Entre rigueur scientifique et reconstitution artistique : l’illustration dans les éditions des textes de Villehardouin, Joinville et Froissart dans les années 1870-1880
p. 247-255
Texte intégral
1Les textes des chroniqueurs Villehardouin, Joinville et Froissart sont redécouverts par le xixe siècle, durant lequel en sont données plusieurs éditions, régulièrement vivifiées par la mise au jour de nouveaux manuscrits, par l’évolution des méthodes scientifiques, et par l’adjonction d’une illustration de plus en plus importante1.
2À partir des années 1870, quelques adaptateurs et éditeurs accordent à l’illustration une attention particulière, permettant aux images d’intégrer la sphère scientifique. Utilisées de façon nouvelle, les images de nature archéologique et les illustrations d’interprétation offrent des solutions iconographiques inédites et sont associées dans un rapport au texte tout à fait original.
3Parmi les ouvrages au sein desquels sont expérimentés ces principes d’illustration, quelques titres particulièrement significatifs seront étudiés dans cet article :
- Villehardouin, La conquête de Constantinople, avec la continuation d’Henri de Valenciennes, texte original accompagné d’une traduction de Natalis de Wailly, Paris, Librairie Firmin Didot Frères, Fils et Cie, 18722 ;
- Joinville, Histoire de saint Louis, Credo et Lettre à Louis X, texte original accompagné d’une traduction par Natalis de Wailly, Paris, Firmin-Didot, Les chef-d’œuvres historiques et littéraires du Moyen Âge, 18743 ;
- Froissart, Chroniques, éd. abrégée de Mme de Witt, née Guizot, Paris, Librairie Hachette et Cie, 18814 ;
- Les chroniqueurs de l’histoire de France depuis les origines jusqu’au xvie siècle, texte abrégé, coordonné et traduit par Mme de Witt, née Guizot Paris, Hachette, 1883-1886, 4 vols5 ;
- Berthold Zeller, L’Histoire de France racontée par les contemporains, Paris, Hachette, 1884-1886, t. 15 à 26.
L’illustration archéologique
4L’association d’un texte médiéval et d’illustrations qui lui sont contemporaines est une idée qui se développe dans les années 1830, à l’initiative d’Adolphe-Napoléon Didron qui, dans la séance du 19 juin 1837 du Comité des travaux historiques et scientifiques, incite à accompagner une édition du texte de La Légende Dorée de reproduction d’œuvres du xiiie siècle6.
5Cette proposition devient un principe d’illustration qui se diffuse à partir de 1850. Le recours à des images archéologiques donne lieu à très peu de développements autour de la théorie de l’illustration ; des justifications sont, de façon ponctuelle, publiées à partir des années 1870. Natalis de Wailly est ainsi l’un des rares à préciser, dans une série d’« Observations » adjointes à son édition de Joinville en 1874 : « Le procédé le plus scientifique consiste à illustrer [les] œuvres [des chroniqueurs] comme elles l’auraient été de leur vivant »7.
6L’illustration de nature archéologique embrasse un grand nombre de composantes : œuvres médiévales (miniatures, tapisseries, vitraux, sculptures...), objets à vocation documentaire (sceaux, monnaies, armes...) ou encore vues de sites, dans l’état qu’ils présentent au xixe siècle. Cette iconographie est alimentée par des pièces de musées, de bibliothèques, et les recueils constitués depuis le xviiie siècle qui inventorient les richesses patrimoniales de la France8.
7La richesse et la cohérence de l’iconographie archéologique sélectionnée transparaissent notamment à travers les choix effectués pour les miniatures. L’illustration des ouvrages réalisés sous l’égide de Natalis de Wailly (pour le récit de Joinville) et d’Henriette de Witt (pour celui de Froissart) a recours à des miniatures provenant de manuscrits diversifiés ; ces derniers entretiennent, sur le plan thématique, un rapport étroit avec le texte publié : le texte de Guillaume de Saint-Pathus (confesseur de la reine Marguerite)9 donne par exemple une version plus hagiographique que celle proposée par Joinville de la vie de saint Louis, mais la matière demeure identique. Dans le cas des Chroniques de Froissart, les événements relatés le sont aussi par Les Grandes chroniques de France, ou les Chroniques d’Angleterre de Jean de Wavrin10 - pièces desquelles provient une part de l’imagerie exploitée.
8On peut alors se demander si le choix de ces images ne témoigne pas d’une volonté qui dépasse la simple illustration : la sélection des miniatures semble en effet répondre à une méthode de confrontation des sources très proche de celle appliquée aux textes. Ce sont les différentes leçons d’un même texte qui sont sollicitées pour l’établissement de l’édition mais les autres récits contemporains ne sont pas exclus et interviennent aussi, à des fins de vérification et de recoupement. Dans le cas des images, les miniatures sont tirées de différents manuscrits à partir desquels s’effectue l’élaboration du texte, et aussi de ceux qui font contrepoint à la version de l’auteur. Cette méthode, appliquée à la fois au texte et à l’image, donne à l’ouvrage une certaine solidité scientifique, cette ouverture du corpus iconographique laissant supposer une plus grande « objectivité » des images présentées.
9Les illustrations archéologiques bénéficient d’un traitement scrupuleux. Les miniatures, dans ce contexte, ne sont plus perçues en tant que réservoirs de formes dont des fragments sont extraits – pratique courante au moment de leur (re)découverte dans les premières décennies du xixe siècle11. De plus, elles conservent, pour la plupart d’entre elles, leur intégralité et leur intégrité : elles ne sont pas retouchées de façon à « corriger » ce qui est parfois perçu comme des maladresses de proportions ou de composition12.
10Le recours à des illustrations archéologiques pour agrémenter un ouvrage garantit le sérieux de celui-ci ; l’usage de ces illustrations n’est toutefois pas exempt d’un certain nombre de faiblesses ou lacunes qui donnent prise à la critique.
11La première faiblesse est relative à la sélection même des images reproduites ; elle concerne des ouvrages parus chez Firmin-Didot. La bibliophilie de l’éditeur a joué un rôle bénéfique dans l’édition de textes médiévaux : sa prestigieuse collection de manuscrits et de livres rares a été régulièrement exploitée pour fournir une matière iconographique et textuelle aux publications de la maison13. Pourtant, le choix des images répond parfois davantage à une volonté de promotion de la collection de l’éditeur qu’à une illustration véritablement pertinente face au texte.
12Ainsi, dès son introduction à l’édition du texte de Villehardouin en 1872, Natalis de Wailly mentionne les images tirées de cette collection qui illustrent le texte – occasion de faire l’apologie de l’éditeur et de ses manuscrits, plutôt que de fournir des arguments pertinents à propos des formules iconographiques retenues14. Parmi les manuscrits cités (un Flavius-Josèphe et un Commentaire de l’Apocalypse du xiie siècle, l’Historia veteris et novi Testamenti de Pierre Comestor (1229) et un Guillaume de Tyr du xiiie siècle), seul l’ouvrage de Guillaume de Tyr entretient un thème commun avec le récit de Villehardouin, et trouverait donc une justification à la reproduction de miniatures dans ces pages.
13La seconde réserve quant à la sélection des images est particulièrement perceptible dans les séries d’ouvrages publiés par la maison Hachette à partir des années 1880. Les gravures de l’édition de Froissait par Henriette de Witt en 1881 se retrouvent en grande partie dans les pages consacrées au chroniqueur au sein de l’anthologie parue quelques années plus tard. Selon un processus analogue, une part importante des gravures et chromolithographies migre de ces anthologies vers la collection dirigée par Berthold Zeller. Une même image peut donc apparaître à trois reprises dans un intervalle de cinq années, dans des publications à thèmes très voisins au sein d’une même édition. Cette pratique contribue à donner l’idée d’un corpus iconographique restreint, impression d’autant plus dommageable que la volonté de diversifier les sources est manifeste.
14L’utilisation d’illustrations archéologiques a pour corollaire la mise en place d’un appareil scientifique qui, s’il a le mérite d’exister, présente aussi des faiblesses.
15Les pièces reproduites sont généralement pourvues de légendes mentionnant leur nature, leur titre, leur lieu de conservation, et le cas échéant la cote qui les identifie, mais des inexactitudes existent. Certains « défauts » de ces ouvrages peuvent s’expliquer par des circonstances externes à la réalisation même du livre : en ce qui concerne le référencement des manuscrits, par exemple, le contexte de catalogage qu’effectuent les bibliothèques tout au long du xixe siècle impose probablement des limites à la signalisation de la pièce présentée.
16Selon un procédé répandu, les miniatures sont coupées de l’environnement immédiat qui était le leur dans le manuscrit. Leur entourage est réduit le plus souvent à un simple cadre lorsqu’elles apparaissent en gravures noir et blanc au fil du texte ; lorsqu’elles sont présentées en planche hors-texte (en chromolithographies), elles bénéficient d’une marge plus fournie, mais il s’agit alors d’un ornement recomposé, qui, s’il ne restitue pas la miniature dans son contexte exact, l’associe à des motifs repris dans le manuscrit dont elle est extraite. Cette pratique s’apparente le plus souvent au pastiche et nuit à la rigueur de l’illustration archéologique.
17Une autre limite réside dans l’usage, majoritaire, du noir et blanc pour reproduire des images en couleurs. Cette pratique altère la compréhension immédiate de l’image : la suppression de la couleur confère à la miniature un aspect graphique et complique la distinction des différents plans ou des personnages représentés. La transposition des nuances colorées passe par le recours à des hachures plus ou moins denses et entrecroisées, qui rendent les scènes confuses. Si la question économique est intervenue dans ce choix (les chromolithographies sont plus chères que les gravures), il est difficile d’évaluer la part de connaissance et de compréhension du rôle de la couleur dans la peinture et plus globalement dans l’esthétique médiévales. Les ouvrages qui évoquent l’histoire des manuscrits abordent longuement la question de la calligraphie, et traitent des peintures en les intégrant dans une chronologie qui repose sur l’évolution des styles, mais une analyse des couleurs n’est jamais proposée15.
L’illustration d’interprétation
18Les illustrations d’interprétation constituent, parmi ces éditions des textes de Villehardouin, Joinville et Froissart, une catégorie minoritaire. Les dessinateurs qui les composent présentent un style assez neutre ; les noms de Delort, Maillart, Perrodin, Zier apparaissent, sans que l’un d’eux soit associé à une publication de façon spécifique.
19Au contraire des illustrations archéologiques qui se retrouvent parfois à l’identique d’une publication à l’autre, les illustrations d’interprétation font preuve d’une grande diversification thématique. Leur véritable originalité tient dans la nouveauté iconographique proposée par certaines d’entre elles, qui contribue à renouveler l’image du Moyen Âge longtemps sclérosée par la reproduction de la même imagerie au fil du siècle.
20Le cas de l’histoire de saint Louis par Joinville illustre parfaitement ces tentatives menées pour ouvrir des brèches dans la tradition, ou au moins s’en démarquer. La représentation dans laquelle le roi est enfermé par l’imaginaire collectif est celle qui le voit rendre la justice au pied d’un chêne dans le bois de Vincennes, figuration inspirée par un très court extrait du récit de Joinville, dont l’iconographie est fixée au xviie siècle. Elle est largement exploitée au xixe siècle et cristallise à travers cette image de justice champêtre bienveillante l’ensemble du règne du roi (au-delà des récupérations et des jugements politiques dont il fait l’objet au cours du siècle)16 dans une sorte d’âge d’or. L’épisode semble ainsi parfois contenir à lui seul le règne de Louis IX, occultant d’autres événements capitaux de sa vie, comme les croisades, ou d’autres aspects de sa politique intérieure, comme l’instauration de la franchise fiscale.
21Une grande part des publications dans lesquelles apparaît d’abord cette image est conçue et développée en direction de la jeunesse, et diffusée par des maisons d’éditions catholiques, dans la première moitié du siècle ; dans les années 1870-1880, elle intègre de nombreux livres scolaires et de vulgarisation. Saint Louis incarne le modèle chrétien par excellence, et l’idéal du souverain17.
22À partir des années 1870 est aussi proposée une alternative à ce déferlement, à travers la représentation du « roi intime » : l’une des vocations de l’illustration d’interprétation est de pondérer l’imagerie de nature archéologique, d’alléger son sérieux en développant des scènes plus anecdotiques – une finalité qui permet ici de donner au roi une dimension plus humaine.
23Une image exemplaire de ce traitement est présente dans l’ouvrage d’Henriette de Witt, et intitulée « Le roi se vint appuyer sur mes épaules »18. Joinville relate (chap. lxxxiv) un épisode au cours duquel, ayant recommandé au roi de prolonger la croisade plutôt que de retourner en France contre l’avis des barons, il s’attire leur hostilité ainsi que la froideur de Louis IX. Après le repas, alors que le roi entendait les grâces, Joinville s’installa à une fenêtre au chevet du lit du roi ; le roi vint alors s’appuyer sur ses épaules et poser les mains sur sa tête, mais Joinville le prit pour un autre et voulut l’éloigner. Tournant la tête, il vit la main du roi, qu’il reconnut grâce à une bague.
24L’image évoque un moment de l’intimité, de la familiarité entre le chroniqueur et le roi – intimité suggérée par le contexte de la scène (la chambre du roi), et par l’attitude du souverain (représenté sans couronne), figuré dans une attitude attentive et consolatrice. Cette scène donne à apprécier un autre registre des qualités morales de Louis IX, plus humaines et quotidiennes, aisément transposables, et auxquelles le lecteur peut s’identifier. Le recours à l’illustration d’interprétation qui permet de désacraliser la personne royale, se trouve en outre particulièrement adapté dans le cas du texte de Joinville. En effet, le récit du chroniqueur, auquel les savants du xixe siècle trouvent des qualités tant sur le plan du témoignage historique que pour ce qui concerne le style littéraire, fut un ouvrage (presque) oublié pendant des siècles à cause de son ton général, de son évocation très « terre à terre » du souverain, contrastant avec la dimension hagiographique du récit du Confesseur de la reine Marguerite, par exemple, consacré à la relation des « perfections célestes » du roi. La canonisation de Louis IX contribua à diffuser ce genre de portrait, plutôt que le témoignage d’un de ses compagnons d’armes19, c’est pourquoi la représentation de scènes plus intimistes que celles habituellement proposées trouve une corrélation particulière avec le texte de Joinville, précisément.
25Un second exemple de renouvellement iconographique important tient dans la représentation de l’épisode des Bourgeois de Calais. Cet épisode constitue l’un des plus célèbres passages du premier livre des Chroniques de Froissart : après sa victoire à Crécy en août 1346, le roi d’Angleterre Édouard III assiège Calais. La tentative du roi de France Philippe VI pour secourir la ville en août 1347 est un échec. À la suite de la capitulation de Calais, Édouard III promet la grâce aux habitants à la condition que six bourgeois lui remettent les clés de la ville et se livrent à « sa volonté ». Eustache de Saint-Pierre et cinq autres bourgeois acceptent de se sacrifier et sont remis par Jean de Vienne, le gouverneur de la ville, à Gautier de Mauny, l’émissaire d’Édouard III. Ils viennent s’humilier devant le roi anglais, qui donne l’ordre de les décapiter. L’épouse d’Édouard III, Philippa de Hainaut, touchée par leur courage et leur dignité, intercède en leur faveur et obtient qu’ils soient épargnés. Récit autonome dans la trame narrative générale, la scène a suscité à partir du xviiie siècle une iconographie qui demeure stable, privilégiant l’instant de la supplique royale.
26Cette iconographie reste dominante tout au long du xixe siècle, même si des choix nouveaux émergent, de façon sporadique20. C’est avec le Monument aux Bourgeois de Calais de Rodin, inauguré en 1895 mais dont la réalisation commence en 1884, que l’iconographie qui prévalait jusqu’alors est temporairement éclipsée : il choisit de figurer les Bourgeois en procession, « marchant vers la mort ». Quelques années avant cette célèbre création cependant, une tentative plus modeste a été faite pour se démarquer de l’imagerie la plus répandue ; elle apparaît dans l’adaptation par Henriette de Witt des Chroniques de Froissart, en 1881, sous le crayon de l’illustrateur Delort21. Dans cette composition, l’attention est toute entière focalisée sur le gouverneur à cheval, placé devant les Bourgeois, au centre de l’image. Le décor est réduit au strict minimum et à l’arrière plan, la population calaisienne très en retrait est traitée de façon schématique, en quelques traits rapides. Renforcé par leur échelonnement entre premier et deuxième plans, un contraste évident apparaît entre Jean de Vienne et les Bourgeois, dans le vêtement comme dans l’allure : le premier, vêtu en notable (manteau et chaperon), a un visage affligé ; les seconds, portant une simple tunique et des chausses, les clefs à la main, avancent avec une expression de défi et de détermination. Ce parti pris cristallise l’intensité dramatique sur Jean de Vienne ; il est d’ailleurs directement associé au sacrifice des Bourgeois en prenant visuellement la place de l’un d’entre eux : seuls cinq personnages apparaissent au second plan, le sixième se devine derrière la monture du gouverneur.
27Il faut voir dans cette composition non la mise en valeur arbitraire d’un protagoniste secondaire, mais une illustration littérale du texte de Froissart. En effet, outre les Bourgeois et Édouard III, les pivots de l’histoire sont le négociateur du roi anglais, Gautier de Mauny, et Jean de Vienne, qui se rencontrent à plusieurs reprises pour obtenir la sauvegarde de la population. Dans ce long développement, le rôle de Jean de Vienne est particulièrement tangible ; son inquiétude pour le sort des volontaires apparaît jusqu’au dernier moment, lorsqu’il les remet à l’émissaire anglais, les recommandant à la pitié du roi. Il est encore question de lui après la grâce obtenue par la reine, dans la conclusion moins connue de l’épisode : Édouard III impose à Calais un régime extrêmement sévère et fait emprisonner plusieurs notables dont il confisque les biens, parmi lesquels Jean de Vienne.
28Le choix d’une iconographie recentrée sur Jean de Vienne plutôt que sur le héros traditionnel, Eustache de Saint-Pierre, doit aussi être mis en rapport avec un débat historique qui accompagne l’histoire des Bourgeois de Calais depuis sa redécouverte. Dès la fin du xviiie siècle en effet naissent des polémiques sur l’héroïsme d’Eustache de Saint-Pierre, et sur l’authenticité même de l’épisode, à la suite de la découverte à Londres de documents (issus des Rolls – notamment des lettres d’Édouard III) selon lesquels, après la reddition de Calais, une importante pension et des maisons auraient été accordées à Eustache de Saint-Pierre en contrepartie des services rendus – des faveurs de la part du roi anglais qui entachent sérieusement son patriotisme. Cette découverte inaugure un débat historique qui, teinté d’enjeux idéologiques et politiques, se prolonge au xixe siècle22.
29La prise en compte des révélations de ces documents dans le choix de l’illustration est une hypothèse confortée par la teneur d’une version romancée de l’histoire des Bourgeois, qu’Henriette de Witt publie en 1890 : l’histoire intègre non seulement les données du xviiie siècle, mais elles en constituent le ressort dramatique23. Cette représentation si atypique de l’épisode va à l’encontre de sa simplification habituelle et laisse supposer que le débat historique a pu influencer un tel parti pris, une démarche qui ne surprend pas de la part de l’adaptatrice. Henriette de Witt est en effet la fille de François Guizot, et ses collaborations avec son père l’habituèrent à une rigueur historique perceptible dans ses ouvrages de vulgarisation, qui se démarquent par la qualité et la fiabilité de leur propos24.
Alliance des illustrations archéologiques et des illustrations d’interprétation
30Les éditions dans lesquelles sont associées illustrations archéologiques et illustrations d’interprétation constituent une catégorie atypique d’ouvrages : en effet, l’idée selon laquelle les deux catégories d’images sont exclusives l’une de l’autre est alors la plus répandue. Transcendant cette compartimentation cependant, certaines éditions des textes des chroniqueurs empruntent une nouvelle voie à plusieurs reprises dans les années 1880, et exploitent la combinaison de ces images. Ce panachage qui permet d’intégrer l’illustration d’interprétation dans la sphère savante ou au moins dans la vulgarisation scientifique haut de gamme, avait déjà été utilisé par Léon Gautier dans son édition de La Chanson de Roland en 1872 (2 vols, Tours, Alfred Mame et Fils), mais il est ici pleinement exploité pour la première fois.
31Cet agencement particulier des images, s’il est très nettement perceptible à la lecture, n’est cependant pas théorisé ni même mentionné par l’éditrice Henriette de Witt dans son « Avertissement » qui ouvre les Chroniques de Froissart. Les critiques, élogieuses, de cette publication ne s’y arrêtent pas non plus, signalant simplement la double nature des images et la qualité esthétique de l’ensemble25. L’originalité de cette illustration et les liens de complémentarité entre les images des deux natures ne sont donc paradoxalement pas perçus ou signalés.
32Plusieurs séquences les allient. L’ordre de présentation des images répond à une distribution logique, dans laquelle se décèle une volonté pédagogique d’éducation visuelle concernant le Moyen Âge : les images sont combinées de façon à composer des étapes d’apprentissage pour l’œil du lecteur. L’édition du texte de Froissart de 1881 propose ainsi une mise en images de l’épisode du siège d’Hennebont qui développe ce processus. Grâce à une sorte de parcours initiatique, le lecteur passe d’une miniature médiévale et d’une reproduction de site à une scène d’imagination, les premières jouant un rôle éducatif par lequel l’œil est exercé à l’identification de caractères médiévaux et contextuels qu’il retrouvera dans la seconde. Apparaissent ainsi successivement dans le corps du texte, une reproduction (contemporaine) de « La porte du château d’Hennebont »26, celle d’une « Machine de jet en exercice, fac simile d’une gravure du xve siècle »27, et une planche intitulée « Épisode du siège d’Hennebont »28. Cette dernière image, dans laquelle le thème et le point de vue choisis sont recentrés sur l’assaut donné par des chevaliers anglais contre la machine de jet, intègre et met en scène les deux données présentées aux pages précédentes : dans la partie supérieure de l’image les tours de la porte du château émergent des flammes et de la fumée, et sur la droite la catapulte de la machine est figurée en action. Tout se passe donc comme s’il y avait dans un premier temps l’acquisition d’un vocabulaire (grâce à l’observation de documents authentiques), utilisé ensuite dans une traduction, adaptée formellement au regard de l’homme du xixe siècle – c’est-à-dire offrant une narrativité plus évidente, et une mise en espace plus convaincante sur le plan visuel que celle observée dans les miniatures.
33Le procédé est utilisé à de multiples reprises au sein de ces publications, exploitant parfois des images atypiques : ainsi, l’évocation de la bataille de Poitiers (dans la même édition des Chroniques) repose en partie sur la reproduction du portrait du roi Jean le Bon, tiré du recueil de Gaignières29. À cette image sont associées une ancienne vue de Poitiers et une miniature extraite de l’exemplaire des Chroniques de Louis de Gruthuyse (B.N., ms. fr. 2643) – titrée « Bataille de Poitiers ». Une planche hors-texte synthétise ensuite ces différents éléments, sous le titre « Le roi Jean fait prisonnier à Poitiers »30 : l’attention y est portée sur cet événement précis, qui constitue la conséquence la plus déterminante de la bataille.
34La gravure d’interprétation peut ici être comprise comme une sorte de zoom pratiqué sur la situation telle qu’elle est d’abord visible sur la miniature : le lecteur pénètre dans un premier temps au sein de la vision médiévale, puis, tournant quelques pages du livre, est transporté au cœur même du champ de bataille, où il aperçoit le roi Jean, dont la physionomie reprend celle du portrait, ce qui lui permet de l’identifier. En mettant en scène une personnalité ainsi caractérisée, l’illustration d’interprétation franchit un pallier supplémentaire dans la vraisemblance.
35Un agencement reposant sur cette logique résout la contradiction apparente entre les deux genres d’images, soulignant au contraire le mécanisme par lequel l’imagination du dessinateur prend ses racines dans la documentation archéologique : illustration d’interprétation et illustrations scientifiques deviennent ici étroitement complémentaires. La combinaison de ces deux types d’images doit donc être décryptée comme une progression à travers un programme d’éducation visuelle, familiarisant le lecteur avec les témoignages médiévaux sans exclure la dimension interprétative. Dans ce cas précis des éditions des chroniqueurs diffusés par Hachette, cette pratique liée à l’image fait écho à celles mises en œuvre pour la présentation du texte médiéval : une traduction et une adaptation. L’analogie du traitement qui unit le texte et son illustration confère à l’ouvrage dans son ensemble une grande cohérence.
36À travers la présentation de ces exemples, on a pu mesurer la complexité de l’alliance entre illustrations d’interprétation et archéologiques. Si l’objectif de leur association ne semble répondre à aucune théorie précise, sa réalisation met en évidence des enjeux liés à l’éducation du regard et témoigne de choix subtils à la portée pédagogique efficace. Loin de maintenir une hiérarchisation où domine l’illustration archéologique, la combinaison qui est faite de ces images de natures différentes permet de souligner leur complémentarité. Grâce à elle, ces éditions de Villehardouin, Joinville et Froissait offrent au lecteur une image du Moyen Âge distrayante, attractive, fiable, et légitimée sur le plan scientifique. On passe, grâce à ces ouvrages, de l’illustration « moyenâgeuse » à une illustration du Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 Pineau-Farge Nathalie, Le Moyen Age et le livre illustré au xixe siècle en France : les éditions des chroniques de Villehardouin, Joinville et Froissart (des années 1820 aux années 1880), thèse en histoire de l’art, Université Paris X-Nanterre, Département d’histoire de l’art et archéologie, École doctorale Milieux, cultures et sociétés du passé et du présent, soutenue le 22 décembre 2004, 2 vols, 322 p., xliii pl. (dactyl.).
2 Désormais Wailly 1872.
3 Désormais Wailly 1874.
4 Désormais Witt 1881.
5 Désormais Witt 1883 (2e série).
6 Jean Nayrolles, « Deux approches de l’iconographie médiévale dans les années 1840 », in Gazette des Beaux-Arts, nov. 1996, t. cxxviii, p. 201-222.
7 Wailly 1874, p. 595.
8 Parmi les ouvrages les plus fréquemment mentionnés et reproduits, on peut citer les recueils de la collection de Roger de Gaignières ; Dom Bernard Montfaucon, Monuments de la monarchie française, 1729-1735, 5 vol. ; Alexandre du Sommerard, Les arts au Moyen Âge, Paris, 1836-1838, 5 vols, etc.
9 B.N.ms.fr.5716, Vie et miracles de saint Louis, Paris, vers 1330-1340.
10 B.N. ms. fr 2813, Paris, vers 1375-1380 ; B.N. ms. fr. 76 à 79, Belgique, 2e moitié du xve siècle.
11 Marie-Claude Chaudonneret, Fleury Richard et Pierre Révoil. La peinture troubadour, Paris, 1980, p. 21-22.
12 Malgré une progressive compréhension de l’esthétique médiévale au cours du siècle, une analyse des miniatures en termes de justesse de proportions et de cohérence perspective peut encore se lire en 1892 sous la plume d’Auguste Molinier, Les manuscrits et les miniatures, Paris, Hachette et Cie, p. 165-166.
13 François Avril, Les Didot. Trois siècles de typographie et de bibliophilie (1698-1998), cat. expo. BHVP, 15 mai-31 août 1998, Paris, 1998, p. 91.
14 Wailly 1872, p. x.
15 C’est le cas par exemple pour l’ouvrage de Jean-Ferdinand Denis, Histoire de l’ornementation des manuscrits, Paris, L. Curmer, 1858.
16 Sur la relecture politique du règne de saint Louis au xixe siècle, cf. Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Paris, 1996, p. 85-92.
17 Cette image, globalement, se perpétue pendant plus d’un siècle, ternie pourtant par des accusations de fanatisme et d’antisémitisme ; cf. Christian Amalvi, op. cit., p. 89 sq.
18 Witt 1883 (2e série), illustration « Le roi se vint appuyer sur mes épaules », p. 455.
19 Ce qui explique le petit nombre de manuscrits du récit de Joinville existant, par contraste avec le texte du Confesseur de la Reine Marguerite, connu à travers une multitude de copies.
20 Par exemple Ary Scheffer, Dévouement patriotique de six bourgeois de Calais, Salon de 1819.
21 Witt 1881, illustration « Les Bourgeois de Calais », p. 155.
22 Christian Borde, « Romantisme ou vérité historique : Calais et Eustache de Saint-Pierre, 1814-1851 », dans Les Bourgeois de Calais, essai sur un mythe historique, Paris, 2002, p. 23-31.
23 Les Bourgeois de Calais, Paris, Librairies-imprimeries réunies.
24 Cet épisode intéressa particulièrement le père et la fille, puisque François Guizot a écrit en 1854, pour la collection de la Bibliothèque des Chemins de Fer une étude intitulée Édouard III et les Bourgeois de Calais, ou les Anglais en France éditée par Hachette.
25 Revue des Questions Historique, vol. xxxi, 1er avril 1882, p. 676-678 ; Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1881, t. xviii, p. 122.
26 Witt 1881, illustration « Porte du château d’Hennebont », p. 77.
27 Witt 1881, illustration « Machine de jet en exercice, fac-simile d’une gravure du quinzième siècle », p. 81.
28 Witt 1881, illustration « Épisode du siège d’Hennebont », p. 83.
29 Witt 1881, illustration « Le roi Jean », p. 208.
30 Witt 1881, illustration « Le roi Jean fait prisonnier », p. 225.
Auteur
Docteur en histoire de l’art
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