L’Ailleurs existe-t-il encore pour le chat de Schrödinger ?
Là et non-là dans El lado oeste del Golden Gate de Pablo Iglesias Simón
p. 207-214
Résumés
Si le titre de la pièce de Pablo Iglesias Simón semble renvoyer à une spatialisation explicite, la découverte de ce texte montre que rien n’est moins sûr. Fruit des lectures et des réflexions de l’auteur sur certains principes des sciences dites dures et en particulier de la physique quantique, El lado oeste del Golden Gate prend notamment comme point de départ l’expérience du chat de Schrödinger, ce chat à la fois mort et non mort en vertu des principes quantiques de superposition et d’incertitude. Tout comme le chat de l’expérience, les personnages de la pièce seraient voués à se retrouver enfermés dans « ”un instant au dénouement incertain suspendu dans le temps", dans ”ce moment quantique” depuis lequel se déploieraient à la fois le passé qui l’a provoqué et les possibles futurs qui pourraient en découler3 ».
Superposition des espaces-temps, incertitude… Comment construire un Ailleurs quand l’ici se fait mouvant, instable, chaotique ? Peut-on imaginer que l’Ailleurs se définisse par une altérité essentielle alors même que les personnages, volontairement privés de nom, sont le résultat d’une superposition d’états au point de se confondre les uns dans les autres, de prendre une allure aussi incertaine que l’espace-temps qui les entoure ? Et si l’ouest du Golden Gate, cet Ailleurs auquel semblait nous inviter le titre, était finalement l’écriture dramatique, une écriture dramatique revendiquant sa filiation scientifique tout autant que l’illusion magique, offrant une infinité de possibles aussi chaotiques qu’indéterminés, appelant – du moins telle que l’a conçue l’auteur lui-même – une mise en scène mêlant les matériaux scéniques, magiques et filmiques…
3 Iglesias Simón, Pablo. « Notas dispersas en torno a la escritura de El lado oeste del Golden Gate », in ADE/Teatro, 125, abril-junio 2009, p. 100. Nous traduisons.
Si nos fijamos en el título del texto de Pablo Iglesias Simón, podemos suponer a primera vista que remite a una localización explícita. Pero el descubrimiento de la dramaturgia revela que no es el caso, ni mucho menos. Fruto de las lecturas y reflexiones del autor acerca de principios de las llamadas ciencias duras y particularmente de la física cuántica, El lado oeste del Golden Gate se inspira de la experiencia del gato de Schrödinger, ese gato a la vez muerto y no-muerto, en conformidad con los principios cuánticos de superposición e incertidumbre. Como el gato de la experiencia, los personajes no podrían sino estar encerrados en « “un instante de incierto enlace detenido en el tiempo", en “este momento cuántico” desde el que se desplegarían el pasado que lo desencadenó y los futuros posibles que se podrían desarrollar como resultado ».
Superposición de los espacios-tiempos, incertidumbre… ¿Cómo construir un Ailleurs cuando el aquí se vuelve movedizo, inestable, caótico ? ¿Podemos imaginar que el Ailleurs sea definido por una alteridad esencial cuando los personajes, voluntariamente privados de nombre, son el resultado de una superposición de estados tal que acaban confundidos los unos con los otros, con una figura tan incierta como el espacio-tiempo que los rodea ? A lo mejor, el oeste de Golden Gate, este Ailleurs al que nos convidaba el título, no es sino la escritura dramática, una escritura dramática que reivindica su filiación científica tanto como la ilusión mágica. Ofrece a la vez innumerables posibles tan caóticos como indeterminados. Suponen – por lo menos si se respeta la representación ideal esbozada en la dramaturgia – una escenificación que mezcle materiales escénicos, mágicos y fílmicos…
Texte intégral
1Pour commencer, une remarque préliminaire concernant le théâtre quantique : cette approche, qui peut prêter le flanc à un certain scepticisme ou, à tout le moins, à une certaine perplexité, est une approche dont la vitalité est attestée, nous semble-t-il, par la richesse des débats qui ont animé le colloque « Le théâtre quantique » organisé en mai2009 à Toulouse et qui entoure toute intervention mettant en jeu ce croisement entre art et science. Elle semble d’autant plus légitime à la lecture de ces propos de Yolanda Pallín :
el azar y la necesidad, la teoría del caos, la física cuántica, la autosimilitud, la incertidumbre, la ruptura de la lógica newtoniana... [a] parecen de forma natural en la mayoría de los seminarios de escritura teatral, junto con la crisis de la representación1.
Ou encore lorsque l’on songe à ces mots de Pablo Iglesias Simón en préambule à El lado oeste del Golden Gate : « aspiré a aportar mi granito de arena a las posibles implicaciones de los planteamientos de la mecánica cuántica en la construcción dramática2. »
2Si le titre de la pièce de Pablo Iglesias Simón semble renvoyer à une spatialisation explicite, la découverte de ce texte montre que rien n’est moins sûr. Fruit des lectures et des réflexions de l’auteur sur certains principes de la physique quantique, El lado oeste del Golden Gate prend comme point de départ l’expérience du chat de Schrödinger, ce chat à la fois mort et non mort, en vertu des principes quantiques de superposition et d’incertitude. Tout comme le chat de l’expérience, les personnages de la pièce seraient voués à se trouver enfermés dans « un instant au dénouement incertain suspendu dans le temps », dans ce « “moment quantique” depuis lequel se déploieraient à la fois le passé qui l’a provoqué et les possibles futurs qui pourraient en découler3. »
3Superposition des espaces-temps, incertitude… Comment construire un Ailleurs quand l’ici se fait mouvant, instable, chaotique ? Peut-on imaginer que l’Ailleurs se définisse par une altérité essentielle alors même que les personnages sont le résultat d’une superposition d’états, au point de se confondre les uns dans les autres, de prendre une allure aussi incertaine que l’espace-temps qui les entoure ? Peut-il se trouver dans un au-delà lui-même sujet à caution tant que l’expérience enferme les personnages dans la même boîte que le chat de Schrödinger, à la fois vivant et mort ? Et si l’ouest du Golden Gate, cet Ailleurs auquel semblait nous inviter le titre, était finalement l’écriture dramatique ? Autant de fils que nous essaierons de démêler au gré de la lecture de El lado oeste del Golden Gate que nous proposons ici.
Des coordonnées incertaines
4La première impression qui se dégage de la pièce de Pablo Iglesias Simón est celle d’une grande complexité, poétique et magique, pour qui se laisse porter par sa lecture – Yolanda Pallín, qui en signe la présentation, émet d’ailleurs l’idée qu’il ne faut pas chercher à trop démêler cet écheveau au risque d’en atténuer la magie. Pour qui se hasarde dans ce labyrinthe, en revanche, c’est la sensation de se trouver face à un écheveau inextricable qui s’impose. Il suffit, pour s’en faire une idée, de jeter un œil au « plan » que le dramaturge livre dans ADE/Teatro, « plan » qui, d’ailleurs, n’a constitué qu’une étape préliminaire et a encore été complexifié. Les schémas proposés ne laissent pas de mettre en relief la superposition des espaces-temps et le caractère désordonné et alinéaire de la chronologie entraîne des va-et-vient qui brouillent les limites spatiales, questionnant la possibilité d’un Ailleurs géographique. D’ailleurs, alors même que le carnet rouge dans lequel est censé avoir été écrite la pièce est placé sous le signe du voyage – « Sobre su cubierta roja se encontraba una pegatina con la siguiente inscripción : “¡Hola ! Hello ! Bonjour ! Guten Tag ! Soy un libro muy especial. Mira, estoy viajando alrededor del mundo haciendo nuevos amigos” » (p. 104) –, les personnages semblent enfermés dans un quotidien qui, même s’il les amène à se déplacer, les ramène toujours à leur point de départ.
5El Chico que dirige et La Chica que actúa sont emblématiques de cet état de fait, enfermés, au propre comme au figuré, dans l’appartement du Garçon, et comme coupés du monde extérieur :
La chica que actúa: […] ¿Sabías que no tienes cobertura?
El chico que dirige: Los sótanos no suelen tenerla. […]
La chica que actúa: ¿Tienes fijo?
El chico que dirige: No. […]
(La chica que actúa sin pensarlo se dirige a la salida. La puerta está cerrada.) (VI, p. 108)
Les autres personnages ne semblent pas davantage tournés vers un Ailleurs qui remplirait sa fonction de dépaysement, d’ouverture. Cette impossibilité se lit chez tous, de La Escritora sin historia, pour qui la fuite vers un village sur la côte n’aboutit qu’à répéter toujours la même scène avec son confident (scènes IV et XV), à la galerie de personnages dépeints par le premier auteur du carnet (qui en compte deux, comme nous le verrons par la suite). Ces personnages, en effet, se retrouvent tous dans des bars (le même ? plusieurs ?). Ils sont tous pris dans un quotidien terne, écoutant passer des trains qu’ils ne prennent pas, obéissant à des consignes qu’ils comprennent d’autant moins qu’ils ignorent d’où elles viennent, ou se réfugiant, comme la Jeune à l’air d’héroïne, dans une illusion (au sens propre) qui ne laisse pas d’échappatoire.
6Nous l’avons vu rapidement, les espaces-temps proposés par la pièce qui nous intéresse ici ne fournissent que des coordonnées incertaines ou mal définies qui rendent tout Ailleurs géographique inexistant, inaccessible, si l’on excepte, peut-être, la dernière scène qui entraîne les deux personnages Tomás et Verónica sur le Golden Gate. Cette visite fait écho au dialogue de la scène VIII où la Femme solitaire égrène les hauts lieux du suicide parcourus avec son amant illusionniste : les chutes du Niagara, l’Empire State Building, le Mont Fuji… Elle peut toutefois laisser perplexe dans la mesure où l’Ailleurs initialement proposé est, finalement, la mort, le suicide. Faut-il y voir une autre forme d’ailleurs ou la traduction d’un pessimisme essentiel, une échappatoire ou la manifestation d’une impossible ouverture vers l’altérité ?
L’impossible au-delà
7Quelque soit la lecture que, spontanément, l’on pourrait faire de cette mise en exergue morbide du suicide, la mort reste une impossibilité ou plus exactement une probabilité qui, dans la boîte noire de la pièce qui nous intéresse, est réalisée et non réalisée : « pour nous qui sommes à l’extérieur de la boîte, la seule manière correcte de décrire les conditions à l’intérieur de la boîte implique une superposition d’états, jusqu’à ce que nous regardions4 ». De fait, le point de départ de l’intrigue (si tant est que l’on puisse encore parler d’intrigue) est l’expérience à laquelle se sont soumis un homme et une femme, Tomás et Verónica, consistant à boire ensemble deux verres, contenant l’un un poison mortel, l’autre une boisson inoffensive, distribués de manière aléatoire. Dès lors, dans cette variante du suicide quantique, les états se superposent et les scènes dans lesquelles l’homme a bu le poison côtoient celles où la femme n’est plus de ce monde. « El hombre estaba tendido en el suelo con una copa en la mano » (X, p. 113) fait, par exemple, écho à ce fragment de la scène VIII : « Cualquiera de los dos podría haber muerto. […] Él continuó volviendo todas las noches por aquí » (XIII, p. 116).
La obra, como atrapada en ese brindis de incierto desenlace, se desarrolla a lo largo de una temporalidad postrágica y flexible en la que se combina un tratamiento subjetivo del pasado recordado con la plasmación de un futuro dual donde se superponen universos irreconciliables5.
L’entremêlement de scènes et de situations apparemment irréconciliables est peut-être une voie pour mettre en scène, faute de pouvoir la mettre en mots, cette réalité dont Françoise Balibar affirme qu’elle arrive, avec le quantique, à de tels niveaux d’abstraction qu’elle peut être exprimée mathématiquement mais ne peut quasiment pas être exprimée avec des paroles dicibles, avec les mots dont on dispose6.
8Conséquence de cette superposition d’états, un même personnage peut être, en même temps, vivant et mort dans la pièce. Cette présence de personnages qui, bien que vivants, se disent morts, se répète d’ailleurs à plusieurs reprises et elle prend, du fait de la filiation revendiquée par Pablo Iglesias Simón avec l’expérience du chat de Schrödinger, un sens nouveau : d’une expression qui pourrait n’être qu’une hyperbole disant le mal être du personnage, El lado oeste del Golden Gate fait une réalité physique paradoxale et difficile à appréhender par la raison. De la même manière que ces deux états se superposent et que le spectateur reste dans l’incertitude, il est des situations opposées qui semblent pouvoir exister simultanément ou parallèlement. Ainsi, la Fille qui joue, alors qu’elle est enfermée avec le Garçon qui met en scène, la veille de la première de sa pièce, affirme : « Yo cogí esta llamada », faisant allusion à un appel auquel précisément elle n’a pas répondu au cours de l’action scénique, avant d’ajouter : « Cogí esta llamada. Me fugué con él. Esto no acabó así » (XVI, p. 121-122). Se superposent ainsi des états, des situations, des moments dans lesquels les personnages sont et morts, et vivants ; et là, et non-là… Ce qui est notable ici, qui nous éloigne encore de la mimésis, d’une représentation stricte de cette « collection de choses » qu’est la « réalité » dans la physique classique telle que l’évoque Françoise Balibar, c’est que semble affleurer, par moments, une conscience de cet état de fait. Tout se passe comme si, en vertu du principe de non-séparabilité, des univers irréconciliables parvenaient à s’influencer mutuellement, à partager leur expérience, dès lors qu’a existé, à un moment ou à un autre, un contact.
L’altérité comme un autre Ailleurs ?
9De fait, à l’échelle quantique, toujours selon les explications de Françoise Balibar7, non seulement un électron n’est pas une chose, mais il y a bien pire : si l’on prend deux électrons ayant agi l’un sur l’autre puis ayant été séparés totalement, sans interaction possible, toute mesure effectuée sur l’un entraîne une réaction sur l’autre. En d’autres termes, si l’on considère deux systèmes A et B, on peut dire que toute mesure sur A modifie B et donc agit en retour sur A. Par conséquent, la « réalité » quantique non seulement n’est pas faite de choses mais, plus encore, elle est intriquée et n’est pas séparable. Ce qui permet au philosophe des sciences Michael Esfeld d’affirmer que les systèmes quantiques n’ont pas de séparabilité, pas de localisation et pas d’individualité : « les systèmes quantiques ne sont pas des individus, en tous cas pas des individus identifiables : les systèmes quantiques de la même espèce dont les états sont intriqués sont indiscernables8. » Si l’on considère que, dans El lado oeste del Golden Gate, les personnages se comportent comme des systèmes quantiques, on peut en avoir une lecture plus cohérente ou, à tout le moins, on comprend mieux un certain nombre de comportements déroutants de prime abord.
10De fait, les personnages se construisent autour de figures récurrentes, qui semblent superposer leurs identités, identités pourtant différentes si l’on en croit les didascalies de la source locutoire mais aussi ce que l’on peut savoir d’eux, de leurs activités ou de leur univers. C’est ainsi que La Escritora sin historia, La Chica que actúa, La Chica que actuaba, La Mujer del maletín, La Mujer del sobre cerrado, La Mujer que nunca quiso ser maga, La Mujer solitaria revêtent des identités diverses mais avec des points de superposition qui font douter de leur différence. C’est ainsi, aussi, que certaines scènes se répètent inlassablement : le personnage féminin cherche à allumer une cigarette sans parvenir à faire fonctionner son briquet, jusqu’à ce que son interlocuteur le fasse, sans aucune difficulté. C’est le cas à plusieurs reprises avec La Escritora sin historia et La Chica que actúa. Et ces deux personnages pourraient, finalement, ne faire qu’un puisque l’on apprend que, lorsqu’elle a définitivement cessé de voir El Chico que dirige (avec qui elle est précisément au moment où elle le dit), elle s’est mise à écrire. Plus forte encore, la référence à l’enfant malade, événement qui est à l’origine du suicide quantique des personnages, relève de ce même phénomène de superposition et de non-séparabilité, tout comme l’allusion à la femme attendant son conjoint après avoir préparé ses vêtements pour le lendemain ou certaines conversations téléphoniques… Toutes ces situations se répètent, à l’identique ou quasiment, d’un personnage à l’autre. Et le même entrelacement est observable en ce qui concerne les personnages masculins. Plus encore, il existe des jeux constants d’échos, des espaces de superposition entre les personnages féminins et masculins, en particulier dans les scènes concernant l’échange mystérieux de la mallette et des enveloppes…
11Ces interconnexions ne sont pas toujours faciles à cerner très précisément : plus encore, à chaque nouvelle lecture, pour autant que l’on essaie de dresser une « cartographie » aussi claire que possible des personnages, se dessinent de nouvelles connexions, de nouvelles superpositions. Et, dans le même temps, d’autres connexions, d’autres superpositions, qui jusque-là semblaient évidentes, paraissent tout à coup sujettes à caution… Il n’en reste pas moins que se dégage de la pièce une impression de continuité/discontinuité entre les personnages dont certains semblent finalement « indémêlables », inséparables, pour le récepteur-lecteur. Le brouillage serait-il aussi fort à la mise en scène ? Peut-être pas, les personnages étant incarnés dans le corps des acteurs et la perspective quantique recherchée par Pablo Iglesias Simón perdant ainsi de son abstraction.
12Ce caractère inséparable, aboutissant pourtant à des personnages différents, peut être lu comme une conséquence de la mesure que pratique l’œil du récepteur-observateur de l’expérimentation théâtrale proposée ici :
Si une opération de mesure est faite sur le système, un seul des résultats de mesure a priori possibles se réalise effectivement. La description mathématique du système est modifiée, de sorte qu’on peut dire que l’acte de mesure implique la production irréversible d’une « marque » sur le système, que l’équation de Schrödinger ne décrit pas9.
Une autre lecture de la structure de la pièce, avec ces jeux de superposition, avec ces personnages aux contours non localisables, non séparables et non individualisables – ou si peu – pourrait également être cette autre théorie quantique, ô combien poétique, la théorie de l’existence d’univers parallèles :
Malgré ses aspects évidemment fantastiques, cette théorie [des univers parallèles] repose sur une base mathématique qui n’est pas dépourvue de solidité. L’univers réel global est représenté par une seule fonction d’onde d’une complexité gigantesque, qui n’est jamais « réduite » mais se scinde sans arrêt en branches dont chacune représente un univers tel que nous le concevons. Les mathématiques de cette fonction d’onde globale sont telles que les différentes branches ne peuvent interagir, si bien que nous n’avons pas conscience de l’existence des autres branches (et d’autres nous-mêmes). Elles sont telles également que dans chaque branche jouent les lois habituelles de la physique quantique, y compris la réduction du paquet d’ondes, ce qui explique les difficultés que nous rencontrons lorsque nous voulons expliquer notre branche sans tenir compte des autres10.
Ainsi, même s’il s’agit d’une théorie aujourd’hui tombée en désuétude (mais toujours présente dans les manuels, car aussi indémontrable qu’irréfutable), elle n’en reste pas moins intéressante du point de vue de la création artistique et de la pièce qui nous intéresse. En tout état de cause, elle questionne – et c’est l’une des problématiques et l’un des enjeux que auxquels se confronte Pablo Iglesias Simón en écrivant El lado oeste del Golden Gate – la possibilité de représenter la simultanéité, la coexistence de moments et de mondes parallèles… On peut d’ailleurs prendre ici le terme « représenter » dans les deux sens, commun et théâtral, tant il est vrai que cette théorie est aussi complexe (voire impossible) à appréhender conceptuellement qu’à mettre en scène, si l’on veut en rendre le caractère à la fois non-séparable et sans interaction. Il s’agit là d’un des défis de la création artistique, qui serait peut-être, si l’on en croit Bernard d’Espagnat, la plus à même de rendre compte de ce « réel voilé »,
un « réel », structuré certes, et sur lequel je n’exclus pas que poésie, arts ou mystique puissent nous donner quelques lueurs, mais qui n’en est pas moins fondamentalement non conceptualisable par l’être humain. […] Au reste, si l’idée que l’on puisse avoir des lueurs relatives au « non conceptualisable par l’homme » apparaît comme discutable au jugement de certains esprits, elle ne choquera pas le poète. Je conjecture qu’en la matière c’est, au bout du compte, le poète qui a raison11.
C’est peut-être là la voie d’un Ailleurs que ni les coordonnées géographiques, ni l’altérité des personnages ne semblent à même de proposer dans la pièce qui nous intéresse.
Le théâtre quantique ou l’hypothèse d’un Ailleurs dramaturgique
13Cette idée d’un Ailleurs auquel donnerait accès l’écriture semble corroboré par l’existence même du carnet, tant dans son caractère nomade que dans son écriture même : « Esta libreta contiene muchos senderos. Una madeja de rutas que debes aprender a desentrañar. Aquí sólo encontrarás sugerencias » (I, p. 104). Une écriture lacunaire puisque de nombreuses pages blanches sont signalées par le texte : « [N. del E. : Tras este parlamento y hasta la siguiente escena, la libreta presenta una página en blanco.] » – IV, p. 107 ; « [N. del E. : Tras esta última acotación y hasta la siguiente escena, la libreta presenta dos páginas y media en blanco.] » – VII, p. 109 ; etc. Une écriture multiple également, puisque deux calligraphies, deux « auteurs » mêlent leurs voix, ponctuées par celle du prétendu éditeur… Une écriture qui, elle aussi, finit par acquérir un caractère inextricable : les voix qui, dans l’ensemble, se partagent les scènes et les « récits » (intrigue de l’échange de documents et scènes tournant autour de la magie pour la voix 1 et répétitions et discussions entre La Escritora sin historia et El Confidente pour la voix 2), finissent par se mêler dans deux scènes. Il s’agit, en l’occurrence, de la seconde scène et de la dernière. La seconde scène est constituée d’un texte didascalique rapportant la découverte, par La Escritora sin historia, du carnet dans lequel est écrit la pièce. Et la dernière, se situe sur le Golden Gate évoqué par le titre de la pièce. Il est à noter que la voix 2 se centre plus précisément sur le processus créatif et que les scènes qu’elle insère dans la pièce de la voix 1 ne sont pas autre chose que des mises en abyme du processus de création. En effet, l’enjeu de ce carnet à l’écriture morcelée et partagée entre les personnages n’est autre que la pièce même que répètent El Chico que dirige et La Chica que actúa, la pièce même que semble avoir écrit La Chica, la pièce même que le récepteur est en train de lire ou de voir jouer sous ses yeux.
14On retrouve ici un jeu complexe de mises en abîme que l’auteur a voulu similaire à un anneau de Moebius, cette figure souvent mise en relation avec la notion de réel virtuel, notion qui semble d’autant plus intéressante ici que la pièce s’ouvre sur une invitation à suivre, sur internet, le parcours du carnet de par le monde : « Por favor, visita www.BookCrossing-Spain.com e introduce mi BCID (mostrado más abajo). Descubrirás dónde he estado y quién me ha leído » (p. 104). C’est donc, plus encore que la pièce représentée, l’objet qui invite au voyage, un objet à la fois intérieur et extérieur à l’œuvre, de manière là encore inextricable. Ce sont finalement ces jeux, si difficiles à cerner mais qui n’en restent pas moins parlants pour les sens du récepteur, qui viennent pallier ici les difficultés conceptuelles du langage et l’on peut reprendre à notre compte cette idée émise par Françoise Balibar à propos de la physique quantique : la grande difficulté repose sur le fait que l’on a du mal à trouver un langage. D’ailleurs, les pères fondateurs de la physique quantique en avaient conscience : avec cette physique, le langage disparaît ou, à tout le moins, est mis en difficulté. La pièce elle-même n’est-elle pas qualifiée d’œuvre impossible par le didascale (III, p. 105).
15L’Ailleurs se trouverait donc, ici, non plus dans des espaces géographiques ou dans une cartographie de l’altérité mais dans une écriture dramatique revendiquant sa filiation scientifique tout autant que l’illusion magique, offrant une infinité de possibles aussi chaotiques qu’indéterminés, appelant – du moins telle que l’a conçue l’auteur lui-même – une mise en scène mêlant matériaux scéniques, ressorts magiques et incursions filmiques…
Notes de bas de page
1 Yolanda Pallín, « La pieza veintiocho », in ADE/Teatro, no 125, avril-juin 2009, p. 95.
2 Pablo Iglesias Simón, « Notas dispersas en torno a la escritura de El lado oeste del Golden Gate », in ADE/Teatro, no 125, avril-juin 2009, p. 100.
3 Pablo Iglesias Simón, « Notas dispersas… », op. cit., p. 101. Nous traduisons.
4 John Gribbin, Le chat de Schrödinger. Physique quantique et réalité, Paris, Flammarion, 1994, p. 243.
5 Pablo Iglesias Simón, « Notas dispersas… », op. cit., p. 101.
6 Françoise Balibar, « La “réalité”, cet épouvantail tout juste bon à effrayer les âmes naïves », conférence présentée à l’université Paul Sabatier de Toulouse, 09/10/2008.
7 Françoise Balibar, « La “réalité”, cet épouvantail tout juste bon à effrayer les âmes naïves », conférence citée.
8 Michael Esfeld, Philosophie des sciences, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2006, p. 147.
9 Etienne Klein, « Le temps de la physique », in Cazenave, Michel, dir., Aux frontières de la science. Dictionnaire de l’ignorance, Paris, Hachette Littérature, 1998, p. 147.
10 Sven Ortoli, Jean-Pierre Pharabod, Le cantique des quantiques, Paris, La Découverte, 1984, p. 140.
11 Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, éd. cit., p. 519-520.
Auteur
Université de Toulouse
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