L’espace contigu à la scène dans le théâtre argentin des années de plomb : un Ailleurs entre fiction et réalité
p. 215-222
Résumés
L’illusion veut que le lecteur/spectateur imagine que l’espace contigu à la scène n’est que son prolongement, que derrière les portes et les murs il y a une chambre, un salon, un jardin… Le hors scène appartient donc à la réalité scénique ; il est fictif. Mais le lecteur/spectateur sait aussi que derrière les murs et les portes se trouvent les coulisses. Que dans cet espace contigu à la scène, des comédiens se préparent, changent de costume, se maquillent… Il a une idée de l’envers du décor. Ce hors scène-là est un espace réel.
Cette dialectique prend tout son sens dans une série de pièces écrites et représentées durant la dictature argentine où le hors scène renvoie le spectateur à son actualité.
Cuando asiste a una representación, el espectador se imagina que el espacio contiguo al escenario es un prolongamiento de lo que ve, que detrás de las puertas y paredes hay una habitación, un salón, un jardín... Es la ilusión teatral. En este caso, la extra escena pertenece a la realidad escénica, es ficticia. Pero el espectador sabe también que detrás de las puertas y paredes están los bastidores, que en este espacio contiguo al escenario los actores se preparan, se visten, se maquillan... Algo sabe de lo que pasa del otro lado. Esta extra escena es parte del mundo real, es un espacio real.
Esta dialéctica adquiere plenamente su sentido en una serie de obras escritas y representadas durante la última dictadura argentina y en las cuales la extra escena remite a la actualidad del espectador.
Texte intégral
1Si l’Ailleurs correspond à ce qui n’est pas, à ce qui se trouve autre part, dans un autre lieu, dans un autre temps, il est un Ailleurs particulièrement remarquable et important au théâtre : le hors-scène. Le hors-scène est ce qui n’apparaît pas sur la scène et qui, pourtant, a un rôle dans l’action ; c’est ce qui se déroule hors de la vue du spectateur et qui a, d’une façon ou d’une autre, un retentissement sur la scène. En effet, le hors-scène doit par essence entrer en interaction avec le scénique. Selon quelles modalités ? Comment le hors-scène émerge-t-il sur la scène ? Quelles sont les figurations scéniques du hors-scène ? C’est un Ailleurs qui n’est pas là, mais dont on sent la présence. Parce que son existence est perceptible depuis la scène, parce qu’il entre en interaction avec ce qui se déroule devant le public, parce que chaque entrée et sortie d’un personnage établit une connexion avec lui, le hors-scène est matériellement proche du scénique ; il est contigu à la scène. C’est à cet espace immédiatement contigu à l’espace scénique, c’est-à-dire les coulisses, que nous allons nous intéresser ici.
2Pourquoi nous semble-t-il important d’identifier le hors-scène comme un espace contigu à la scène ? Tout d’abord il est intéressant d’observer que dans la définition que Patrice Pavis donne du hors-scène, il a recours au terme de coulisses1. L’association hors-scène/coulisses paraît donc évidente. Par ailleurs, une des caractéristiques de cet espace est son ambivalence : il est à la fois prolongement de la scène et de son univers fictif, et lieu où la fiction disparaît, où la réalité reprend ses droits. Le lecteur/spectateur sait que derrière les murs et les portes se trouvent les coulisses. Que dans cet espace contigu à la scène, des comédiens se préparent, changent de costume, se maquillent… Il a une idée de l’envers du décor.
3Depuis quelques années nous nous intéressons au théâtre argentin produit dans un contexte de répression, de censure, et plus largement de crise – crise politique, économique, sociale – ou produit par des auteurs s’inscrivant dans un théâtre dit politique. Ces pièces présentent des particularités intéressantes car y sont développées des stratégies discursives reposant sur l’implicite2. Nous avons constaté que dans nombre de ces pièces la référence à un Ailleurs, à un espace autre, à des personnages absents de l’univers scénique, est particulièrement remarquable. Par ailleurs, ces pièces où le hors-scène joue un rôle si prépondérant mettent en scène des personnages évoluant dans des espaces clos, se trouvant dans une situation d’enfermement d’où, volontairement ou malgré eux, ils ne peuvent sortir. L’un ne va pas sans l’autre. C’est donc le rapport entre les deux qu’il faut analyser.
4Comment s’exprime cette relation scénique/hors-scène ? Ces pièces entretiennent toutes un rapport singulier avec le hors-scène. Soit parce qu’il effraie, menace les personnages, soit parce que son accès est prohibé. Cet Ailleurs influe particulièrement sur ce qui se déroule sur la scène. À tel point que c’est ce qui se passe en dehors de la scène qui régit les faits et gestes des personnages, qui les mène à la baguette parfois. C’est le moteur de l’action. Il est au cœur de la fable, objet de nombreuses actions et dialogues ; il est présent, voire omniprésent, dans le discours des personnages, ou du moins dans leur pensée. Mais il est présent par omission. Car les personnages sont incapables d’en parler. Ils ne l’évoquent qu’à demi-mots. Or, c’est précisément par les dialogues, par le récit3 des personnages que cet Ailleurs fictif qu’est le hors-scène, est généralement connu du lecteur/spectateur. C’est la teichoscopie – du grec teichoskopia, vision à travers le mur – un « moyen dramaturgique pour faire décrire par un personnage ce qui se passe en coulisses dans l’instant même où l’observateur en fait le récit4. » Nous noterons une nouvelle fois l’association coulisses/hors-scène dans cette définition de Patrice Pavis.
5Comment rendre compte de ce qui se passe en dehors de la scène lorsque la parole est impossible, lorsque les auteurs ont fait le choix de l’implicite ? Il existe divers moyens dramaturgiques pour faire figurer scéniquement le hors-scène. Nous prendrons l’exemple de trois pièces écrites et représentées durant la dernière dictature militaire argentine (1976-1983), dans lesquelles le hors-scène émerge sur scène selon des modalités différentes.
6Ces pièces mettent l’accent sur le caractère clos de l’espace scénique dont la limite est difficile, voire impossible, à franchir pour les personnages. Néanmoins, dans chacune d’elles est mentionnée la présence d’une frontière matérielle avec un Ailleurs.
7Dans De a uno (1983) de Aída Bortnik5, une famille vit sous la coupe d’un père autoritaire dont l’unique objectif est de préserver les siens du désordre extérieur. On apprend que chaque porte et fenêtre de la maison a été calfeutrée par le père : « ninguna puerta y ninguna ventana te dej[a] filtrar la tierra, ni el ruido, ni nada » (p. 68). L’enfermement, le confinement même des personnages est métaphoriquement matérialisé par du ruban adhésif collé aux portes et fenêtres empêchant l’air, le bruit d’entrer. Interdiction est faite de parler de ce qui se passe dehors ; toute référence à un Ailleurs est sévèrement et brutalement punie par le père. Certains personnages parviennent cependant à entrer et sortir, établissant ainsi une connexion avec l’extérieur ; nous en verrons la signification.
8Dans Bar la Costumbre (1982) de Carlos Pais6, un couple de vacanciers fait une halte dans un bar proche de la route. Malgré l’hostilité du serveur et l’inquiétante étrangeté du lieu, ils sont incapables de s’en aller. Lorsqu’ils font mine de vouloir quitter ce lieu, le patron du bar ferme la porte principale et la bloque avec une lourde barre. Mais à aucun moment le couple n’essaiera de l’ouvrir, ce qu’ils pourraient pourtant faire aisément. La femme quitte un instant l’espace scénique pour se rendre dans une pièce contiguë supposée mener aux toilettes ; elle en revient métamorphosée, comme hypnotisée, traumatisée par ce qu’elle y a vu et qu’elle ne parvient à nommer. L’espace scénique comporte des ouvertures. Les didascalies mentionnent en effet la présence d’une porte et d’une fenêtre, dont on retiendra surtout l’aspect massif et infranchissable : « gruesas rejas en una ventana, una puerta pesada de hierro » (p. 183). Cette fenêtre donne sur des « patios », « corredores » (p. 207), lieux dangereux aux dires du mari, et à nouveau des espaces clos.
9Dans Cumbia morena cumbia (1983) de Mauricio Kartun7, les deux protagonistes de la pièce, Willy et Rulo, ont élu domicile dans un bar de la capitale argentine. Depuis une vingtaine d’années, ils vivent volontairement isolés du monde extérieur et plus précisément de ce qui se passe dans le pays et qui les effraie tant, attendant simplement que tout redevienne « normal ». Dans cette pièce l’Ailleurs est multiple. Les personnages vivent dans un Ailleurs temporel, déconnectés du monde qui les entoure ; en témoignent la musique qu’ils écoutent – une cumbia des années soixante – et les vêtements qu’ils portent depuis vingt ans – eux aussi à la mode des années soixante comme nous l’indiquent les didascalies – désormais trop serrés pour les protagonistes qui ont pris de l’âge et du ventre. L’Ailleurs correspond aussi à tout ce qui se déroule hors de l’espace scénique. C’est une fenêtre située au-dessus d’une porte qui matérialise la frontière scénique/hors-scène et par laquelle les personnages observent ou pourraient observer ce qui se passe de l’autre côté. Le hors-scène correspond bien à l’espace contigu à la scène. Pour les personnages, regarder par la fenêtre c’est regarder vers l’extérieur – en l’occurrence la rue –, c’est regarder vers les coulisses. Dans son Dictionnaire du théâtre, Patrice Pavis nous rappelle l’importance de la porte au théâtre, qui constitue une limite entre scène et extérieur : « la porte relie le lieu scénique et le monde extérieur dont elle favorise ou empêche l’émergence sur la scène8 ». Dans les trois pièces que nous venons d’évoquer les ouvertures vers l’extérieur sont inaccessibles, scellées, infranchissables, leur rôle étant bien d’isoler l’espace scénique du hors-scène. L’interaction entre l’espace scénique et le hors-scène doit donc s’opérer d’une autre façon.
10Dans Cumbia morena cumbia, le hors-scène acquiert une présence sonore. C’est d’ailleurs à travers des sons que se produit la première connexion avec ce qui se passe dans la rue. On parlera d’un hors-scène « latent », c’est-à-dire d’un espace qui n’est qu’auditif9. Qu’entendent les personnages ? D’abord de la musique, ou plus exactement des tambours, puis des voix, des cris… Ces différents bruits sont clairement définis dans les didascalies comme étant le fait d’une murga10 défilant dans la rue. Cette murga condense à elle seule la réalité qui les effraie tant.
Ambos perciben un sonido que desde hace unos instantes llega desde afuera en suave crescendo. Dos redoblantes y un bombo que marcan monótona, obsesivamente un amenazador ritmo de murga. […] Esperan en silencio. Tensos. Sin mirarse. El sonido crece. Tras unos segundos, cesa. Willy respira profundo. Rulo se tapa la cara en un gesto de angustia. (p. 153-154)
Comienza a escucharse nuevamente el sonido de la murga. Voces, sonidos que se acercan lentamente. Willy finge ignorarlo. […] Escucha alarmado el sonido que crece. Mira hacia arriba. Habla más fuerte para tapar los sonidos. […] Hay ruidos de pelea. Gritos. À la murga se le suman más redoblantes, más bombos. […] Más cerca aún gritos, exclamaciones, presencia viva de lucha. Willy debe hablar muy fuerte ya, a los gritos. […] Desgañitándose. […] El sonido llega a su pico más alto, cesa de pronto. Algunos gritos aislados y un alarido largo, desgarrador. El llanto de un pibe que reclama por su papá. Otro alarido. Silencio total. (p. 158)
À travers les didascalies on apprend que le hors-scène représente une menace pour les personnages. La violence des sons, des cris, et le volume allant crescendo – signe que l’extérieur est de plus en plus présent – ont un impact sur eux : ils apparaissent nerveux, angoissés, et se montreront violents même, reproduisant la violence des sons provenant de l’extérieur.
11Quel est le sens de tout cela ? La pièce de Mauricio Kartun nous informe que l’isolement des personnages date des années 1960 ; l’action à laquelle assiste le lecteur/spectateur se déroule vingt ans après, en 1983 exactement, année où a été représentée la pièce. Il y a donc convergence, ou du moins des interférences entre le temps de la fiction et le temps du spectateur. La réalité théâtrale à laquelle cherchent à échapper les personnages, la cause de leur isolement – c’est-à-dire tout ce qui se passe à l’extérieur du bar et donc hors de l’espace scénique – trouve une résonance dans la réalité historique, dans le présent du spectateur, dans la période de forte agitation politique et sociale qu’a traversée l’Argentine durant les deux décennies qui ont précédé la représentation de 198311. Pour le lecteur/spectateur de 1983, le hors-scène devait être plus spécifique encore et avoir comme référent « immédiat » ce que l’Argentine vivait alors, c’est-à-dire la fin de la dictature. Et la murga, qui renvoie à une notion de mouvement de masse, de rassemblement populaire, est une référence claire aux manifestations, interdites et réprimées durant la dictature, qui avaient à nouveau lieu dans la rue en 1983.
12Une seule fois, un des personnages veut voir ce qui se passe à l’extérieur et demande à son ami de le hisser jusqu’à la fenêtre. Il regarde très furtivement et n’osera expliquer ce qu’il a vu :
Willy: ¿Viste algo…?
Rulo: (Atemorizado, niega.) Está muy oscuro… Llueve mucho…
Willy: ¿Una cara…? ¿Un conocido?
Rulo: (Es obvio que miente.) No se ve un metro… una boca de lobo… (p. 156)
Rulo a de toute évidence vu quelque chose dehors ou reconnu quelqu’un. Mais il préfère ne rien dire à Willy pour ne pas l’impliquer dans une réalité avec laquelle ils ont cherché à rompre. Pour Darrell B. Lockhart « estas preguntas tienen una fuerte vinculación con el mundo real del espectador. El temor terrible de reconocer a alguien del otro lado, de tener lazos con la murga que los obligarían a un reconocimiento de la realidad, es lo que le ha pasado a Rulo12. »
13 Cumbia morena cumbia prend fin avec l’arrivée imminente de la murga sur la scène. À travers cette action finale, c’est le hors-scène qui est sur le point d’être dévoilé. L’apparition de la murga sur la scène, c’est l’apparition de toute la réalité extérieure – celle que refusent de connaître les personnages, mais aussi celle de la dictature – la réalité que le public argentin de 1983 était en train de vivre. Comme si cette réalité semblait prête à être montrée, n’avait plus besoin d’être tue, d’être cachée. Si l’arrivée de la murga sur la scène constitue une menace pour les personnages, elle peut aussi signifier le retour de la démocratie, elle aussi imminente.
14Dans Bar La costumbre de Carlos Pais, il est constamment fait référence à un hors-scène, à des choses qui restent cachées au lecteur/spectateur. C’est un hors-scène qui a un rôle direct sur l’action, sur les personnages, et qui crée une atmosphère particulièrement pesante. Le lecteur/spectateur ne sait jamais avec certitude ce qui se passe dans une des pièces voisines. Les personnages font allusion à la présence de plusieurs personnes mais le discours seul ne permet pas de déduire ce dont il est implicitement question. C’est la mise en scène qui va résoudre, expliciter, les non-dits du texte dramatique13. Le metteur en scène Rubens Correa a en effet imaginé un dispositif scénique qui n’apparaît pas dans le texte de Carlos Pais : un immense rideau vient clore la pièce, matérialisant sur le plateau, face aux spectateurs, le hors-scène dont il est maintes fois question. Lors d’un entretien réalisé le31 mai 2000 à Buenos Aires, Rubens Correa nous l’a expliqué en ces termes :
Era un telón que se iluminaba de atrás, era transparente. Y había como una especie de gran juicio final con máquinas, torturas… puestas en sentido vertical. […] Este aparato debía tener cinco o seis metros de altura. […] De abajo a arriba era lleno de gente. […] Todo ese aparato que había atrás era muy interesante porque adelante parecía que era un bar y de repente se convertía en ese juicio final.
Ce grand rideau final dévoile ainsi ce qui est tu dans les dialogues, ce qu’Elena a découvert dans l’arrière-salle du bar mais dont elle n’ose parler : des corps privés de liberté et torturés.
15Tous les commentaires parus dans la presse à l’issue de la première représentation, très élogieux quant au travail du metteur en scène, ont accordé quelques lignes à l’image finale, témoignant de son impact sur le public. La Nación du 22 octobre 1982 évoque une scène « inspirada en “El triunfo de la muerte” de Brueghel » ; La Razón, dans son édition du 23 octobre 1982, parle de « un gran telón que marca el final con imágenes absolutamente escalofriantes y apocalípticas » ; le critique de Convicción va plus loin : « una atmósfera de opresión de culminación apocalíptica […] un telón traslúcido sobre opresión y tortura, una de las imágenes de mayor fuerza expresiva suscitadas en el ciclo ». Le commentaire le plus explicite sur la signification du rideau apparaît dans le quotidien Clarín :
cuando en la escena final todo el fondo del escenario se ilumina, en una transparencia horrorosa (que reproduce con notable sugestión el clásico infierno del pintor flamenco Jeronimus Bosch) es fácil inferir que estos fantasmas aluden a uno de los temas más convulsivos de la Argentina de hoy, los desaparecidos14.
Le rideau final lève toute ambiguïté quant au sens de la pièce. Ce qui ne pouvait être dit par la voix des personnages, moyen d’expression trop direct, est matérialisé par une fresque humaine riche en connotations qui ne peut qu’interpeller le public.
16Ce rideau transparent vient en quelque sorte se substituer au mur du fond, ouvrant ainsi sur le hors-scène et laissant entrevoir ce qui s’y déroulait. Ainsi, le fond de la scène, la séparation scène/hors-scène disparaît. En s’ouvrant sur l’arrière-salle du bar, la scène s’ouvre également sur l’espace contigu à la scène, sur les coulisses, sur le monde extérieur. Comme si la fiction cherchait à se prolonger dans l’univers réel du spectateur. L’article de Clarín, qui relie la fiction à l’actualité du spectateur, ne dit pas autre chose. Avec ce dispositif scénique imaginé par le metteur en scène, c’est le hors-scène qui vient jusqu’au public, le confrontant à ce qui se passait dans l’arrière-salle du bar mais aussi à sa propre réalité.
17Les divers silences et non-dits du texte trouvent une réponse dans le contexte de l’époque et dans ce qui en 1982, année où a été présentée cette pièce, commençait à être révélé à la population argentine : l’existence de centres clandestins de détention. Le metteur en scène a fait le choix, risqué en période de répression, de donner une présence scénique et symbolique à tous les disparus de la guerre sale.
18Que cherchons-nous à démontrer en superposant l’univers fictif et la réalité du spectateur ? Quand un personnage sort de scène, il continue d’exister en tant que personnage. Le spectateur doit imaginer la suite de l’action quand il n’est plus en scène. Mais, par un processus de « dénégation de l’illusion théâtrale15 », le spectateur sait aussi que lorsqu’un comédien quitte la scène, il perd son habit de personnage pour retrouver le monde réel. Ainsi, dans ces pièces où le hors-scène est si important, la connexion avec le réel n’est-elle pas double ? Elle s’opère de deux façons : d’une part parce que si l’on démonte la machine théâtrale, ce qui franchit le cadre de la scène, ce qui est émit hors des limites de la scène, appartient au monde réel et d’autre part parce que, comme nous l’avons vu dans ces pièces, cet Ailleurs trouve une résonance dans le contexte sociopolitique argentin des années 1970-80 et parfois, s’inscrit pleinement dans l’actualité du spectateur.
19La pièce d’Aída Bortnik, De a uno, illustre bien cette question. Elle met en scène une famille qui cherche à s’isoler du monde extérieur. Certains personnages sont néanmoins en contact avec le hors-scène, ce qui leur confère un rôle et une signification bien précis. À deux reprises, il est indiqué au lecteur/spectateur qu’un personnage pénètre dans la maison, visiblement affolé par ce qu’il vient de voir dehors. Il s’agit du fils Pablo – le seul membre de la famille à être en contact direct avec l’extérieur – et d’une voisine, Inés :
(Pablo entra corriendo de la calle.)
Pablo: Mamá, Mamá; mirá, parece que afuera pasa algo. […]
(Daniel alcanza a atajar a Pablo con el coscorrón habitual.) (p. 61)
Ines: (Entra corriendo y gritando.) José, José, andáte, corré José, están en casa… Los vi entrar… desde la panadería los vi. […]
Gaby: ¿Inés, qué te pasa? Inés…! José!!
(Después de un segundo José pega un salto y sale corriendo. Inés lo sigue. Claudio va trás él. Daniel le pone el pie. Claudio cae de bruces. Julia abraza a Gabriela y Daniel pone una mano sobre la cabeza de Pablo obligándolo a sentarse.) (p. 66-67)
Ce n’est pas tant l’entrée de son fils ou d’Inés qui pousse Daniel à agir violemment que ce qu’ils ont vu dehors et sont sur le point de raconter. Leur entrée sur scène est liée à ce qui se passe à l’extérieur ; s’ils entrent en courant c’est précisément à cause de ce qu’ils y ont vu. Pablo et Inés établissent ainsi une double connexion avec le hors-scène : une connexion physique et verbale. Mais ce qui est intéressant ici c’est que les personnages ne peuvent parler de ce qu’ils ont vu dehors ; leur entrée en scène, qui n’a d’autre fonction que d’informer sur des événements extérieurs, tels des messagers, est interrompue. Que s’est-il passé dehors ? Pourquoi ne peuvent-ils en parler ? Pourquoi Daniel interdit à ses enfants de sortir ? Peu d’éléments sont offerts au lecteur/spectateur sur ce qu’ont vu Pablo et Inés.
20Cette pièce fut représentée en 1983 à Buenos Aires, alors que le retour à la démocratie était imminent. Pour le public de l’époque, ces allusions étaient suffisamment claires pour lui rappeler les nombreuses arrestations et irruptions de militaires ou de forces paramilitaires chez de supposés « subversifs ». L’entrée sur scène de Pablo puis d’Inés est importante car elle constitue un des seuls moments où la réalité que la famille tente d’occulter – réalité fictionnelle mais aussi, pour le lecteur/spectateur, réalité historique de la dictature et de ce que condamne l’État autoritaire – est sur le point d’être explicitement nommée et parce qu’elle donne à voir la brutalité du père devenu un censeur, un substitut du pouvoir militaire.
21Comment, pour le public de l’époque, ne pas faire d’amalgame avec ce qu’il vivait alors ? Et la fable le confirme puisque les personnages qui quittent la scène, qui sont en contact avec ce qui se passe hors de l’espace scénique, connaissent un destin funeste : l’un disparaît, l’autre meurt à la guerre – allusion à la guerre des Malouines de 1982 – ou doit prendre le chemin de l’exil… Comment donc ne pas interpréter le hors-scène comme ce que l’Argentine était alors en train de vivre ?
22Les personnages qui quittent la scène et pénètrent dans les coulisses sont en contact avec un Ailleurs fictif dont le père ne veut pas entendre parler, Ailleurs qui entre en interférence avec la réalité que le public argentin de la dictature découvrait depuis peu. Comme si en entrant sur scène effrayés par ce qu’ils viennent de voir, les personnages provenaient du monde réel. Le seul fait d’entrer en scène depuis l’extérieur ou de quitter l’espace scénique crée une connexion avec le hors-scène et avec l’actualité du spectateur. Et parce que cette connexion se fait depuis les coulisses, la convergence avec le réel est plus forte encore.
23Dans les trois pièces que nous avons sélectionnées, il ne fait aucun doute que ce qui se passe hors de la vue du spectateur est hors-scène car cet Ailleurs appartient à l’indicible, relève de l’irreprésentable et trouve une résonance directe dans le contexte de la dictature militaire. En convoquant le hors-scène, en le faisant figurer scéniquement et en le faisant émerger depuis l’espace contigu à la scène, les dramaturges permettent une connexion entre l’Ailleurs – l’espace et le temps de la fiction – et l’ici et maintenant du spectateur.
24Mais il nous semble aussi que si les auteurs jouent sur cette dialectique scène/hors-scène, ce n’est pas seulement à cause du poids de la censure ou de l’autocensure. Car nous avons constaté une même utilisation du hors-scène dans des pièces évoquant certes ces années de plomb, mais produites bien des années après le retour de la démocratie16. Un contexte de répression, d’exaction, d’atteinte aux libertés individuelles, où dominent la peur, la méfiance et le soupçon, pousse indubitablement à une division de la population, tend à scinder la société, à stigmatiser l’autre. Dans un tel contexte ou pour des auteurs voulant renvoyer à ces notions-là, les lieux scéniques confinés, retranchés – symboles de privation de liberté – et ouvrant sur des Ailleurs qu’on n’ose nommer, des quelque part inaccessibles, inquiétants ou interdits, sont à même de matérialiser cette relation conflictuelle avec l’autre.
Notes de bas de page
1 Pour Patrice Pavis, le hors-scène comprend « la réalité qui se déroule et existe en dehors du champ de vision du spectateur. On distingue le hors-scène théoriquement visible par les personnages en scène, mais masqué au public […], et le hors-scène invisible du public et de la scène. Ce dernier prend aussi le nom de « coulisses », Dictionnaire du Théâtre, Paris, Dunod, 1996, p. 163.
2 Voir en particulier Isabelle Clerc, Teatro Abierto 1981-1983. Censure et écriture théâtrale dans l’Argentine du « Processus de réorganisation nationale », Thèse de Doctorat soutenue le 2 octobre 2003 à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Y est développé le concept de « dramaturgie de l’implicite ».
3 Nous entendons par récit le « discours d’un personnage narrant un événement qui s’est produit hors-scène », Patrice Pavis op. cit., p. 294.
4 bid., p. 346.
5 Aída Bortnik, « De a uno », Hispamérica, no 43, 1986, p. 57-72. Toutes les citations de la pièce provenant de cette édition, nous les ferons suivre de la seule indication de page.
6 Carlos Pais, Bar La costumbre, in Teatro completo, vol. I, Buenos Aires, Torres Agüero Editor, 1992, p. 181-211. Toutes les citations de la pièce provenant de cette édition, nous les ferons suivre de la seule indication de page.
7 Mauricio Kartun, Cumbia morena cumbia, in Teatro 8 autores, Buenos Aires, Argentores, 1985, p. 149-160. Toutes les citations de la pièce provenant de cette édition, nous les ferons suivre de la seule indication de page.
8 Patrice Pavis, op. cit., p. 39.
9 Voir Antonia Amo Sánchez, Carole Egger, Monique Martinez Thomas, Agnès Surbezy, Le théâtre contemporain espagnol. Approche méthodologique et analyse de textes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 47.
10 Dans son Diccionario etimológico del lunfardo, Buenos Aires, Libros Perfil, 1998, Oscar Conde la définit par ce terme : « comparsa ». La murga vient du carnaval. Originaire de l’Uruguay, elle a traversé le Río de la Plata et a développé en Argentine une identité qui lui est propre.
11 Une période marquée principalement par une instabilité politique et économique, le gouvernement de la « Revolución Argentina » du général Onganía, régime militaire des plus autoritaires, une mobilisation sociale sans précédents (Cordobazo...), une répression clandestine grandissante qui s’institutionnalisera durant le « Processus de réorganisation nationale ».
12 Darrell B. Lockhart, « Pasos para negar la realidad : Cumbia morena cumbia de Mauricio Kartun », Juana A. Arancibia, Zulema Mirkin, éd., Teatro argentino durante el Proceso (1976-1983), Buenos Aires, Vinciguerra, 1992, p. 83.
13 Nous faisons référence à la mise en scène réalisée en 1982 à Buenos Aires, dans le cadre de Teatro Abierto, la pièce ayant été écrite et créée spécialement pour ce cycle.
14 Rómulo Berruti, « Una pesadilla reconocible », Clarín, 22 octobre 1982.
15 Voir Antonia Amo Sánchez, Carole Egger, Monique Martinez Thomas, Agnès Surbézy, op.cit., p. 45.
16 C’est notamment le cas de certaines pièces récentes du dramaturge argentin Héctor Levy-Daniel.
Auteur
Université de Nice-Sophia Antipolis
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