De l'orient mythique au mythe carolingien
p. 9-35
Texte intégral
FLOIRE ET BLANCHEFLOR, ROMAN DU XIIe SIECLE.
1Mon propos est une étude littéraire du texte du manuscrit A et non la recherche d'un texte primitif ou encore de la version la plus sûrement attribuable à un auteur précis, identifiable. Le texte du manuscrit A a été lu tel qu'il nous est parvenu et il est donc parfaitement légitime de le considérer comme un tout, comme un sujet d'étude cohérent et autonome.
2Reste que, avant d'aborder ce qui se veut une explication littéraire du texte, il est bon, me semble-t-il, de justifier ce choix.
3Le manuscrit V est gravement altéré puisqu'il ne comporte ni le début, ni la fin du conte et, même si J.L. LECLANCHE pense que ce manuscrit nous donne un texte plus proche du texte originel, aucune étude globale ne peut être faite à partir d'un récit aussi fragmentaire. Tout juste peut-il, dans la perspective qui est la nôtre, être considéré comme un témoignage, un vestige, une trace d'une version primitive du conte1.
4En revanche, les manuscrits A et B présentent deux récits très proches l'un de l'autre et les abrégements ou les ajouts qui les caractérisent n'altèrent nullement la cohésion de la narration. Plutôt que de procéder à une comparaison qui tendrait, quoi qu'on en ait, à chercher à reconstituer le manuscrit de l'auteur et à faire une sorte de procès d'intention aux scribes, je préfère étudier le texte de la version A et, éventuellement, lorsqu'il y aura une divergence assez importante entre les deux rédactions, expliquer mon choix ou compléter mon analyse littéraire par une comparaison entre les deux versions.
5Floire et Blancheflor peut, dans un premier temps, apparaître comme une histoire naïve, celle de vertes amours enfantines contrariées par des parents soucieux de ménager un avenir prometteur à leur fils. Mais, comme toujours, l'amour est le plus fort et, malgré les obstacles qui tendent à les séparer, les enfants se retrouvent, se marient, deviennent puissants et... n'ont pas beaucoup d'enfants, mais une descendance prestigieuse. Et voilà notre conte pour enfants ou notre histoire d'amour pour midinettes qui dérape. Et si, justement, l'intérêt et la signification de ce récit était dans l'écart qui existe entre l'utilisation d'un schéma narratif d'une simplicité qui semble ingénue et d'une senefiance qui va bien au-delà de ces apparences ?
6Résumons le texte en dégageant les différentes séquences narratives :
7- vers 1 à 56 : Le prologue dans lequel l'auteur annonce le destin des enfants, leur mariage, la conversion de Floire et leur prestigieuse descendance.
8- v. 57-144 : Raid du père de Floire en Galice, razzia et pillage des villes et des campagnes, enlèvement de la mère de Blancheflor qui est donnée comme dame de compagnie à la mère de Floire.
9- v. 145-272 : Naissance des deux enfants le même jour, à la même heure, le jour des Rameaux. Ils sont élevés ensemble et leur affection d'enfance se transforme en amour.
10- v. 273-400 : Les parents de Floire se rendent compte de l'amour qui unit les deux enfants et décident d'éloigner leur fils de Blancheflor. Floire accepte à condition que son amie le rejoigne rapidement. Quinze jours après son arrivée à Montoire, il comprend qu'il a été trompé et refuse de se nourrir. On craint pour sa vie.
11- v. 401-666 : Le chambellan confie ses inquiétudes aux parents de Floire qui décident après une longue discussion de vendre Blancheflor alors que le père de Floire voulait la tuer. Elle est achetée par des marchands qui la conduisent à Babylone. En contrepartie ils donnent au père de Floire une coupe qui est longuement décrite (71 vers). La reine s'inquiète alors de savoir ce qu'ils diront à leur fils lorsqu'il va revenir et elle décide finalement de faire construire un cénotaphe et de dire que Blancheflor est morte. Le cénotaphe est longuement décrit (113 vers).
12- v. 667-1094 : Retour de Floire. On le conduit au cénotaphe. Il exprime son désespoir dans un planctus et cherche à mourir en essayant de se faire dévorer par des lions puis en tentant de se poignarder. Sa mère l'en empêche et lui avoue la vérité.
13- v. 1095-1230 : Floire décide alors de partir à la recherche de Blancheflor en se faisant passer pour un marchand. Au moment de son départ son père lui donne la coupe qui lui fut remise pour prix de Blancheflor et un de ses palefrois qui est décrit en 36 vers. Sa mère lui remet un anneau supposé le protéger de tous les dangers.
14- v. 1231-1762 : Voyage de Floire. Chez Richier son premier hôte, puis à Baudas, puis chez le passeur à Monfélis, chez Daire enfin, Floire entend parler de Blancheflor car leur ressemblance est telle que ses hôtes s'en étonnent.
15- v. 1763-2194 : Daire met Floire en garde. Il décrit longuement Babylone et la tour où sont enfermées les jeunes filles (23 vers pour Babylone, 167 vers pour la tour et 103 pour le verger de l'Emir) ; ces lieux évoqués avec force détails sont présentés comme inexpugnables. Cependant devant la résolution de Floire il lui donne des conseils pour tenter de pénétrer dans la tour et lui explique comment se concilier le portier.
16- v. 2195-2324 : Floire se rend au pied des murailles de Babylone, rencontre le portier, joue aux échecs avec lui et selon les conseils de Daire se concilie ses faveurs en lui faisant de somptueux cadeaux dont la coupe. Le portier invente un stratagème et fait pénétrer Floire dans la tour : le jeune homme est caché dans un baquet de fleurs.
17v. 2325-2572 : Floire retrouve Blancheflor avec l'aide de Gloris chez qui le baquet de fleurs a été déposé par erreur. La jeune fille devient la complice des amants.
18- v. 2573-2692 : Les amants sont découverts. L'Emir veut les tuer, son sénéchal obtient qu'ils soient jugés.
19- v. 2693-3116 Les deux enfants sont jugés : au réquisitoire de l'Emir répond le portrait des enfants et les marques d'amour qu'ils se prodiguent (79 vers). Les barons rassemblés les prennent en pitié et demandent leur grâce à l'Emir qui accepte. Il demande à Floire de lui raconter leur aventure.
20- v. 3117-3287 : Floire est fait chevalier par l'Emir. Il épouse Blancheflor alors que l'Emir épouse Gloris et promet de ne pas la faire tuer au bout d'un an comme c'était jusqu'alors la coutume. Lors des festivités Floire apprend la mort de ses parents. Il se lamente puis décide de quitter l'Emir. Avant son départ il rachète la coupe qu'il avait donnée au portier et donne de nombreux présents à tous ceux qui l'entourent.
21- v. 3289-3342 : Retour de Floire sur ses terres. Il devient roi, se fait baptiser, convertit de gré ou de force tous ses sujets, tue ceux qui refusent, marie la mère de Blancheflor à un duc riche et puissant.
22A la lecture de cette analyse plusieurs points se dégagent qui seront pour nous des axes de lecture. D'une part le début et la fin du conte nous entraînent bien loin du récit d'un amour idyllique, d'autre part les descriptions tiennent une place importante dans le récit, enfin l'écriture du conte se distingue de l'écriture romanesque contemporaine dans la mesure où l'accomplissement du destin du héros ne repose pas sur le récit de la réussite d'aventures successives, glorifiantes et valorisantes, mais sur un récit linéaire de sa vie fondé sur des descriptions à valeur symbolique et des discours ; le roman valorise la parole, le dire et par là même, comme nous le verrons, l'écriture.
23Cependant avant d'aborder l'étude littéraire proprement dite il semble nécessaire de s'interroger sur la date de composition de la version A (B) et sur le milieu littéraire dont elle est issue.2
24Si nous nous référons aux autres versions connues du conte, les principales caractéristiques de la version A (B) sont d'une part le prologue, d'autre part les descriptions de la coupe, du cénotaphe, de Babylone, des vergers (celui du roi Félix et celui de l'Emir). Le prologue rattache d'abord l'histoire des deux héros à la naissance de Charlemagne, puis accorde une place privilégiée aux femmes, annonçant ainsi le rôle décisif qu'auront les personnages féminins dans la suite du récit.
25J.L. LECLANCHE pour déterminer la datation de cette version de Floire et Blancheflor et après avoir fait l'état des différentes hypothèses déjà avancées, conclut, à la suite de rapprochements historiques, qu'elle a dû être écrite entre 1147 et 1150 à la cour de France alors qu'Aliénor d'Aquitaine est encore l'épouse de Louis VII.3
26Il balaye d'une note l'hypothèse de Rita LEJEUNE4 datant sa composition de 1161-1162 en affirmant que l'érudite liégeoise s'appuie sur des vers "très probablement postiches". Or nous croyons qu'il faut, au contraire, prendre en considération tous les éléments narratifs du conte tel que nous le lisons dans le manuscrit A et il semble indispensable, avant d'avancer une hypothèse de datation, de tenter de dégager préalablement les influences nécessaires à l'écriture d'un tel roman.
27Sans aucunement nous livrer à une recherche fastidieuse et souvent vaine de sources immédiates et de références précises à des textes contemporains5, force nous est d'admettre que la composition du conte n'a pu intervenir que dans un milieu lettré empreint de courtoisie et d'une culture qu'on peut qualifier de cléricale mais qui n'exclut pas pour autant une sensibilité à "la matière de France" ni un certain féminisme qui s'exprime par la place importante accordée aux femmes puisque, en particulier, c'est par elles que se constitue dans notre roman la généologie carolingienne. Les beautés et les moeurs de l'Orient ne sont pas inconnues du narrateur qu'il les ait vues de visu, qu'il les connaisse par des récits oraux ou par des textes écrits. Tout cela pourrait, en effet, de prime abord, nous conduire à la cour de France dans les années qui ont suivi la seconde croisade, mais nous savons quelle était alors la vie culturelle à la cour des Capétiens. Reto BEZZOLA insiste sur sa pauvreté et sur le caractère édifiant de la littérature qui s'y écrit. Suger rédige une Vie de Louis VI et commence une Histoire de Louis VII restée inachevée. Ce sont là des ouvrages historiographiques dont le premier prend le caractère d'un exemplum profane. Odon de Deuil, moine à Saint-Denis, fait le récit de la seconde croisade à laquelle il a participé comme chapelain du roi. Il écrit de manière pittoresque et relate l'admiration des Français (et la sienne) pour les fastes de l'Orient, cependant il dédie son récit à Suger et dit expressément que son but est de fournir à l'abbé de Saint-Denis les matériaux nécessaires à une Histoire de Louis VII : la vivacité de son style n'est donc pas mise au service d'une écriture profane relevant des récits de voyage.
28En fait, Louis VII n'a aucun goût pour la littérature de son temps, qu'elle soit romanesque ou poétique. Quant à Philippe Auguste "pendant toute sa vie, il ne participa en aucune façon au mouvement spirituel et littéraire de l'époque"6. Comment imaginer que Floire et Blancheflor puisse être écrit à et pour une cour aussi méprisante à l'égard des belles histoires ? Reste Aliénor, mais nous ne savons rien de certain sur son rôle littéraire à la cour de France ; Rita LEJEUNE parle sans cesse au conditionnel lorsqu'elle évoque le rôle possible d'Aliénor dans la constitution à Paris d'un milieu littéraire. En fait, c'est surtout après 1150 que s'affirment le rôle et la place d'Aliénor d'Aquitaine dans la littérature de son époque ; or elle épouse Henri II Plantagenêt en 1152.
29Que penser de l'hypothèse d'une composition à la cour d'Henri II Plantagenêt dans les années 1161-1162 ?
30Il est vrai que cette cour est foisonnante d'inventions et ouverte à toutes les influences. De plus certains traits de l'écriture de Floire et Blancheflor rappellent les innovations propres aux romans antiques ; je pense en particulier au goût pour les descriptions et à l'emploi de certains motifs littéraires, mais ces rapprochements ne sont pas des preuves ; ils ne sont que des coïncidences peut-être fortuites. De plus, même si, comme l'écrit E. BEAUMGARTNER "la création littéraire ne se plie pas, ou mal, aux lois du pouvoir"7, il est fort douteux qu'un roman écrit à la cour d'Henri II s'ouvre sur un prologue à la gloire de Charlemagne. Reste que le milieu culturel où fut écrit Floire et Blancheflor est imprégné des mêmes influences que la cour Plantagenêt et, quoique perméable à la matière épique, il semble sensible aux charmes d'une littérature d'amour et de divertissement. Quelles sont alors les cours littéraires qui, dans la seconde moitié du xiie siècle, répondaient à ces caractéristiques apparemment contradictoires ?
31La cour de Champagne est un milieu culturel à la fois proche de la cour de France et de celle des Plantagenêts. En effet, Marie de Champagne qui épouse en 1164 Henri Ie est la fille d'Aliénor d'Aquitaine et de Louis VII ; quant au Comte de Champagne, c'est un vaillant chevalier qui s'est signalé dès la seconde croisade aux côtés du roi de France qui l'a remarqué et depuis lors les deux hommes entretiennent des liens d'amitié et d'estime. Adoubé par l'empereur de Constantinople, le comte de Champagne entretient aussi des rapports étroits avec le basileus, autrement dit avec l'Orient même s'il s'agit de l'Orient chrétien. Mieux, il sert d'intermédiaire entre la cour de France et les royaumes latins d'Orient.
32De plus, Henri I est présenté par ses contemporains comme "la synthèse vivante du chevalier, du prince et du clerc"8. Jean DUFOURNET écrit à son propos : "très cultivé, il savait le latin, connaissait les lettres antiques, l'éloquence, la théologie, la musique ; il vivait au milieu des clercs à qui il soumettait des problèmes d'exégèse littéraire et biblique". Jean DUFOURNET ajoute : "peut-être se préoccupait-il peu de la littérature en langue vulgaire qu'il laissait à sa femme et à son frère Thibaud"9. Peut-être... mais un milieu culturel est d'abord un lieu d'échanges et ce prince lettré ne pouvait qu'exercer une influence sur les lettres profanes ; or Floire et Blancheflor est comme le dit justement J.L. LECLANCHE tout imprégné de culture cléricale.
33Quant à Marie on a trop tendance à ne voir en elle que la protectrice de Chrétien de Troyes, alors que ses goûts furent plus éclectiques : Gautier d'Arras écrit pour elle Eracles et peut-être Ille et Galleron ; elle accueille des troubadours dans son entourage, et apprécie l'oeuvre de Conon de Béthune.
34Ainsi la cour de Champagne réunit tous les éléments propices à la composition d'une oeuvre telle que Floire et Blancheflor : connaissance des romans antiques, des auteurs de l'antiquité classique, liens permanents avec l'Orient, goût pour les lettres profanes et relations amicales et personnelles avec la cour de France puisque Marie est la propre fille de Louis VII et que son époux le comte Henri restera fidèle à son souverain le servant auprès de l'empereur Barberousse.
35Marie devient comtesse de Champagne en 1164 et meurt en 1198. Peut-on préciser davantage la date de composition de notre conte ? De telles entreprises sont toujours fort délicates et en l'absence de preuves certaines nous ne pouvons que nous montrer d'une extrême prudence. Les arguments que je vais avancer sont, de plus, de nature historique et ce type de témoignages appliqués à la datation d'une oeuvre littéraire est presque toujours subjectif, sauf s'ils sont corroborés dans le texte par la mention explicite d'un fait précis, or ce n'est pas le cas ici.
36La seconde partie du prologue fait mention de deux soeurs et l'histoire est racontée par l'aînée à sa cadette, histoire qu'elle tient d'un clerc qui l'a lui-même lue dans un "livre". Or, en 1183, la demi-soeur de Marie, Marguerite, vient vivre à la cour de Champagne et les deux femmes sont très liées non seulement par leurs liens de parenté (elles sont à la fois demi-soeurs et belles-soeurs), mais aussi par une réelle affection. Marguerite ne quitte la cour de Champagne qu'en 1186 pour épouser le roi Bela de Hongrie à la mort duquel elle part à la cour de Jérusalem auprès du fils de Marie. Ainsi nous trouvons entre 1183 et 1186 réunis divers éléments qui sont présents, sur le mode de la fiction, bien sûr, et avec toute la distance qu'elle suppose, dans le conte de Floire et Blancheflor : deux soeurs, deux femmes, filles de Louis VII, mais élevées en relation étroite avec la cour d'Alinénor d'Aquitaine, l'une étant sa fille, l'autre sa belle-fille ; l'une, Marguerite, descendante de Charlemagne (c'est du moins ce que veut prouver la cour capétienne en cette fin de siècle) se préparant à épouser en seconde noce le roi de Hongrie (royaume christianisé par Floire), et, l'une et l'autre, entretenant des liens étroits et personnels avec l'Orient. Ce n'est peut-être qu'un concours de circonstances, mais il mérite qu'on s'y arrête.
37On nous objectera que c'est là une date fort tardive compte tenu de divers témoignages littéraires, en particulier ceux des troubadours cités par Rita LEJEUNE, mais la version A (B), comme le montre J.L. LECLANCHE est postérieure à V et il est donc possible que la version citée antérieurement ne soit pas celle qui nous intéresse. Il faut s'entendre sur le sens du terme "composition" pour les œuvres écrites au xiie siècle. Lorsqu'une histoire plaît, elle est reprise, ré-écrite par différents auteurs. Aucun n'a l'impression d'être un remanieur, chacun l'écrit avec son "entencion", y met son "talent", sa griffe personnelle et chacune de ces oeuvres est originale parce que nouvelle par la forme et éventuellement par le sens. L'esthétique romane n'est pas une esthétique de la surprise, c'est une esthétique qui privilégie la "conjointure" et la beauté du style. "Faire un vers nouveau" c'est le plus souvent inventer une forme nouvelle et non inventer une matière nouvelle. Les nombreuses versions connues de Floire et Blancheflor montrent bien que l'histoire a connu un grand succès. Reste qu'il faut parler non de remaniements successifs, mais de réécritures.
38Aussi la version qui nous intéresse est-elle unique en ce sens que son écriture est originale et qu'elle prend une signification différente de celles des autres versions antérieures ou postérieures. C'est cette forme et ce sens qui sont l'émanation d'un certain milieu culturel, selon nous la cour de Champagne.
FLOIRE ET BLANCHEFLOR AU CARREFOUR DE TRADITIONS DIVERSES.
39Mon propos n'est pas de rechercher les sources directes du conte de Floire et Blancheflor ; cette recherche en elle-même serait vaine et inutile à la compréhension du texte qui retient notre attention. En revanche, il est bon de situer Floire et Blancheflor par rapport aux traditions narratives dont participe le conte afin de mieux dégager ensuite son originalité.
40La production littéraire de la seconde moitié du xiie siècle est abondante et variée comme le sont les sources des premiers auteurs de "romans". L'héritage de l'antiquité classique est sollicité, comme les légendes propres à la "matière de Bretagne" ou encore les récits d'Ovide qui influencent nombre d'écrivains. L'autre source d'inspiration, plus difficile à cerner, est l'Orient qui offre à l'Occident médiéval de nombreux récits et des images qui le font rêver. Malheureusement les traductions écrites de récits orientaux sont attestées beaucoup plus tardivement, mais nous savons les liens qu'entretenaient la cour de Poitiers au début du xiie siècle avec les cours mozarabes; puis après la première croisade et surtout à la suite de l'instauration du royaume franc de Jérusalem, les liens culturels que les rois de ce royaume chrétien avaient tissés avec les souverains orientaux, musulmans et grecs. Or les rois de Jérusalem sont tous liés aux milieux culturels occidentaux et les échanges sont incessants entre la Terre Sainte et l'Occident chrétien : ce sont les routes de pèlerinage mais aussi les routes commerciales qui, elles, s'étendent bien au-delà des rives méditerranéennes. Les milieux culturels occidentaux étaient bi voire trilingues ; marchands et princes vivant en Orient apprenaient, plus ou moins bien certes, l'arabe classique, celui de la langue diplomatique et culturelle. Aussi est-il quasiment certain que bien avant que nous ayons des attestations irréfutables de traductions de contes orientaux, nombre d'entre eux étaient connus de l'Occident. De plus, les cours mozarabes, comme la cour de Sicile et les cours d'Outremer étaient des centres de traduction très actifs. Les unes et les autres placées aux confins de deux mondes sont des lieux d'échanges entre les civilisations orientales et occidentales.
41Pour ce qui est des liens entre les cours mozarabes d'Espagne et la cour d'Aquitaine, je ne reprends pas les remarques faites par Pierre GALLAIS10, remarques et analyses que les études les plus récentes confirment. De même Reto BEZZOLA11 a longuement parlé des cours orientales, de leurs relations avec l'Occident et de la culture qui s'y crée et qui rayonne vers les cours d'Angleterre, d'Aquitaine, de Poitou, d'Anjou. Je voudrais seulement reprendre ici quelques faits connus certes, mais trop souvent méconnus lorsqu'on étudie les œuvres du xiie siècle occidental. Rappelons que Baudouin III, roi de Jérusalem, est présenté par Guillaume de Tyr comme le modèle des princes lettrés. Or, lui et Amaury Ier, son frère et successeur (1162-1173), sont nés en Orient dans un milieu fortement influencé par la civilisation syrienne et arabe. De plus "tous deux étaient en contact continu avec la cour de Byzance et avaient épousé des nièces de l'empereur Manuel"12, lui-même fin lettré. Les autres princes d'Orient se piquent eux-aussi d'entretenir des cours littéraires ; or ils sont apparentés aux cours d'Europe mais aussi aux cours de Constantinople, aux princes normands d'Italie et aux princes d'Arménie. Rappelons rapidement et à titre d'exemple la vie de Raymond de Poitiers, second fils de Guillaume IX d'Aquitaine, "nourri" à la cour d'Henri Ier Beauclerc, parti en Orient en 1135 pour prendre possession de la principauté d'Antioche et qui, nous dit Guillaume de Tyr, aimait à se faire raconter des 'histoires" ; entretenant de mauvaises relations avec les princes francs et byzantins, il accorde sa confiance à des princes arabes ou iraniens. On l'accusa de s'être fait musulman et on sait quelles calomnies (?) furent racontées sur ses rapports avec Aliénor d'Aquitaine lors de leur rencontre en 1148 à l'occasion de la seconde croisade. N'oublions pas non plus le rayonnement de la cour normande de Sicile. Roger II créa autour de lui un véritable mouvement culturel ; or "à Palerme les chrétiens sont rares ; Roger II commença son règne au milieu des Musulmans (...) la culture et la littérature à la cour de Palerme sont essentiellement arabes"13. Sans doute y avait-il aussi une diffusion des chansons de geste et des romans courtois "français", mais ceux-ci côtoyaient les oeuvres des poètes et des savants arabes. Cette tradition culturelle se prolongea sous les règnes de Guillaume Ier et Guillaume II. Or ce dernier a épousé Jeanne Plantagenêt, fille d'Henri II et d'Aliénor ; on reste en famille ! Si l'on ajoute que ces cours avaient des relations commerciales avec toute l'Afrique du Nord, voire l'Afrique noire via l'Egypte, avec les cours indiennes via la Perse, on comprend que l'Occident est, plus qu'on ne l'imagine souvent, ouvert aux influences orientales et Floire et Blancheflor est certainement redevable à plus d'un titre à cette connaissance de la vie, de la civilisation et de la culture orientales. Reste que, comme toutes les oeuvres contemporaines, le conte véhicule des images mythiques qui sont celles de tout un passé commun, de tout un patrimoine propre à l'ensemble des civilisations indoeuropéennes et que ni son auteur, ni ses lecteurs ne méconnaissent les traditions littéraires de l'antiquité classique.
42Certains motifs et certaines scènes de Floire et Blancheflor peuvent s'expliquer quasi naturellement à partir de ces remarques.
43Ainsi le motif de la naissance merveilleuse des enfants, de la "fausse" gémellité qui conduit au thème de la prédestination est un motif récurrent dans la littérature médiévale et ses origines sont diffuses parce que le mythe est commun à toutes les civilisations, des Celtes aux Indiens14. Seul importe, sur le plan narratif, le destin de tels jumeaux : pour quoi sont-ils prédestinés ?
44Le motif de la mésalliance appartient lui aussi à un fond narratif qu'on pourrait qualifier de folklorique si ce mot avait un sens précis. Il est à l'origine d'aventures diverses et devient ainsi, selon l'expression propre à un certain jargon contemporain, "producteur de textes".
45Le motif de la "fausse mort" est lui aussi commun à bien des fonds narratifs : de l'antiquité aux contes arabes15.
46La quête et la réunion finale des amants ne seraient qu'un dénouement banal si le seul but des retrouvailles était un mariage heureux ; même le subterfuge du baquet, autre version du cheval de Troie, n'est pas une innovation, quoique le traitement du motif relève de la modernité et de l'originalité de l'écriture de Floire et Blancheflor.
47Ainsi, nous sommes en présence d'éléments narratifs bien connus, mais ce qui importe, ce ne sont pas ces ingrédients pris séparément, c'est la façon dont ils sont écrits et la fonction qu'ils assument par rapport à la signification d'ensemble du récit.
48De même, les descriptions considérées dans toute la sécheresse d'une énumération s'apparentent à autant de topoï traités ailleurs : que ce soit la description du tombeau, celle du palefroi, celles des vergers, celle de la ville, celle des enfants. Reste la manière dont elles sont traitées c'est-à-dire les traits retenus, et la place et la fonction qui leur sont imparties dans la narration.
49Qu'en est-il du schéma narratif fondamental des amours de "jeunes" contrariées par des parents qui craignent une mésalliance ?
50Il se trouve déjà dans la comédie classique chez Plaute et chez Térence, très lus au Moyen-Age ; or, dans tous les cas, ces comédies se terminent bien et les jeunes gens s'épousent à la fin16.
51On peut également songer à une influence des romans grecs qui présentent non seulement un canevas indentique, mais qui développent aussi certains thèmes et certains motifs que l'on retrouve dans Floire et Blancheflor. De plus, bon nombre de ces romans situent leur action en Orient ou en Afrique.
52Certes la transmission aurait été orale à moins qu'on ne songe aux ateliers de traduction si nombreux autour de la Méditerranée. Des titres ont été avancés : Daphnis et Chloé, les Babyloniques dont une analyse a été faite au ixe siècle par Photius, Chéréus et Callirhoé, les Ethiopiques ou encore les Ephésiaques.On a même voulu voir des rapprochements possibles entre Floire et Blancheflor et Apollonius de Tyr, mais la source directe d'Apoloine dont nous n'avons conservé qu'un fragment semble être l'Historia Apollonii Regis Tyri et non un extrait des Ephésiaques. Rien de sûr donc à propos de cette filiation17.
53Pour ce qui est des sources latines, nous songeons à Piramus et Tisbé écrit vers 1160 et racontant d'après les Métamorphoses d'Ovide les amours funestes des héros éponymes. Cependant cette histoire a ceci de fondamentalement différent de celle de Floire et Blancheflor qu'elle est tragique ; elle s'apparente aux récits d'amours fatales et en cela elle est plus proche de Tristan et Yseut que de Floire et Blancheflor18.
54Enfin, certains traits de l'écriture de Floire et Blancheflor sont à rapprocher des romans antiques : même goût pour les descriptions d'objets et d'édifices, même valorisation du savoir, des études, de la connaissance ; cependant Floire et Blancheflor s'écarte des romans antiques sur deux points fondamentaux : d'une part le roman n'est pas "traduit" d'une source latine; d'autre part, et surtout, l'amour n'y est pas lié aux prouesses chevaleresques, traits caractérisques des romans de "la matière de Rome".
55Reste à examiner l'hypothèse souvent avancée d'une source orientale, mais pourquoi distinguer thèse persane et thèse arabe ? L'Iran sassanide n'abandonne pas une civilisation millénaire lorsqu'il devient musulman. Dès le viie siècle, la Perse musulmane, bilingue, reprend en arabe les romans traditionnels persans et la culture persane infléchit la littérature arabe : "à la cour des Abbassides, à Bagdad, l'influence toute puissante de la civilisation et de la poésie persane transforma la poésie des Bédouins en une poésie arabe courtoise"19. Or, au xiie siècle le Califat de Bagdad est une cour ouverte à toutes les cultures de l'Orient : persane, arabe, hellénique même.
56Après Mario CACCIAGLIA20 Jean-Luc LECLANCHE, dans sa thèse, fait le point sur la question, aussi ne reprendrai-je pas les différentes hypothèses émises antérieurement21. Notons seulement que les rapprochements qui ont été faits par G. HUET, R.BASSET ou I.PIZZI ne s'appuient que sur des éléments éparpillés dans les contes des Mille et une Nuits qui nous ont été transmis ou dans deux récits du Kitâb el Aghâni, ou encore dans des contes persans tels que Mihr et Mouchter, Selânam et Absaal, Houmâyaun, ou bien sur des allusions contenues dans un poème de Firdoussi dans lequel un amant est porté chez son amie, caché dans une corbeille. Jamais les rapprochements ne prennent en compte l'ensemble d'un récit arabe ou persan ; or, comme le dit fort justement J.L. LECLANCHE, "on doit satisfaire dans ce type d'argumentation à une condition sévère : seule la réunion d'un assez grand nombre de motifs et de thèmes communs dans un même récit arabe permettrait de parler d'une source arabe"22.
57Les tenants de l'hypothèse arabe se sont surtout référés aux Mille et une nuits. G.HUET23 cite un certain nombre de récits qui tous comportent au moins un élément commun avec Floire et Blancheflor que ce soit le tombeau fictif, le déguisement en marchand ou la corruption du portier pour entrer dans le harem. Or ce sont là des éléments qui, bien que spécifiquement orientaux pour la plupart, sont isolés et dont par conséquent on ne peut tirer de conclusions, sinon que l'auteur de Floire et Blancheflor connaissait les topoï de la littérature arabe, ce qui n'a rien d'étonnant.
58J. Luc LECLANCHE a fort justement analysé avec plus de précision le conte de Noam et Neema qui, de fait, présente une structure générale proche de celle de Floire et Blancheflor ; de plus, certains épisodes peu fréquents dans la littérature médiévale se retrouvent dans les deux récits : la condition d'esclave de la jeune fille, le fait qu'ils reçoivent une même instruction, le voyage pour retrouver Noam (Neema n'a pas à se déguiser en marchand, il l'est), la ruse pour pénétrer dans le harem, l'erreur de porte, le rôle de l'amie et le fait que Neema est pris pour une femme, le pardon de l'Emir, le mariage des enfants. Cependant J.L. LECLANCHE souligne lui-même les divergences :
- "Il n'y a pas de "fausse morte" dans le conte arabe.
- L'opposition du père est presque inexistante dans le conte arabe.
- Les circonstances de la séparation sont très différentes dans les deux récits.
- Le personnage du médecin persan est différent de celui de Daire, quand bien même leur fonction narrative est la même.
- Le thème de la partie d'échecs est absent du conte arabe"24.
59Avant de revenir sur quelques points importants que J.L. LECLANCHE n'a pas soulignés et qui pourtant confortent le bien fondé de son rapprochement, je voudrais faire état d'un conte persan, Varquah et Golshâh qui, lui aussi, présente des ressemblances intéressantes avec Floire et Blancheflor. Inconnu jusqu'à ces dernières années ce roman fut révélé à l'Occident en 1948 (quoique l'article qui lui fut consacré fût écrit en turc), un second article, en français, parut à son sujet en 1961, enfin il fut traduit en français en 197025. On le voit nous travaillons sur des matériaux sans cesse renouvelés ; aussi la prudence et la modestie sont-elles de règle. J'ajouterai encore que ces récits se situent dans une tradition narrative qu'on peut qualifier d'arabo-persane ; aussi ne faut-il pas opposer un rapprochement à un autre : simplement, dans l'état actuel de nos connaissances, il m'a semblé que Varquah et Golshâh présentait des ressemblances troublantes avec Floire et Blancheflor.
60voici l'analyse de ce conte tel qu'il nous a été transmis :
61Nous avons souligné les différences qui existent entre les deux récits. Si l'on s'en tient à leur structure, la plus frappante est la part faite aux aventures chevaleresques, aux récits guerriers dans Varquah et Golshâh qui est complètement absente du conte de Floire et Blancheflor et que l'on retrouvera curieusement dans le roman. Cependant les épisodes les plus importants qui constituent la trame des deux histoires se retrouvent dans l'une et l'autre : deux enfants élevés ensemble tombent amoureux l'un de l'autre ; ils reçoivent une éducation soignée, veulent s'épouser, mais Varquah est ruiné et ne peut plus prétendre à la main de Golshâh, les parents de la jeune fille la marient contre son gré alors que son ami est parti faire fortune (autre version de la vente de Blancheflor alors que Floire est éloigné) ; ils ont recours à la ruse de fausse mort et du faux tombeau ; Varquah se meurt d'amour sur le tombeau de Golshâh jusqu'à ce qu'il apprenne la vérité, quête de Golshâh, réussite, réunion des amants, conversion des juifs de Damas (à la foi musulmane), acquisition d'un royaume grâce à l'amour d'une femme. Or ces deux derniers motifs sont rarissimes dans les récits persans, comme le motif de la conversion, celle des Sarrasins cette fois, l'est dans les romans du xiie siècle.
62Il y a donc là une étrange coïncidence entre des motifs peu usités dans l'une et l'autre littérature et nous sommes très loin de topoï si fréquents que leur origine ne peut être déterminée.
63Les schémas narratifs de ces deux contes, Neema et Noam et Varquah et Golshâh sont donc quasi complémentaires si on les rapproche de Floire et Blancheflor. Ajoutons que si la fin de Neema et Noam ignore le thème de la conversion, en revanche le dénouement fait la part belle à la parole, au récit qui se dit, comme c'est le cas dans Floire et Blancheflor. Jean Luc LECLANCHE n'a pas relevé ce rôle prépondérant de la parole à la fin du conte ; or Neema, découvert, raconte son histoire à la soeur de l'Emir, qui la raconte à son frère en lui donnant un dénouement malheureux : l'Emir, dans son récit, tue les amants ; après avoir terminé son histoire, la conteuse, habile, demande à son frère ce qu'il pense de cette fin : l'Emir la trouve injuste ; alors Sette Zahia révèle la vérité et son frère qui ne peut revenir sur son jugement, gracie les deux jeunes gens et les marie. La parole joue donc ici un rôle fondamental : c'est le dénouement fictif du récit en abyme qui permet le dénouement heureux du récit premier.
64Cependant, pour troublants que soient ces rapprochements, ils ne sont que des éléments d'une intertextualité beaucoup plus vaste qui laisse la part belle à l'invention. L'auteur de Floire et Blancheflor n'a certainement pas eu ces textes sous la forme qui nous a été conservée ; de plus, les auteurs médiévaux ne traduisent pas, ils adaptent et notre Conte est écrit à une époque donnée, pour un public donné et par un auteur dont les goûts sont ceux de son époque. Au-delà de ces considérations critiques, ce qui importe c'est la "conjointure" de Floire et Blancheflor, une "conjointure" subtile mise au service d'un "sens".
ETUDE DU PROLOGUE : MYTHE CAROLINGIEN ET CHAMBRE DES DAMES
65L'écriture des prologues des oeuvres romanesques relève d'une topique qui laisse peu de place à l'originalité. Il y a en quelque sorte des motifs obligés qui finissent par perdre toute signification dans la mesure où ils sont de pure convention. C'est le cas du recours à la parabole des talents ou de la profession de foi de la véracité du récit et de son utilité. Cependant les prologues ne sont ni de conventionnels exordes ni une succession de formules toutes faites, ni la simple présentation de l'histoire. Le prologue est là pour faire comprendre au lecteur le sens que le narrateur a souhaité donner à son texte, un sens qu'il devra décoder et comme l'écrit Marie-Louise OLLIER à propos des prologues de Chrétien de Troyes : "To the poet's antancïon must correspond the reader's antante'27.
66Aussi devons-nous étudier avec attention et vigilance ce que nous dit l'auteur de Floire et Blancheflor dans les cinquante-six premiers vers qui constituent le prologue du conte.
67Le prologue de Floire et Blancheflor est, si je puis me permettre cette expression, un prologue à tiroirs et cette structure est riche d'enseignement.
68Les quatre premiers vers sont une apostrophe à un auditoire peut-être fictif ; mais ils soulignent la volonté de donner à cette histoire la forme d'un "conte", ce mot désignant ici un récit raconté oralement. D'emblée l'auteur s'adresse à un public complice ainsi que l'indiquent les expressions : "li amant, cil qui d'amors se vont penant" et jeune sans doute : "chevalier" "pucelles" "damoisel". Le vers 5 possède par l'emploi de la proposition conditionnelle la forme habituelle de la captatio : "se mon conte volés entendre"; la notion d'utilité est introduite au vers 6 : "molt i porrés d'amors aprendre".Vient ensuite la présentation des personnages et le récit anticipé des événements. Cette utilisation de la "prolepse narrative" dans les prologues est fréquente tant dans les prologues de romans que dans les prologues d'épopée. Les écrivains médiévaux ne comptent pas sur le suspens pour intéresser leurs lecteurs ou leurs auditeurs. Ce qui compte c'est moins les rebondissements de l'histoire que la beauté et l'originalité de la conjointure, c'est-à-dire de la mise en forme. Vient ensuite la présentation des deux personnages principaux. Ils sont introduits tour à tour, et la structure parallèle des vers insiste sur le fait qu'ils sont prédestinés à s'aimer :
çou est du roi Flore l'enfant
Et de Blancheflor le vaillant,
(vers 7-8)
69malgré l'obstacle de la différence de religion soulignée à deux reprises :
Flores ses amis que vos di
Uns rois paiiens l'engenuï,
Et Blanceflor que tant ama
Uns cuens crestiiens l'engenra.
Flores fut tos nés de paiiens
Et Blanceflors de crestiiens.
(vers 13-18)
70Mais leur naissance merveilleuse est un signe du destin puisqu'ils furent "en un biau jor né / et en une nuit engenré".
71Or cette indication nous est donnée comme un élément d'une structure logique qui énonce le destin de Floire :
Bautisier se fist en sa vie
Flores por Blanceflor s'amie,
Car en un biau jor furent né Et en une nuit engenré.
Puis que Flores fu crestiiens,
Li avint grans honors et biens,
Car puis fu rois de Hongerie
Et de trestoute Bougerie.
(vers 19-26)
72n y a une accumulation de termes introduisant l'idée de consécution entre les faits : "por Blanceflor s'amie" (vers 20), "car en un biau jor furent né" (vers 21), "Puis que Flores fu crestiiens" (vers 23), "Car puis fu rois de Hongerie" (vers 25). Ainsi Floire se convertit par amour et donc son destin est inéluctablement lié à celui de Blancheflor, la chrétienne ; or, les vers 9 à 11 nous présentent Blancheflor comme la source d'une lignée fameuse, celle de Charlemagne :
Çou est du roi Flore l'enfant
Et de Blancheflor le vaillant,
De cui Berte as grans piés fu née ;
Puis fu en France mariée.
Berte fu mere Charlemaine,
Qui puis tint France et tot le Maine
Çou est du roi Flore l'enfant
(vers 7-12)
73Ainsi, consécutivement, Floire est lui aussi l'ancêtre de Charlemagne ; mais la filiation est indiquée par les femmes, même si cette première partie du prologue se clôt sur le destin du héros.
74Il est vrai que donner explicitement pour ancêtre de Charlemagne un Sarrasin converti aurait eu quelque chose de paradoxal ; mais il n'est pas exclu qu'après le semi-échec de la deuxième croisade ce choix participe du rêve réactualisé d'une conversion générale des païens. La fin de Floire et Blancheflor n'est pas sans évoquer, pour nous, la fin du Jeu de saint-Nicolas.
75Dans cette première partie du prologue le conte est donc bien présenté comme une histoire d'amour, mais de quel amour ? Celui qui unit deux enfants voués l'un à l'autre et dont le fruit sera la mère de Charlemagne. Floire au vers 7 est présenté comme le "roi Flore l'enfant"; la contradiction apparente entre les termes roi et enfant n'est-elle pas un admirable raccourci de la bivalence de cet amour qui ne peut être pensé en dehors de sa justification finale qui, elle aussi, est double : le triomphe de la foi chrétienne qui éclate dans la conversion finale de Floire et, à plus long terme, la naissance de Charlemagne.
76Ainsi la lecture de l'oeuvre est orientée puisque l'auteur insiste en conclusion de cette première partie sur le fait que Floire devenu chrétien peut accéder à la royauté ; or il était fils de roi et aurait donc pu le devenir sans changer de religion ; sa conversion est donc présentée comme nécessaire à son accession à la souveraineté.
77En quatre vers le narrateur, comme s'il voulait clore son propos non sur le dénouement heureux de l'amour, mais sur le destin royal de Floire, précise comment le jeune homme héritera de la Hongrie :
Uns siens oncles fu mors sans oirs,
Qui de Hongerie estoit rois ;
Flores fu fix de sa serour,
Por çou fu sires de l'onour.
(vers. 27-30).
78Puis, il conclut en deux vers :
Or sivrai mon proposement,
Si parlerai avenanment.
(vers. 31-32).
79Or ce n'est pas le développement qui suit, mais un second prologue ou plutôt une seconde partie dans laquelle le narrateur indique les sources de son récit. La source immédiate est orale et il nous raconte avec force détails les conditions dans lesquelles il a entendu raconter cette histoire :
En une cambre entrai l'autrier,
Un vendredi aprés mangier,
Por deporter as damoiseles
Dont en la cambre avoit de beles.
(vers.33-36).
80Puis, nous dit-il, il s'assied sur un lit qu'il vient de décrire :
Illoec m'assis por escouter
.II. dames que j'oï parler.
(vers. 43-44).
81Et écoute alors la conversation des deux dames :
L'aisnee d'une amor parloit
A sa seror, que molt amoit,
Qui fu ja entre.II. enfans,
Bien avoit passé.II. cens ans
(vers. 49-52).
82Or, l'intrusion du narrateur dans un appartement privé - ce que souligne la description relativement longue du lit - a un caractère tout à fait insolite. Il ne s'agit nullement d'une récitation publique dans une quelconque "chambre des dames" ; il n'est pas convié à participer à la conversation qui est présentée comme un entretien privé entre deux dames, deux soeurs, surprises dans leur intimité et se parlant sur un ton de confidence :
Eles estoient.II. serours ;
Ensamble parloient d'amors.
Les dames erent de parage,
Cascune estoit et bele et sage.
L'aisnee d'une amor parloit
A sa seror, que molt amoit
(vers. 45-50).
83Ainsi le narrateur se retrouve dans la situation d'un personnage -spectateur situation plus ou moins fausse, voire indiscrète.
84Cependant la dame qui va raconter l'histoire à sa soeur lui dit que :
(...) uns boins clers li avoit dit,
Qui l'avoit leü en escrit.
(vers 53-54).
85Ainsi, elle tient l'histoire d'un clerc qui l'avait lue et à la source orale immédiate - le narrateur présumé est en train d'écouter - s'ajoute l'aveu d'une source écrite. Il n'y aurait certes, là, rien d'exceptionnel si cette seconde partie du prologue ne s'achevait sur les vers suivants :
Ele commence avenanmènt.
Or oiiés son commencement.
(vers. 55-56).
86Ces deux vers font écho aux vers 31-32 et semblent les redoubler. On pourrait conclure à une négligence de copiste, mais les manuscrits comportant cette version du prologue concordent. Il est possible de penser à un procédé d'enchâssement qui ferait du roman tout entier un méta-discours, mais le narrateur qui s'exprimait à la première personne ne reprend pas la parole à la fin du roman qui se conclut sur le sort de la mère de Blancheflor et une invocation à Dieu :
Diex nos mece tos en sa gloire, (v. 3342).
87Ne pouvons-nous, alors, voir dans la manière même de rédiger ce prologue un jeu de masque, l'auteur-narrateur anonyme de la première partie du prologue se masquant derrière le second narrateur non moins anonyme qu'est la dame ? Or, l'auteur-narrateur s'adresse aux vers 1 à 5 à un "vous" qui représent les lecteurs du roman et qui sont différents des narrataires impliqués dans la seconde partie du prologue à savoir la soeur de la dame et l'auteur-narrateur lui-même. Mais qui est alors le "vous" impliqué au vers 56 ? C'est le lecteur bien évidemment. Dans ce cas, nous pouvons admettre que Je et Elle ne font qu'un et que l'auteur-narrateur se masque derrière une locutrice qui n'est qu'un "pronom", un prête-nom.
88Ce Je reste une inconnue qui se masque sous le secret des constructions grammaticales. Quelle femme se cache derrière ce narrateur-auteur-auditeur qui s'efface derrière les traits d'une femme "de parage", érudite qui se fait conteuse pour sa jeune sœur ? Dernier mystère28.
89En fait, ce prologue est profondément original et rompt avec les conventions propres au genre. D'une part, la plupart des topoï sont absents, d'autre part ceux qui sont repris sont utilisés avec une volonté certaine d'innover.
90La première partie du prologue nous présente l'histoire, mais ne nous en donne pas un simple résumé. Le narrateur ne retient que les caractéristiques de l'amour qui unit les deux enfants : ils sont prédestinés l'un à l'autre et leur amour a pour vocation d'être un amour fondateur de dynastie29.
91Ainsi, d'emblée, cette histoire nous est présentée comme une histoire de lignage, même si la trame du récit met apparemment en évidence les amours contrariées de deux jeunes gens. Ce thème sous-tend une idéologie du pouvoir et de la chrétienté triomphante à travers une mythologie des origines.
92Reste que la seconde partie du prologue nous éloigne de cette senefiance pour nous parler d'une histoire d'amour, histoire de dames, racontée par une dame à sa soeur dans une chambre qui prélude à un univers aussi féminin que celui des chambres des pucelles dans la tour de l'Emir. L'auteur qualifie les deux soeurs de dames "de parage, bele et sage" comme le seront les mères des deux jeunes gens, puis Blancheflor et Gloris. Le lit est couvert d'une couverture "ovrés a flors" ce qui n'est pas sans évoquer le thème des fleurs qui va être, au sens musical du mot, un des thèmes organisateurs du récit. De même, la double nature de la source, orale et cléricale, justifie ce qu'on pourrait appeler une double lecture du roman.
93Aussi cette seconde partie du prologue met-elle en place des éléments narratifs fondamentaux : le thème des fleurs, le rôle des femmes, une certaine écriture qui se fera moins didactique que suggestive et qui tendra à se mettre elle-même en valeur.
Notes de bas de page
1 J.L. LECLANCHE, op. cit. édition du manuscrit V, t. I, pp. 11-105 ; voir également t. II, chap. VIII et IX.
2 M. DELBOUILLE dans son article "A propos de la patrie et de la date de Floire et Blancheflor", dans Mélanges de linguistique et de littérature romanes offerts à Mario Roques, Paris, 1952, t. IV, pp. 53-98 propose "peu après 1160" ; A. BIRCH-HIRSCHFELD, grâce à un relevé systématique des allusions trouvées chez les troubadours a montré dans son étude, Ueber die den provenzalischen Troubadours des XII und XIII Jhs bekannten epischen Stoffe, Hall, 1878, que le conte était connu dans les années 1170.
3 Op. cit pp. 220-222 bis.
4 Ibid. p. 214 et Rita LEJEUNE, "Rôle littéraire d'Aliénor d'Aquitaine et de sa famille", in Cultura Neolatina, n°14, 1954, p.41.
5 Ce qui a abondamment été fait, Floire et Blancheflor étant comparé aux romans antiques et aux autres œuvres de la seconde moitié du xiie siècle : cf. notes 581 bis et 583 de l'étude de J.L. LECLANCHE, t. II, pp. 337-338 ainsi que le développement, Ibid., pp. 214-219.
6 Reto BEZZOLA, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident, 3ème partie, t. II, Paris, Champion, 1963, pp. 349-365 et plus particulièrement p. 359.
7 Introduction à la traduction du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, 10/18, bibliothèque médiévale, p. 12.
8 R.BEZZOLA, op. cit. p. 371.
9 J. DUFOURNET, Les écrivains de la IVe croisade : Villehardouin et Clari, SEDES, 1973, pp. 40-41.
10 P. GALLAIS, Genèse du roman occidental. Essais sur Tristan et Yseut et son modèle persan, ed. du Sirac, 1974.
11 R. BEZZOLA, op. cit ch. IV.
12 Ibid. p. 471.
13 Ibid. p. 495.
14 Ce thème est fréquent dans la littérature médiévale, citons : Ami et Amile, Athis et Prophilias entre autres exemples. Ces couples ont le plus souvent un destin exceptionnel : sainteté ou héros fondateurs. Cf. D. WARD, the divine twins. An indo-european myth in germanic tradition, Berkeley 1968, in Folklore Studies ; D. REGNIER-Bohler, "Remus et Romulus : mythe des origines et nouvelle alliance", in Jérusalem, Rome, Constantinople, P.U. de la Sorbonne, 1986, pp. 125-136 ; G. DUMEZIL, Du mythe au roman. D. Hüe, "Ab ovo : Jumeaux, siamois, hermaphrodite et leur mère" dans Actes du Colloque Les Relations de parenté dans le monde médiéval, Senefiance n° 26, CUER MA, Aix-en-Provence, 1989.
15 Là encore il s'agit d'un motif fréquent dans la littérature du xiie siècle ; citons : Cligès de Chrétien de Troyes ; voir sur la légende de la fausse morte : H. HAUVETTE, La morte vivante, Paris, Boivin, 1933.
16 Charles MAURON, Psychocritique du genre comique, Paris, Corti, 1964.
17 M. DELBOUILLE dans l'article cité en note 5 exprime son scepticisme tout en fournissant une abondante bibliographie qui peut servir de référence. Voir également Thomas HÄGG, The novel in Antiquity, University of California Press, Berkeley, Los-Angelès, 1983.
18 En effet, Floire et Blancheflor ne s'inscrit ni dans la tradition de la fin'amor, ni dans celle de l'amour courtois que j'appellerais volontiers chevaleresque, ni dans celle des amours de passion et de mort héritées des légendes celtes ou de la tradition latine. Cf. A. PETIT, Naissance du Roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du xiie siècle, Champion-Slaktine, 1985, t. I, pp. 387 sq.
19 Arts Asiatiques, n° 21-22, 1970, "Le roman de Varque et Golsäh", par Assaudullah Souren Melikian-Chirvani, p. 36.
20 art. cité en note 4.
21 J.L. LECLANCHE, art. cit. t. II, pp, 224 sq.
22 Ibid. p. 225.
23 art. cité en note 4.
24 J.L. LECLANCHE, op. cit. t. II, p. 229.
25 Arts Asiatiques, op. cit. en note 27.
26 Ibid, pp.99-24.
27 M.L. OLLIER, "The author in the text : the prologues of Chrétien de Troyes", in Yale French Studies, 51, 1974, p. 26.
28 J'aurais envie de dire Marie de Champagne elle-même, mais aucun élément objectif ne permet une telle conclusion. J'ai dans un article, "De la revendication au masque" paru dans les Actes du Colloque d'Amiens, Figures de l'écrivain au Moyen Age, Kümmerle Verlag, Göppingen, 1991, pp. 181-192, esquissé cette étude du prologue du Conte de Floire et Blancheflor.
29 Charles MELA dans le Précis de littérature française du Moyen-Age (sous direction de D. POIRION), PUF, 1983, p. 218, écrit fort justement : "Le roman est, de fait, le lieu privilégié du discours amoureux, mais le définir par l'amour cache la vraie question, insistante, même sous les refus, celle du mariage. Tout roman est un roman nuptial où prendre femme veut dire, tel est le ressort secret de crise, succéder au père. Q'un héros devienne, à son tour, roi, c'est en quoi consiste le vrai roman d'amour. Le reste, comme on dit plaisamment, est littérature".
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