Structure du conte
p. 37-70
Texte intégral
1La structure du Conte illustre les différentes possiblilités de lecture qui nous ont été suggérées par le prologue.
2A un premier niveau de lecture, le récit peut se résumer aux seules péripéties liées à l'histoire d'amour : la naissance de cet amour, la séparation des enfants, la vente de Blancheflor, le désespoir de Floire qui croit son amie morte, son désir de se suicider, la révélation de la vérité par sa mère, son départ et sa quête de Blancheflor, son entrée dans la "tour aux Pucelles" après un voyage jalonné de "reconnaissances", leurs retrouvailles, leur découverte par l'Emir, le jugement, la grâce, leur mariage et le retour sur ses terres dès que Floire apprend la mort de ses parents.
3Cependant un tel résumé néglige des épisodes ou des éléments narratifs qui assument une fonction significative pour la compréhension de l'ensemble du récit.
4Ainsi le début et la fin sont occultés ; les descriptions qui jalonnent la narration comme autant de pauses explicatives n'apparaissent pas ; enfin, il ne s'agit que d'une trame événementielle qui ne tient pas compte d'une structure plus subtile ménagée par des effets rhétoriques obtenus par des jeux de correspondances et des effets de répétitions.
5Afin de mieux rendre compte de la complexité de la structure du conte, nous étudierons d'abord le motif des fleurs comme motif structurant de Floire et Blancheflor. Puis nous étudierons les déplacements de Floire qui organisent le récit aussi bien sur le plan temporel que sur le plan spacial, tout en donnant sens au roman. Enfin, nous verrons comment les rôles dévolus aux femmes contribuent à constituer la texture du récit.
UNE COMPOSITION FLORALE : de la Pâque fleurie à la Couronne fleurie
6Le motif des fleurs est un motif structurant de Floire et Blancheflor. La consonance des prénoms joue un rôle de signe et ce motif récurrent tisse en quelque sorte la trame du récit ; mais plus encore que la structure narrative, il sous-tend la senefiance du roman, fil dAriane pour un lecteur attentif à la composition quasi musicale du conte1.
7Néanmoins il est bon de différencier, même si une telle distinction a quelque chose d'artificiel, les occurrences qui relèvent de procédés rhétoriques de celles qui, relevant de motifs spécifiques au roman, ont une valeur symbolique plus nettement perceptible ; cela quoique rhétorique et symbolisme soient, bien évidemment, étroitement imbriqués.
8On dit que :
Letres et salus font d'amours
Du cant des oisiax et des flours.
D'autre cose n'ont il envie,
Molt par ont glorieuse vie.
(v. 262-265).
9Cette mention des lettres d'amour dans lesquelles ils ne parlent que du chant des oiseaux et des fleurs est une sorte de transition entre la topique (cette notation n'est pas sans rappeler les débuts printaniers des cansos troubadouresques) et la rhétorique puisque ce topos appartient à une écriture épistolaire et fonctionne alors comme un élément de la rhétorique amoureuse.
10Aux vers 377 à 390, l'image repose sur une personnification de l'amour qui, devenu allégorie, plante dans le coeur de Floire une "ente" perpétuellement fleurie qui embaume la vie du jeune homme. L'image est double. D'une part l'amour est symbolisé par cet arbre fleuri et odorant qui, toutefois, ne donnera de fruits que lorsque les amants seront réunis et pourront connaître les joies de l'amour : le symbolisme est limpide.
Amors li a livré entente,
El cuer li a planté une ente
Qui en tous tans flourie estoit
(v.377-379).
Le fruit de cele ente atendoit,
Mais li termes molt lons estoit,
Çou li ert vis, du fruit cuellir :
Quant Blanceflor verra gesir
Jouste soi et le baisera,
Le fruit de l'ente cuellera.
(v. 385-390).
11D'autre part les odeurs, parfums de l'amour, enivrent Floire et lui procurent une sorte de béatitude.
Et tant doucement li flairoit
Que encens ne boins citouaus
Ne girofles ne garingaus.
Et cele odour rien ne prisoit,
Toute autre joie en oublioit.
(v. 380-384).
12Ces vers ne sont pas sans évoquer le Cantique des Cantiques, la poésie arabo-andalouse ou la poésie arabo-persane2.
13Or, à cet arbre planté au coeur de Floire qui s'enivre des parfums de ses fleurs, mais pour lequel "li termes molt lons estoit" avant que les fleurs deviennent fruits, répond, en écho, l"'arbre d'amors" planté au milieu du jardin de l'Emir. Cependant ce jardin est pour Floire le lieu de tous les dangers puisque c'est là, sous cet arbre, que l'Emir choisit sa future femme, et il veut faire de Blancheflor son épouse. Cet arbre magique obéit à l'Emir et désigne parmi les jeunes filles retenues dans la "tour aux Pucelles" celle qui sera "dame du païs clamee". Ainsi, à la fin du roman, par un jeu d'écho, l'arbre métaphorique de l'amour de Floire pour Blancheflor, trouve une correspondance négative et funeste ; Floire devra vaincre le pouvoir de l'"arbre d'amors" pour faire triompher l'"ente" plantée en son coeur par "Amors". Autant dire que ce passage joue un rôle d'anticipation dans le récit et que la métaphore le structure de manière complexe.
14Le planctus de Floire reprend les topoï rhétoriques propres aux planctus romanesques : apostrophe à la défunte, regrets, éloge de la morte, apostrophe à la Mort, expression de la douleur et du désir de se donner la mort. Comme dans les romans antiques, la prière pour l'âme de la défunte est occultée puisque le héros est présenté comme un "païen". Cependant aucun des éléments cités n'est original même si leur écriture permet parfois de les renouveler en les insérant étroitement dans la structure et la signification du roman. En revanche, le planctus s'achève sur une évocation inhabituelle : Floire imagine ses retrouvailles avec Blancheflor dans un "Camp Flori"
M'ame le m'amie sivra,
En Camp Flori le trovera
U el keut encontre moi flors,
Car molt se fie en nos amours.
(v. 785-788).
Ele m'ara proçainement
En Camp Flori u el matent."
(v. 791-792).
15Il est évident que l'auteur veut représenter Floire comme un"païen" en évoquant les Champs Elysées qui sont décrits dans l'Enéide, entre autres, comme semblables à une verte prairie, "où les abeilles, au serein de l'été, se posent sur les fleurs diaprées, s'épandent autour des lis blancs (...)3". Mais en arrière plan se profile, bien sûr, l'image du Paradis chrétien. En fait, dans la tradition biblique comme dans la tradition islamique, le paradis est représenté comme un jardin à la végétation luxuriante, jouissant d'un éternel printemps.
16Ainsi Floire en imaginant son amie en train de venir à lui en cueillant des fleurs lui redonne vie, la vie éternelle où se prolonge leur amour ; et ces quelques vers assurent par delà la mort (fût-elle fausse) une continuité dans l'évocation métaphorique de la vie des enfants. Vivants, ils sont "fleurs", leur amour est un arbre éternellement fleuri ; morts, ils ne peuvent se retrouver que dans un champ de fleurs qui fait alors écho aux loci amoeni longuement évoqués dans le roman. Cet Eden apparaît comme un locus amoenus post mortem signe de la pérennité de l'essence et de l'existence des enfants et de leur amour. La métaphore joue pleinement son rôle lorsque Gloris veut faire découvrir à Blancheflor le contenu du baquet de fleurs dans lequel Floire est caché :
Bele compaigne Blancheflor,
Volés vos veoir bele flor (il s'agit bien sûr de Floire)
Et tel que molt amerés,
Mon essient, quant le verrés ?
(v.2375 à 2378)
17et elle poursuit :
Tel flor n'a nule en ces païs ;
Ele ni crut pas, ce m'est vis.
(v. 2379 et 2380)
18Ainsi Floire est présenté comme une fleur "exotique" et Gloris file la métaphore tout en tentant de la rendre plus explicite ; taquine, elle ajoute :
Venés i, si le connistrés ;
Donrai le vos se vos volés.
(v. 2381 et 2382)
19Mais Blancheflor n'a pas compris et se laisse aller à son chagrin ; aussi Gloris change-t-elle de ton :
"Damoisele, por soie amor
Vos requier que vées la flor".
(v. 2401 et 2402)
20Tout au long du dialogue, la métaphore Flore/Floire est poursuivie et Floire étant sorti de sa cachette, Gloris toute joyeuse s'écrie :
"Compaigne, conissiés la flor ?".
21Alors la métaphore se fait métonymie et Floire est (la) fleur. Le jeu verbal devient réalité et nous conduit à l'essentiel.
22Aux vers 2903-2904 la peau de Blancheflor est comparée à une fleur : elle a le teint aussi blanc, nous dit-on, que "flors sor la brance". C'est une comparaison traditionnelle dans les portraits médiévaux, trop banale pour avoir une signification particulière et que je cite pour mémoire.
23Cependant, comme nous l'avons vu, à l'exception de ce dernier exemple, la plupart des figures de rhétorique tendent vers une symbolique qui rejoint celle des motifs que nous allons étudier maintenant.
24Les prénoms donnés aux deux enfants ne sont pas innocents. On le sait, connaître le nom, c'est connaître la personne. Ici la similitude des prénoms conforte l'idée qu'ils sont prédestinés l'un à l'autre. De plus, leur prénom a un lien étroit avec la date de leur naissance : ils sont, en quelque sorte, nés sous le signe des fleurs et leurs prénoms corroborrent ce signe du destin. C'est à partir de ce moment que le "thème" des fleurs est intimement lié à leur destinée, qu'il sert de lien entre eux et revient comme pourrait revenir un thème musical dans une symphonie ou dans un opéra. Il n'est pas non plus indifférent que ce soit le prénom de Floire qui lui soit donné à cause de celui de Blancheflor. La mère de Blancheflor, captive en terre sarrazine, honore une fête chrétienne ; or c'est à partir de ce choix que se décide le nom donné à Floire :
Li doi enfant quant furent né,
De la feste furent nomé :
La crestiiene, por l'onor
De la feste, mist Blanceflor
Non a sa fille, et li rois Floire
A son fil quant il sot l'estoire.
(v. 171-176).
25Peut-on voir là un signe supplémentaire du destin ? Non seulement les deux enfants sont destinés à s'aimer, mais Floire, par son nom, n'est-il pas prédestiné à devenir chrétien ?
26Le motif des fleurs apparaît ensuite lors de la description du verger du père de Floire qui devient pour les enfants un locus amoenus, lieu clos, coloré, planté de fleurs et d'arbrisseaux fleuris où "d'amor i cantent li oisel"4.
27Puis vient la description du cénotaphe dont nous ne retiendrons pour l'instant que les éléments qui intéressent notre propos.
28Deux statues représentant les deux jeunes gens sont placées au-dessus du tombeau ; or, l'une et l'autre tiennent à la main une fleur. Blancheflor tient une rose d'or fin, "novele", à peine éclose et Floire tient une fleur de lis.
Et li ymage Blanceflor
Devant Flore tint une flor.
Devant son ami tint la bele
Une rose d'or fin novele.
Flores li tint devant son vis
D'or une gente flor de lis.
(v. 581-856).
29Ces deux fleurs se retrouveront dans le récit : Blancheflor sera comparée à une rose et la couronne de Floire sera ornée d'une fleur qui ne sera pas sans rappeler les fleurs de lys de la maison de France. Nous aurons occasion d'y revenir.
30Ainsi les fleurs sont à la fois emblématiques des deux thèmes dominants du roman et de leur entrelacement puisqu'elles se rapprochent lorsque les deux automates entrent en mouvement.
31Quant à la végétation qui entoure le cénotaphe elle a, entre autres caractéristiques, celle d'être perpétuellement fleurie.
32Les quatre arbres qui sont placés aux quatre points cardinaux du faux-tombeau rappellent l'arbre planté par Amour au coeur de Floire, même floraison perpétuelle, mêmes parfums enivrants.
33Un ébénier est fleuri en permanence de "flors noveles et blances" et un térébinthe vermeil porte des fleurs plus belles que "flors de rose"5.
34Les deux autres arbres sont remarquables par leurs odeurs :
A destre part ot un cresmier
Et a senestre un balsamier ;
N'ert en cest siecle tele odour
Qui vausist cele de la flour,
Car de l'un basmes decouroit
Et de l'autre cresmes caoit.
(v. 621-626).
35Or nous savons quel rôle joue le parfum dans l'évocation de l'amour de Floire pour Blancheflor.
36La floraison perpétuelle est présentée comme l'oeuvre des dieux :
Cil qui les.III. arbres planterent
Trestos les diex en conjurerent,
Au planter tel conjur i firent
Que toustans cil arbre florirent.
Bien sont flouri cil arbrisel,
Tous tans i cantent M. oisel.
(v. 627-632).
37Et cette végétation est, à la fois, signe de vie aux côtés de la mort et lien entre la vie et la mort. Une fois de plus, rien ne peut briser l'amour des deux jeunes gens puisque le symbolisme des fleurs les réunit par un lien à la fois ténu et indestructible.
38En fait, on le sait, Blancheflor n'est pas morte : elle est prisonnière de l'Emir de Babylone. Daire voulant prévenir Floire des dangers qui le menacent lui décrit longuement le verger de l'Emir. Retenons ce qui nous intéresse :
Li vergiers est tostans floris
Et des oisiaus i a grans cris.
(v. 2021-2022).
39puis vient l'évocation d'épices qui y poussent et l'emplissent de senteurs :
Et autres espisses assés
i a, qui flairent molt soués.
(v. 2031-2032).
40et celle de l'arbre d'amour dont nous avons parlé précédemment :
Un arbre i a desus planté,
Plus bel ne virent home né ;
Por çou que tos jors i a flors
L'apelë on l'arbre d'amors :
L'une revient quant l'autre ciet.
(v. 2045-49).
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Cil arbres est si engigniés
Que tostans est de flors cargiés.
(v. 2057-58).
41Ainsi certains éléments de ce verger, lieu hostile aux jeunes gens, rappellent des caractéristiques qui appartiennent, de fait, à l'univers symbolique de leur amour ; ils sont là comme autant d'indices de l'heureux dénouement. Aussi ce verger participe-t-il de cette trame que je tente de reconstituer, fils qui vont de la "Pâque Fleurie" à cet ultime obstacle que représente le jardin de l'Emir dans la mesure où il symbolise, comme nous le verrons, sa toute puissance.
42De même, le subterfuge choisi pour faire pénétrer Floire dans la tour aux Pucelles est étroitement lié au motif des fleurs. L'auteur renouvelle avec bonheur la ruse du cheval de Troie en faisant entrer Floire, dans la tour aux Pucelles, caché dans un baquet de fleurs. Et même s'il y a quelque invraisemblance à ce que le portier envoie des fleurs aux jeunes filles destinées à l'Emir, l'auteur dévide ainsi le fil qui n'a cessé de relier les amants. De plus, ce subterfuge permet, comme nous l'avons vu, une métonymie parfaite entre Floire et les fleurs. Mieux, on lui conseille de se vêtir de rouge, couleur des fleurs, certes, mais également couleur de la royauté qui l'attend après l'épreuve que va constituer son entrée dans cette tour ; véritable transgression de l'ordre et épreuve initiatique dans la mesure où il affronte les coutumes de sa propre civilisation, coutumes qu'il contribuera à faire abolir partiellement. Nous avons vu comment cette métonymie est exploitée par Gloris dans la conversation qu'elle a avec Blancheflor.
43La dernière apparition du motif, pour fugitive qu'elle soit, n'est pas moins importante sur le plan symbolique. Floire de retour dans son pays se convertit au christianisme puis se fait couronner :
Sa corone li aporterent,
Par la flor d'or li presenterent.
(v. 3299-3300).
44Roi et chrétien, Floire retrouve le symbole qui marqua sa vie dès sa naissance. De plus, cette fleur n'est pas sans rappeler la fleur de lys que tenait la statue qui le représentait sur le cénotaphe.
45Interprétant ce faisceau d'images, W.C. Calin souligne le fait que contrairement à l'habitude médiévale les deux héros portent un nom de fleur ; si bien que le symbole de la fleur : jeunesse, pureté, innocence se réfère aussi bien à l'homme qu'à la femme. L'érudit américain en conclut que notre roman prône l'égalité en amour de l'homme et de la femme. De même, il pense que l'amour symbolisé, lui-aussi, par une fleur est présenté par ce symbole même comme un bouton que rien ne peut altérer, ni la vieillesse, ni la mort, ni l'hostilité de la société. Enfin, il note que Floire et Blancheflor, plus peut-être que d'autres récits médiévaux adhère à ce qu'il appelle "a mythe of spring", c'est-à-dire à un idéal de renouveau6.
46Je souscris pleinement à ces conclusions ; j'ajouterai seulement que ce motif, qui relève parfois davantage de la rhétorique que de la topique, sert la construction de notre roman, le structure en lui donnant une trame poétique et signifiante.
47Comme nous l'avons vu, les "fleurs" ne sont pas seulement le symbole des enfants eux-mêmes mais tissent encore entre eux un lien indestructible. De plus, la signification des Signes "fleur" est toujours liée à l'amour et au pouvoir, les deux thèmes complémentaires de notre roman.
48Suivons deux de ces fils qui nous sont donnés par le narrateur.
49L'arbre fleuri, symbole de l'amour, se retrouve à plusieurs reprises : entre autres dans le verger de Félis, dans le coeur de Floire et dans le jardin de l'Emir. D'un verger à l'autre, quelle est la signification de cette reprise ? Le verger du père de Floire est, comme nous l'avons vu, un locus amoenus pour les enfants, l'arbre planté au coeur de Floire signifie l'amour indestructible qui les unit, mais comme nous l'avons dit il ne portera de fruits que lorsqu'il sera réalisé pleinement c'est-à-dire après qu'ils auront triomphé des épreuves et seront définitivement réunis. Or, l'épreuve attend Floire dans le palais de l'Emir et le premier triomphe de Blancheflor après son mariage avec son ami est d'obtenir la fin de la coutume qui se concrétisait par la chute de la fleur de l'arbre d'amour. La fleur désignait la future femme de l'Emir tout en condamnant son ex-épouse à la mort ; or, cet appel au destin est inutile puisque l'Emir a tout pouvoir7. Autant dire que l'arbre d'amour n'a pas qu'une fonction narrative ; il fait pendant aux arbres fleuris du verger de Félis et l'abolition de son rôle funeste correspond au triomphe de l'amour absolu.
50La naissance des enfants le jour des Rameaux symbolise l'hommage rendu au triomphateur. La première antienne de la procession des Rameaux dit : "les foules viennent avec des fleurs et des palmes à la rencontre du Rédempteur. Elles rendent un juste hommage au triomphe du vainqueur. Les nations célèbrent le fils de Dieu. A la louange du Christ, les voix retentissent jusqu'au ciel : "Hosanna !" La victoire du Christ est, certes, toute intérieure, mais elle est définitive et sans appel, et la prière de bénédiction des rameaux le précise. Or, à la fin du roman, Floire est reconnu roi, couronné et accueilli comme un bienfaiteur. Ainsi son nom, lié à la date de sa naissance, le prédestinait à une royauté d'autant plus éclatante et riche de promesses qu'elle faisait triompher la vraie foi.
51Elément structurant du récit, cette symbolique florale est donc également signifiante de la senefiance profonde du roman.
L'ITINERAIRE DE FLOIRE : de l'exil à la couronne
52L'itinéraire de Floire ne se limite pas au récit de ses pérégrinations, c'est aussi un itinéraire intime, personnel, qui se traduit, certes, par des déplacements dans l'espace, des départs et des arrivées qui ponctuent l'évolution du "caractère" du jeune homme (j'emploie ici le mot "caractère" au sens du xviie siècle ; en effet, le personnage de Floire ne fait l'objet d'aucune analyse psychologique et cette manière de nous le présenter est caractéristique de l'écriture du conte et participe, comme nous le verrons, à son sens).
53Floire quitte deux fois le domicile de ses parents : la première fois il est envoyé à Montoire, officiellement pour étudier, en fait parce que ses parents souhaitent l'éloigner de Blancheflor ; la seconde fois, il part volontairement à la recherche de son amie.
54On le voit, ces deux passages servent de charnières au récit. Le premier suscite le "manque" dans la vie de Floire, le second introduit le processus de compensation.
55C'est lorsqu'il est à Montoire que Floire prend pour la première fois conscience de la nécessité vitale que représente pour lui l'amour qu'il éprouve pour Blancheflor. Loin de son amie rien ne l'intéresse :
Mais ne li caut de riens qu'il oie :
Por Blancheflor qu'il n'a, s'amie,
En nonchaloir a mis sa vie.
(v. 366-368).
56Même les études n'ont plus d'attrait à ses yeux :
Aprendre l'en maine Sebile
O les puceles de la vile,
Savoir se il l'oublieroit
Et en l'escole autre ameroit.
Mais nul oïr ne nul veoir
Ne li puet faire joie avoir.
Il ot assés, mais poi aprent,
Car grant doel a u il s'entent.
(vers 369-376)
57Très vite, lorsqu'il comprend qu'il a été trompé et que Blancheflor ne viendra pas le rejoindre, il songe à mourir :
Atant laist le mangier ester
Et tot le rire et le jüer,
Le boire laist et le dormir.
(v. 397-399)
58et le chambellan de son père, inquiet, avertit ses parents.
59Cette prise de conscience de l'amour s'exprime également par une métaphore que nous avons déjà eu l'occasion d'expliquer ; nous avons vu quelle place elle prenait dans la structure d'ensemble du récit ; or il est intéressant de noter qu'elle intervient lors de la séparation des amants et qu'elle joue alors un rôle de révélateur.
60Enfin, notons que le récit du séjour de Floire à Montoire est interrompu à deux reprises par un retour narratif chez les parents du jeune homme ; sur les prières de la reine, le père de Floire accepte de vendre Blancheflor au lieu de la tuer comme il en avait d'abord eu l'intention ; le récit lui-même est suspendu le temps de la description de la coupe qui sert de monnaie d'échange lors de la vente de la jeune fille ; puis, à la suite d'une discussion entre les parents de Floire, sa mère imagine la ruse de la construction du Cénotaphe qui, lui aussi, nous est longuement décrit. Nous étudierons ultérieurement la description et la fonction de cette coupe et nous verrons alors qu'elle joue un rôle déterminant dans la transmission de la souveraineté qui revient à Floire. Quant au cénotaphe, nous constaterons, qu'outre son rôle narratif immédiat, il entretient des rapports de correspondance étroits et signifiants avec d'autres moments de la narration et que sa description n'a pas seulement une valeur ornementale.
61Ainsi la distance mise entre eux par le double éloignement - celui de Floire et celui de Blancheflor - est, sur le plan narratif, comblée par des séquences qui ont une valeur indicielle : quête de la femme et quête du pouvoir sont liées. Et tout se passe comme si le narrateur comblait l'espace géographique qu'il crée lui-même en mettant en place des éléments qui nient cette séparation.
62Puis Floire revient chez ses parents, retour nécessaire à la décision du véritable départ, celui qui va l'éloigner de sa famille, qui ouvrira sa quête personnelle et qui s'achèvera après la mort nécessaire de ses parents par le retour définitif dans un pays devenu sien.
63Le récit du retour est ponctué par les expressions du désespoir de Floire qui croit son amie morte. L'idée du suicide hante le jeune homme et il ne cesse de la proclamer alors que le narrateur rapproche toujours cette volonté de mourir de l'amour qu'il éprouve pour Blancheflor.
64Après avoir apostrophé la mort à plusieurs reprises8, Floire passe à l'acte. Les deux premières tentatives sont ignorées du manuscrit B, mais la troisième qui détermine la résolution prise par sa mère de lui dire la vérité est commune aux deux versions. Lorsqu'il sait que Blancheflor est vivante :
"Biax fix, fait ele, par engien,
Par le ton pere et par le mien,
Fesins cest tomblel faire ci.
El ni est pas, mais tot ensi
Voliemes que tu l'oubliasses
Et par no consel espousaisses
La fille d'aucun rice roi
Qui honerast et nos et toi.
Nos voliemes que Blanceflor
N'eüst a toi plus nule amor,
Por çou que crestiiene estoit,
Povre cose de bas endroit.
En autre terre l'ont menee
Marceant qui l'ont acatee.
Fix, fait ele, por Diu merci !
Car tot est voirs çou que je di,
Cest grant doel, fix, ne maine mais,
En cest païs remain en pais."
(v. 1067-1084)
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Atant la piere ont soslevee.
Quant il desous ne l'a trovee,
Diu en rent grasses et mercie
Quant sot que vive estoit s'amie.
(v. 1091-1094)
65il décide de partir à sa recherche :
Molt se vante qu'il lira querre,
Ja n'ert en si sauvage terre
Qu'il ne le truist ! Puis revenra,
A grant joie le ramenra.
(v. 1097-1100)
66Nous reviendrons sur la signification des objets qui lui sont donnés par ses parents, ce qui nous intéresse maintenant c'est la quête de Floire ; elle est marquée par trois caractéristiques : c'est une navigation, elle s'effectue par étapes et chacune d'elles marque un degré dans le confortement de l'amour qui unit les deux jeunes gens.
67Le motif de la "navigation" est fréquent dans la littérature médiévale. La mer est un élément ambivalent : symbole de mort, mais aussi symbole de naissance et de renaissance. Le xiie siècle a traité ce motif avec l'esprit de syncrétisme qui le caractérise ; les modèles sont divers : littérature gréco-romaine, références bibliques, légendes irlandaises et récits orientaux. Ce qui importe c'est que toute navigation suppose une quête d'aventures étranges, aventures qui font aller d'un monde à l'autre9. Or, Floire n'aborde pas des contrées légendaires ou merveilleuses ; ses étapes, pour matérialisées qu'elles soient, sont des degrés de sa quête intérieure.
68Fils d'un roi musulman vivant en Occident, il parvient à Babylone, terre d'Orient, et cet Orient sera pour lui le lieu de l'épreuve et de la conquête de son identité ; parti en amoureux désespéré, en jeune homme sans expérience et sans pouvoir véritable, il reviendra en Occident comme époux, comme roi, et comme chrétien. Babylone symbolise la splendeur viciée qui se condamne elle-même ; c'est l'image du triomphe passager d'un monde matériel et sensuel qui aliène ce qu'il y a de spirituel en l'homme. Or, précisément, Floire va vaincre ce monde de la richesse temporelle ; il va -grâce à Blancheflor - lui imposer de nouvelles règles ; la domination toute puissante de l'Emir va être mise en cause et la luxure matérialisée par "l'arbre d'amour" sera jugulée. C'est par ces transgressions que Floire atteindra une dimension spirituelle : passer la porte de la tour est pour lui la promesse de joies terrestres, mais aussi l'imminence, inconsciente alors, de la possibilité d'accès à une réalité supérieure. Ainsi, c'est grâce à la valeur symbolique conférée à Babylone, dont Floire affronte les lois, que se résoud le paradoxe, apparent, de la nécessité pour le jeune homme de triompher d'un monde dont les valeurs sont celles de sa propre religion pour trouver, enfin, le chemin de la vérité chrétienne. Une fois de plus la signification profonde jaillit de la confusion assumée entre "païens" et Sarrasins et de la superposition consciente des symboles bibliques.
69Chaque étape de ce voyage s'inscrit dans cette quête d'une nouvelle identité si bien que les objets emportés par les personnages, les rencontres, les lieux nommés prennent une valeur symbolique qui donne sens à ce voyage.
70La quête s'ouvre par le récit du départ de Floire qui décide de se faire passer pour un marchand afin d'avoir plus de chances de retrouver trace de Blancheflor. Ce déguisement n'est pas inconnu de l'épopée, songeons au Charroi de Nîmes. Le riche marchand est un homme considéré et sa position lui permet de glaner de nombreux renseignements.
71Pour jouer convenablement son rôle, Floire demande à son père de nombreux objets et la présence de son sénéchal :
"- Sire, fait il, or m'escoutés,
Vostre merci, et si l'orrés :
Comme marceans le querrai,
VII. somiers avoec moi menrai,
Les.II. cargiés d'or et d'argent
Et de vaissiaus a mon talent,
Le tiers de monées deniers,
Car tos jors me sera mestiers,
Et les.II., sire, de ciers dras,
Des millors que tu troveras,
Les daarrains de sebelines,
De cieres pennes marterines,
Et.VII. homes as.VII. somiers,
Et avoec moi.III. escuiers
Qui nostre mangier porquerront
Et nos cevaus nos garderont.
Vostre cambrelenc, sire roi,
S'il vos plaist, envoiés o moi,
Car bien set vendre et acater
Et au besoing consel doner".
(vers 1139 à 1158).
72Cependant, ce sont les deux présents faits par Félis à son fils au moment de son départ qui sont significatifs.
73Félis remet à Floire la coupe qui a servi de contrepartie lors de la vente de Blancheflor et qui va jouer le même rôle ensuite. Mais cette coupe représente plus qu'une simple monnaie d'échange ; elle est aussi la concrétisation de la translatio imperii et par là même le signe du pouvoir auquel Floire est destiné. Cette coupe a, elle aussi, voyagé depuis la chute de Troie :
Li rois Eneas l'emporta
De Troies quant il s'en ala,
Si le dona en Lombardie
A Lavine, qui fu s'amie.
Puis l'orent tot li ancissour
Qui de Rome furent signor
Dusqu'a Cesar, a cui l'embla
Uns leres, qui la l'aporta
U li marceant l'acaterent
Et por Blanceflor le donerent.
(v. 503-512).
74Notons que la coupe fut donnée à Lavine et que c'est donc par les femmes que le pouvoir se transmet. Or Blancheflor va jouer un rôle comparable à celui de Lavine. En l'épousant Floire va se convertir et sa descendance, comme celle d'Enée, est promise à un destin fondateur : Romulus et l'Empire romain, Charlemagne et l'Empire carolingien.
75Les tribulations de cette coupe font qu'elle tombe aux mains de marchands après avoir été volée au trésor de Rome. Or il y a, là aussi, un rapport avec la situation évoquée dans notre roman. Blancheflor a été ravie à Floire, puis vendue ; mais, grâce à ces marchands, la coupe est parvenue entre les mains du jeune homme qui va lui-même se faire passer pour un marchand. La boucle semble bouclée. Le vol de la coupe était nécessaire pour qu'elle parvienne entre les mains de Floire, comme le rapt et la vente de Blancheflor étaient nécessaires pour faire de Floire un souverain puissant, digne ancêtre de Charlemagne.
76Ainsi la coupe n'a pas seulement la fonction narrative d'un objet précieux servant de monnaie d'échange, ni même la seule fonction symbolique que lui confèrent certains éléments de sa description ; elle est aussi et peut-être surtout, l'emblème de la conquête du pouvoir, un pouvoir qui ne peut se réaliser que grâce à la femme : Lavine puis Blancheflor.
77C'est la raison pour laquelle Floire, avant de revenir sur ses terres, rachète la coupe au portier :
Flores dist pas ne remanroit,
Mais l'amirail du sien donroit,
Sa ciere coupe k'aporta,
Et dist qu'il le racatera,
Qu'il l'avoit au portier donee.
De.C. mars d'or l'a racatee.
(v. 3249-3254).
78Elle est le garant de la légitimité d'un pouvoir qui va au-delà de celui que lui confère la mort de son père.
79Le second cadeau de Félis est un palefroi qui est longuement décrit. Cette description, à une première lecture, semble assez banale. Cependant elle n'est pas purement ornementale ; en effet, l'inutilité même de ce cheval (même s'il sert par moments de monture à Floire) doit attirer notre attention : le don du palefroi concrétise le fait que Félis admet que son fils est maintenant un chevalier apte à décider de ses actes et à quitter la cellule endogamique pour partir en quête de la femme.
80Notons, de plus, que ce cheval lui appartenait et que son équipement est :
(...) d'une part estoit tos blans
De l'autre rouges comme sans.
(v. 1177-1178)
81Ces indications n'auraient pas de signification particulière si ces couleurs n'étaient continuellement attachées à la peinture des objets liés aux deux enfants. De même la richesse du harnachement, pour traditionnelle qu'elle soit, renvoie non seulement à l'ensemble des cadeaux de Félis, mais encore à ceux que Floire lui-même remet à ses hôtes avant de revenir sur ses terres. A ce moment Floire distribue de somptueux présents et assume ainsi la fonction de largesse qui est l'une des fonctions royales. Il y a un effet d'écho entre ces deux scènes, l'une et l'autre scènes de "departement" : départ de la maison paternelle, départ du pays de l'Emir, ruptures qui signifient à chaque fois pour Floire un changement de statut.
82Le voyage de Floire nous est raconté selon une chronologie assez précise même si le temps narratif privilégie le récit des étapes. En effet, les déplacements proprement dits sont narrés en quelques vers qui donnent au récit un cadre spatio-temporel vraisemblable ; c'est le cas du trajet de chez Félis au port où Blancheflor a été vendue :
Es le vos hors de la cité,
Ses homes a bien atorné.
Il et li cambrelens consellent
Et lor jornees apparellent.
Au port voelent primes aler
U Blanceflor entra en mer.
Tant ont erré qu'il sont venu
Ciés un borgois et descendu
Qui maisons ot larges et grans
A herbregier les marceans.
(v. 1231-1240).
83puis du voyage en mer en direction de Babylone :
Le tref on tost desharneskié
Et sus dusc'a torés sacié ;
Li vens s'i prent quisfait errer,
Atant es Flore en haute mer.
En la nef a mis tel conroi
Com il convient a fil de roi.
VII. jors tos plains par mer erra
Que nule terre ne trova.
Au nueme jor sont arivé
Tot droit a Baudas la cité,
Qui sist sor une roce bise,
Desor le port en haut assise.
Deilloec puet on quant il fait cler
C. liues loing veïr en mer.
(v. 1383-1396).
84ainsi que du trajet de Baudas à Babylone raconté en dix vers dans lesquels abondent les notations temporelles :
Ens el droit cemin sont entré
Vers Babiloine la cité.
Cele nuit a un ostel jurent
U il molt bien herbergié furent,
Et l'endemain, bien par matin,
Se remetent en lor cemin.
La nuit se resont herbergié
En une vile u ot marcié.
La oïrent de li parler :
Par illoec le virent passer.
(v. 1491-1500).
85L'auteur note à plusieurs reprises que les vents sont favorables :
Li airs est clers, nés et seris,
Et li ciex trestous esclarcis ;
(v. 1355-56).
Li vens fu boins, l'air orent cler,
Atant se sont empaint en mer ;
(v. 1379-80).
86et la navigation rapide :
Bien sot tenir li notonier
A la cité le droit sentier :
çou est li pors dont le requist
Flores, quant en la mer se mist.
D'illoec porra en.IIII. jours
D'iver, que on tient as plus cours,
Venir, se il n'a destourbiers,
En Babiloine o ses somiers.
(v. 1397-1404).
87En fait, le récit du voyage est esquivé au profit de celui des étapes ou de quelques moments qui prennent une valeur particulière. Manifestement l'auteur de Floire et Blancheflor s'écarte de la tradition des navigations périlleuses propre aux romans grecs comme aux vies de saints contemporaines et de la tradition, non moins répandue, des navigations merveilleuses qui font aborder le héros dans des contrées étranges ; le merveilleux est, sous quelque forme que ce soit, constamment éliminé de Floire et Blancheflor.
88Avant d'en venir à l'étude de la structure narrative des étapes, j'aimerais m'arrêter sur les quelques moments développés plus longuement dans le récit du voyage. Ils se situent lorsque Floire approche de Babylone ; l'auteur évoque avec force détails le passage d'un bras de mer, puis celui d'un pont, ultimes franchissements avant l'arrivée chez Daire, l'hôte qui va, par ses conseils, permettre à Floire d'entrer dans la tour aux Pucelles.
89Trois jours après son départ de Baudas, Floire arrive à un bras de mer :
Au tierc jor, devant l'avesprer.
Parvinrent a un brac de mer ;
l'Enfer le noment el païs.
De l'autre part fu Monfelis,
Castiax rices u cil manoient
Qui la gent outre conduisoient.
Il ni avoit planke ne pont,
Car trop erent li gué parfont,
Mais au rivage un cor avoit
Qui a un pel pendus estoit ;
Li venant a cel cor cornoient
Et le notonier apeloient.
Quant cil cornent et il les ot,
Si vient au plus tost que il pot.
(v. 1501-1514).
90et le lendemain, son hôte, le passeur, lui indique comment arriver à Babylone et le recommande à celui qui détient le pouvoir de lui faire franchir le pont :
"Sire, fait il, ains que veignois
En Babiloine, troverois
Unflun molt lé et molt parfont.
Quant en arés passé le pont,
Dont troverés le pontenier.
Mes compains est, de mon mestier.
En Babiloine est rices hom,
Grant tour i a et fort maison.
De nos.II. pors somes compaing,
Par mi partomes le gaaing.
Icest anel li porterés
Et de moie part li dirés
Qu'il vos consent mix qu'il porra.
Jou cuit qu'il vos herbergera."
(v. 1553-1566).
91L'arrivée au pont, la rencontre avec Daire et les conditions du passage font ensuite l'objet d'un récit de vingt et un vers ; ainsi les deux épisodes, qu'il faut considérer ensemble, ne représentent pas moins de cinquante-trois vers alors que, on s'en souvient, dix vers suffisaient au narrateur pour raconter le trajet de Baudas à Montfélis.
92Or, ni les noms de lieux, de personnes, ni la présence de ces obstacles aquatiques ne sont fortuits. Curieusement il semble que le narrateur se réfère à une des croyances de l'Islam : les recueils de Hadith décrivent "la traversée du pont" ou Sirât qui permet d'accéder au Paradis en passant par dessus l'Enfer ; ce pont plus fin qu'un cheveu et plus tranchant qu'un sabre s'appelle tantôt "la voie de l'enfer", tantôt "la voie droite". Seuls les élus peuvent traverser le Pont (plus ou moins vite selon leur mérite), les damnés, quant à eux, glissent ou sont happés et précipités en Enfer. Le narrateur connaît peut-être cette histoire par la poésie arabe ou par certains textes diffusés en Occident10, cependant il n'en a gardé que les indications topographiques et la notion d'épreuve. En fait, les noms ont aussi une résonance chrétienne et seule la présence du pont quelques vers plus loin peut nous faire songer à un dédoublement possible d'une référence, mal comprise peut-être, à une croyance de l'Islam ; mais, nous le savons, un certain syncrétisme, conscient ou non, est souvent mis au service de l'esthétique profane.
93Cependant, dans un premier temps, pas de pont, mais un "gué parfont" qu'on ne peut franchir qu'après avoir appelé le passeur, seul guide vers "Montfélis". Ce passeur ne vient que si on l'appelle à l'aide d'un cor :
Li venant a cel cor cornoient
Et le notonier apeloient.
Quant cil cornent et il les ot,
Si vient au plus tost que il pot.
(v. 1511-1514).
94et la paronomase en [kor] comme la répétition du son o suggèrent la sonorité de l'instrument. On peut s'étonner d'une telle insistance à évoquer un moment particulièrement court du voyage de Floire. En fait, l'auteur met ainsi l'accent sur le personnage du passeur, et la barque, qui n'est qu'un "batel" et non une "nef, prend alors une valeur symbolique. Elle est symbole de sécurité et de bonheur et l'on pense à la tradition chrétienne qui représente l'Eglise comme une barque dans laquelle prennent place les croyants, barque qui les protège des tempêtes de la vie ; cette image fut souvent reprise et renouvelée chez les théologiens du xiie siècle, particulièrement par Aelred de Rielvaux. Or, de fait, le passeur est là comme une figure bienfaisante ; il permet à Floire de surmonter les derniers obstacles qui le séparent de Babylone et donc de Blancheflor : le bras de mer puis le fleuve.
95Floire accomplit grâce au notonier, puis grâce à Daire, un véritable rite de passage.
96Si le passeur, appelé "li maistres", le mène sans encombre à Montfélis, étape au nom prometteur, la traversée du pont symbolise une transition entre deux états intérieurs, entre deux désirs. Le pont peut signifier la nécessité du choix et donc indiquer la possibilité d'une issue à une situation conflictuelle et, de fait, Floire, arrivé à Babylone va brusquement douter de la réussite de son entreprise. C'est le moment où vont s'affronter en lui Amour et Raison. Le personnage de Floire gagne une certaine épaisseur à cette hésitation : il n'est plus le jeune homme éperdu d'amour et inconscient des difficultés ; c'est en connaissance de cause qu'il va transgresser les lois de l'Emir en pénétrant, au risque de sa vie, dans la tour aux Pucelles.
97C'est Daire qui va le mettrre en garde avant de l'aider à entrer dans la tour de l'Emir. Jean BATANY m'a fait remarquer que le nom de Daire rappelle celui de Darius qui, dans la Bible, est lié à la reconstruction du Temple après la captivité de Babylone ; or ici Daire est lié à la fin de la "captivité de Babylone" pour Blancheflor. Dans un passage aussi chargé de symboles, il ne serait pas étonnant que le nom des personnages prennent une signification particulière ; certes le passeur ne nomme pas "Daire", mais il le présente à Floire comme celui qui pourra lui faire passer le pont et l'accueillir à Babylone.
98Dès lors, on comprend mieux pourquoi le narrateur insiste sur ce moment précis du voyage de Floire. Le jeune homme, en choisissant de franchir l'Enfer, puis le "flun molt lé et molt parfont", se coupe volontairement du monde d'où il vient pour aller vers l'ultime épreuve qui l'attend à Babylone. Passer le gué et passer le pont ne sont pas seulement des actions nécessaires à la poursuite du voyage, c'est un franchissement qui signifie que Floire accepte "l'aventure", accepte que la recherche de Blancheflor se transforme en "quête", accepte aussi que le voyage devienne un voyage intérieur vers un état différent.
99Cependant le récit du voyage est aussi celui des étapes et le narrateur a choisi de les raconter sur un même schéma narratif.
100Floire fait d'abord étape au port où Blancheflor a été embarquée et il est alors hébergé, avec ses compagnons, chez un nommé Richier. Un plantureux repas leur est servi mais Floire songe à son amie et, plein de tristesse, il oublie de manger. La femme de Richier remarque son attitude, se doute qu'il n'est pas un marchand, va lui parler et lui raconte que quinze jours plus tôt une jeune fille nommée Blancheflor, lui ressemblant en tout, s'est arrêtée dans son auberge avant d'être emmenée à Babylone. Floire se réjouit d'avoir des nouvelles de son amie, commande du vin pour tous et se joint à la liesse générale11. L'épisode a deux fonctions ; d'une part, on apprend des renseignements sur la destination de Blancheflor ; d'autre part deux motifs sont mis en place : la douleur de Floire et sa ressemblance avec son amie. La même scène va se reproduire deux fois : à Baudas et à Babylone.
101A Baudas, l'hôte de Floire remarque son attitude songeuse et préoccupée et se souvient d'avoir observé le même comportement chez Blancheflor qu'il nomme à haute voix. Floire apprend alors que son amie est à Babylone.12. La ressemblance entre les deux jeunes gens sera rappelée par le passeur de Montfélis13.
102La troisième fois que nous retrouvons le même schéma narratif : arrivée, présentation, repas fastueux, tristesse de Floire, nouvelle de Blancheflor et mention de leur ressemblance, c'est à Babylone chez Daire. Malgré les attentions de ses hôtes, Floire ne peut oublier son chagrin et son attitude émeut Licoris, la femme de Daire. Elle attire l'attention de son mari sur le fait que Floire ressemble à Blancheflor qui s'est arrêtée chez eux, juste avant d'être achetée par l'Emir. Floire l'entend et confie alors à Daire son désir de retrouver son amie14.
103La reprise par trois fois d'une séquence narrative est caractéristique de l'écriture des contes, mais c'est aussi un procédé rhétorique fréquemment employé dans les romans médiévaux pour souligner un épisode important15.
104Ce qui importe ici, c'est le contraste établi entre la joie des festins et la tristesse de Floire qui rappelle immédiatement celle de Blancheflor.
105Cependant le temps fort de ces séquences est le moment où les hôtes s'étonnent de la ressemblance de Floire avec la jeune fille. Ce motif de la ressemblance rejoint celui de la prédestination et il n'est pas étonnant qu'il joue le rôle de fil conducteur dans la recherche de Floire.
106Le dernier voyage est le retour de Floire sur ses terres ; or il n'est pas raconté car seul importe le récit du départ de chez l'Emir et celui de son arrivée chez lui.
107Avant de s'en retourner, Floire, comme nous l'avons dit, rachète la coupe et fait de somptueux cadeaux à l'Emir, à Licoris et à tous ceux qui sont présents, exerçant ainsi pour la première fois son devoir de largesse ; en effet, à chaque fois qu'il s'est montré généreux lors du voyage aller, c'était pour récompenser ses hôtes ou ses interlocuteurs pour un service rendu. Ici son geste est gratuit et prend une double signification : d'une part, Floire se comporte comme un roi ; d'autre part, il quitte l'Emir non comme son obligé, mais comme un homme libre et puissant16.
108Puis il arrive sur ses terres en possession des deux garants d'un pouvoir fort et durable : Blancheflor et la coupe "troyenne". Couronné et baptisé, il peut imposer la nouvelle loi à son royaume et y faire triompher la foi bafouée au début du roman.
109Ainsi les déplacements de Floire structurent le roman. Dans un premier temps, le départ et le retour chez son père permettent de nouer l'action. Dans un second temps, le voyage se fait itinéraire et ne peut se réduire à un simple aller-retour d'un point à un autre. Floire part à la recherche d'une femme qu'il aime, mais sa recherche se transforme en quête de l'amour, en quête de la femme. Il part, jeune chevalier, à peine sorti des études, il revient adoubé et prêt à recevoir une terre et une couronne. Enfin, ce voyage est aussi un itinéraire intérieur au cours duquel Floire devient autre ou davantage lui-même, ce qui revient au même. Cependant ce voyage n'a pas été marqué par des aventures ou des exploits ; Floire n'a mené aucun combat et tout son parcours s'est fait, guidé par la parole, ponctué par des voix qui mettaient en relief ce qu'il a d'essentiel dans son rapport à Blancheflor. Ces voix, ces discours sont un autre élément structurant du récit et sont le fait des femmes qui jouent un rôle déterminant dans le conte.
HISTOIRE D'AMOUR, HISTOIRE DE DAMES
110Les femmes occupent une place importante dans la narration ; c'est une dame qui raconte l'histoire à sa sœur, instigatrice donc du récit. Ce sont deux femmes qui vont, en quelque sorte l'engendrer, par leur rencontre initiale, par leur rôle de mères et, pour la femme du roi Félis, par son attitude complice à l'égard de l'amour des deux enfants. C'est grâce à Gloris que Floire et Blancheflor sont réunis dans la tour aux Pucelles ; enfin, le rôle de Blancheflor est déterminant pour l'accomplissement du destin lignager de Floire.
111La mère de Blancheflor n'apparaît qu'au début et à la fin du roman, cependant son rôle est capital.
112L'histoire s'ouvre sur le récit d'une razzia organisée par le roi Félis en Galice. Les vers 57 à 92 décrivent avec précision et avec un certain réalisme les exactions des Sarrasins en terre chrétienne :
Félis ot non, si fu paiiens,
Mer ot passé sor crestiiens
Por el païs la proie prendre
Et les viles livrer a cendre.
(v. 61-64).
113L'emploi à la rime des vers 75 et 76 des mots "destruit" (s'appliquant aux terres chrétiennes) et "déduit (se rapportant aux païens) met en évidence la joie de détruire qui est celle des Sarrasins. De même, la suggestion de Félis d'aller "reuber pelerins" juste avant de se réembarquer sonne comme un détail cruel, douloureusement vécu par les chrétiens et quelque peu empreint d'exagération épique.
114Vient ensuite le récit, vers 57 à 112, de la capture de la mère de Blancheflor. Les mots évoquant la violence laissent la place aux qualificatifs concernant le père de la jeune femme puis la jeune femme elle-même. Le grand-père de Blancheflor est qualifié de "preu et courtois" ; de sa fille il est dit :
Bien aperçoit a son visage
Que ele estoit de grant parage
(v. 107-108).
115Ce récit qui sert d'ouverture au roman est à l'origine de l'intrigue puisque le roi Félis voit là l'occasion de répondre à un désir de sa femme :
Et dist, s'il puet, a la roïne
Fera present de la mescine.
De cel avoir molt le pria
Quant il por reuber mer passa.
(v. 109-112)
116De plus il donne d'emblée au roman une tonalité bien différente de celle qui va suivre ; nous ne retrouverons la même atmosphère qu'à la fin, lors du récit de la conversion forcée des Sarrasins par Floire :
A baptisier la gent vilaine
Dura bien plus d'une semaine.
Qui le baptesme refusoit
Ne en Diu croire ne voloit,
Flores les faisoit escorcier,
Ardoir enfu u detrencier.
(v. 3321-3326).
117Alors, la mère de Blancheflor recevra réparation des tourments qu'elle a endurés. Enlevée, captive chrétienne en pays sarrasin au début du conte, elle est, à la fin du roman, richement mariée par Floire :
Flores a un duc esgardé,
Le plus fort et le plus vaillant,
Le plus preu et le plus poissant ;
Au plus rice duc de s'onor
Dona la mere Blanceflor.
(v. 3328-3332).
118et Fortune qui sait si bien faire tourner sa roue lui permet d'accéder aux honneurs et à la joie de voir sa fille couronnée et mariée à un prince converti.
119C'est, finalement, le triomphe de la chrétienté bafouée initialement et le rétablissement de l'ordre, mais d'un ordre meilleur dont la mère de Blancheflor fut l'instigatrice en étant l'instrument de Dieu. C'est bien ce que nous dit la conclusion du conte :
Estes le vos bone eüree ;
Molt l'a Fortune relevee !
Fortune qui l'ot mise jus
Tost le ra relevee sus,
Quant sa fille voit coronee,
Ele rest ducoise apelee.
A Damlediu grasses en rent
Et sel mercie doucement.
(v. 3333-3340).
120Ainsi, alors que le récit s'ouvre sur une scène de défaite pour les chrétiens, il se clôt sur la victoire de la vraie foi et le personnage obscur et fugitif de la mère de Blancheflor prend sa véritable dimension : elle est l'incarnation de la religion bafouée, puis triomphante.
121La mère de Floire se prend d'amitié pour cette captive ramenée de Galice et lorsque, le même jour, à la même heure, elles donnent naissance l'une à un fils, l'autre à une fille, le roi Félis donne à son fils le nom de Floire, s'inspirant du prénom donné par la jeune chrétienne à sa fille. Ensuite les deux enfants sont élevés ensemble et la mère de Floire éprouve une affection certaine pour Blancheflor. Aussi lorsque le roi Félis, conscient de l'amour de Floire pour la jeune fille, vient trouver sa femme et lui fait part de son projet de la tuer, la reine tente-t-elle de trouver une solution qui l'épargnera.
122Elle agit avec diplomatie et conseille à son époux d'éloigner Floire en l'envoyant chez sa sœur à Montoire. Elle imagine tout un stratagème selon lequel Floire oubliera Blancheflor restée auprès de sa mère qui se fera passer pour malade. Ainsi elle sauve une première fois la vie de Blancheflor17.
123Lorsque le chambellan du roi lui apprend que Floire, désespéré de ne pas voir son amie le rejoindre, se laisse mourir, le roi revient à son idée première :
La roïne apela iriés :
"Certes, fait il, la damoisele
Mar acointa ceste novele !
Puet estre que par sorcerie
A de mon fil la drùerie.
Faites le moi tost demander,
Ja li ferai le cief cauper.
Quant mes fix morte le sara,
En peu de tans l'oubliera."
(v. 404-412).
124C'est à nouveau la reine qui imagine une solution moins douloureuse pour la jeune fille : elle sera vendue à des marchands et, pour tromper Floire, on construira un magnifique cénotaphe, lui faisant croire à la mort de son amie.
125Dès son retour, Floire se précipite chez la mère de Blancheflor qui ne peut que lui répondre d'une manière ambiguë car elle a fait serment au roi de se taire. Cependant Floire la croit lorsqu'elle lui dit :
(...).VIII. jors, ot ier
Que si est morte Blancheflour,
Voire, sire, por vostre amor."
(v. 686b-688).
126et il décide alors de mourir à son tour. Sa mère tente à plusieurs reprises de le détourner de son projet ; puis, lorsqu'elle comprend qu'elle n'y parviendra pas, elle décide de lui révéler la vérité.
127Ainsi son rôle est continuellement un rôle positif à l'égard des deux enfants. Elle est présentée comme une femme réfléchie et sensible, même si le roi regrette de l'avoir écoutée.
128Cependant, ses seules armes sont celles du raisonnement, de la réflexion et de la parole. A deux reprises l'auteur dit à propos de la reine :
La roïne s'est porpensee,
Si a parlé comme senee.
(v. 305-306).
------------------------------------
La roïne s'est porpensee
Et si parla comme senee
(v. 531-532).
129Elle exerce auprès de son époux un devoir de conseil tout en se montrant généreuse à l'égard de Blancheflor :
A la mescine veut aidier
Et si son signor consillier
C'a son signor puisse plaisir
Et Blanceflor de mort garir.
(v. 307-310).
130De plus, la reine sait choisir ses arguments en fonction de son interlocuteur ; au roi, elle fait valoir l'honneur de Floire et le risque qu'il y a à exaspérer l'amour de leur fils en voulant tuer la jeune fille :
"Sire, fait el, bien devons querre
Com nostre fix remaigne en terre
Et qu'il ne perde pas s'onour
Por l'amistié de Blanceflour.
Mais qui li porroit si tolir
Qu'il ne l'en esteüst morir,
çou m'est avis plus bel seroit."
(v.311-317).
131à Floire, elle explique que son suicide le séparerait à jamais de celle qu'il aime :
5e vos ensi vous ocïés,
En Camp Flori ja n'enterrés
Ne vos ne verrés Blanceflor :
Cel cans ne reçoit pecheor.
(v. 1025-1028).
--------------------------------------
Cil vos metroient el torment,
La u est Dido et Biblis,
Qui por amor furent ocis,
Qui par infer vont duel faisant
Et en infer lor drus querant.
(v. 1034-1038).
132C'est donc par ses discours que la reine agit. Cependant, au moment du départ de Floire elle lui remet un anneau magique censé le protéger contre tous les dangers ; Floire n'aura pas l'occasion de l'utiliser et cette indication peut sembler superfétatoire, mais l'anneau va jouer un rôle décisif au moment du procès ; cependant, ce n'est pas en tant qu'objet magique qu'il agira en faveur des jeunes gens, mais en tant que sujet de discours.
133Lors du voyage de Floire, les femmes jouent également un rôle important. Comme nous l'avons vu, aux différentes étapes, ses hôtes s'étonnent de sa ressemblance avec Blancheflor. Ce thème revient trois fois ; or, à deux reprises, ce sont des femmes qui notent cette étrange similitude des comportements.
134Lors de la première halte, c'est la femme de Richier qui attire l'attention de son mari sur l'attitude de Floire ; puis elle s'adresse directement à lui :
Autre tel vi jou l'autre jor
De damoisele Blanceflor
(Ensi se noma ele a moi) :
El vos resanle, en moie foi,
bien poés estre d'un eage,
Si vos resanle du visage.
(v. 1295-1300).
135et après avoir souligné leur ressemblance, elle lui dit que Blancheflor regrettait son ami et qu'elle fut vendue à des marchands qui l'emmenèrent à Babylone. Le rôle de cette femme est capital puisque Floire était parti à la recherche de son amie sans savoir où elle avait été conduite ; la femme de Richier lui permet donc de poursuivre sa recherche.
136Au terme de son voyage, c'est encore une femme, Licoris, qui souligne le caractère extra-ordinaire de leur ressemblance ; elle dit à Daire, son mari :
- Sire, fait Licoris, par foi,
çou m'est avis, quant jou le voi,
Que çou soit Blanceflor la bele.
Jou cuit qu'ele est sa suer jumele :
Tel vis, tel cors et tel sanlant
Com ele avoit a cest enfant.
Jou cuit qu'il sont proçain parant,
Car a merveille sont sanlant.
(v. 1725-1732).
137Ainsi, elle n'hésite pas à employer des tournures telles que " a merveille sont sanlant" ; mieux, elle les croit jumeaux et insiste sur la similitude parfaite de leurs traits "tel vis, tel cors et tel sanlant", comme si leur naissance le même jour, à la même heure, finissait par faire d'eux de vrais jumeaux. Le cas n'est pas isolé dans la littérature médiévale où de telles ressemblances, liées à une naissance extraordinaire, sont des signes de prédestination et nous savons ce qu'il en est pour Floire et Blancheflor.
138Là encore, le rôle des femmes est donc déterminant. Ce sont elles qui ont pour fonction de dire cette transformation qui semble s'opérer en Floire à mesure qu'il se rapproche de Blancheflor et qu'il prend conscience du caractère vital de son amour pour la jeune fille.
139La dernière femme à jouer un rôle important auprès des deux amis est Gloris. En effet, lorsque Floire pénètre dans la tour, caché dans un baquet de fleurs, il arrive non dans la chambre de son amie, mais dans celle de Gloris qui va l'aider à rejoindre Blancheflor. Or Gloris va user du discours pour sauver et aider Floire. En le voyant surgir hors du baquet elle a crié et les autres jeunes filles sont accourues dans sa chambre, mais elle se reprend :
Quant ele se fu porpensee,
Si a parlé comme senee
(v. 2349-2350).
140et l'expression employée est la même que celle qui a caractérisé, à deux reprises, la mère de Floire. Comprenant qui est le jeune homme, elle appelle Blancheflor et tente de lui faire deviner qui se cache dans le baquet ; nous avons eu l'occasion de souligner l'habileté de Gloris qui se joue du langage et dont le discours rejoint le thème récurrent du motif floral qui tisse la trame de notre roman.
141Lorsque Floire et Blancheflor sont réunis, Gloris veille sur eux, leur donne à manger et surtout tente à plusieurs reprises d'écarter les soupçons de l'Emir qui s'étonne de ne plus voir Blancheflor. Elle ment pour protéger son amie et invente des lectures nocturnes prolongées qui font que Blancheflor s'endort sur le matin :
Tote nuit a liut en son livre
Que a joie peüssiés vivre,
K'a paines tote nuit dormi, Contre le jor se rendormi.
(v. 2535-2538).
142Mais l'Emir a rapidement des doutes et Gloris ne peut plus protéger l'amour des amants : ses paroles sont inefficaces face aux soupçons et à la jalousie de l'Emir.
143L'auteur souligne à plusieurs reprises l'amitié qui unit Gloris à Blancheflor :
Ele ert a Blanceflor compaigne ;
Fille estoit au roi d'Alemaigne.
Entre les.II. molt s'entramoient,
Ensanle a l'amirail aloeint.
(v. 2357-2360).
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Gloris les garde en boine foi
Et si les sert molt bien a moi ;
Et de lor mangier et del sien
Les sert Gloris, molt lor est bien.
(v. 2487-2490).
144et les deux jeunes filles dont les chambres sont contigües :
Les chambres prés a prés estaient ;
Entre les.II. un huis avoient
Par coi l'une a l'autre venoit
Quant son bon dire li voloit.
(v. 2369-2372).
145ne sont pas sans rappeler les deux sœurs évoquées dans le prologue.
146Blancheflor grâciée et mariée à Floire n'oubliera pas la fidèle affection qui la liait à Gloris et demandera à l'Emir l'abolition de la coutume de "l'arbre d'amour" en faveur de son amie :
Après fait Gloris demander.
Par le consel de Blanceflor
L'a prise li rois a oissor ;
Mais Blanceflor molt li pria,
Quant Gloris eue avera Tot Tan,
por Diu que ne l'ocie,
Ains le tiegne tote sa vie.
Et Flores ausi l'em pria ;
Blanceflor molt grant joie en a.
Et li amirals lor otrie
Qu'il le tenra tote sa vie.
Gloris molt grant joie en a fait,
Vers Blanceflor adont se trait,
.C. fois le baise doucement.
(v. 3126-1339).
147Dans la mesure où cette requête bouleverse l'ordre qui régnait dans la tour aux Pucelles et abolit un privilège fondamental du pouvoir de l'Emir, on peut dire que Gloris joue un rôle plus important que celui de confidente et de complice, elle est celle par qui va s'accomplir la transformation de la nature du pouvoir de l'Emir.
148Ainsi, dans Floire et Blancheflor les femmes sont les instruments du destin : les deux mères sont prédestinées à se rencontrer et à donner le jour, dans des conditions exceptionnelles, aux futurs ancêtres de Charlemagne ; Gloris permet la réunion de Floire et Blancheflor et donc l'accomplissement de leur amour. Elles ont aussi un rôle de protection : la mère de Floire veille sur Blancheflor, Gloris sur les amants. Enfin, c'est par elles qu'est révélé le caractère exceptionnel de cet amour qui transfigure les enfants jusqu'à faire de l'un le double de l'autre.
149L'amour triomphe grâce aux femmes ; leurs discours jalonnent le récit, le font avancer et scandent la progression de cet amour vers sa réalisation et la plénitude son accomplissement.
Notes de bas de page
1 W.C. CALIN a étudié ce motif dans un article "Flower imagery in Floire et Blancheflor", in French Studies, n°18, 1964, pp. 103-111. Un certain nombre de nos analyses recoupent celles de l'érudit américain.
2 Dans le Cantique des Cantiques comme dans la poésie persane et la poésie arabe, l'amour est souvent comparé à un jardin, à un verger, à un palmier ou à un oasis. Autant d'images qui, avec celle de la source, évoquent la plénitude de l'amour comblé ou, par leur absence, la tension du désir.
3 A. PETIT,
4 ed. cit., vers 243-247.
5 ed. cit., vers 609-620.
6 W.C. CALIN, art. cit. "The flower remains a symbol of youth, freshness, purity, and innocence, but refers to the male as well as the female (...) This "equality in love" relationship, peculiar to the genre of the idyll, not only is one of this romance's most charming characteristics, but also helps to set it apart from the dominant courtly tradition of the time (...) Furthermore, as the rebirth of the flower-world each year speaks to man of Nature's power and beneficence, so too the heroes' love appears the most powerful and natural of forces (...) Thus we find that flower imagery in Floire et Blancheflor is organized into a meaningful pattern to serve a didactic and aesthetic purpose. Symbolizing the two protagonists, the love they bear each other ; serving as a stratagem to further their love, as ornamental background, the necessary setting without which their love would be incomplete ; creating the "myth of spring", a mood of freshness, youth, and joy, a poatic world proper for love - these are the "roles" which imagery fulfils." pp. 106 ; 107 ; 108 ; 110.
7 Nous verrons que cet arbre est un arbre mécanique, probablement un automate et ce qu'il signifie ; l'Emir est seul maître du mécanisme et affirme par là sa puissance et son autorité sur les jeunes filles enfermées dans la tour aux pucelles.
8 Lorsqu'il quitte la mère de Blancheflor (v. 703-704), dans le planctus qu'il prononce sur la tombe de son amie (v. 769-776 ; v. 781-784 ; v. 789-792).
9 Citons pour mémoire la Navigation saint Brandan, les navigations dans le Tristan de Thomas, celle de Guigemar dans le lai éponyme de Marie de France etc.
10 M. Th. D'ALVERNY, "La connaissance de l'Islam en Occident du ixe au milieu du xiie siècle" in l'Occidente e l'Islam nell' alto medioevo (2.8 avril 1964), Spolète, 1965, pp. 577-602. II est à noter que presque tous les textes décrivent le paradis musulman.
11 ed.cit. vers 1 255-1 351.
12 Ibid. vers 1 433-1 484.
13 Ibid. vers 1 529-1 538.
14 Ibid. vers 1 673-1 742.
15 Citons l'exemple du cortège du Graal dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes : la scène est racontée trois fois : une fois sous forme de récit et deux fois sous forme de discours.
16 ed. cit. vers 3 255-3 278.
17 Ibid. vers 321-344.
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