En guise de préface
À la fenêtre : approche d’un topos textuel dans les romans entre 1150 et 1250
p. 9-22
Texte intégral
1Selon Philippe Hamon, la fenêtre est, dans le roman classique tel que nous l’a légué le xixe siècle, un thème stéréotypé fondamental qui permet de manière privilégiée l’insertion du descriptif dans le narratif :
Il suffit que, au sein de l’esthétique du texte lisible-réaliste-vraisemblable (celle qui impose que le fonctionnement du texte soit à la fois délégué au personnage et motivé), un personnage de roman s’approche d’une fenêtre pour que se déploie quelque description de panorama justifiée, grillée, organisée en perspective à partir de cette « croisée », de ce poste d’observation « naturel1 ».
2Plus qu’une simple ouverture pratiquée dans un mur, la fenêtre est un lieu intermédiaire et transitoire qui fait d’elle un accessoire essentiel pour organiser un montage textuel complexe qui lui associe en triptyque un extérieur ouvert panoramique et un intérieur le plus souvent clos. Le déplacement vers la fenêtre puis la pose prise à la fenêtre est, pour l’auteur, un moyen commode de rendre vraisemblable la description qui s’ensuit sur un paysage extérieur ou sur un intérieur de demeure ; plus la fenêtre est située en hauteur et plus le « luxe de la description sera sans doute [...] justifié2 ». Par la mise en place de ce que le critique identifie comme un topos de l’écriture romanesque moderne, le personnage assume la fonction du pouvoir-voir, devient le centre focal, délestant momentanément l’auteur-narrateur de son omniscience jugée pour lors trop facile. C’est à bon droit que l’on peut ici parler de topos parce qu’il s’agit véritablement 1°) d’un lieu commun partagé entre de nombreux auteurs, 2°) d’un cliché rhétorique qui alimente la veine descriptive, et aussi, 3°) à la lettre, d’un endroit caractérisé par une existence réelle, porteuse de l’illusion référentielle. Pourtant, le critique remarque également la variabilité qu’enregistre son traitement en littérature et constate que le fait de s’accoter à la fenêtre peut parfois introduire à un changement narratif ; les œuvres de Maupassant en témoignent, par exemple, au même titre, déclare-t-il, que la littérature médiévale :
Dans la littérature du Moyen Age en particulier (ex. : Lai de Lanval, de Marie de France, v. 237 sq.), le regard permis par une fenêtre, à peu près toujours, sert à amener un changement narratif décisif, et non une description3.
3La pratique des textes médiévaux incite à revenir sur cette affirmation, à en évaluer le « à peu près toujours » qui la modalise, en se demandant si les romans n’offrent pas une plus grande ampleur d’exploitation du thème que le genre bref des lais, justement retenu par Philippe Hamon. Après avoir envisagé quel est, dans un large échantillon d’œuvres romanesques écrites entre 1150 et 12504, l’investissement thématique privilégié du système topique qui s’articule autour de la posture à la fenêtre5, on s’intéressera à ses différentes fonctions pour voir si vraiment la fenêtre sert essentiellement de tremplin au narratif et délaisse les virtualités descriptives que la modernité exhaussera. C’est un regard sur les origines du roman qui orientera la perspective de cette étude.
L’investissement thématique de la fenêtre
4A première vue, les textes médiévaux examinés exploitent parfaitement les ressources romanesques modernes de la fenêtre, fonctionnalité de l’habitat dont l’essence est d’être à la jonction de deux espaces contigus et que traduisent notamment les noms correspondants de fenestre, loge, estre. Les différentes caractéristiques du thème relevées par Philippe Hamon sont bien représentées6 : elles sont déjà là. Amener un personnage à la fenêtre dans le récit médiéval se fait pour les mêmes raisons que celles que l’on observe dans le récit romanesque moderne. On peut en dégager les principaux traits typologiques qui apparaissent, sans exclusive les uns des autres.
5Une fenêtre, c’est d’abord un objet localisable du décor, qui produit aisément un effet de réel par la touche de vraisemblable qu’il apporte et qui adresse à l’extérieur un signe de vie. Ouverture pour laisser entrer la lumière et aérer7, cet élément signale d’emblée, de façon très générale, le caractère habité d’une demeure. C’est l’un des endroits privilégiés où se postent les habitants d’un château ou d’une ville quand pénètre dans l’enceinte un nouvel arrivant : les fenêtres sont ainsi des foyers de la vie urbaine, des lieux de concentration de la population qui sont immédiatement perceptibles, sortes d’étalages de foule offerts aux (premiers) regards des nouveau-venus8. C’est là que s’affiche commodément la liesse des habitants, qu’on appose lances, écus, oriflammes, tentures décoratives ou feuillages du mai (Guillaume de Dole, v. 2424-31, 4170-73), par là qu’on jette fleurs et herbes aromatiques (Ibid., v. 4174-75). Plus curieusement, dans le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, la présence d’un jongleur dans l’embrasure de chacune des mille fenêtres du château de la Gaste Cité proclame symptomatiquement au héros qui pénètre dans la ville l’enchantement maléfique qui pèse sur elle (v. 2817-26 et 2882-86).
6Dès le milieu du xiie siècle, dans le Roman de Troie, elle est montrée littérairement comme un objet architectural doué d’une valeur esthétique propre à embellir la paroi qu’elle troue, par son matériau précieux9 ou ses dessins de pierre10. Ilion, la principale forteresse de Troie que Priam a fait bâtir, suscite ainsi une longue description qui passe en revue tous les éléments architecturaux remarquables dont les fenêtres « D’or esmeré e de cristal » (Troie, v. 3073). Le tombeau d’Alexandre se signale à son tour par ses cent fenêtres extraordinaires, mobiles par moitié au gré du vent, faites de fine peau de serpent translucide (Alexandre, Br. IV, v. 1511-19). Or, cette attention nouvelle traduit précisément les innovations architecturales de l’époque. A partir du règne de Philippe-Auguste en effet, la typologie du château se modifie, notamment en établissant une distinction entre la fonction défensive et la fonction résidentielle qui étaient jusque-là regroupées dans les tours. A l’intérieur de l’enceinte, se mettent donc en place des bâtiments strictement réservés à l’habitat, largement ouverts de baies, puisque protégés, ce qui les différencie sensiblement des anciens donjons quadrangulaires aux rares ouvertures11. Que les textes littéraires de cette époque accordent une promotion à la fenêtre témoignerait d’une logique exactement similaire à celle que relève Philippe Hamon en tête de son étude, quand il mentionne les perfectionnements techniques du xixe siècle qu’a alors connu l’objet fenêtre12.
7La fenêtre marque ensuite une discrimination entre deux mondes distincts par leurs actants (ennemis de deux camps, guerrier vs non-guerrier, féminin vs masculin), entre ici et là, en haut et en bas, le clos et l’ouvert, l’intérieur et l’extérieur, entre l’enfermement et la liberté, entre le connu trop étriqué et l’inconnu qui aspire le désir. On observe ainsi mis en place dès l’époque médiévale le triptyque textuel analysé par Philippe Hamon, plus ou moins complet (la référence à l’extérieur pouvant se passer de l’évocation de l’intérieur, par exemple), tel qu’il aura cours dans la modernité romanesque. Mais, à la différence de ce que relève le critique, chacun des trois volets textuels n’est guère individualisé, ne serait-ce que parce que les regards rendus en focalisation interne sont rares et que, quand cela se produit, la traduction lexicale des nobles personnages qui posent à la fenêtre n’est guère différente de celle qu’aurait adoptée l’auteur-narrateur.
8Ce lieu intermédiaire, selon les cas, fixe ou symbolise une séparation ou, au contraire, devient passage, favorise l’échange. Tous les aspects inhérents à une frontière sont représentés : la fenêtre est autant lieu d’isolement et de fermeture que de rencontre ou d’ouverture sur le monde13. Agent séparateur, la fenêtre est un support particulièrement exploité dans la thématique amoureuse : elle symbolise la ligne de démarcation qui sépare Antigone de Parthénopée (Thèbes, v. 6765-68), Lavine du beau Troyen (Enéas, v. 8047-50), Yvain de la splendide veuve éplorée (Le Chevalier au Lion, v. 1271-74), Lancelot de la reine (Le Chevalier de la Charrete, v. 560-64, 4514-15, 4592-96) ou de la rose (Lancelot, t. V, LXXXVIII, 2). Inversement, dans cette même thématique, la fenêtre s’avère un obstacle insupportable qui décuple les forces du désir et qu’il faut vaincre : l’envoi d’un billet par Lavine (Enéas, v. 8807-36), l’écartement prodigieux des barreaux de fer par Lancelot afin de rejoindre sa dame (Le Chevalier de la Charrete, v. 4634-38) ou d’attraper la rose en semblance de la femme aimée (Lancelot, t. V, LXXXVIII, 3 ; La Mort le Roi Artu, 53, 46-52) annihilent le pouvoir séparateur de la fenêtre.
9A vrai dire, la fenêtre vaut surtout, dans les romans examinés, comme lieu de passage. L’action signalétique est d’ouvrir les fenêtres14. Secondairement, on fait passer par les fenêtres, on s’échappe par les fenêtres, on voit par les fenêtres. C’est par la fenêtre que l’ermite offre à Yvain fou de la nourriture dans le Chevalier au Lion (v. 2840-45, 2872-74) ou que Lancelot se procure les couleurs d’un peintre (Lancelot, t. V, LXXXVI, 20). Même dans les tours ou demeures destinées à servir de prison, les auteurs n’oublient pas de mentionner une ouverture pratiquée dans le mur pour permettre au moins le ravitaillement des reclus. Le Chevalier de la Charrete de Chrétien de Troyes (v. 6130-39, 6448-49) autant que le Roman de l’Estoire dou Graal (v. 997-1002, v. 1676-1680) ou le Merlin en prose de Robert de Boron (9, 34-40) en sont de bons exemples. Chez Béroul, c’est par la fenêtre de la chapelle que Tristan s’échappe en sautant dans le vide (v. 943-45) et c’est aussi par là qu’il fait passer nuitamment à Marc le message élaboré avec Ogrin (v. 2460-70).
10Enfin, la fenêtre est un lieu de pose pour les personnages. Comme dans le roman moderne, c’est un lieu d’attente, en affinité avec des verbes comme demorer, (soi) ester, s’apoiier surtout, avec l’adverbe encore, avec la locution conjonctive tant... que. Selon les cas, il est investi différemment par le guet, l’observation, la rêverie, la méditation ou le discours. Dans le roman moderne, la fenêtre figure un point d’appui idéal au personnage inactif qui investit l’espace de son regard ou le temps de sa rêverie : c’est un lieu où s’isoler, où vagabonder en esprit tout en demeurant en réalité. Lavine, frappée du dard d’Amour à la vue d’Enéas va fermer la porte de sa chambre avant de revenir s’installer à la fenêtre (Enéas, v. 8068-69). Jean Rousset fait ainsi de la posture à la fenêtre « le site idéal de [la] rêverie » du personnage flaubertien et remarque qu’il est prisé « dans les phases d’inertie et d’ennui qui sont aussi les adagios du roman, où le temps se vide, se répète, semble s’immobiliser15 ». Semblables exemples commencent à se répandre dès la naissance du roman.
11Quelle que soit la motivation première qui amène un personnage à cet endroit, la fenêtre est toujours, dans la gestion romanesque, médiévale ou moderne, un point stratégique qui permet de voir ; la mention d’une pose à la fenêtre est récompensée par ce qu’elle permet d’apprendre ou de surprendre. Il n’y a jamais de gratuité dans cette posture. C’est un signal bien attesté dans nos textes dont la systématique sera encore relevée par Philippe Hamon dans le roman moderne. Par la hauteur de vue qu’elle propose, la fenêtre se prête parfaitement aux perspectives d’ensemble, aux mises au point concrètes et abstraites, là encore plus précisément amoureuses : comme telle, la fenêtre connaît un investissement symbolique aisé. L’entrée dans la passion se marque de manière emblématique par la position à la fenêtre en haut d’une tour, plus rarement d’une demeure, qui est en soi exhaussement sur le bas niveau de l’existence16. C’est de là qu’est vu, en particulier, pour la première fois l’objet amoureux : Enéas par Lavine dans Troie ou Laudine par Yvain dans Le Chevalier au Lion sont des exemples de ces « apparitions » promises à un bel avenir littéraire. Et tout comme l’auteur de l’Enéas, Chrétien de Troyes insiste à plusieurs reprises sur le temps qui passe et semble glisser sur le personnage posté à la fenêtre et fasciné par sa vision :
Et messire Yvains est ancor
A la fenestre, ou il l’esgarde [...]. (Le Chevalier au Lion, v. 1420-21)
Tant demora a la fenestre
Qu’il an vit la dame raler [...]. (ibid., v. 1520-21)
12Inversement, le personnage à la fenêtre est un point de mire pour le regard extérieur cherchant à pénétrer l’intimité de la demeure, parce que la fenêtre sertit d’une manière pour ainsi dire naturelle une vue nouvelle ou surprenante, particulièrement esthétique. Il attire d’autant plus l’attention que, encadré par la fenêtre, il fait figure de tableau. Mais il existe également de nombreux autres exemples qui ne relèvent pas de la thématique amoureuse : les dames et demoiselles du château de la Roche Champguin dans le Conte du Graal, splendides de beauté et d’atours, que remarque Gauvain (v. 7002-7011), l’ombre de la tête de Gondoïne dans le Tristan de Béroul (v. 4428-29) ou encore la multiplicité des baies pratiquées dans la demeure bourgeoise où Guillaume de Dole a pris hébergement et qui, à la nuit tombée, inondent la ville de leur lumière (v. 2336-2345) illustrent aussi cette esthétique essentielle du cadrage.
13L’investissement thématique de la fenêtre est donc fort divers et très semblable à celui que connaissent les textes romanesques modernes. Partant, émerge dans le traitement textuel du topos que constitue l’apparition d’un personnage à la fenêtre une diversité littéraire fonctionnelle bien plus importante que celle que laissait entendre Philippe Hamon.
Les différentes exploitations du topos « A la fenêtre »
14Trois exploitations topiques me semblent se dégager : le changement narratif, transition ou péripétie ; le discours, monologue ou dialogue ; la description ou, de manière plus restreinte, le descriptif. Bien évidemment, ces trois fonctions ne sont pas exclusives les unes des autres et elles peuvent être associées ou se succéder. Plus précisément, s’exerce systématiquement à la fenêtre, dans un premier temps, un regard qui débouche sur un second temps, caractérisé par sa dominante narrative ou discursive ou descriptive.
15On se souvient que, du côté de la chanson de geste, Jean-Pierre Martin a relevé six clichés constitutifs du motif rhétorique de la « vue de la fenêtre17 », variante du « panorama épique ». Je les rappelle brièvement :
A. Etre à la fenêtre.
B. Diriger son regard.
C. Voir un spectacle varié (armée ennemie, amie, reverdie...).
D. Réagir au spectacle.
E. Redescendre de la hauteur.
F. S’adresser à ses compagnons pour rendre compte de ce qu’on a vu.
16Or, les deux premiers clichés, A, B, rendent compte du regard et les quatre derniers traduisent précisément l’investissement qui en est fait dans le texte littéraire. Selon que le cliché C ou bien le cliché D (et, dans son sillage, éventuellement E) ou encore le cliché F est amplifié et accapare un instant la narration romanesque, la vue de la fenêtre permettra l’insertion d’un topos à orientation plutôt descriptive ou narrative ou discursive. Mais les exemples cités par le critique appartiennent tous à des chansons qui n’ont pas été composées avant la fin du xiie siècle, à l’exception de la Chanson de Guillaume. Autrement dit, le motif du personnage qui se poste à la fenêtre se développe, indépendamment des genres, dans les textes littéraires d’une même époque. Au lieu de proposer, comme la chanson de geste, six clichés également peu développés, le roman favorise, c’est-à-dire développe, l’un d’eux, dégageant prioritairement une phase secondaire spécifique suscitée par le regard. C’est une reprise propre à jouer le rôle de signal textuel relevé par Philippe Hamon, soutien de la mémoire en ce qu’il laisse attendre une succession possible de moments différents, et c’est aussi une adaptation, nécessairement fondée sur les modifications du modèle connu qui permettent seules de maintenir en alerte l’attention de l’auditeur-lecteur.
17Comme poste d’observation, la fenêtre où se place le personnage amène un changement dans le cours de l’histoire romanesque. C’est le lieu d’où l’on guette, d’où l’on surprend, d’où l’on apprend une nouvelle : la posture à la fenêtre génère d’abord un topos narratif. La vue de la fenêtre est ici essentielle et chronologiquement première. La liaison avec le narratif, le fait que l’action avance dans ces moments-là est notable dans la focalisation qui demeure prioritairement sous la régie souveraine de l’auteur-narrateur. Le point de vue panoramique est le plus souvent rapide et neutre, en focalisation zéro. Elle permet d’articuler deux moments de la narration, à l’image de sa propre situation entre deux plans, et de générer une transformation, une évolution. La position prise ne dure pas le plus souvent. La nouvelle sue, la transition opérée entre deux lieux liés à deux groupes de personnages, le changement mis en branle ou avéré, la fenêtre est aussitôt désertée (détail éventuellement escamoté dans l’accélération soudaine du récit). Lorsque Jean Frappier relevait naguère le motif épique du « panorama épique » ou que Jean Rychner recensait celui du personnage à la fenêtre (« D’une fenêtre d’un château un personnage en voit s’approcher un autre18 »), tous deux ne faisaient que constater la récursivité externe d’une séquence narrative en prise sur un descriptif préalable, lié à un lieu de l’action. Autrement dit, les deux critiques associaient tous deux à la première phase du regard lancé du haut de la fenêtre la nouveauté narrative enregistrée. Le propos de Jean Frappier, cité par Jean-Pierre Martin, souligne clairement pour le critique la transitivité du regard et son lien direct avec l’action qu’il relance :
[...] du sommet d’une tour, de la fenêtre d’une chambre haute (solier), de la salle située à l’étage d’un château, des personnages regardent l’approche de l’invasion sarrasine, la terre ravagée, les incendies, les massacres, ou la venue d’un messager, ou l’arrivée des secours espérés19.
18Ce traitement est commun : il me semble le plus ancien et le plus répandu. Dans Thèbes, à deux reprises, la position à la fenêtre des héroïnes précède l’annonce de la mort de leur amant (v. 6745-6804, 10969-90). Dans Erec et Enide, les nouveaux arrivants aperçus signalent la victoire du héros (v. 1085-1140), bientôt guetté de la fenêtre (v. 1501-14). C’est encore de la fenêtre que Baudemagu et son fils suivent le franchissement du Pont de l’Epée par le héros ou que la reine et les prisonniers de Logres suivent le premier combat de Lancelot contre Méléagant pendant lequel on apprend enfin le nom du héros (Le Chevalier de la Charrete, v. 3142-57, 3570-3661). Dans Tristan de Béroul, la fenêtre est le lieu du piège destiné au neveu du roi : elle permet de voir tout en cachant, mais l’embuscade découverte se retourne contre l’ennemi des amants dont elle permet de se débarrasser (v. 4289-94, 4304-05, 4322-33, 4428-77). Dans La Mort le Roi Artu, la fenêtre joue ce rôle multiple d’ouverture permettant de surprendre un projet caché (11, 1-22), une conversation (36, 1-3), de découvrir une explication (70, 14-15), d’établir le flagrant délit (89,1. 48-56). En particulier, il est systématique dans tous les exemples de vue à la fenêtre offerts par les Lais de Marie de France20 : genre bref, le lai exploite immédiatement les nouvelles transmises par le regard (découverte d’un amant, arrivée d’un navire, beau jeune homme à séduire, être aimé) ou les possibilités d’ouverture que procure la fenêtre (oiseau se métamorphosant en chevalier, évasion, amour de loin, appel commode d’un chambellan).
19Comme lieu où l’être se retrouve seul ou en compagnie des autres, la fenêtre est aussi propice à l’épanchement de la parole, réservée à soi ou partagée. La fenêtre apparaît le point central d’un topos discursif. C’est un endroit où les commentaires et les discussions vont bon train, souvent (mais non obligatoirement) en liaison avec un événement que la hauteur de la fenêtre permet de mieux apprécier. Ce traitement discursif me semble plus spécifiquement lié au genre romanesque naissant dans la seconde moitié du xiie siècle. Il dénote à la fois l’importance que les discours alors prennent dans la diégèse et la nouveauté d’un lieu emblématique du monde courtois, transitoire entre l’espace confiné d’une chambre et l’ouverture sur le monde extérieur promesse d’aventure. Les orientations prises dans les discours sont fort variées. Le Chevalier de la Charrete montre l’opposition entre le père qui tente de « tenir a escole » son fils et celui-ci, qui refuse de s’avouer vaincu (v. 3185-3474) ; un peu plus loin dans ce roman, on trouve des commentaires sportifs faits sur un tournoi (v. 5766-5824), technique supplantant la banale description que reprendra à son tour le Conte du Graal et qui, en l’espèce, dérivera rapidement sur une querelle, puis sur des commérages (v. 4961-82 et 5000-58). C’est aussi un lieu de questionnement (Conte du Graal, v. 7256-59, 8050-55). Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, La Mort le Roi Artu offrent encore de nombreux exemples de ces jeux de questions-réponses ou confidences en petits groupes.
20Que le discours soit dialogue ou soliloque, l’orientation amoureuse est fréquente, la connexion entre le discours et la place à la fenêtre, le regard, est variable. Dans Thèbes, les discours tenus à la fenêtre entre les deux sœurs sur leurs amants respectifs meublent l’attente et prennent place entre deux regards, celui des amants combattant, celui qui confirmera la mort d’Atys (v. 6745-95). Dans Le Chevalier de la Charrete, Gauvain et la jeune fille de la maison s’entretiennent jusqu’à ce qu’ils aperçoivent au loin le cortège de la reine prisonnière (v. 544-552). L’Enéas, avec l’énamoration de Lavine, montre comment l’amour naît du regard, puis se ressasse dans le commentaire, à la fois délibération et épanchement lyrique, qui appelle de nouveau la vue qui suscite à son tour l’épanchement, dans une suite implacable à laquelle seul le temps qui passe mettra un terme provisoire :
Lavine fu an la tor sus,
d’une fenestre garda jus,
vit Eneam qui fu desoz,
forment l’a esgardé sor toz. (v. 8047-50)
Quant se redrece et parler puet,
« Lasse », fait ele, « que ai gié ?[...] » (v. 8082-83 et discours jusqu’au v. 8335)
Tant antandi la damoisele
a desraisnier s’amor novele,
que Eneas s’an retorna [...]. (v. 8335-37)
« Lasse, dolente, que fait-il ?[...] » (v. 8343 et discours jusqu’au v. 8380)
21Ce n’est que rarement que le discours n’est pas oralisé, demeurant rêverie ou méditation, parce que la fenêtre offre un point de fuite suscitant l’épanchement de la pensée du personnage. On en relève cependant quelques exemples, dans Le Chevalier de la Charrete quand le héros s’y accote pansis après une première journée de quête (v. 541), dans La Mort le Roi Artu, quand le souverain, « moult pensis et maz pour la reine » (70, 5-14), s’inquiète du sort de Guenièvre ou bien quand Guenièvre quitte la fenêtre où elle était postée à l’arrivée de Lancelot (58, 11-14).
22Enfin, qui dit pose à la fenêtre dit pause dans l’histoire : la fenêtre apparaît comme un lieu d’attente, cette fois complètement investi par le regard du personnage qui s’y trouve ; elle génère un topos descriptif. La narration connaît un coup de frein, cédant la place à la veine descriptive qui l’envahit un instant. D’un point de vue diachronique, ce type de topos ne semble pas apparaître dans des textes littéraires antérieurs à la fin du xiie siècle, qu’ils relèvent de l’épique ou du romanesque. Cette exploitation témoigne d’une maturité ou d’une maturation littéraire puisque tout n’est pas misé sur la progression sèche de l’action. Rien ne se passe et du même coup le personnage laisse vagabonder son regard : il est capable d’être attentif au monde qui l’entoure et de le voir, il n’est plus obnubilé par ses préoccupations guerrières. Les exemples, divers par leur sujet (tournoi ou paysage notamment), n’ont rien de commun avec ce qu’offrent les romans modernes, ne serait-ce qu’à cause de leur absence d’ampleur, ils sont plus animés par ce que Philippe Hamon appelle le descriptif qu’occupés par une véritable description. Mais la voie est frayée et il convient d’en prendre note.
23La majorité des scènes descriptives ou des descriptions demeure sous le contrôle du narrateur, en focalisation zéro : c’est en particulier le cas de tous les spectacles de combats, duels ou tournois, ainsi suivis de fenêtres ou de loges. De façon plus originale, dans le Conte du Graal, à deux reprises, on observe la tentation de décrire un paysage vu de la hauteur d’une fenêtre (la seconde fois d’ailleurs sur la recommandation de la maîtresse des lieux), mais sans que le narrateur ne nous donne le moindre indice qu’il délègue ses droits à son personnage de Gauvain21. Il s’agit de rendre compte d’un espace merveilleux où le temps n’a pas de prise sur ses souveraines, espace définitivement refermé sur lui-même d’où nul ne peut sortir. La description reste à chaque fois restreinte et banale dans sa forme, alors que le projet était original et que les circonstances semblaient particulièrement favorables à une pause durable :
[...] et furent apoié andui
as fenestres d’une tornele.
La contree, qui mout fu bele,
esgarda mes sire Gauvains
et vit les forez et les plains
et le chastel sor la falaise.
(v. 7250-55)
[...] an son la tor
et virent le païs antor
plus bel que nus ne porroit dire.
Mes sire Gauvains tot remire
les rivières et terres plainnes
et les forez de bestes plainnes [...].
(v. 7749-53)
24A peine plus tardivement, la Prise d’Orange offrira à son tour un bref exemple de reverdie triplement repris dans la chanson (v. 48-51, 81-82, 1663-66). C’est bien le signe que la description se donne à cette époque de nouvelles motivations, de nouveaux moyens d’insertion dans le récit. Quelques rares choix de focalisation interne témoignent aussi à leur façon de cette volonté de se renouveler. On pourrait citer ici le début du Chevalier de la Charrete, quand le cortège de la reine est vu de la fenêtre du château : les dénominations choisies – « un chevalier » sur une bière, pour parler de Keu, « uns granz chevaliers qui menoit une bele dame a senestre » (v. 558-59), plutôt que de nommer Méléagant et la reine -disent la domination du regard naïf des personnages dont on transcrit la perception. Mais c’est le Lancelot qui en offre le plus bel exemple, le plus complet, le plus détaillé, avec la rose qui pousse dans le jardin planté sous la fenêtre du prisonnier, spectacle dans lequel le héros s’absorbe, laissant passer le temps, monter le soleil dans le ciel, avant de réagir, c’est-à-dire d’analyser ce qu’il voit (passage à la focalisation interne avec la comparaison sur la beauté deux fois supérieure de la fleur, marquée par l’adverbe modalisateur bien), de parler ensuite et d’écarter enfin les barreaux de fer :
Au diemanche matin se fu Lanceloz levez si tost com il oï les oisillons chanter et vint a une fenestre de fer et s’asist por veoir la verdor et tant demora illuec que li soulax se fu espanduz par mi le jardin. Lors resgarde le rosier et voit une rose novelement espannie qui estoit bien a double plus bele des autres.
(t. V, LXXXVIII, 2)
25Il existe donc à l’évidence une affinité entre le genre romanesque et cette « thématique-postiche » de la fenêtre qui se met en place dès l’époque médiévale, entre 1150 et 1250, même si elle ne connaît pas encore l’importance que le roman moderne lui réservera. Quelques romans de cette époque, comme ceux de Gautier d’Arras, de Thomas d’Angleterre, le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris puis de Jean de Meun, l’ignorent certes. En revanche, des chansons de geste au nombre desquelles la Prise d’Orange, Garin le Lorrain, Gerbert de Metz, Ami et Amile, Raoul de Cambrai, Aiol en offrent des exemples, témoignage des échanges et des influences qui existèrent au sein de la communauté littéraire. Mais l’épique, au rebours du romanesque, tend à privilégier les vues panoramiques, prises de hauteurs naturelles. Sans doute cela peut-il s’expliquer par le fait qu’il a pour cadre ordinaire les espaces extérieurs, alors que le roman tend à confiner une partie de ses scènes en intérieur. La fenêtre est, dans cette optique, un bon agent de transition pour faire passer d’un endroit à un autre ou pour introduire les nécessaires aspirations à l’ouverture. Comme telle, elle trouve dans les romans de multiples investissements thématiques et trouve place progressivement dans une triple palette fonctionnelle, qui justifie de façon dynamique sa convocation tout en accentuant l’essentielle légitimité du vraisemblable.
Notes de bas de page
1 Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p. 224-262.
2 Id., Le personnel du roman, Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Emile Zola, Genève, Droz, 1998, p. 73.
3 Id., Introduction à l’analyse du descriptif, op. cit., p. 218, note 14.
4 Le corpus a été constitué en grande partie grâce aux résultats offerts par les recherches réalisées sur la base de données des Textes de Français Ancien, à laquelle j’ai pu avoir accès, sur les conseils éclairés de Mme May Plouzeau, grâce à l’amabilité de M. Pierre Kunstmann. Il m’est agréable de les remercier ici chaleureusement d’avoir pu me permettre de compléter et de valider mes propres relevés. Outre les Lais de Marie de France (éd. K. Warnke, trad. L. Harf-Lancner, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 1990), ont été ainsi pris en considération : les romans antiques de Thèbes (éd. et trad. F. Mora, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 1995), Enéas (éd. J.-J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 21., 1983 et 1985), Troie (éd. et trad. E. Baumgartner et F. Vielliard, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 1998), Alexandre (éd. E. C. Armstrong et al., trad. L. Harf-Lancner, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 1994) ; les romans de Chrétien de Troyes : Erec et Enide (éd. M. Roques, Paris, Champion, 1978), Cligès (éd. A. Micha, Paris, Champion, 1978), Le Chevalier de la Charrete (éd. M. Roques, Paris, Champion, 1983), Le Chevalier au Lion (Yvain) (éd. M. Roques, Paris, Champion, 1978), Le Conte du Graal (Perceval) (éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1975,21.) ; Le Roman de Renart de Pierre de Saint-Cloud (Br. VII-IX, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1955) ; les fragments du Roman de Tristan de Thomas (éd. B. H. Wind, Genève-Paris, Droz-Minard, 1960) et Le Roman de Tristan de Béroul (éd. E. Muret et L. M. Defourques, Paris, Champion, 1982) ; Eracle de Gautier d’Arras (éd. G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1976), Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart (éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1979), Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu (éd. G. Perrie Williams, Paris, Champion, 1983), Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung (éd. et trad. A. Strubel, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 1992) ; Le Roman de l’Estoire dou graal de Robert de Boron (éd. W. A. Nitze, Paris, Champion, 1983), le Lancelot en prose (éd. A. Micha, Paris-Genève, Droz, 1978-1983,91.), La Quête du Saint Graal (éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980), La Mort le Roi Artu (éd. J. Frappier, Genève, Droz, 1964), Merlin de Robert de Boron (éd. A. Micha, Paris-Genève, Droz, 1980).
5 On sait que, dans l’esprit de Philippe Hamon, la fenêtre peut être narrativement remplacée par d’autres lieux transitoires comme une porte, un hublot ou un miroir par exemple qui n’en sont que des variantes. Eu égard au sujet du colloque organisé par le cuer ma, seule la fenêtre sera prise en considération dans cette étude.
6 La charge métaphorique de ce motif n’est cependant guère développée, sinon dans le discours religieux. Elle y renvoie à la possibilité de passage vers Dieu et ses saints, à une certaine transparence de la relation établie, qu’elle passe par le discours ou le comportement. Les Miracles de Nostre-Dame de Gautier de Coinci, par exemple, en offrent de nombreux exemples qui associent le nom fenestre à des variantes comme la porte ou le pont (éd. V. Fr. Koenig, Genève, Droz, 1966, t.I, L. I, I, Ch 4, p. 31 ; L. I, I, Ch. 5, p. 32 passim). On ne relève pas, en revanche, dans les textes romanesques consultés, d’exemple de cette « métaphore métalinguistique à forte récurrence dans le discours sur la littérature », dont parle Philippe Hamon (Introduction à l’analyse du descriptif, op. cit., p. 225).
7 Cf. Pierre de Saint-Cloud, Le Roman de Renart, Br. VII, p. 45.
8 Voir par exemple Troie, v. 1178 ; Enéas, v. 8047-50 ; Conte du Graal, v. 6997-99 ; Guillaume de Dole, v. 4549-51.
9 Voir les fenêtres de marbre de la Gaste Cité évoquées dans Le Bel Inconnu, v. 2878.
10 Cf. Marie de France, Lais, Lanval, v. 239, pour un exemple de fenêtre sculptée.
11 Voir par exemple A. Châtelain, Châteaux forts, images de pierre des guerres médiévales, Paris, Desclée de Brouwer/Remparts, « Patrimoine vivant », p. 23 sq.
12 Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, op. cit., p. 224-225.
13 Cette perméabilité de la fenêtre est parfois contrecarrée par la présence de barreaux censés empêcher toute intrusion inopportune.
14 Cette action est très fréquente, quelle que soit sa motivation (prendre l’air, écouter ce qui se passe dehors, regarder à l’extérieur de la demeure...). Cf. Roman de Thèbes, v. 3146, 9274 ; Roman de Troie, v. 1514 ; Conte du Graal, v. 6997, 7479, 7571, 8433 ; Roman de Renart, Br. XI, v. 2300 ; Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, v. 915 ; Lancelot, V, LXXXVI, 20.
15 J. Rousset, Forme et signification, Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1979, 8e tirage, p. 123 et 130.
16 L’influence de la thématique lyrique occitane avec le motif de l’amour aperçu, dit ou vécu de loin se fait ici sentir. Une recherche sur le traitement iconographique de ce motif en confirmerait sans doute le dynamisme.
17 J.-P. Martin, « Vue de la fenêtre ou panorama épique : structures rhétoriques et fonctions narratives », dans Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Xe Congrès international de la société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes, Strasbourg, 1985, Senefiance, 21, t. II, 1987, p. 859-878.
18 J. Rychner, La chanson de geste, Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève-Lille, 1955, p. 130 ; cité par J.-P. Martin, « Vue de la fenêtre ou panorama épique... », art. cit., p. 859.
19 J. Frappier, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d’Orange, I, Paris, 1955, p. 111-112 ; cité par J.-P. Martin, « Vue de la fenêtre ou panorama épique... », art. cit., p. 859.
20 Cf. Guigemar, v. 583-590, 697-706 ;Lanval, v. 239-48 ; Yonec, v. 109-119, 290-98, 313-20, 341-48 ; Aüstic, v. 39-44, 54-57, 73-82, 127-31 ; Eliduc, v. 333-36.
21 Dans la seconde citation, la caractéristique des forêts giboyeuses dénote plutôt l’omniscience du narrateur.
Auteur
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
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