Entre médiéval et moyenâgeux... de la marge de manœuvre ?
p. 259-261
Texte intégral
1On entend parfois dire, non sans raison, que l’étude de la réception du Moyen Âge français semble bien plus avancée dans d’autres pays (Suisse, Grande Bretagne, États-Unis entre autres) que chez les principaux intéressés. Les études anglo-américaines sur le medievalism, que ce soit la question du regard artistique, social ou scientifique que les modernes ont pu porter sur le Moyen Âge, vont bon train depuis plus de trente ans, alors que, comme le constate Vincent Ferré dans ce volume, le terme n’a pas officiellement cours en français. Or il se trouve que parmi les langues européennes, c’est le français qui a la particularité de distinguer avec le plus de netteté et de conviction lexicales entre le « médiéval » et le « moyenâgeux ». Y aurait-il un rapport entre les deux phénomènes ?
2Une investigation sur ces termes auprès des sources lexicographiques d’usage révèle une situation qui sera familière aux philologues : dans un premier temps, il régnait une grande variété d’usages avant que les sens fixes que l’on connaît de nos jours ne soient établis. Avant de revêtir son sens courant de « vétuste, rétrograde », éventuellement « fantasmagorique », « moyenâgeux » a pu désigner, selon le contexte et l’époque, une personne fascinée par le Moyen Âge ainsi que ce qui se rapportait tout simplement à la période en question. Dans cette deuxième acception, c’était donc un synonyme du mot « médiéval » actuel, et cela encore à la fin du dix-neuvième siècle. Se disputaient aussi les honneurs de l’adéquation référentielle l’adjectif « moyenâgé » (Chateaubriand) et, pour désigner un passionné de l’époque, la forme nominale « moyen-âgiste » (Balzac). Il semblerait donc qu’à l’image des recherches systématiques sur la période elle-même en France, les désignations définitives aient été arrêtées au cours de la génération de Gaston Paris et Paul Meyer, après des décennies de flottement sémantique. La réalité « moderne » que nous connaissons distinguant le « médiéval » du « moyenâgeux » daterait donc de la toute fin du dix-neuvième siècle.
3À quoi sert cette distinction terminologique au juste, et sur quels présupposés est-elle fondée ? Selon une première hypothèse, on aurait affaire à un simple mécanisme de périodisation. Une fois résolu l’éternel problème de la délimitation des événements charnière d’ouverture et de conclusion (les invasions, expulsions, inventions, etc., que l’on connaît), on fait opérer une logique d’inclusion et d’exclusion. Tout ce qui se situe dans le millénaire compris grosso modo entre le cinquième et le quinzième siècles constituerait le médiéval, alors que les phénomènes postérieurs à cette période qui la rappellent tomberaient dans le domaine du moyenâgeux.
4Le défaut d’un tel paradigme est de minimiser la forte valeur affective des termes en question. Il se trouve que les mille ans séparant l’écroulement des moitiés occidentales et orientales de l’empire romain ne constituent pas une période comme les autres. Du dénigrement des humanistes (la notion d’une période de « ténèbres » apparaît déjà sous la plume de Pétrarque) à l’enthousiasme des Romantiques, la période pré-moderne fascine et fait horreur à ceux qui l’observent, l’évaluent et cherchent à la comprendre, se l’approprier ou la refouler. Pour une période définie par sa supposée mitoyenneté, le Moyen Âge suscite une quantité paradoxale de réactions polarisées.
5Étant donné l’existence de ces réactions partisanes, on peut considérer que l’opposition « médiéval »/ « moyenâgeux » décrit la ligne de faille entre deux préoccupations majeures. La première cherche à gérer les associations péjoratives qui s’attachent inévitablement à la période pré-moderne, car force est de constater que la tradition progressiste que nous a léguée l’Âge des Lumières associe temps reculés et mœurs arriérées. Seul parmi les langues modernes, et voilà de quoi se féliciter, le français a su canaliser ces préjugés et leur charge désapprobatrice pour garantir la neutralité scientifique et la pleine valeur référentielle du terme « médiéval ». Tel châtiment corporel vous paraît moyenâgeux, soit, mais tel château fort devrait plutôt vous sembler médiéval. De même, on ne confondra pas les idées moyenâgeuses avec la pensée médiévale.
6Une seconde dialectique s’oriente dans l’autre sens pour opposer « facticité » à « authenticité ». Jouissent pleinement du statut de médiéval tout conte, chronique, cathédral, tapisserie, ou autre production culturelle fabriquée au cours de la période en question. Le moyenâgeux, par contraste, est par nature, selon cette opposition, une affaire de seconde main. Là où la matière médiévale est riche d’une complexité provenant de son altérité temporelle, le moyenâgeux tend à partir dans les dérives d’une imagination moderne façonnant un passé plus fidèle aux besoins d’une fantasmagorie volatile qu’à l’exactitude savante et la compréhension raisonnée. Francisque Michel, premier éditeur de la Chanson de Roland, fustigeait ses contemporains des années 1830 pour leur préférence pour les romans de cape et d’épée mijotés à la sauce médiévale aux dépens des textes authentiques tels ceux qu’il leur fournissait en grande quantité. Notons que le moyenâgeux ainsi conçu peut être le fruit du travail des admirateurs aussi bien que des détracteurs de la période médiévale : les reconstructions valorisantes d’un Victor Hugo coexistent avec le moyenâgeux érigé en véritable sémiotique du poussiéreux et du lugubre, monnaie courante d’un certain cinéma d’épouvante gothique.
7Dans les deux cas la dimension fantasmagorique des reconstitutions moyenâgeuses sera, chez le spécialiste, contrecarrée par l’impératif de guetter l’écart, le non-sens, l’anachronisme, l’inexactitude amusante ou franchement ridicule qui pourront disqualifier le document en question de considération sérieuse. Cela est, dans un certain sens, conforme à ce qui doit être. Le médiéviste aurait le droit, sinon le devoir, d’émettre publiquement des opinions sur un best-seller romanesque qui mélangerait, à titre d’exemple, leçons sur les tableaux de Léonard de Vinci, l’histoire du christianisme, le symbolisme du graal, la lignée des rois mérovingiens, et le sort des Templiers, dans un galimatias pseudo-historique qui se voulait révélateur de vérités longtemps interdites.
8Et pourtant, pour revenir à la question posée au début, y aurait-il des inconvénients dans cette distinction claire et nette maintenue entre les domaines du médiéval et du moyenâgeux ? La hiérarchisation de valeurs implicite dans l’opposition entre authentique et artificiel n’est pas sans conséquences. Se pourrait-il que cette distinction se soit inéluctablement reportée sur la critique, de telle manière que l’histoire de la réception, des études systématiques, des résonances, résurgences et rémanences du médiéval en plein monde moderne souffre d’emblée d’un handicap, celui de se trouver du mauvais côté d’une ligne de démarcation chronologique ?
9Le critique issu de la tradition anglo-saxonne peut se douter qu’il en va ainsi, tout en regrettant un tel cas de figure. Reprenons certains reproches souvent adressés aux créations moyenâgeuses, artistiques ou littéraires selon le cas. Anachronisme ? Drôle de considération à appliquer aux reconstitutions d’une époque dont l’imaginaire est en flottement permanent entre un passé mythique et un présent vague. Manque d’exactitude ? Curieux critère d’évaluation pour des ouvrages s’inspirant d’une culture qui fait d’un héros troyen le fondateur de la Grande Bretagne. Infidélité ? Les libertés prises par Viollet-le-Duc ou Victor Hugo sont très loin de pouvoir rivaliser avec les envolées d’imagination dont maintes exégètes chrétiens médiévaux ont fait preuve en glosant les saintes écritures hébraïques.
10On répondra peut-être qu’à la différence du douzième siècle, le vingt-et-unième distingue bien entre les discours évaluatifs et imaginatifs ; on a depuis longtemps séparé le travail de l’historien de celui du romancier – pour ne prendre qu’un exemple, – et ceux qui prétendent s’inspirer du Moyen Âge se doivent de respecter cette différence désormais incontournable. Certes. Mais en même temps les défauts présumés dont l’imaginaire moyenâgeux souffre ne seraient-ils pas en partie la cause de ce retard pris en France par les recherches portant sur les résonances post-médiévales de la période en question ? La garantie de la juste valeur sémantique du terme médiéval viendrait-elle au prix d’une dévalorisation indue de ce que l’on nomme le moyenâgeux, paratonnerre terminologique surplombant la structure qu’on considère foyer de la chose elle-même ? Se pourrait-il qu’il soit temps d’œuvrer, en tant que médiévistes, à la valorisation de notre période de prédilection sous toutes ses formes, « authentiques » aussi bien que celles, plus récentes, qu’a prises sa réception ? D’où un syntagme en quête de compliment : « Entre médiéval et moyenâgeux... » Je propose : « un grand et riche terrain dont l’exploration ne fait que commencer. »
11Note bibliographique : Outre les sources nommées, cet essai s’inspire en particulier de l’article « Rémanances » de Michèle Gally in La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui, PUF (2000), ainsi que de celui de Fred C. Robinson, « Medieval, the Middle Ages » in Speculum 59.4 (oct. 1984), p. 745-56. Furent aussi consultés en détail les articles « médiéval » et « moyenâgeux » du Trésor de la langue française. Je remercie vivement Vincent Ferré de m’avoir indiqué l’existence de cette manifestation.
Auteur
Université du Michigan, Ann Arbor
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003