésite pas à desceller les barreaux de la fenêtre, quitte à se blesser profondément, puis à les remettre soigneusement en place : chez lui, la prouesse, guidée par le sentiment amoureux, fait office d’action merveilleuse. Mais nombre de romans font état d’apparitions où de disparitions de personnalités féériques.
29Le plus souvent, l’esprit est là sans qu’on l’ait senti venir : ainsi Merlin, toujours imprévisible dans ses apparitions.
30Le Lai de Lanval, de Marie de France, met en scène une fée capable d’apparaître où et quand le souhaite son ami. Mais dans le Lai d’Yonec, où la dame prie Dieu de lui envoyer comme ami invisible un chevalier fée, ce dernier se présente aussitôt à l’« estreite fenestre » du donjon dont elle est prisonnière sous la forme d’un grand oiseau :
Quant ele ot fait sa pleinte issi,/ l’umbre d’un grant oisel choisi/parmi une estreite fenestre./ Ele ne set que ceo puet estre./ En la chambre volant entra./ Giez ot es piez, ostur sembla ; de cinc mues fu u de sis./ Il s’est devant la dame asis./ Quant il i ot un poi esté/e ele l’ot bien esguardé,/ chevaliers bels e genz devint.
(109-119)
31Autre apparition fabuleuse à une pauvre prisonnière enfermée dans une tour : Dané, dont un épisode de l’Ovide moralisé (L-IV) rapporte la séduction par Jupiter :
Jupiter ama la pucele/En pluie d’or entre en la tour/Ou la pucele iert enfermee./ Onc n’i ot porte desfermee/N’onques fenestre ni ouvri./Li dieux vers li se descouvri,/Si se joint a li charnelment. (5438-5450)
32Devant la difficulté consistant à représenter cette intrusion surnaturelle, dédaignant portes et fenêtres, l’artiste chargé, dans le manuscrit de Rouen, d’illustrer la scène s’est tiré d’embarras en représentant Jupiter en ange survolant le groupe de Danaé et de ses deux compagnes, et lui glissant une pièce dans la main.
33Les scènes appartenant au registre religieux semblent poser des problèmes d’interprétation similaires : ainsi, dans la scène de l’Annonciation, soit l’ange est déjà entré dans la pièce où se tient la Vierge, et se trouve face à elle, sur le même plan ; soit ils sont séparés par un système architectural complexe, et Gabriel se présente à la Vierge comme s’il venait de passer le seuil d’une galerie ou d’une porte, soit enfin, – et l’image devient plus étonnante –, cet être ailé reste en suspension dans l’atmosphère, à l’intérieur de la pièce où il semble s’être introduit par la fenêtre qui, curieusement, est celle que le peintre a ménagée à l’intention du lecteur, afin qu’il puisse s’imprégner de la beauté de la scène. Cette fenêtre appartient au registre de ces fines architectures gothiques que nous avons signalées plus haut, constructions aériennes, raffinées, dont on ne saurait dire si elles appartiennent encore au cadre de l’image ou si elles participent déjà de ce qui est montré.
34En revanche, dans sa curieuse fresque (fig. 5) représentant « l’Annonciation à Sainte Anne », de la chapelle Scrovegni de Padoue (1300-1305), Giotto12, dans le cadre d’une vaste chambre occupant quasiment tout l’espace d’une maison construite comme un temple, avec ses frontons, et dont le pan de mur frontal a été supprimé à notre intention, a choisi de faire passer l’ange par une fenêtre fort étroite, l’obligeant pour ce faire à ramasser ses larges ailes dans le cadre de l’embrasure. Mais ce que l’image y perd en grâce, elle le gagne en réalisme, en donnant l’impression que l’ange, créature surnaturelle, éprouve une réelle difficulté à s’adapter au monde humain.
35Curieusement, on constate que dans l’embrasure des fenêtres que nous avons décrites, les personnages, réels ou surnaturels, n’apparaissent souvent qu’à mi-corps, (Héro elle-même, sur la terrasse de sa tour), de même que les baigneuses dans leurs fontaines ou cuveaux, gardent toujours, (par force), le bas du corps immergé ; Narcisse lui-même, se mirant dans l’eau d’une fontaine, s’y voit à mi-corps : que peut-on en conclure ? Que les fenêtres (lieux de passage aériens), au même titre que les fontaines (lieux de passage aquatiques, chtôniens), symbolisent une possible frontière entre le monde réel et ce qui se situe au-delà de ce réel.
36La fenêtre apparaît ainsi comme un passage par lequel les hommes, avec quelques difficultés, peuvent s’introduire dans l’intimité d’un lieu, alors que les êtres surnaturels empruntent cette voie tout naturellement, – encore qu’ils sachent éventuellement en faire abstraction. En général, cette intrusion – que l’on pourra définir comme une forme d’apparition, suscite la surprise, voire l’effroi : surprise de Marie lors de l’Annonciation ; de Danaé survolée par l’ange jupitérien ; effroi de la châtelaine en voyant entrer l’oiseau de proie et sa brusque métamorphose en chevalier, même si cette apparition comble ses espérances et répond à sa prière à Dieu.
37Mais à l’inverse, le saut, l’envol ou la chute hors de la fenêtre provoquent un effet de surprise bien plus violent encore, et permettent des interprétations multiples.
Sortir
38La logique réclame que l’on sorte d’une maison comme on y est entré, par la porte. Si donc on emprunte un autre chemin, la fenêtre, ou le toit, c’est que des circonstances fâcheuses nous y obligent, circonstances de caractère accidentel, ou liées à une menace.
39C’est ainsi que Tristan, prisonnier des hommes du roi Marc, profite d’un arrêt dans une chapelle juchée en haut d’un rocher vertigineux surplombant la mer pour s’évader en sautant, avec l’aide de Dieu, par une verrière : c’est le saut de Tristan, célèbre parce qu’invraisemblable, si l’on exclut l’aide divine dont il a bénéficié.
Tristran ne vait pas conme lenz,/A soi l’en traist a sa main destre/Triés l’autel vint a la fenestre,/Par l’overture s’en saut hors
40Cet épisode du roman de Tristan, dont je n’ai malheureusement pas pu répertorier d’illustrations, est à rapprocher d’une légende hagiographique, celle de la Sainte Colombe de Gréville-Hague, dans le Cotentin, qui, fuyant un prêtre luxurieux, se réfugie dans une église, et se jetant par une fenêtre au dessus de la falaise dominant la mer, se transforme en colombe. Sainte Colombe est une sainte « pédauque », une femme oiseau, qui, comme la reine Pédauque, est dotée par Dieu de caractéristiques particulières lui permettant d’échapper à un amoureux indésirable13.
41Yonec lui aussi s’envole par la fenêtre du donjon de sa dame, chaque fois qu’il le désire : sa double nature, humaine et féerique fait de lui un homme oiseau. Mais lorsque son existence est découverte et qu’il se blesse mortellement en s’enfuyant par cette même fenêtre, sa dame ne peut s’empêcher de le suivre :
A grant dolur s’en est partiz./Ele le siut a mult halz criz./Par une fenestre s’en ist ;/c’est merveille qu’el ne s’ocist,/kar bien aveit vint piez de halt/iloec u ele prist salt. (339-344)
42Et si elle survit à un pareil saut, c’est ou que Dieu, une fois encore, lui est venu en aide, ou qu’elle aussi est une fée oiseau. Curieusement, le parcours qu’elle effectue pour aller à la recherche de cet amant mystérieux, symbolise à la fois une initiation, et un voyage dans un autre monde, probablement d’influence celtique. En effet, elle descend sous terre, passe sous une colline, – probablement un tumulus celte, comme le suggère Mme Ferlampin-Acher14, remonte à la surface dans une ville déserte, avant d’entrer dans le château où se meurt son ami. Et, si elle peut revenir au point de départ, ce n’est que grâce à un anneau et à une robe (d’invisibilité ?) qui connotent le monde de féerie.
43Enfin, les représentations de Narcisse se contemplant dans le miroir de l’eau évoquent la vision de l’au-delà autant que de soi-même. Ce miroir, parfois figuré comme l’espace ovale d’une source, l’est le plus souvent sous la forme carrée d’une fontaine, dont il tient parfois les rebords, comme s’il s’agissait du cadre d’un miroir, ou encore d’une fenêtre. Or, que voit-il à travers ce miroir, ou cette fenêtre, puisque manifestement, dans l’image, l’un est l’équivalent de l’autre ? Il voit son fantôme ; et le texte que cette représentation illustre dans l’Ovide moralisé (fig. 6) est éloquent à ce sujet, puisqu’il précise ce que voit Narcisse au fond de l’eau : le monde infernal, et son image métamorphosée par la mort :
Et les ieus clos, par cui veüe/Il estoit livrez a martire./En enfer voit, et la remire/En l’eaue noire et ténébreuse/Sa samblance laide et hideuse.
(L III, 1828-32)
44L’eau qui le trompe, c’est cette frontière entre la vie, qu’il est sur le point de quitter, sous l’emprise de son obsession, et la mort qui l’attire et va l’emporter de l’autre côté du miroir trompeur.
45Ainsi, la fenêtre se révèle comme une voie de passage, entre notre monde et l’autre monde. De fait, qu’il s’agisse de contes, légendes, romans, récits chrétiens ou païens, la leçon est identique, et nous explique le voyage des âmes, comme l’avait si bien pressenti V. Propp dans sa Morphologie du conte15. Au même titre que le passage de l’eau – celui de Lancelot sur le pont de l’épée, comme celui que s’apprête à faire Narcisse, le passage de la fenêtre signale la frontière aérienne entre deux mondes. Et les illustrations représentant l’envol des âmes vers le paradis, ou vers l’enfer, évoquent le même voyage, bien que la fenêtre ne soit pas matérialisée16.
Fuite d’un être surnaturel païen rejeté par le monde chrétien
Les légendes pré-mélusiniennes
46A ce stade de cette réflexion, on ne peut qu’évoquer à nouveau les figures pré-mélusiniennes de la littérature latine médiévale (xiie, xiiie siècles), qu’étudie L. Harf-Lancner dans Les Fées au Moyen Age17. Ces fées, volontiers satanisées par l’église, cherchent à s’intégrer au monde chrétien par un mariage avec un homme, mais, incapables de supporter l’exorcisme de la consécration de l’hostie, s’envolent dans un mouvement irrésistible, par la fenêtre ou par le toit de l’église, qu’elles détruisent au passage : c’est le cas de la belle dame que rencontre Henno aux grandes dents dans la légende rapportée par G. Map dans De Nugis Curialium (IV, 9), et de la Dame du château d’Esperver, dont G. de Tilbury rapporte l’histoire dans ses Otia Imperialia (III, chap. LVII), traduits en français médiéval par J. de Vignay18 (xve siècle).
47Un manuscrit propose une illustration de son envol, dès que le prêtre a commencé à prononcer les paroles de la consécration : bien que retenue de force par trois hommes, son époux et deux serviteurs, la dame, affolée, mais mue par une force irrésistible, s’élève vers le haut de la chapelle dont, dit le texte, elle provoquera en partie la chute. Pour suggérer sa nature diabolique, le peintre l’a dotée de deux minuscules cornes.
48Autre variante à ce type de fuite : la disparition de la fée dans l’eau du bain où elle a été surprise, signalant cette fois sa condition primitive de fée des eaux, et rappelant en même temps que, si la fenêtre matérialise la frontière aérienne avec l’autre monde, l’eau concrétise sa limite aquatique : peut-être pourra-t-on parler alors de « fenêtre aquatique » On notera en parallèle à cette évocation des fées de la littérature latine médiévale, et pour confirmer cette théorie, que si, dans les Lais de Marie de France, inspirés par la littérature populaire, Yonec, le chevalier oiseau, s’enfuit par la fenêtre, Tydorel, le chevalier ondin, disparaît dans l’eau d’un lac.
Le schéma mélusinien
49Cependant, si l’on a reconnu dans ces légendes un schéma « pré-mélusinien », c’est qu’en fait le Roman de Mélusine, composé à la fin du xive siècle par J. d’Arras, puis transposé en vers par Coudrette, et enfin traduit en prose par l’allemand T. von Ringoltingen, condense et affine, tant par le texte que par les illustrations qui éclairent les différents manuscrits et les éditions incunables, les orientations précédemment évoquées.
50Le mariage de Mélusine, fée des bois et des eaux, avec Raymondin, nobliau Poitevin, fait de lui un grand seigneur : elle lui procure puissance et richesse, ainsi qu’une nombreuse progéniture, à condition qu’un interdit soit respecté. Elle ne doit pas être vue le samedi, jour où, de fait, elle doit s’isoler dans sa tour pour reprendre sa forme originelle de serpente et se baigner dans une large piscine. Nous l’avons vu, dans un premier temps, Raymondin, mu par la jalousie, ne résiste pas, en ménageant une ouverture dans la porte de fer qui isole la fée du monde, à contempler ce qu’il ne fallait pas voir. L’interdit est rompu, mais, parce qu’il garde secrète sa découverte, la fée demeure.
51Pourtant, un événement funeste détermine Raymondin à dénoncer la nature féerique, voire diabolique de son épouse : elle doit donc partir, et passant par la fenêtre, prend son envol tout en se métamorphosant progressivement en dragon ailé pour rejoindre le monde d’où elle était venue, monde des fantômes, sortes de limbes, où sévit cependant la figure de celui qu’elle craint, et nomme « l’ennemi » : le malin. Jamais elle ne pourra retourner à sa vie de châtelaine de Lusignan. Elle ne pourra revenir au château que ponctuellement, pour soigner ses derniers nourrissons, et ne pourra être vue que des nourrices ; peut-être alors revient-elle par la fenêtre étroite figurée au fond d’une illustration la représentant en train de les allaiter ? ou sous forme de sirène, juste sortie de l’eau, comme semble le suggérer une autre enluminure ? Les textes ne précisent pas son mode d’apparition.
52Dans le roman de J. d’Arras, il est spécifié qu’au moment où elle va s’envoler, du rebord de la fenêtre, elle fait ses adieux à ses proches et à son époux, à qui elle fait don de deux anneaux magiques. Puis elle se répand en regrets et s’échappe, non sans laisser une preuve tangible de son passage, la forme de son pied sur la pierre, et non sans tournoyer encore longtemps devant cette fenêtre, véritable point de rupture entre l’existence terrestre et la vie de l’au-delà féerique :
Et lors fist un moult doulereux plaint et un moult grief souspir, puis sault en l’air, et laisse la fenestre, et trespasse le vergier. Et lors se mue en une serpente grant et grosse et longue de la longueur de XV piez. Et sachiez que la pierre sur quoy elle passa a la fenestre y est encores, et y est la fourme du pié toute escripte (...)et a chascune foiz qu’elle passoit devant la fenestre, elle gettoit un cry si merveilleux et si doulereux que chascun en plouroit de pitié, et appercevoit on qu’elle se partoit enviz du lieu, et qu’elle s’en partoit par contraincte. (f° 140)
53En ce qui concerne les représentations de l’envol de Mélusine, elles sont très diverses selon les manuscrits et leur ancienneté, mais s’articulent presque toutes autour du motif de la fenêtre ouverte sur un paysage, avec rivière au premier plan, au-dessus duquel s’envole la fée-serpente. Lieu obligé du passage dans l’au-delà, la fenêtre, doublée par le cours d’eau, s’impose donc comme un topos à mettre en rapport avec une autre image symbolique, celle de l’entrée des enfers figurée comme la gueule ouverte d’un monstre (quoique le motif de la porte soit en l’occurrence tout aussi représentatif).
54Le manuscrit le plus ancien, (BnF, ms. Ars., fr. 3353, f° 139 v°) montre tout d’abord, dans une première miniature, une femme, à la fenêtre d’un château, qui brandit deux énormes anneaux en direction d’un public situé à l’extérieur de celui-ci : la fée, s’apprêtant au départ, fait don des anneaux magiques ; mais pourquoi ses proches sont-ils représentés en spectateurs extérieurs ? Puis, l’image suivante nous la montre s’envolant sous forme de dragon. La métamorphose n’a pas été représentée.
55Ailleurs, la métamorphose sera rendue en fonction des étapes successives qui la constituent : femme serpente encore à demi vêtue, femme serpent seulement coiffée de son hennin, mais ailée, femme dragon ailé... Le plus souvent, la serpente est vue de l’extérieur du château, survolant un cours d’eau rempli de poissons : ici se dessine la relation entre l’espace aérien et l’espace aquatique que l’être surnaturel doit traverser pour s’expatrier du monde des mortels. L’assistance, autour de Raymondin éploré, se groupe à la fenêtre, ébahie, pour ne rien perdre du spectacle, qui va promptement s’achever.
56Une illustration s’impose parmi les autres par son originalité : c’est celle du manuscrit de Nuremberg où le fée est vue de l’intérieur de la pièce qu’elle est en train de quitter. A demi métamorphosée en femme serpent, elle s’élève maladroitement vers le haut de la fenêtre au rebord de laquelle elle semble se cogner, car loin de tourner ses regards en direction du lieu où elle semble irrésistiblement entraînée, à l’extérieur du château, elle les concentre sur l’intérieur de la pièce, où se trouve Raymondin et tout ce à quoi elle tient : le lecteur la voit comme la voit Raymondin, et ressent l’effort que lui coûte cet arrachement à la vie sentimentale et humaine qu’elle est contrainte de subir. Ainsi, la scène d’envol est ressentie par le lecteur/spectateur soit du point de vue réel, soit du point de vue surnaturel.
57Enfin, un bois gravé d’époque plus tardive, la Mélusine imprimée à Troyes par Nicolas Oudot en 1677, destiné à un public de lecteurs plus mêlé, représente de façon à la fois synthétique et caricaturale, dans la même image, le bain épié par le trou de la porte, et l’envol de la fée par la fenêtre du château (fig. 7).
58En ce qui concerne toutefois l’élément de véridiction que constitue l’empreinte du pied de la fée sur la fenêtre, il faut préciser que des légendes parallèles à l’histoire de Mélusine, et reprenant en particulier les péripéties de son envol, ont fleuri dans toute la France durant la même période chronologique. Certaines ne lui doivent rien ; mais d’autres, en particulier dans le région normande où s’était déjà développée celle d’Henno aux grandes Dents, et où par ailleurs a essaimé la famille des Lusignan, dont Mélusine est la fée protectrice, ont hérité des spécificités du mythe mélusinien.
59Ce sont principalement les légendes des fées attachées respectivement aux châteaux d’Argouges et de Râne, ainsi que, par rayonnement, de Gratot, de la Champagne, de la forêt Auvray, répertoriées par H. Dontenville dans sa Mythologie Française19. La châtelaine d’Argouges, comme la fée Andaine du Château de Rânes, sont des fées qui ont épousé des chevaliers, sous la condition de respecter un interdit révélateur de leur nature et de leur origine surnaturelle : elles ne peuvent entendre prononcer le mot « mort ». Renvoyées au monde surnaturel par la rupture de l’interdit, elles disparaissent par la fenêtre, l’une en y laissant l’empreinte de sa main, l’autre en la marquant de ses deux mains et de son pied. Doit-on y voir une volonté populaire de témoigner de leur passage de vie à trépas ?
60Mais le motif de la sirène coquette, munie de son peigne et de son miroir, est venu ici se surimposer au mythe mélusinien, et les deux fées sont occupées à leur toilette au moment où est prononcé le mot fatidique. Dans la mémoire populaire, la fée Andaine, lorsqu’elle s’envole, part munie de son peigne et de son miroir, et celui-ci, comme l’eau dans laquelle Narcisse plongeait les yeux, lui a indiqué la route à prendre pour rejoindre le monde qui était le sien, celui des esprits.
61Le rapprochement de ces quatre motifs, suggéré par les comparaisons iconographiques : la mort, le miroir, l’eau et la fenêtre, renforce notre conviction, selon laquelle, dans le cadre du merveilleux chrétien et romanesque de la littérature médiévale, la fenêtre marque la limite entre deux mondes, et symbolise un interdit qu’il est périlleux de transgresser, sous peine de quitter l’espace humain pour se retrouver dans l’inconnu, voire dans le monde des esprits ou de la mort. Les libertés que les artistes illustrateurs prennent avec la lettre du texte en rapprochant, pour ne prendre qu’un exemple, une fenêtre d’une fontaine, nous conduisent à penser, si l’on suit la logique chère à Claude Levi-Strauss20, que ces motifs jouent en fait un rôle similaire, et que l’on est donc autorisé à étendre la signification du motif de la fenêtre au delà d’une symbolique purement narrative.
Notes de bas de page
1 Cf. F. Clier-Colombani, La fée Mélusine au Moyen Age, Images, Mythes et Symboles, préface de J. Le Goff, Le léopard d’or, 1991.
2 Tristan et Iseut, les poèmes français, la saga norroise, traduction D. Langlois et P. Walter, Le livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 1989, p. 66, vers 941 à 954.
3 Le roman de Mélusine ou histoire de Lusignan, par Couldrette, édition critique d’Eleonor Roach, Klincksieck, Paris, 1982, p. 285, vers 5261 à 5280.
4 Selon E. Panovsky, « La Perspective comme forme symbolique », Paris, Minuit, 1976, il s’agit d’une structure en « maison de poupée ».
5 La Bible de Jerusalem, deuxième livre de Samuel 11-12 : seconde campagne ammonite. Faute de David.
6 In « Sacra parallela », ms. BnF grec 923, Histoire de la vie privée, t. 1, Paris, Seuil, 1985.
7 Ovide moralisé, poème du commencement du xive siècle, édition critique par Charles de Boer, 5 volumes, Amsterdam, 1938.
8 Traduction de L. Harf-Lancner, Le livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 1990.
9 Geoffroy d’Auxerre, Super Apocalypsim, éd. F. Gasparelli, Rome, 1970 ; Gautier Map, De nugis curialium, éd. M.R. James, Oxford, 1914. (Trad. M. Perez, thèse dactylographiée, Paris, 1983) ; Gervais de Tilbury, Otia Imperialia, traduction Annie Duchesne, Les belles lettres, Paris, 1992.
10 Le roman de Mélusine de Jean d’Arras, édition critique de Louis Stouff, Slatkine Reprints, Genève 1974.
11 Gerbert de Montreuil, le Roman de la Violette ou de Gérard de Nevers (xiiie siècle), édition critique de Douglas Labarce Buffum, 1928, t. 14 (71), et traduction de Mireille Demaules, Stock Moyen Age, 1992.
12 Luciano Bellosi, Giotto, éd. Scala, Kina Italia, Milano, 1997.
13 Les fées « pédauques » : cf. F. Clier, op. cit., chap IX, p. 126.
14 Cours d’Agrégation du CNED sur les Lais de Marie de France.
15 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Seuil, coll. Points, 1970.
16 A noter (au cours du colloque) une très pertinente remarque de Claude Thomasset à propos de la fenêtre comme frontière, limite, lieu de passage entre ces deux mondes : à ses yeux, la fenêtre symboliserait plus encore la limite entre deux temps qu’entre deux espaces : elle représenterait un arrêt dans le temps entre le passé et le présent, ce qui se conçoit lorsqu’on considère par exemple l’importance des deux moments essentiels à la signification du Roman de Mélusine, qui sont celui où, transgressant son serment, Raymondin voit Mélusine au bain par le trou foré dans la porte, et celui où elle s’envole sous ses yeux par la fenêtre : chacun de ces moments correspond à une nouvelle orientation, dans la diégèse du roman, du destin des héros, chacun d’eux relevant d’un monde différent, le monde réel et le monde surnaturel.
17 L. Harf-Lancner, Les fées au Moyen Age, Paris, Champion, 1984.
18 Jean de Vignay, Les oisivetés des emperieres, ms. BnF, vers 1331, Chap III : la dame du château d’Esperver.
19 Henri Dontenville, Mythologie française, Paris, Payot, 1973.
20 C. Levi-Strauss, Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958.
Auteur
EHESS, Rouen
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