Des fenêtres sur l’Autre Monde
p. 33-42
Texte intégral
Il esgarde a une verriere devers l’autel, e voi une flanbe parmi venir, lués que la messe fu commenciee, plus clere que rais de soleil, e est descendue desus l’autel.
(Perlesvaus1, Br. I, 11. 301-304)
1Cette fenêtre inaugurale, témoin dans l’espace du roman à la fois des récents développements architecturaux (la rosace de vitrail gothique) et des controverses théologiques qui ont conduit à ces innovations (la théologie de la lumière du Pseudo-Denys l’Aéropagite, et la métaphore qui explique la virginité de Marie) résume assez bien ce dont il va être question ici : la fenêtre qui ouvre sur, ou plutôt donne accès à, un Autre Monde, qu’il soit céleste ou diabolique, tout en interdisant le passage du spectateur humain vers cet Autre Monde. Ces « fenêtres », qui portent des noms variés, se situent le plus souvent dans des chapelles2, même si parfois leur fonction en fait une cruelle parodie de l’architecture sacrée, ou de la notion même d’ouverture. En fait, très fréquemment, l’espace sur lequel elles donnent n’est pas celui du monde extérieur, mais un espace intérieur d’où l’homme est exclu. La fenêtre sert de cadre, qui met à portée et met à distance dans un même mouvement, et garantit l’extériorité du héros comme ne pourrait le faire une porte. Il arrive bien sûr que les péchés d’un chevalier ou, plus simplement, l’arbitraire de l’aventure qui réserve telle épreuve à tel héros créent une barrière infranchissable entre l’intérieur – chapelle, ou aussi bien, parfois, salle et chambre – et l’extérieur où celui qui n’est pas élu doit rester piteusement. C’est ce qui arrive à Arthur, par exemple, dans cette même scène liminaire du Perlesvaus : il ne peut d’abord mettre le pied dans la chapelle de Saint-Augustin, mais après des prières et un repentir sincères, il est autorisé à en franchir le seuil. Ce qui se trouve de l’autre côté de la « verriere », toutefois, il l’ignore encore et l’ignorera toujours : ce sont, probablement, des mystères du Graal, qu’une fenêtre garde mieux qu’une porte.
2C’est en effet dans les romans du Graal, ou du moins dans les romans qui se situent dans la mouvance du Graal, qu’apparaissent la plupart de ces fenêtres donnant sur l’Autre Monde. Dans une certaine mesure, c’est même le cortège du Graal tel que l’a représenté Chrétien pour la première fois qui justifie l’abondance ultérieure de fenêtres dans les scènes analogues, alors même que dans le Conte du Graal il n’est pas question de fenêtre, mais de porte de type classique, qu’empruntent tous les éléments du cortège, humains y compris. Or cette porte est précisément une sorte de scandale, puisqu’elle suggère que ce qu’il y a au-delà est de plain-pied avec le monde ordinaire d’en deçà. Le silence de Perceval permet le maintien du clivage entre les deux plans, mais la porte demeure ouverte sur l’interpénétration du sacré et du profane, confirmant s’il en était besoin l’ambiguïté du Graal de Chrétien par rapport à celui de ses successeurs : un objet magique imparfaitement christianisé peut circuler de la salle à la chambre d’un château-fée comparable à celui de Tintagel, alors que le saint Graal des Continuations ou des romans en prose requiert une mise en scène plus résolument « liturgique ».
3C’est ainsi que Corbenic se voit doté d’une chapelle adjacente à la salle où le Graal apparaît – ou n’apparaît pas, selon le degré de « sainteté » de ses hôtes chevaleresques : comme il est naturel, plus l’image floue du gradalis s’estompe pour laisser la place à la coupe de la Cène dans laquelle fut recueilli le sang du Christ, plus le Graal a besoin d’un cadre ecclésiastique. Encore est-il bien difficile de déterminer ce qui est chapelle et ce qui est salle de banquet : en attendant l’arrivée du Graal, toute la cour de Pellès s’agenouille pour prier, comme s’ils étaient sur le point de recevoir la communion dans une église. En outre, dans ce cas, le passage du Graal porté la « belle fille » du roi Pêcheur est précédé par une autre séquence, plus immédiatement lisible sur le plan symbolique, et qui fait intervenir l’une de ces fenêtres qui ne donnent sur rien, si ce n’est sur l’Autre Monde, divin en l’occurrence :
... si regarde Lanceloz et voit laienz entrer par une fenestre le coulon que mes sire Gauvain avoit veu autre foiz et portoit en son bec.i. encensier d’or molt riche. Et si tost com il fu laienz entrez, si fu li palais repleniz de totes les bonnes odors que cuers d’ome porroit penser. [...] Et il entra maintenant en une chambre.
(Lancelot, LXXVIII, 50)
4La colombe portant un encensoir embaumé est une transposition transparente, et certainement plus orthodoxe, de la Porteuse du Graal portant le récipient qui comble la faim des assistants. Mais, si ce symbole du Saint-Esprit, comme le Graal, passe apparemment dans une chambre voisine par les moyens les plus naturels, c’est-à-dire une porte ouverte, il fait d’abord son entrée par une fenêtre, dont on se garde bien de préciser si elle est, elle, ouverte, ou si elle donne sur l’extérieur. La caractéristique de ces fenêtres en effet est d’être « aveugles », de ne pas permettre au regard d’appréhender une topographie naturelle, ou même de lui opposer un écran infranchissable. Comme les fenêtres d’albâtre des églises romanes réelles, elles laissent passer la lumière, éventuellement celle du sens, mais pas les formes ou les images, et demeurent closes sur l’énigme de l’origine de la merveille.
5Dans le meilleur des cas, bien éloignées d’être un moyen simple de faire communiquer intérieur et extérieur, elles ne fonctionnent guère qu’au second degré, en révélant une perspective inattendue sur un spectacle dont on ne sait à quel degré de la réalité il se situe : c’est ce qui arrive par exemple à Lancelot, lorsqu’après avoir soulevé la lame de la tombe de Galaad son ancêtre, il aperçoit par une fenêtre la tombe de Symeu dont l’ouverture lui est interdite :
Atant l’enmainent al mostier por rendre graces, et il esgarde par mi une fenestre et voit une grant flame en une cave desous tere. Et Lancelos demande quel fu ce est. [...] « Sire, fait li freres, veoir le poés, mes ne vos i assaiés ja, car l’aventure n’est pas vostre. » (ibid., XXXVII, 33-34)
6Pour accéder à cette tombe enflammée, il faut descendre un escalier qui mène apparemment à une sorte de crypte. Dans ces conditions, comment se représenter la fenêtre – de l’église, à ce qu’il semble – qui permet à Lancelot de découvrir cette vision ? Donne-t-elle sur une cour intérieure, un cloître en quelque sorte, ou est-ce plutôt une ouverture pratiquée dans la barrière du chœur et plongeant directement sur la crypte, ou sur le saint des saints de ce « moûtier » familial ? Là encore, ce qui est important n’est pas la disposition réaliste des lieux, mais la valeur symbolique de l’obstacle : Lancelot est autorisé à voir, mais il lui est interdit de passer outre, de transgresser au sens étymologique du terme en direction de l’autre merveille qui ne lui est pas destinée. La fenêtre est un compromis, puisqu’elle montre, et une variation subtile sur le supplice de Tantale, puisqu’elle interdit : à moins d’être une colombe, on ne peut emprunter cette ouverture vers l’Autre Monde.
7Un Autre Monde qui n’est pas nécessairement paradisiaque : si les paraphernalia du Graal entrent parfois par la fenêtre, ou si un chevalier à demi réprouvé peut par ce biais jeter un coup d’œil sur ce qui lui échappe à jamais, il arrive aussi que proviennent de l’autre côté des avatars diaboliques, mains noires ou flammes puantes dont la présence dans une chapelle pourrait surprendre, si on ne précisait pas qu’elle est justement désaffectée. Toutefois, il semble que ces manifestations d’un surnaturel démoniaque répugnent, si j’ose dire, à employer la métaphore lumineuse de la fenêtre, et apparaissent abruptement « derrière l’autel », sans autre précision ; certes, traditionnellement, il y a une fenêtre en ce lieu, au fond de l’abside. Mais sa présence n’est que rarement signalée. En fait, le modèle trop simple, et dont la senefiance n’échappe à personne, de la fenêtre maléfique peut être remplacé par des variations plus ou moins sophistiquées, qui semblent délibérément construites à la manière d’un commentaire impliquant la maîtrise parfaite du topos initial. C’est ainsi que le motif de la décapitation amoureuse, tel qu’il apparaît dans plusieurs romans liés au Graal et en particulier dans le Perlesvaus, joue sur la mise en abyme de l’idée de fenêtre. Les choses se présentent de la façon suivante :
... e avoi a destre partie de la chapele.III. pertuis en un mur, qui estoient tot avironné d’or e de pierres precieuses ; e avoit otre les trois pertuis grant luminaire de chandoiles, devant croiz e filateres qui la erent, e fleroient plus soef que basmes. [...] ele met sa main vers le mur e vers les pertuis, e tret a li une cheville d’or qui fichiée estoit parmi le mur, e uns trencheoirs d’acier chiet lors plus trenchanz que rasoirs, e clot les trois pertuis. (ibid., Br. IV, 11. 1452-1455 et 1463-1466)
8La demoiselle qui a inventé la guillotine avant la lettre a aussi complètement subverti le concept même de fenêtre. La sienne (les siennes, puisqu’il y en a trois, une pour chacun des chevaliers qu’elle aime « par amour », ce qui est également une reductio ad absurdum du concept de fin’amor aussi bien qu’une parodie sacrilège de la Trinité) ne donnent par sur l’extérieur, mais sur un intérieur au second degré qui fonctionne par surcroît comme un trompe-l’œil. En effet, il s’agit de « fausses fenêtres », pratiquées dans l’épaisseur d’un mur dont la seule utilité apparemment est de créer un obstacle artificiel entre le visiteur et les « saintes reliques » placées de l’autre côté – mais est-ce bien de l’autre côté, ou seulement dans le renfoncement de ces « pertuis » ? La mise en scène macabre joue sur les mécanismes du sacré pour attirer les chevaliers vers une mort absolument dépourvue de dimension sacrale. Lancelot, Gauvain et Perlesvaus doivent s’avancer vers ces ouvertures qui leur promettent une vision pieuse, voire céleste, mais loin de passer par là dans un Autre Monde divin, ils seront brutalement ramenés sur terre, décapités et projetés en quelque sorte dans ces cercueils luxueux qui les attendent comme le panier de la guillotine attend les têtes des condamnés exécutés. La fausse fenêtre contredit dans son principe même la dimension de transcendance inhérente au concept de fenêtre dans les textes plus ou moins liés au Graal. Il est à noter d’ailleurs que les « pertuis » sont presque plus riches que les prétendues reliques qu’ils révèlent au regard : « avironné d’or e de pierres precieuses », ils remplissent à merveille leur fonction de cadres, cadres dont la valeur intrinsèque l’emporte sur celle de ce qu’ils montrent, de sorte que se révèle la vacuité de la mise en scène. « Chandoiles e fïlateres », et la suave odeur des parfums qui sort de ces fenêtres piégées, laissent supposer qu’il y a là de très saintes reliques. Mais, en dépit des affirmations de la demoiselle Orgueilleuse, ce n’est là qu’une odeur de sainteté pour un rituel tout imprégné de paganisme qui ridiculise les rites de l’Eglise, et qui contamine, a posteriori, toutes ces autres fenêtres dont j’ai parlé plus haut, qui laissent passer un rayon de soleil ou une colombe « esperituelle3 ».
9La valeur ambiguë de la fenêtre, qui ouvre sans ouvrir et montre sans laisser toucher n’est d’ailleurs pas cantonnée strictement à l’univers saturé de spiritualité du Graal ; on trouve d’autres cas dans des textes d’orientation plus profane, ou du moins dont l’horizon spirituel n’a pas tout à fait la même coloration chrétienne. Mais on peut observer une intéressante modification du motif dans ces exemples : il devient plus fréquent qu’un personnage, souvent d’ailleurs à ses risques et périls, passe par la fenêtre, d’un Monde l’Autre. C’est ce qui a lieu de façon spectaculaire dans le Lai d’Yonec : non seulement le chevalier-oiseau pénètre dans la tour par la fenêtre, et en quelque sorte se matérialise grâce à ce lieu liminaire que ne banalise pas, à la différence de la porte, l’usage courant qu’en font les personnages « terre à terre », aussi bien que terrestres, que sont le mari et son entourage4, mais la dame elle-même, hors d’elle au sens strict de l’expression du fait de l’attaque mortelle portée contre son ami, le suit dans l’Autre Monde du sidh par une fenêtre (il n’est pas certain que ce soit la même, rendue décidément infranchissable par les « broches de fer » du jaloux) :
Ele le siut a mut grant criz.
Par une fenestre s’en ist ;
C’est merveille k’el ne s’ocist,
Kar bien aveit vint piez de haut
Iloec u ele prist le saut. (Yonec, v 336-340)
10Comme dans le cas de Tristan que l’on va voir maintenant, la dame échappe à une mort certaine, ainsi qu’à sa prison imprenable, par son recours à la fenêtre : seulement, ayant triché avec les données architecturales « inamovibles » du texte, ce n’est pas dans l’espace normal qu’elle se retrouve, mais dans l’univers magique du chevalier Protée, où les lois de la géométrie semblent être constamment inversées (on entre dans une colline, et au cœur de celle-ci, on sort dans une prairie...). Et à en juger par la suite des événements, il n’est pas certain qu’elle revienne jamais dans le monde d’où elle était issue, puisque vingt ans plus tard elle se retrouve, avec son mari et son fils, de plain-pied dans l’espace où a régné et est enterré son ami...
11Pour terminer, je vais me pencher sur le cas de deux fenêtres atypiques présentes dans deux passages bien connus du corpus tristanien, et qui illustrent à leur manière cette problématique de la fenêtre ouvrant sur l’Autre-Monde, de façon plus discrète que le Lai d’Yonec, où la « merveille » est « aperte ». Le premier se situe dans le texte de Béroul, lorsque Tristan conduit au bûcher demande à pénétrer dans une chapelle située au bord de la falaise afin d’y prier pour son salut, et s’échappe en passant, précisément, par la fenêtre dont l’existence a été scrupuleusement mentionnée lors de la description du lieu, mais sous sa forme de « verrine », c’est-à-dire de vitrail qui n’est pas nécessairement prévu pour s’ouvrir :
Cil mont est plain de pierre aloise,
S’uns escureus de lui sausist,
Si fust il mort, ja n’en garist.
En la dube out une verrine,
Que un sainz i fist, porperine. (Tristan et Yseut5, v. 922-926)
12En outre, en précisant que même un écureuil se casserait les reins en sautant de ce site particulièrement abrupt, le récit pose en principe une impossibilité absolue qui invite à interpréter l’action de Tristan en des termes autres que « naturels » et purement humains. En tendant une main en quelque sorte sacrilège pour dévoiler cette ouverture qui n’est pas faite pour permettre le passage d’autre chose que de la lumière « pourpre », Tristan n’accomplit pas une prouesse de type classique, il se situe sur un autre plan et passe délibérément dans un autre monde, dont les lois physiques ne sont pas les mêmes que celles du réel : ainsi, au lieu de se rompre les os, il est porté en douceur au bas de la falaise, pour inaugurer trois années d’une existence en marge de la société, que l’on peut en fait lire comme une vie dans l’Autre Monde.
Tristran ne vait pas comme lenz.
Triés l’autel vint a la fenestre,
A soi l’en traist a sa main destre,
Par l’overture s’en saut hors. [...]
Seignors, une grant pierre lee
Out u mileu de cel rochier :
Tristran i saut mot de legier.
Li vens le fiert entre les dras,
Quil defent qu’il ne chie a tas. (Ibid., v. 942-952)
13En effet, après avoir arraché Yseut aux lépreux qui ne ressemblent rien tant qu’aux démons grimaçants s’emparant des âmes des damnés à l’entrée de l’Enfer, Tristan l’emmène dans la forêt, où l’activité essentielle des fugitifs, accompagnés de leur chien silencieux, à savoir la chasse, évoque la chevauchée fantastique, sans but et sans trêve, de la « Mesnie Hellequin ». Il leur faudra par la suite l’intercession d’Ogrin au nom très significatif pour revenir dans le monde des vivants, au prix d’un certain nombre de manipulations rituelles qui en définitive annulent la transgression initiale, c’est-à-dire le passage par la fenêtre là où n’existe aucune porte. Notons d’ailleurs qu’après avoir confié à l’ermite la rédaction de la lettre qui va permettre aux amants de rentrer en grâce, Tristan la porte lui-même à Marc, mais sans passer par les voies naturelles : c’est à la fenêtre de la chambre royale qu’il se poste, c’est de là qu’il appelle son oncle, et c’est là qu’il laisse son message :
A la fenestre ou li rois dort
En est venu, souef l’apele,
N’avoit son de crier harele.
Li rois s’esvelle et dit aprés »
« Qui es, qui a tel eure ves ?
As tu besoin ? di moi ton nom.
– Sire, Tristan m’apele l’on.
Un brief aport, sil met ci kus
El fenestrier de cest enclus.
Longuement n’os a vos parler,
Le brief vos lais, n’os plus ester. »
Tristran s’en torne, li rois saut,
Par trois foiz l’apela en haut... (Ibid., v. 2461-72)
14La réaction du roi et les questions qu’il pose suggèrent qu’il est bien conscient d’avoir à faire à une « âme en peine », un de ces morts qui ne trouvent pas le repos, à moins qu’on ne prenne en leur faveur des mesures appropriées. Tant que le roi n’a pas donné son aval à la proposition de son neveu et de son épouse, la fenêtre, seuil entre deux mondes, est le seul lieu où les personnages puissent entrer en contact sans risque – et en premier lieu, sans malentendus. En effet, l’autre rencontre entre le couple et Marc qui a lieu dans la forêt tourne à la comédie des erreurs, puisque les signes soigneusement disposés par ce dernier, lisibles selon la senefiance du monde humain auquel il appartient, sont systématiquement interprétés à contre-sens par les fugitifs qui relèvent, eux, d’une autre logique et d’un autre monde. Pour qui est passé par la fenêtre afin d’échapper à la mort, la réintégration dans le monde normal ne peut se faire que par le même chemin. Tristan « oiseau » s’est envolé, Tristan oiseau revient se poser sur l’appui de la fenêtre.
15Il s’agit toutefois, dans cet épisode, d’une utilisation pour ainsi dire en sourdine du motif, alors que le second passage qui appelle une interprétation analogue soit beaucoup plus explicite. Il ne nous est malencontreusement pas conservé dans les fragments français, et il faut à son sujet se livrer à l’acte de foi habituel, selon lequel la version de Gottfried von Straβburg suit fidèlement le texte original de Thomas d’Angleterre. On peut au demeurant remarquer que sur le plan des macro-structures, il s’agit en quelque sorte de la même fenêtre ; en effet, dans cette œuvre longtemps caractérisée de courtoise, la séquence de la vie dans la forêt est radicalement différente de l’épisode présenté par Béroul : du fait que les amants sont simplement invités à quitter la cour par un roi que le spectacle de leur amour irrite au plus haut point, il n’y a pas à ce moment de rupture, ni de besoin de transgression, et par conséquent pas de fenêtre liminaire. Mais la notion de passage d’un monde à l’autre, ou d’un ordre des choses à un autre, infiniment supérieur, est donnée à voir par l’invention de la « fossiure a la gent amant », cette improbable grotte aménagée de la manière la plus luxueuse en sanctuaire d’amour dont Gottfried ne manque pas de fournir la lecture allégorique détaillée. Et bien sûr, entre autres éléments symboliques, la grotte est ainsi faite que
En haut de la voûte, on avait percé de petites fenêtres, qui laissaient entrer la lumière. (Tristan et Isolde6, p. 600)
16Un peu plus loin, on apporte quelques précisions sur ces ouvertures dotées d’une fonction dramatique considérable dans le dénouement de l’épisode :
Tout en haut de la grotte il y avait trois petites fenêtres qui, artistiquement creusées dans la roche, étaient à peine visibles de l’extérieur. Elles laissaient pénétrer le soleil. L’une représentait la bonté, l’autre l’humilité, la troisième les bonnes manières. Par ces trois fenêtres pénétrait la riante et douce lumière, le bel éclat de l’honneur – la plus belle de toutes les lumières, qui éclairait cette grotte de la félicité terrestre. (Ibid., p. 604-605)
17Ces fenêtres constituent en fait le seul moyen d’accès – un accès limité, bien entendu – à la grotte d’amour pour ceux qui en sont exclus par nature, parce qu’ils ne font pas partie de la catégorie privilégiée des serviteurs d’Amour : le forestier d’abord, qui en découvrant le spectacle du couple étendu à l’intérieur de cette chapelle très hérétique, est en quelque sorte aveuglé par l’épée nue de Tristan comme les hommes désireux de retourner au Paradis terrestre dont ils ont été chassés sont aveuglés par l’épée flamboyante du Chérubin qui en garde l’entrée ; Marke ensuite, qui est réduit, stricto sensu, au rôle de voyeur, sans pouvoir participer à cette liturgie dont le sens même lui échappe totalement. L’Autre Monde de l’amour dont les amants font partie de plein droit lui est à jamais interdit, mais il est admis à jeter un coup d’œil sur l’autel où reposent son épouse et son neveu, comme des gisants passés au-delà de son pouvoir, définitivement hors d’atteinte.
18Bien sûr, la glose « courtoise » proposée par Gottfried vient d’une certaine manière brouiller les cartes, en substituant une valeur symbolique à la fonction dramatique de la fenêtre. Une fois de plus, pourtant, celle-ci apparaît dans cette séquence comme une espèce de concession au concept de « communication » : deux espaces radicalement hétérogènes et incompatibles sont mis en « contact » par une ouverture ambiguë qui montre sans pour autant autoriser le passage. Une porte, comme le dirait Musset, doit être ouverte ou fermée. Elle ne saurait donc jouer le rôle de frontière relativement perméable dévolu à la fenêtre. Entre les deux mondes que celle-ci sépare et détermine, c’est la transparence du verre, comme ailleurs celle de l’eau, qui en garantit la coexistence et en assure l’autonomie réciproque, par le fait même qu’elle fournit un cadre bien délimité à une toujours possible transgression. Lieu d’une « mostrance » au sens quasi liturgique, que ce soit pour le culte divin ou celui d’Amour, la fenêtre offre un compromis à valeur prophylactique entre le passage et la vision, et contribue, partant, à stabiliser l’espace textuel.
Notes de bas de page
1 Perlesvaus. Le Haut Livre du Graat, éd. William A. Nitze and T.A. Jenkins, 2 volumes, Chicago : The University of Chicago Press, 1932.
2 Même si, comme chez Gottfried von Straβburg, la divinité qu’on y honore n’est pas le Dieu chrétien.
3 Précisons d’ailleurs que dans la Vengeance Raguidel, où le même motif apparaît sous une forme moins sacrilège, puisque Gauvain est seul en cause, la structure du piège est encore plus sophistiquée : on entre d’abord dans une « rice et bele » chapelle, où trône un riche maître-autel. Puis on apprend qu’il y en a un autre : « Si estoit enclos tot entor,/ Que nus hom nel pooit veoir,/ Fors parmi.i. liu. Voleés savoir/Le liu par ù on le veoit ?/ Une fenestre i avoit/De bele asisse et entaillie,/ Et si estoit mult bien taillie/Au soil, et quant il asan-bloit/Al ciel, li pertrels resanbloit/Estre li traus d’un pellori. » (v. 2116-2125 ; La Vengeance Raguidel de Raoul de Houdenc, éd. P. Hippeau, Aubry, Paris, 1862).
4 Cf. Marie de France, Lais, édition bilingue de Philippe Walter, Paris : Gallimard, « Folio classique », 2000 : L’umbre d’un grant oisel choisi/Par mi une estreite fenestre./Ele ne seit quei ceo pout estre. En la chambre volant entra ; Gez ot as piez, ostur sembla [...] Quant il i ot un poi esté/E el l’ot bien esgardé,/Chevaler bel e gent devint... (Yonec, v. 106-115).
5 Cité à partir de l’édition Pléiade : Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, éd. Christiane Marchello-Nizia, Paris : Gallimard « Pléiade », 1995.
6 Op. cit., Gottfried de Strasbourg, trad. D. Buschinger.
Auteur
University of Connecticut, Storrs (États-Unis)
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