San Francisco et l’architecture contemporaine. Le de Young Museum par Herzog & de Meuron (2005)
p. 115-125
Résumé
« De Young Museum by Herzog & de Meuron (2005) and the case of modern architecture in San Francisco »
San Francisco was scarcely considered as an extremely active place for modern architecture in the 20th century. Yet, after the earthquake of October 17 1989, the rehabilitation, reconstruction and construction of several cultural buildings changed the reputation of San Francisco in that field. San Francisco is no longer marginal in the history of contemporary architecture as is shown in particular with the reconstruction of the De Young Museum in 2005 by Herzog & de Meuron. This case exemplifies the ambiguous relationship of the Californian city with modern architecture, the role of civic initiative and debate as well as the weight of the international architectural star system at the expense of local or regional identities.
Texte intégral
1San Francisco n’a guère la réputation d’être un foyer majeur de l’architecture contemporaine aux États-Unis. Jusqu’à une date récente, on y trouvait peu de constructions notoires du xxe siècle. Comment expliquer cette relative absence alors que la ville a par ailleurs une image libérale d’ouverture aux innovations ? On sait combien elle fut un foyer de la contre-culture et de la contestation dans les années 1960. À ce titre, elle accueillit par exemple des expériences d’architecture marginale, en particulier à Sausalito de l’autre côté du Golden Gate Bridge. San Francisco a montré qu’elle ne craignait pas les expérimentations et n’a certes pas l’image d’un territoire conservateur en matière culturelle et artistique.
2Cependant, une situation différente faite à l’architecture contemporaine semble avoir émergé dans les années 1990. L’exemple du de Young Museum, construit par les architectes suisses Herzog & de Meuron et récemment inauguré en 2005, permet de poser quelques questions sur le sort fait à l’architecture moderne à San Francisco. Quel rôle la démocratie locale joue-t-elle dans la culture architecturale du lieu ? San Francisco a-t-elle renoncé à toute identité, à l’expression d’un régionalisme de la Bay Area au profit de la quête d’une image décontextualisée et globalisée ?
Les architectures du XXe siècle à San Francisco
3L’empreinte de l’architecture dite de style Beaux-Arts est particulièrement frappante à San Francisco. Des exemples monumentaux de l’esthétique enseignée à l’École des Beaux-Arts de Paris sont encore bien présents dans le paysage de la ville. À commencer par l’imposant City Hall of San Francisco conçu par l’architecte Arthur Brown Jr. de l’agence Bakewell & Brown (1912-1915). Pur produit de l’École des Beaux-Arts de Paris, Arthur Brown Jr. y fut étudiant dans l’atelier de Victor Laloux de 1897 à 1901.
4Arthur Brown Jr. est également l’auteur du monumental War Veterans Memorial Building (1932) qui abrita, entre autres, jusqu’à la réalisation du bâtiment de Mario Botta le Musée d’art moderne de San Francisco. Dans cette mouvance Beaux-Arts, citons également le Fine Arts Building érigé en 1915 par Bernard Maybeck à l’occasion de la Panama Pacific Exhibition et qui, fort restauré, est encore visible de nos jours. Quant à Daniel Burnham, il a présenté en 1905 son plan d’urbanisme pour San Francisco selon les principes du City Beautiful Movement en voulant donner à la ville des perspectives monumentales (Scully, 29).
5Dans l’entre-deux-guerres, Le Corbusier cite San Francisco indirectement et négativement dans son fameux livre Vers une architecture paru en 1923. Dans le chapitre intitulé « Trois rappels à messieurs les architectes, la surface », il écrit en regard d’une photo représentant le sommet à dôme du Spreckels Building à San Francisco (James & Merritt Reid, 1898) : « Écoutons les conseils des ingénieurs américains. Mais craignons les architectes américains ». (29) Un édifice lourdement décoré à San Francisco sert en quelque sorte à montrer l’influence négative et pesante de l’académisme sur l’architecture de la ville. L’image de la ville est associée à la tradition éclectique.
6Après la Seconde Guerre mondiale, la situation change. Alors que s’affirment autour de la grande figure de Lewis Mumford la quête et l’expression d’un régionalisme avec le Bay Area Style, Frank Lloyd Wright est appelé à construire le Morris Store (1949) qui avec sa rampe et son plafond de globes lumineux est une sorte de musée Guggenheim en miniature. Ce chef-d’œuvre de virtuosité est véritablement le premier édifice d’architecture moderniste à San Francisco et, à ce titre, il est devenu une référence. En 1950, la puissante agence d’architecture Skidmore, Owings & Merrill ouvre une filiale à San Francisco, signe d’une pénétration du style international dans la région. Dès lors, le courant régionaliste est battu en brèche au profit de constructions modernistes dont les exemples les plus innovants sont l’immeuble de la Bank of America (1970, Pietro Belluschi) et la fameuse pyramide du Trans America Building (1972, William L. Pereira & Associates).
7Mais l’émergence de San Francisco sur la scène de l’architecture contemporaine s’affirme surtout avec la construction de musées. L’histoire des musées à San Francisco est sous-tendue par la rivalité entre deux familles patriciennes de la ville : la famille Spreckels et la famille de Young. Cette concurrence a abouti à la création de deux grands musées : le de Young Museum et le California Palace of the Legion of Honor. La compétition a duré jusqu’en 1972, date à laquelle ces deux institutions furent rattachées à une seule et même administration appelée The Fine Arts Museums of San Francisco1.
8Le California Palace of the Legion of Honor ne prend son sens que par rapport et qu’en opposition avec le de Young Museum. Situé dans Lincoln Park, il s’agit d’une commande d’Alma de Bretteville Spreckels qui avait rencontré Auguste Rodin par l’intermédiaire de Loïe Fuller à Paris et qui voulut par la suite consacrer un musée à la mémoire des soldats californiens morts au cours de la Première Guerre mondiale. Le bâtiment dont la cour d’honneur s’orne du Penseur de Rodin, fut dessiné par l’architecte George Applegarth. La pose de la première pierre eut lieu en décembre 1921 en présence du maréchal Foch et l’ensemble fut inauguré en 1924. L’architecte a proposé une réplique agrandie de l’hôtel de Salm à Paris construit par Pierre Rousseau entre 1782 et 1787. Déjà, lors de la Panama-Pacific Exhibition de 1905, cette réalisation du xviiie siècle avait servi de modèle au pavillon français2.
9Le nouveau de Young Museum d’Herzog et de Meuron est inauguré en 2005 dans le contexte d’un essor des édifices culturels depuis les années 1990. Précédemment installé dans le War Veterans Memorial Building au Civic Center, le San Francisco Museum of Modern Art dans le quartier de Yerba Buena est l’œuvre de l’architecte suisse Mario Botta (1995)3. Gae Aulenti aménage l’Asian Art Museum (1996-2003) dans l’ancienne bibliothèque principale construite en 1917. Conçu par Daniel Libeskind et ouvert en 2008, le Contemporary Jewish Museum occupe partiellement une ancienne centrale électrique dans le quartier de Yerba Buena. Quant à Renzo Piano, il redessine la California Academy of Sciences située dans le Golden Gate Park (2008) face au de Young Museum. Les maîtres d’ouvrage de ces différentes réalisations ont fait appel à des architectes de grand renom pour affirmer l’image des institutions concernées.
Chronique de l’ancien de Young Museum
10Le de Young Museum est né en 1894 à l’occasion de la California Midwinter International Exposition qui se tint dans le Golden Gate Park. Michael de Young, éditeur du San Francisco Chronicle, avait visité l’Exposition universelle à Chicago de 1893 dite « Columbian Exposition » et voulut que l’Ouest américain put, lui aussi, accueillir une exposition internationale4. La California Midwinter International Exposition se tint en 1894 dans l’espace de dunes et de végétation éparse qu’était le Golden Gate Park à l’époque. À Chicago, le parti pris des pavillons avait été celui d’un style néo-classique à grande échelle. À San Francisco, on voulut se démarquer d’un tel choix et on encouragea pour les constructions les styles espagnols, orientaux et exotiques. C’est ainsi que le Fine Arts Building fut réalisé dans un style néo-égyptien. Le jardin de thé japonais, dessiné à l’époque et toujours visible de nos jours, est un témoignage des orientations stylistiques de l’exposition.
11Le Fine Arts Building fut conservé après la fermeture de l’exposition pour être converti en un musée dans le parc. Transformé en Memorial Museum en souvenir de l’Exposition de 1894, on lui adjoignit le pavillon de la Bavière comme annexe et le club-house canadien comme résidence du conservateur. Ce dernier édifice fut démoli en 1929. Le tremblement de terre de 1906 endommagea le Memorial Museum ; en 1916, une extension fut commandée à Christian Mullgardt. Inaugurée en 1921, elle prit le nom de « M. H. de Young Memorial Museum ». Sa haute tour, au centre, avec toiture pyramidale lui donnait une silhouette bien identifiable ; les façades étaient habillées d’un riche décor en stuc de style hispanique. À cette époque, le musée abritait une collection d’objets éclectiques et encyclopédiques et constituait une sorte de vaste cabinet de curiosité. Michael de Young, le fondateur du musée, mourut en 1925.
12En 1949, furent entrepris des travaux de ravalement des façades qui aboutirent à la suppression de tout le riche décor extérieur et des ornementations en stuc ; l’œuvre de Christian Mullgardt fut très largement dénaturée. Dans les années 1970, le musée vit ses collections s’enrichir et bénéficia entre autres de la donation Avery Brundage d’art asiatique. Le 17 octobre 1989, le tremblement de terre dit Loma Prieta provoqua des fissures dans l’édifice dont certaines parois durent être assurées par des étais en acier ; en 1993, le musée fut inscrit sur la liste des constructions dangereuses de la ville. Parallèlement, des habitants s’élevèrent contre l’usage, par les visiteurs du musée, de leurs véhicules à l’intérieur du Golden Gate Park. La construction d’un parking souterrain sera ainsi l’un des enjeux et un élément important du programme du nouveau musée. Au cours de cette période, Harry S. Parker III joua un rôle essentiel dans la gestion des musées, et il obtint la rénovation et la préservation à l’identique du California Palace of the Legion of Honor. Une répartition des collections entre les deux grands musées s’opéra : l’art européen fut rassemblé au California Palace of the Legion of Honor, tandis que le de Young Museum abrita les collections d’arts d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique (y compris des États-Unis). Finalement, la décision fut prise de démolir le de Young Museum. Le musée fut fermé le 1er janvier 2001 et sa démolition intervint en 2002.
Le nouveau musée de Young par Herzog & de Meuron : projet, réalisation et réception
13On peut distinguer trois moments dans l’historique du nouveau musée de Young. De 1989 à 1996, l’ancien bâtiment fait l’objet d’une restauration pour le rendre conforme aux normes de sécurité en vigueur. Entre 1996 et 1998, débats et controverses entre la population de San Francisco et les diverses instances de décision se développent. La programmation et la construction du nouveau musée interviennent dans une troisième phase entre 1998 et 20055.
14À l’origine, le programme élaboré par le conseil de gestion est assez vague. Outre l’aménagement d’un parking souterrain, il est demandé d’assurer la continuité du bâtiment à venir avec le jardin de thé japonais, avec la salle de concert en plein air et avec le parc (ce dernier point aboutira à la création du musée de sculpture en plein air). La question de l’image du musée donnée par son architecture n’est pas escamotée, mais elle n’est guère définie dans ses objectifs. Le caractère disparate des collections du musée rend difficile l’expression de souhaits précis.
15Pour le financement de l’opération, il est prévu des fonds de la ville et des fonds privés. C’est à ce stade qu’intervient le rôle des groupes de pression et de la démocratie locale étant donné que le projet implique une part de financements publics. Lors d’un vote public en novembre 1996, une première proposition financière est rejetée par une coalition d’associations écologiques, sportives et de riverains qui craignent un afflux de voitures de visiteurs dans le parc. Il est alors proposé un nouveau projet qui consiste à construire le nouveau musée non plus dans le Golden Gate Park, mais en centre ville. Mais cette seconde solution est de nouveau refusée en 1998.
16Pour sortir de l’impasse et contourner le règlement prescrivant de demander l’avis de la population lorsque des fonds publics sont impliqués, il est décidé de faire appel majoritairement à des fonds privés. Petite-fille du fondateur de la Dow Chemical Company, Diane B. Wilsey déploie une action efficace pour lever des fonds privés et recueille le soutien de nombreux donateurs (plus de sept mille au total). Malgré tout, la tutelle municipale aussi bien que la population continuent à exercer un droit de regard sur le projet.
17Le concours d’architecture s’effectue en plusieurs étapes. Dans un premier temps, huit agences de divers pays sont sollicitées par les commanditaires pour présenter des projets : les Suisses Herzog & de Meuron, le Japonais Tadao Ando, le Britannique Norman Foster, le Mexicain Ricardo Legoretta, l’architecte d’origine uruguayenne Rafael Vinoly, l’Américain Antoine Predock, et l’agence américaine Pei Cobb Fried. Cette liste a ensuite été réduite à trois noms : Herzog & de Meuron, Tadao Ando et Antoine Predock6.
18En janvier 1999, le projet d’Herzog & de Meuron est officiellement sélectionné. Diane Wilsey avait rencontré les architectes en Suisse. Elle avait aussi visité et apprécié ce qui à l’époque était la seule œuvre américaine des architectes, à savoir le chai dit Dominus Winery à Napa Valley (1995-1997). Cet établissement vinicole avait été remarqué à cause du traitement de son revêtement extérieur (des blocs de basalte irréguliers enfermés dans des grilles en acier). Par la suite, Herzog et de Meuron vont construire sur le sol américain l’extension du Walker Art Center à Minneapolis (2005).
19Comme il est d’usage pour les commandes assumées par des agences au rayonnement international, une agence d’architecture locale dite d’opération prend en charge le suivi quotidien du projet : il s’agit de Fong & Chan Architects (FCA). En outre, un paysagiste, Walter Hood de l’Université de Berkeley, est associé à part entière au projet.
20La définition du parti architectural connaît plusieurs phases qui vont dans le sens d’une simplification. Les architectes envisagent d’abord un parti dispersé et une série de pavillons qui auraient abrité les diverses fonctions de l’édifice, et en particulier, les diverses collections artistiques. Un tel parti n’est pas retenu pour diverses raisons : coûts accrus, difficultés pratiques d’accessibilité, problèmes de sécurité. La volonté de se démarquer de Los Angeles a aussi joué. À l’époque, Richard Meier venait d’achever en 1998 le Getty Center à Los Angeles avec un ensemble de structures indépendantes regroupées sur la colline de Brentwood.
21Les architectes retiennent donc le choix d’un volume unique à plan rectangulaire et dont la hauteur sera limitée à un seul étage. Ce n’est pas une boîte compacte que conçoivent les architectes. Des entailles et des creusements de zones à ciel ouvert viennent alléger le volume initial. Pour sculpter les volumes du toit, Herzog & de Meuron expliquent qu’ils ont trouvé leur inspiration dans la topographie primitive du Golden Gate Park constituée de dunes de sable aux surfaces striées de longues nervures créées par le vent. La forme de ces strates s’est retrouvée sur les toits du de Young Museum (cf. photo 1). La toiture légèrement brisée se termine au sud-est par un vaste auvent en porte-à-faux qui penche vers le sol.
22La tour de neuf niveaux est la seule exception au parti horizontal (cf. photo 2). Axe vertical d’un côté de l’édifice, elle répond à l’encorbellement spectaculaire situé à l’autre extrémité de l’édifice. La base de la tour est alignée sur le plan du musée au sol tandis que la partie supérieure est alignée sur la grille orthogonale du plan urbain. Globalement, ce volume vertical subit une torsion de trente degrés.
23Repère urbain, cette tour qui se déhanche est un rappel de l’édifice antérieur dessiné par Christian Mullgardt. Elle a fait l’objet de vives controverses à cause de sa hauteur. Sous la pression du public et malgré des comparaisons avec les tours existantes du Ferry Building ou de la Coit Tower qui montraient le caractère raisonnable de ses proportions, les architectes ont dû réduire la hauteur de la tour la faisant passer de quarante-huit mètres (cent soixante pieds) à quarante-trois mètres (cent quarante-quatre pieds). Au sommet de cette tour se situe un étage d’où l’on peut admirer sur 360 degrés le panorama urbain de San Francisco et la vue sur la baie.
24En définitive, le travail d’Herzog & de Meuron se révèle d’abord sculptural et formel avant d’être fonctionnel. La volumétrie à la fois simple et échancrée souligne la complexité stylistique de l’ensemble. L’édifice est constitué d’une alternance de rubans d’espaces muséaux et d’entailles étirées de forme triangulaire délimitées par des parois transparente en verre. Le musée a été conçu comme une sorte de paysage que l’on parcourt, une topographie avec ses montées et ses descentes et grâce aux transparences, la végétation y est visuellement omniprésente (par exemple dans le fern court ou cour aux fougères en sous-sol). Les architectes ont renoncé à l’expression d’un monumentalisme classique traditionnellement associé à l’architecture muséale et dont le California Palace of the Legion of Honor serait comme l’image emblématique. A contrario, le de Young Museum s’impose comme un nouveau modèle de musée contemporain à la fois par sa forme et ses matériaux.
25Le travail sur l’enveloppe est une marque de fabrique et, une originalité de l’agence Herzog & de Meuron et, en l’occurrence, ils ont fait du revêtement extérieur la signature reconnaissable de l’édifice (cf. photo 3 . Cette « peau » se présente sous la forme d’une combinaison de panneaux de cuivre lisses, perforés et bosselés. Les motifs de gaufrages ont pour origine un travail photographique. Les architectes ont utilisé une photographie de la frondaison d’un tilleul vu du sol dans le Golden Gate Park. Un travail de pixellisation et d’agrandissement de l’image a conduit à définir des zones d’ombre et de lumière et à faire ressortir une grille plus ou moins régulière. Le système de bosselage et de percements est marqué d’un double mouvement d’empreintes convexes et concaves. Chacun des panneaux recouvrant les façades est unique dans la façon d’être coupé, perforé et repoussé. Les panneaux perforés sont présents surtout au rez-de-chaussée du musée et dans les étages de la tour. L’ensemble de cette enveloppe n’a aucune fonction structurale ni de rôle porteur. On peut la considérer comme une sorte de brise-soleil.
26Ce revêtement de cuivre est destiné à vieillir et à se patiner de façon non uniforme par le processus naturel d’oxydation pour prendre à terme une couleur vert-de-gris. Ce processus naturel est censé évoquer le caractère exotique des collections ethnologiques d’Amérique, d’Afrique et d’Océanie. En virant au vert, la façade devrait se fondre dans la végétation du Golden Gate Park.
27En ce qui concerne la disposition muséographique, il a fallu concilier l’exposition de collections d’œuvres ethnographiques et de collections de beaux-arts. Le musée abrite des œuvres d’art des États-Unis de l’époque coloniale à la période contemporaine, des objets des cultures méso-américaines, andines et des Indiens d’Amérique du Nord, ainsi que d’Afrique et d’Océanie (en particulier de Nouvelle-Guinée). Sont également montrés des objets en textile et des costumes et, par roulement, une collection de photographies. Le parti retenu a été celui de la diversité et de l’adaptation aux différents types d’objets exposés. Chaque galerie a été conçue sur mesure. Pour les peintures et arts décoratifs des arts américains du xixe siècle, on a eu recours à des espaces intimes. L’exposition d’œuvres d’art contemporain se fait au rez-de-chaussée dans de vastes salles aux murs blancs, d’une grande hauteur sous plafond et éclairées par de grandes baies vitrées.
28Les galeries ethnographiques dépourvues d’angle droit sont des espaces fluides. L’approche esthétique a été privilégiée dans la présentation des objets ethnologiques de Nouvelle-Guinée, d’Océanie et d’Afrique. Le débat ancien et permanent entre les tenants d’une exposition esthétisante et les partisans d’une mise en valeur pédagogique des collections ethnographiques dont l’inauguration récente du musée du quai Branly à Paris a été l’un des derniers avatars, a été tranché au musée de Young en faveur de la première solution. Les objets présentés dans de grandes vitrines ne sont pas accompagnés de documents qui en expliqueraient les significations rituelles, sociales et symboliques.
29Le projet du nouveau de Young Museum n’a pas cessé d’être controversé et de donner lieu à réclamations et pétitions. Épave, vaisseau spatial, délire futuriste : les qualificatifs péjoratifs n’ont pas manqué pour définir cet édifice.
30La perception de l’édifice a cependant changé dans les mois précédant l’ouverture. Les dons se sont accrus, car de nombreuses personnes ont été séduites par le nouveau bâtiment. John King, critique d’architecture du San Francisco Chronicle, a contribué par ses articles dans la presse locale à faire accepter le bâtiment7. Les visites du chantier ont permis de battre en brèche certaines idées reçues. En outre, l’attribution en 2001 du prix Pritzker (l’équivalent du prix Nobel pour l’architecture) à Herzog & de Meuron a accru leur notoriété qui du même coup a pu rejaillir sur le projet et l’image de San Francisco.
31La réception a été dans l’ensemble favorable dans la presse nationale américaine. Après ce qui est considéré comme la déception du bâtiment de Mario Botta, le de Young Museum est perçu comme redorant le blason architectural de San Francisco et fait de cette métropole une étape nécessaire sur la route de l’architecture contemporaine aux États-Unis (McGuigan). Le critique d’architecture de Time Magazine fait l’éloge de la virtuosité artisanale des architectes (Lacayo). Le New York Times n’est pas en reste (Ouroussoff). Exprimant une rivalité latente entre les deux métropoles californiennes, le critique d’architecture du Los Angeles Times, Christopher Hawthorne, se montre quant à lui plus nuancé en affirmant que ce musée n’est pas le meilleur projet d’Herzog & de Meuron car l’intervention des habitants de San Francisco aurait entravé leur créativité (Hawthorne).
32L’historique du projet et de la réalisation du nouveau de Young Museum souligne l’importance peut-être plus qu’ailleurs aux États-Unis d’une conscience civique à San Francisco. Cette ville possède une tradition de quête d’indépendance, de liberté et de revendication culturelle, politique et sociale dont témoignent les créations de la Beat Generation et toutes les formes de la contre-culture associées aux années 1960 et 1970. Nul doute qu’il y ait là un terreau favorisant l’expression d’une citoyenneté particulièrement vigilante et contestataire. L’architecture participative, c’est-à-dire l’architecture projetée avec une participation plus ou moins importante des futurs utilisateurs, trouve à s’exercer à San Francisco de façon notable. Les réticences à l’égard du projet d’Herzog & de Meuron n’ont pu être surmontées qu’à partir du moment où la notoriété des architectes n’était plus contestable et devenait même un atout pour le paysage culturel de la ville. Les architectes ont intégré des éléments du contexte topographique (les dunes du Golden Gate Park) et culturel (les autres tours) de la ville. L’œuvre n’est donc pas totalement hors-sol pourrait-on dire. Il reste cependant que cet exemple montre qu’une conscience démocratique aiguë peut se combiner avec l’acceptation de fait du système de starisation internationale de l’architecture. Le nom du maître d’œuvre s’avère décisif et l’examen du projet montre combien le de Young Museum est caractéristique de l’architecture de prestige à l’ère des medias et de la mondialisation.
Bibliographie
Ouvrages cités
Botta Mario, Éthique du bâti, traduit de l’italien par Marie Bels, Marseille, Parenthèses [1996], 2005.
Dreyfus Renée, California Palace of the Legion of Honor, San Francisco, Fine Arts Museums of San Francisco, s. d.
Hawthorne Christopher, “A Gift, Wrapped. San Francisco Opens the Copper-Clad de Young Museum”, Los Angeles Times, October 12 2005, E-1.
Herzog Jacques et Pierre de Meuron, “De Young Museum, Golden Gate Park, San Francisco, California, USA”, GA Document, n° 89, December 2005, p. 62-81.
Ketcham Diana (ed.), The de Young in the 21st Century, a Museum by Herzog & de Meuron, San Francisco, Fine Arts Museum of San Francisco, Thames & Hudson, 2005, 240 p.
King John, “The de Young : Not your Average Art-Filled Box. The Architects of San Francisco’s Newly Rebuilt Museum Creates a Space with an Aura of Mystery”, San Francisco Chronicle, October 7 2005.
Lacayo Richard, “The Box of Shadows”, Time Magazine, vol. 166, n° 20, November 14 2005, p 69-70.
Le Corbusier, Vers une Architecture, Paris, Arthaud, 1977 (1re éd. 1923).
McGuigan Cathleen, “The de Young is… De-lovely”, Newsweek, vol. 146, no17, October 24 2005, p 72-73.
Ouroussoff Nicolai, “Going for Cozy Glamour in San Francisco”, The New York Times, October 12 2005, Arts Section, 1 and 7.
Scully Vincent, American Architecture and Urbanism, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1969.
The Fine Arts Museums of San Francisco. Selected Works, San Francisco, Fine Arts Museums of San Francisco, 1987.
Zaugg Rémy, Herzog & de Meuron : une exposition, Paris, Les presses du réel/ Editions du Centre Pompidou, 1995.
Notes de bas de page
1 The Fine Arts Museums of San Francisco. Selected Works, San Francisco, Fine Arts Museums of San Francisco, 1987.
2 Voir Renée Dreyfus.
3 Voir Mario Botta.
4 Sur cet aspect, voir Labouerie Chloé, Young Again, mémoire de master 1 en histoire de l’art, Université de Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 2006 (dir. Claude Massu).
5 Pour une analyse détaillée du projet, on pourra consulter Diana Ketcham.
6 Sur les réalisations des architectes jusqu’à la date du concours, se reporter à Rémy Zaugg.
7 Lire à titre d’exemple John King.
Auteur
Université Paris-I Panthéon-Sorbonne
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