« Je vous aime, ô débris » : la poétique des ruines médiévales. Le musée imaginaire des générations romantiques
p. 229-236
Texte intégral
Le goût des bibelots leur était venu, puis l’amour du moyen âge.
D’abord ils visitèrent les cathédrales – et les hautes nefs se mirant dans l’eau des bénitiers, les verrières éblouissantes comme des tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour incertain des cryptes, tout, jusqu’à la fraîcheur des murailles, leur causa un frémissement de plaisir, une émotion religieuse.
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet1
1Le choix de cet extrait pourrait a priori surprendre alors que l’objet de cet article est clairement mentionné dans le titre : de quelle façon les générations romantiques ont-elles inventé leur propre Moyen Âge. Il est pourtant éclairant à bien des égards. L’histoire de Bouvard et Pécuchet est celle de deux copistes qui se lient d’amitié. Bouvard, nouvellement héritier, décide de se retirer à la campagne, en compagnie de son ami. Tous deux se toquent d’érudition et multiplient les études et les collections au gré de leurs lubies. Leur odyssée savante les mène au Moyen Âge. Une curiosité sincère et naïve les anime alors qu’ils découvrent les vestiges médiévaux.
2Le parti de cet article est justement d’appréhender l’intérêt nouveau pour ces vestiges qui émerge dès la fin du xviiie siècle. Les vicissitudes des temps et le vandalisme avaient dégradé un grand nombre d’édifices. Comment les générations romantiques appréhendèrent-elles ces pierres amoncelées ? Comment élaborèrent-elles leur propre Moyen Âge à travers l’imaginaire des ruines ? De quelle façon enfin ces pierres, disséminées çà et là, devinrent œuvres d’art ?
De toutes parts, on faisait main basse sur les livres, les tableaux, les monuments qui portaient l’empreinte de la religion, de la féodalité, de la royauté ; elle est incalculable, la perte d’objets religieux, scientifiques et littéraires. Quand la première fois je proposai d’arrêter ces dévastations, on me gratifia de l’épithète de fanatique ; on assura que sous prétexte de conserver les arts, je voulais sauver les trophées de la superstition. Cependant tels furent les excès auxquels on se porta qu’enfin il fut possible de faire entendre utilement ma voix et l’on consentit au Comité d’Instruction Publique à ce que je présentasse à la Convention un rapport contre le vandalisme. Je créai le mot pour tuer la chose2.
3La période révolutionnaire, bien souvent stigmatisée pour les nombreux actes de vandalisme dont elle a été le théâtre, met cependant en place des lois, des décrets concernant les destructions et la conservation des biens culturels3. Certes la Convention, en prescrivant l’abolition des emblèmes féodaux, a initié ces destructions. Mais rapidement débordée par les abus du vandalisme, elle élabore très tôt de multiples mesures afin d’en limiter les effets et les excès. On s’attache bientôt à veiller à la conservation de tous les « objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement ».
4Les monuments ne sont plus considérés comme des vestiges à abattre de la superstition, du despotisme ou de la féodalité. Il est absurde de sombrer dans un vandalisme stérile. L’État favorise une prise de conscience de la nécessité et du devoir de préserver par tous, et pour tous, ces monuments de l’art qui appartiennent désormais à la Nation, afin de régénérer un terreau culturel collectif et édifiant, en écho aux idées des Lumières.
5De même, la naissance des musées est entendue comme un moyen de régénérer et d’instruire le peuple4. Les œuvres confisquées sont entreposées dans des musées de fortune, tandis que les derniers vestiges des monuments ruinés sont remisés dans les églises encore debout.
6On le voit, les principes majeurs d’une politique de conservation sont posés. Mais en réalité, leur application s’avère laborieuse. En effet, l’absence de compétences spécifiques et les faibles ressources financières ne permettaient pas de mener à bien une politique patrimoniale efficace à l’échelle d’un pays tout entier.
7En mars 1799, Paul-François Barbault-Royer découvre Lille avec curiosité. Il évoque en quelques mots les ravages du vandalisme révolutionnaire :
[...] Les églises étaient presque toutes antiques à Lille ; elles devaient offrir dans chacune d’elles des objets curieux par les temps éloignés qui les avaient produits ; mais tout avait été détourné ou brisé par la fureur de la destruction ; et l’ignorance délirante s’était fort peu souciée de rassembler dans les Muséums des choses rares et précieuses, dont la conservation pouvait servir soit à recréer l’histoire, soit à alimenter la curiosité du voyageur.
Ces édifices ont tous été mutilés par le feu de l’ennemi ou détruits par le sentiment révolutionnaire : il en reste encore quelques-uns ; mais l’intérieur en est si nu et si délabré, qu’ils ressemblent plutôt à des magasins ou à des écuries qu’à des monuments d’un culte quelconque5.
8Les monuments sont démembrés, les ornements désarticulés. Les lieux mêmes, naguère sacrés et vénérables, sont négligés, avilis, voire profanés. Les églises ne sont plus que de vulgaires taudis. Et Paul-François Barbault-Royer déplore que les objets qui auraient pu être préservés ne le soient pas, faute d’une institution capable de parer aux dégradations et surtout de protéger et conserver ces objets.
9Les premières entreprises de conservation sont en effet bien empiriques. On protège et on conserve, bon an, mal an. De fait, il n’existe pas alors de véritable archéologie.
10À Paris, depuis 1791, Alexandre Lenoir régne en maître sur les sculptures amassées durant la tourmente révolutionnaire dans l’ancien couvent des Petits Augustins6. Le grand mérite d’Alexandre Lenoir a été de réunir ces vestiges autour d’un ambitieux projet muséographique : retracer une Histoire de France7. Pourtant l’œuvre d’Alexandre Lenoir n’est pas exempte de critiques8. En premier lieu, Alexandre Lenoir n’a pas toujours été d’une grande rigueur... Songeons au tombeau d’Héloïse et Abélard, qu’il a composé à sa guise en agençant des fragments de provenance et de chronologie différentes. Le tombeau d’Héloïse et Abélard est alors l’une des pièces maîtresses de l’Élysée, ce jardin jalonné des monuments funéraires des grands personnages de l’Histoire de France. Voici de quelle façon Alexandre Lenoir évoque, non sans une certaine mièvrerie, ce bricolage archéologique :
Enfoncés dans la tombe, ils s’aiment toujours, ces amis inséparables, ils s’appellent toujours et les noms d’Héloïse et Abélard se font entendre à travers la pierre qui les couvre, l’air est frappé de leurs doux accens et la plaintive Echo répète de tous côtés : Héloïse ! Abélard ! Abélard ! Héloïse9 !
11Description bien audacieuse quand l’on songe qu’Alexandre Lenoir, un temps possesseur des derniers restes de ces « amis inséparables », dissémina ces reliques au gré de ses amitiés10.
12En second lieu, le fait de transposer ces vestiges dans un lieu tout autre a été dénigré. Le culte de l’objet religieux devient le culte de l’objet esthétique. Cela revient d’une certaine manière à changer de façon fondamentale la nature même de l’objet. Ces chapiteaux, ces colonnes, ces ornements... étaient la partie d’un tout, autant de rouages dans cette vaste mécanique architecturale qu’est l’édifice. Désormais ces éléments épars deviennent œuvres d’art pour le seul plaisir des sens. La fonction de l’objet est bouleversée, car la destination même de l’objet est bouleversée.
13Ainsi Chateaubriand à propos du Musée des Monuments Français regrette :
On a sans doute de grandes obligations à l’artiste qui a rassemblé les débris de nos anciens sépulcres ; mais quant aux effets de ces monuments, on sent trop qu’ils sont détruits. Resserrés dans un petit espace, divisés par siècles, privés de leurs harmonies avec l’antiquité des temples et du culte chrétien, ne servant plus qu’à l’histoire de l’art, et non à celle des mœurs et de la religion ; n’ayant pas même gardé leur poussière, ils ne disent plus rien à l’imagination ni au cœur11.
14Que l’on songe encore aux objurgations de Quatremère de Quincy à l’encontre de l’Elysée :
Par quel étrange contre-sens appellerait-on de ce nom ces réceptacles de ruines factices qu’on ne semble vouloir dérober à l’action du temps, que pour les livrer à l’oubli ? Cessez, sophistes ignorans, de trouver du plaisir dans ces ruines ; oui, celles du temps sont respectables, celle de la barbarie font horreur. Les ruines du temps, ces monuments de la fragilité humaine, sont la leçon de l’homme, les autres en sont la honte. Cessez surtout de nous vanter l’ordre et l’arrangement qui règnent dans ces ateliers de démolition. [...]
Ne nous dites plus que les ouvrages de l’Art se conservent dans ces dépôts. Oui, vous y en avez transporté la matière ; mais avez-vous pu transporter avec eux ce cortège de sensations tendres, profondes, mélancoliques, sublimes ou touchantes, qui les environnait. Avez-vous pu transférer dans vos magasins cet ensemble d’idées et de rapports qui répandait un si vif intérêt sur les œuvres du ciseau ou du pinceau ? Tous ces objets ont perdu leur effet en perdant leur motif.
Le mérite du plus grand nombre tenait aux croyances qui leur avaient donné l’être, aux idées avec lesquelles ils étaient en rapport, aux accessoires qui les expliquaient, à la liaison des pensées, qui leur donnait de l’ensemble. Maintenant, qui fera connaître à notre esprit ce que signifient ces statues, dont les attitudes n’ont plus d’objet, dont les expressions ne sont que des grimaces, dont les accessoires sont devenus des énigmes ? Quel effet produit actuellement sur notre âme le marbre désenchanté de cette femme feignant de pleurer sur l’urne vide, qui n’est plus l’entretien de sa douleur ? Que me disent toutes ces effigies qui n’ont plus conservé que leur matière ? Que me disent ces mausolées sans sépulture, ces cénotaphes doublement vides, ces tombeaux que la mort n’anime plus ?
Déplacer tous les monumens, en recueillir ainsi les fragmens décomposés, en classer méthodiquement les débris, et faire d’une telle réunion un cours pratique de chronologie moderne ; c’est pour une raison existante, se constituer en état de nation morte ; c’est de son vivant assister à ses funérailles ; c’est tuer l’Art pour en faire l’histoire ; ce n’est point en faire l’histoire, mais l’épitaphe12.
15Au-delà de cette réflexion sur la métamorphose de l’objet (et sur de possibles contresens, certes), soyons réalistes, il importait bien sûr de sauver ces vestiges13. Et l’entreprise n’était pas gagnée d’avance...
16En ce début du xixe siècle, le Moyen Âge est un Moyen Âge de pacotille, une quête d’exotisme. Gustave Flaubert décrit ainsi la jeune fille rêveuse et fantasque qu’est Emma Bovary :
Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelques vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir14.
17De plus, n’oublions pas que cette redécouverte du Moyen Âge cristallise les fantasmes les plus divers et disons-le d’emblée l’architecture et la sculpture n’emportent pas toujours une adhésion aveugle et enthousiaste. Ainsi Stendhal commente :
Aux onzième et douzième siècles, les peuples qui habitaient l’Europe se prirent d’horreur pour la barbarie d’où ils sortaient, et furent saisis de la passion de bâtir, les prêtres surtout. Comme nos ancêtres connaissaient la peur plus que l’amour, ils étaient peu sensibles à la grace ; ils ne cherchèrent donc point à faire quelque chose de simple et de sublime comme un temple antique. [...] J’avouerai que l’architecture gothique est pour moi comme le son de l’harmonica, lequel produit un effet étonnant les premières fois qu’on l’entend ; mais cet instrument a le défaut d’être toujours le même et de ne pouvoir supporter la médiocrité15.
18On a dans cette citation tous les préjugés que l’on pouvait porter sur le Moyen Âge16 : après un haut Moyen Âge embourbé dans une espèce d’incapacité à créer, tout se passe comme si aux siècles de peurs et de stérilités, soudain pour reprendre les termes galvaudés de Raoul Glaber, l’Europe se couvrait d’un blanc manteau d’églises17. Et encore, les créations du Moyen Âge sont-elles bien maladroites et ne sauraient bien évidemment égaler la perfection de l’Antiquité.
19De telles considérations ont des répercussions, l’on s’en doute, sur le regard porté sur la sculpture. Et Stendhal de constater :
Ces statues ont dû attendre long-temps l’admiration de la postérité ; mais enfin, par suite de la terreur de 93, il est de mode de s’attendrir sur les graces de ces petits saints hauts de deux pieds, et dont la tête à huit pouces18.
20Disons-le, Stendhal à l’évidence ne comprend pas cette vogue pour la sculpture médiévale.
21Pour d’autres, la découverte de ces œuvres passe d’abord par la découverte des monuments ruinés19 :
On aura beau bâtir des temples grecs bien élégants, bien éclairés, pour rassembler le bon peuple de saint Louis, et lui faire adorer un Dieu métaphysique, il regrettera toujours ces Notre-Dame de Reims et de Paris, ces basiliques, toutes moussues, toutes remplies des générations des décédés et des âmes de ses pères ; il regrettera toujours la tombe de quelques messieurs de Montmorency, sur laquelle il souloit de se mettre a genoux durant la messe, sans oublier les sacrées fontaines où il fut porté à sa naissance. C’est que tout cela est essentiellement lié à nos mœurs ; c’est qu’un monument n’est vénérable qu’autant qu’une longue histoire du passé est pour ainsi dire empreinte sous ces voûtes toutes noires de siècles. [...]
On ne pouvait entrer dans une église gothique sans éprouver une sorte de frissonnement et un sentiment vague de la divinité20.
22Chateaubriand livre ici une description exaltée, presque métaphysique, de l’architecture gothique, qui aura un impact, indéniablement, sur ces contemporains. Pourtant, malgré l’intérêt grandissant des uns et des autres, les destructions continuent inéluctablement.
23On pourrait penser que les mesures patrimoniales amorcées durant la Révolution seraient étoffées. Il n’en est rien. Quelques rares entreprises pour la conservation des monuments vivotent, mais elles sont en fait vouées à l’échec. Le gouvernement, hostile aux décisions amorcées durant la période révolutionnaire, ne manifeste pas grand intérêt à conjuguer les efforts pour mettre en place les mesures nécessaires à la conservation du patrimoine artistique et historique de la France. Pire, il se fait parfois le complice des destructions. De nombreux écrivains dressent de violents réquisitoires contre le vandalisme et les démolitions absurdes, engendrées par l’ignorance et la complaisance des autorités.
24Victor Hugo est l’un de ceux qui s’élèvent alors avec le plus de virulence contre les ravages opérés par la Bande noire, société mercantile qui acquiert les monuments pour les revendre morceau par morceau. En 1823, Victor Hugo compose une ode intitulée La Bande noire21.
O murs ! ô créneaux ! ô tourelles !
Remparts ! fossés aux ponts mouvants !
Lourds faisceaux de colonnes frêles !
Fiers châteaux ! modestes couvents !
Cloîtres poudreux, salles antiques,
Où gémissaient les saints cantiques,
Où riaient les banquets joyeux !
Lieux où le cœur met ses chimères !
Eglises où priaient nos mères,
Tours où combattaient nos aïeux !
25La première strophe enivre par la luxuriance des lieux et la frénésie qui semble animer Victor Hugo. De fait une kyrielle d’images nous envahit et nous entraîne d’un panorama à un autre. Mais au fil de ces descriptions, ces monuments s’amenuisent jusqu’à s’affaisser. Les herbes folles envahissent les ruines de ces vestiges presque « fantomatiques »... qui s’estompent inexorablement, jusqu’à disparaître. Et Victor Hugo de clore la première partie de cette ode par cette injonction :
O français ! respectons ces restes !
Le ciel bénit les fils pieux
Qui gardent, dans les jours funestes,
L’héritage de leurs aïeux,
Comme une gloire dérobée,
Comptons chaque pierre tombée ;
[..]
26Victor Hugo s’insurge contre ces spéculations carnassières. Un grand nombre d’édifices médiévaux, déjà passablement amoindris par les déprédations révolutionnaires, sont démembrés. En mars 1832, Victor Hugo dressait un belliqueux plaidoyer pour la sauvegarde des monuments, fustigeant l’inertie des autorités.
Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne. Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du Moyen Âge où s’est imprimée la vieille gloire nationale, auxquels s’attachent à la fois la mémoire des rois et la tradition du peuple. [...] Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares22 !
27La floraison des récits de voyage participe également de cette lente prise de conscience. Les voyageurs ne manquent pas de faire acte d’érudition et se plaisent à visiter monuments et musées. S’ils se délectent des effets pittoresques des ruines qui jalonnent les paysages qu’ils traversent, ils ne manquent pas de souligner, avec plus ou moins de force, l’érosion inexorable de ces monuments. Ainsi Louisa Stuart Costello publiait en 1842 le récit de son voyage en Auvergne. À l’approche des ruines du château de Mauriat, elle écrit :
Elles sont très bien placées et des plus pittoresques. Il paraît que chaque fois que les habitants du village voisin avaient besoin de pierres, ils abattaient une partie des murailles pour se servir des matériaux23.
28Victor Hugo se fait un observateur des plus virulents de ces pratiques de récupération :
Voilà de quelle façon les conseils municipaux de France traitent les cités illustres. Un marchand quelconque a eu besoin de pierre pour bâtir une fabrique de savon, on lui a donné la tour Saint-Paule. Ainsi, partout à l’heure où j’écris, dans presque toutes les villes de France, une douzaine de quincailliers ou de bimbelotiers stupides, dûment autorisés par la loi, font à leur gré des ratures à l’histoire24.
29Les monuments semblent condamnés. Ils s’effritent, s’effondrent. Que leurs carcasses abandonnées pourrissent ou qu’elles soient dépecées, les monuments sont un corps en souffrance qui défaille jusqu’à s’écrouler. À travers les diverses pratiques de récupération, l’intégrité de l’édifice est entamée. Que les pierres soient ponctionnées pour faire office de matériaux ou choisies pour constituer une collection, la dislocation n’en consacre pas moins des blessures multiples. Les édifices, amoindris, amputés, expirent lentement. Pire, le morcellement menace d’anéantir la mémoire même du monument. Leur souvenir se dilue au fur et à mesure que les pierres disparaissent.
30L’avènement de la Monarchie de Juillet marque l’apparition d’une véritable politique de conservation, régie par une autorité centrale25. Dès lors, l’État dirige les initiatives jusque-là éparses et timides pour la conservation du patrimoine.
L’histoire des arts n’est pas écrite dans les livres, elle est écrite dans les monuments qu’il faut reproduire. Tous les monuments qui ont existé ou qui existent encore sur le sol de la France seront l’objet d’une étude particulière [.] l’ensemble de ces travaux formera une véritable statistique monumentale de la France26.
31La partie est alors pourtant loin d’être gagnée... Il faudra parfois attendre plusieurs décennies pour que les œuvres erratiques qui croupissaient dans les ruines de tel ou tel monument aient les honneurs d’une place au musée...
32La « métamorphose » de ces débris, devenus œuvres d’art, a suscité parfois les critiques.
L’art plastique est d’abord au service des sentiments religieux ou des réalités invisibles autour desquelles la communauté se perpétue ; l’art est religion, dit Hegel. A ce moment, on le trouve dans les églises, dans les tombes, sous terre ou dans le ciel, mais hors d’accès, d’une certaine manière, invisible : qui regarde les statues gothiques ? nous ; les autres les invoquaient. [...] Mais quand toutes ces œuvres entrent réellement ou idéalement dans le Musée, c’est précisément à la vie qu’elles renoncent, c’est d’elle qu’elles acceptent de se séparer. Lieux artificiels, dit-on des musées, d’où la nature est bannie, monde contraint, solitaire, mort [...]27.
33L’espace de collection impose une relation nouvelle à ces débris. L’espace de collection est semblable à la boîte magique d’un illusionniste. S’opère une métamorphose. Ces débris deviennent œuvres d’art. Ne sont-ils alors qu’une illusion ? Car au fond que sont ces chapiteaux, ces colonnes, ces linteaux... ? Des organes utiles et utilisables dans la construction d’un monument. Des objets anodins qui la plupart du temps n’attirent guère l’attention. Voilà que soudain la mécanique est rompue. Ces organes sont alors l’objet de toutes les attentions. Voilà que soudain ces éléments architectoniques sont considérés comme les derniers vestiges d’un monument, comme ses reliques en quelque sorte, qu’il importe de conserver. Ces collections ont été jugées fallacieuses, voire contre nature. Pourtant cette métamorphose est loin d’être mortifère. Et il a fallu les pérégrinations, les réflexions de ces générations romantiques sur ces monuments mutilés pour qu’enfin on prenne conscience que ces « moignons » lapidaires étaient bel et bien dignes d’être préservés et conservés. Le sort de ces œuvres erratiques est alors pourtant loin d’être arrêté. Aujourd’hui encore, bien des débris vivotent dans quelques recoins d’édifices.
Notes de bas de page
1 Gustave Flaubert, « Bouvard et Pécuchet », in Œuvres, II, texte établi et annoté par Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, 1952, p. 799.
2 Abbé Grégoire, Mémoires, Paris, Ambroise Dupont, 1837, 2 vols, vol. 1, p. 346. Député à la Convention, Henri Baptiste Grégoire, dit Abbé Grégoire (1750-1831), fut un collaborateur assidu du Comité de l’Instruction publique. Il est l’auteur de rapports sur le vandalisme, qu’il assimilait à un fanatisme aveugle et irréfléchi allant à l’encontre même des idéaux révolutionnaires. Sur le vandalisme révolutionnaire, on consultera notamment Eugène Despois, Le vandalisme révolutionnaire. Fondations littéraires, scientifiques et artistiques de la Convention, Paris, Baillère, 1868 ; Simone Bernard-Griffiths, Marie-Claude Chemin, Jean Ehrard (dir.), Révolution française et « vandalisme » révolutionnaire, actes du colloque international de Clermont-Ferrand, Université Blaise-Pascal, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques, 15-17 décembre 1988, Paris, Universitas, 1992.
3 Frédéric Rücker, Les origines de la conservation des monuments historiques en France (1790-1830), Paris, Jouve & Cie, 1913.
4 Dominique Poulot, « Surveiller et s’instruire » : la Révolution française et l’intelligence de l’héritage historique, Oxford, Voltaire Foundation 1996. Du même auteur, on consultera encore Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.
5 Paul-François Barbault-Royer, Voyage dans les départemens du Nord, de la Lys, de l’Escaut pendant les années VII et VIII, Paris, Lepetit, Messidor An VIII, p. 72.
6 Louis Courajod, Alexandre Lenoir, son journal et le musée des monuments français, Paris, Honoré Champion, 1878-1887, 3 vols.
7 Jules Michelet avouera sa dette au musée imaginé par Alexandre Lenoir : « Que d’âmes ont pris dans ce musée l’étincelle historique, l’intérêt des grands souvenirs, le vague désir de remonter les âges ! Je me rappelle encore l’émotion, toujours la même et toujours vive, qui me faisait battre le cœur quand, tout petit, j’entrais sous ces voûtes sombres et contemplais ces visages pâles, quand j’allais et cherchais, ardent, anxieux, craintif, de salle en salle et d’âge en âge [...] ». On consultera encore Dominique Poulot, « Alexandre Lenoir et les musées des monuments français », Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, ii, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 497-531.
8 Louis Dimier, Les impostures de Lenoir, Examen de plusieurs opinions reçues sur la foi de cet auteur concernant quelques points de l’histoire des arts, Paris, Sacquet, 1903.
En dernier lieu, Bruno Foucart, « La fortune critique d’Alexandre Lenoir et du premier musée des monuments français », in L’Information d’Histoire de l’Art, 14, 1969, p. 223-232.
9 Alexandre Lenoir, Musée des monuments français, Paris, 1809, p. 223-224.
10 Charlotte Charrier, Héloïse dans l’histoire et dans la légende, Paris, Honoré Champion, 1933.
11 François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme, texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, IVe partie, livre ii, chap. IX, p. 936.
12 Quatremère de Quincy, Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, Paris, 1815, Paris, Fayard, 1989, p. 47-48.
On consultera encore René Schneider, Quatremère de Quincy et son intervention dans les arts (17881850), Paris, Hachette, 1910.
13 « Le musée des monuments français renferme deux espèces de monuments : ceux qui viennent de lieux qui ont été vendus ou démolis ; et ceux qui ornaient les églises encore existantes, et arrachés par les suppôts criminels d’une municipalité barbare, celle de 1793, qui gouvernait en quelques sorte Paris et même la France. [...] L’on est dans l’intention de restituer à l’abbaye de Saint-Denis les tombeaux des rois, et de rendre aux églises existantes les monuments qu’elles possédaient et qui sont encore au Musée. [.] Mais, Sire, que deviendront les monuments qui n’ont plus d’asiles, puisque les lieux où ils étoient ont été vendus, dénaturés ou démolis ? » écrit Alexandre Lenoir en 1816. Ce passage est cité dans Dominique Poulot, « Surveiller et s’instruire » : la Révolution française et l’intelligence de l’héritage historique, op. cit., p. 458.
14 Gustave Flaubert, Emma Bovary, in Œuvres, I, texte établi et annoté par Albert Thibaudet et René Dumesnil, Paris, Gallimard, 1966, p. 325.
15 Stendhal, Mémoires d’un touriste, Paris, Le Divan, 1929, 2 vols, i, p. 315.
16 Jürgen Voss, « Le problème du Moyen Âge dans la pensée historique en France (xvie-xixe siècles) », dans Revue d’Histoire moderne et contemporaine, XX V, 1977, p. 321-340.
17 Ibid., p. 316.
18 Stendhal, Mémoires d’un touriste, op. cit., p. 316.
19 Roland Mortier, La poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.
20 François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme, op. cit. , iiie partie, livre i, chap. VIII, p. 800-801.
21 Victor Hugo, La Bande noire, in œuvres poétiques, I, édition établie et annotée par Pierre Albouy, Paris, Gallimard, 1964, p. 341-346.
22 Victor Hugo, « Guerre aux démolisseurs », in Revue des Deux-Mondes, 5, 1832, p. 607-622.
23 Louisa Stuart Costello, Voyage fait en 1841 en Auvergne, dans le Velay et en Bourbonnais, traduit de l’anglais par Gisèle Dacoster, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1945.
24 Victor Hugo, En voyage, ii, France et Belgique, Alpes et Pyrénées, Voyages et excursions, Paris, Imprimerie nationale, 1910, p. 232.
25 Paul Léon, Les monuments historiques. Conservation, restauration, Paris, Laurens, 1917, p. 55.
26 « Rapport au Roi sur l’état des travaux relatifs à la recherche et à la publication de documents inédits concernant l’Histoire de France », 2 décembre 1835. Ce passage est cité dans Paul Léon, Les monuments historiques. Conservation, restauration, op. cit., p. 55.
27 Maurice Blanchot, « Le Musée, l’Art et le Temps », in L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 25.
Auteur
Université Blaise Pascal, Clermont II, CHEC
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