L’Ailleurs théâtral, ou « Je est un autre », dans NN12 de Gracia Morales
p. 191-196
Résumés
La dernière pièce de la dramaturge andalouse Gracia Morales, NN12 en cours de publication, affiche un titre énigmatique ; cette pièce invite le spectateur à une réflexion à la fois dense, originale et subtile sur les différentes représentations de l’Ailleurs sur la scène de théâtre : réalité concrète ou image fantasmée d’un temps et/ou d’un espace « autres » mais toujours présents, représentation paradoxale de soi et de l’Autre, ou plutôt de soi à travers l’Autre, construction identitaire à travers le masque social ou théâtral.
Choisissant pour protagoniste une femme inconnue dont le cadavre exhumé est analysé par un médecin légiste, la dramaturge invite le spectateur à dégager les enjeux profonds d’un Ailleurs qui semble fonctionner sur le principe fondamental du paradoxe. L’Ailleurs apparaît en effet comme la voie la plus sûre, voire le chemin nécessaire pour espérer accéder à la profondeur et à la complexité d’un Sujet protagoniste problématique.
La progression de l’enquête menée par le légiste permet la reconstitution partielle d’un drame nécessairement théâtralisé, à la fois individuel et collectif, suivie et commentée par la voix et l’image dédoublée de ce personnage torturé et littéralement fragmenté, scindé, à la fois Ici et Ailleurs, à la fois Je et un Autre. Se pose alors aussi la question d’un Ailleurs a priori irrémédiable et irreprésentable, celui de l’Au-delà, qui s’impose pourtant avec force dans l’Ici et Maintenant de la scène théâtrale et du spectateur au point de relier les temps, les espaces et les individus, abolissant les frontières jusqu’à une rencontre a priori inconcevable réunissant tous les acteurs d’un drame en train de se re-jouer, sur la scène comme dans la salle.
La última obra de la dramaturga andaluza Gracia Morales, NN12, ostenta un título enigmático ; esta obra invita al espectador a que reflexione intensa, original y sutilmente sobre las diferentes representaciones del « Ailleurs1 » en la escena teatral : realidad concreta o imagen fantaseada de otro tiempo y/u otro espacio que resultan omnipresentes, representación paradójica de sí mismo y del Otro, o más bien de sí mismo a través de la mirada y la palabra del Otro, construcción identitaria mediante la máscara social o teatral.
Al escoger como protagonista a una mujer desconocida cuyo cadáver exhumado es analizado por una Forense, la dramaturga incita al espectador a que se interrogue acerca de las funciones esenciales del « Ailleurs » que parece edificarse sobre el principio de la paradoja.
El « Ailleurs » aparece en efecto como la vía más segura y hasta como el camino necesario para poder alcanzar la profundidad y complejidad del Sujeto protagonista problemático.
La progresión de la investigación que lleva a cabo la Forense permite la reconstrucción parcial de un drama necesariamente teatralizado, a la vez individual y colectivo, comentado por la voz y la mirada desdoblada de ese personaje torturado y literalmente fragmentado, escindido, a la vez aquí y allá2, a la vez Yo y Otro. Se plantea entonces la cuestión de un « Ailleurs » a priori irremediable e irrepresentable, el del más allá, que se impone sin embargo con fuerza dentro del aquí y ahora de la escena teatral y del espectador hasta tal punto que logra relacionar tiempos, espacios, individuos, aboliendo las fronteras hasta un encuentro a priori inconcebible que reúne a todos los actores de un drama que vuelve a jugarse, tanto en la escena como en la sala.
1 En todos los sentidos que permite la palabra francesa.
2 O sea « Ailleurs », en francés.
Texte intégral
1La dernière pièce de la dramaturge andalouse Gracia Morales, NN121 affiche un titre volontairement énigmatique, référant à une protagoniste, « omniprésente-absente » du début à la fin de la représentation, puisqu’elle apparaît sur scène sous une forme double, scindée : les restes de son cadavre ont été exhumés d’une fosse commune où se trouvaient 12 corps, exécutés d’une balle dans la tête vingt-sept ans plus tôt (mais plus tôt que quoi ?, on ne le sait pas ; le repérage énonciatif n’offre pas d’autres indices que cet écart par rapport à l’ici et maintenant de la parole théâtrale), et sont désormais exposés sur la table d’une femme médecin légiste qui se livre à un véritable travail d’investigation pour tenter de l’identifier et répondre ainsi à la requête de quinze familles de « disparus » ; tout au long de la pièce, le spectateur est confronté simultanément à cette image fixe, obsédante, de la dépouille mortelle de NN12, mais aussi à sa représentation vivante, à la théâtralisation de son image et de sa voix (la vision du squelette étendu générant justement cette théâtralisation du personnage), réincarnées sous ses yeux, ou... « par » ses yeux... (en vertu de l’étymologie du mot « théâtre » qui nous rappelle combien le regard du spectateur est « créateur » puisque c’est lui qui fonde réellement l’acte théâtral). D’une certaine façon, le spectateur a la sensation que le regard qu’il porte vers cette dépouille mortelle est à même d’engendrer la « re-présentation » du personnage (au sens étymologique, là aussi, du terme latin, dérivé du verbe re-praesentare), c’est-à-dire de le « rendre présent » ici et maintenant, sur la scène, en lui prêtant un corps et une voix). Le spectateur, plus qu’un témoin muet, passif et impuissant, de l’autre côté du « quatrième mur », se découvre ainsi premier acteur du processus de théâtralisation du personnage défunt, puisque à la différence des trois autres personnages de la pièce, tous liés à NN12, tous concernés eux aussi à différents égards par l’entreprise de reconstitution de son identité, le spectateur est en effet le seul – en tous cas pendant une bonne partie de la pièce – à percevoir dans l’ici et maintenant de la scène l’image et la voix brisée, éclatée, de la jeune femme disparue, en quête d’elle-même depuis ce hors temps de l’Au-delà.
2Ce faisant, la dramaturge invite en effet le spectateur à dégager les enjeux profonds de l’Ailleurs, indissociable d’une réflexion sur l’Autre et sur l’identité. Ces enjeux sont donc à la fois politiques, – au sens le plus large et le plus ancien du terme (on pense forcément à la polis de la Cité grecque, berceau des origines du théâtre qui réunit l’assemblée des spectateurs-citoyens) – psychanalytiques et méta-théâtraux. L’Ailleurs est décliné ici sous ces différents axes savamment agencés et toujours complémentaires, qui recoupent globalement les trois pistes proposées dans le texte de présentation du colloque ; l’Ailleurs y apparaît donc comme référent spatial et/ou temporel hors de la zone de référence du Moi, mais aussi comme « maison intérieure », comme « Autre Scène » psychanalytique ; il apparaît enfin en étroite relation avec la scène théâtrale, perçue comme un espace paradoxal (la séparation scène/salle, de part et d’autre du quatrième mur, n’empêche nullement, bien au contraire, la relation profonde qui s’établit au sein de l’espace théâtral qui les réunit ; et c’est précisément cette « séparation » qui sous-tend l’acte théâtral). La scène est donc un espace ambivalent, à la fois réel et fictif, concret et symbolique, ici et Ailleurs, espace d’un Autre incarné, masqué, qui – quoi que j’en dise – est une projection de moi-même ; la théâtralité, tout au long de la représentation, instaure donc un rapport complexe entre la scène et la salle, jouant avec cette fameuse limite du quatrième mur censée séparer deux espaces pourtant appelés à se rencontrer dans l’ici et maintenant du jeu théâtral.
3L’Ailleurs semble donc ici essentiellement fonctionner sur le principe fondamental du paradoxe stratégique. Il s’agit en effet de montrer que dans cette pièce, l’Ailleurs (sous toutes ses formes) apparaît précisément comme la voie la plus sûre, voire le chemin nécessaire pour faire accéder le spectateur à la profondeur et à la complexité de l’identité du Sujet, de l’humain, et l’inciter à la rencontre salutaire avec l’Autre – pour douloureuse et difficile qu’elle soit – pour mieux se rencontrer lui-même. Dans cette perspective, le théâtre – ou plus précisément l’Acte théâtral – est alors indéniablement le genre le plus apte à exprimer ce paradoxe, la scène étant (selon la formule d’Anne Ubersfeld) ce « réel Ailleurs » qui, par la mise en œuvre de procédés complexes et eux aussi en apparence contradictoires, permet au spectateur de se projeter, de se reconnaître dans son Autre théâtralisé tout en s’en démarquant.
4La pièce choisit donc d’abord de poser la question politique fondamentale de ceux que l’on désigne dans l’Histoire récente par euphémisme les « Disparus », à savoir les personnes éliminées, « effacées » par un pouvoir en place soucieux de réduire au silence tout opposant potentiel en le faisant disparaître aux yeux des siens. La formule NN12, siglaison hautement suggestive et stratégique, renvoie à l’expression latine « nomen nescio » (« je ne connais pas le nom ») et permet de désigner chacun de ces anonymes, dépossédés de leurs origines et de leur identité au moment même où la mémoire de leur nom serait précisément susceptible de les faire entrer dans l’Histoire. Délibérément, la pièce se refuse à ancrer cette question douloureuse dans une réalité historique unique perçue comme réductrice. Il s’agit plutôt de proposer un faisceaux d’indices susceptibles de renvoyer simultanément le spectateur à plusieurs référents contextuels possibles, tous susceptibles de dénoncer une procédure récurrente. La pièce livre donc volontairement des signes hétérogènes qui renvoient le spectateur à divers régimes tristement célèbres du xxe siècle, les plus apparents et immédiats étant la Guerre civile espagnole, le Chili de Pinochet, ou l’Argentine des Généraux (notamment à travers les noms des personnages présents sur scène ou cités par eux, à consonance hispanique), mais aussi et surtout, l’Allemagne nazie, et sa « solution finale » programmant la disparition de plusieurs millions de prisonniers dans la Nuit et le Brouillard de l’Ailleurs concentrationnaire, conformément au nom du sinistre décret N.N., puisque l’expression Nuit et Brouillard renvoie comme on sait à l’allemand Nacht und Nebel, nom d’un décret promulgué le 7 décembre 1941, soit le douzième mois de l’année (ce qui n’est nullement un hasard, et nous renvoie aussi au titre de la pièce). Par ce décret, le Maréchal Keitel, commandant suprême des forces armées allemandes, autorisait la déportation de tous les opposants ou résistants au Reich. Les prisonniers devenaient alors, par métonymie, des « NN », dépossédés de leur identité, réduits à un simple numéro de matricule tatoué sur le bras, totalement coupés du monde extérieur, leurs familles étant ainsi tenues dans une complète ignorance de leur sort2. La « déportation » de ces êtres humains dont le système concentrationnaire nazi s’applique à effacer le nom et la trace consiste bien, littéralement, en un « déplacement » vers un « Ailleurs » innommable, celui de la « solution finale » (autre euphémisme tristement ironique) qui conduit à l’Ailleurs ultime, qu’on évite le plus souvent de nommer, désigné lui-aussi par un adverbe de lieu substantivé et euphémistique, l’Au-delà de la mort, a priori irreprésentable, qui dit le franchissement des limites de l’existence humaine et semble exclure toute perspective de retour ou de rencontre avec l’Ici et Maintenant du sujet.
5La pièce est découpée en seize scènes qui construisent justement pas à pas cette rencontre impossible entre NN12 et chacun des trois personnages, impossible parce que NN12, depuis 27 ans, est dans l’Ailleurs terrible mais agité de la fosse commune (la mort n’est pas présentée comme le lieu du repos éternel, au-delà de la souffrance, mais bien comme une infinie torture dans l’Ailleurs de la fosse commune où se mêlent toutes les voix des prisonniers). Cette rencontre impossible, le spectateur lui-même est incité à l’envisager et à l’espérer dans la mesure où il voit et entend NN12 depuis sa première apparition sur scène ; en outre, comme on l’a dit, il est amené à penser qu’il n’est pas étranger à l’incarnation, ou à la « ré-incarnation » théâtrale, de NN12. Si la vision du corps de NN12 a pu générer la représentation du personnage sur scène pour lui, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les personnages qui sont amenés à l’approcher, à l’analyser et à le contempler ? La pièce, précisément, entretient à dessein cette attente stratégique du spectateur, désireux de ne plus être l’unique récepteur de la prise de parole de NN12. Il espère que sa perception privilégiée et intime d’une protagoniste qu’il est le seul à voir souffrir et dont il est témoin des émotions et des réactions finira par être partagée par ses « proches » et que le corps exposé dans l’ici et maintenant du laboratoire sera pour eux également le support de cette nouvelle théâtralisation/ré-incarnation.
6Le dispositif énonciatif de la pièce, complexe, subtil, évolue progressivement, franchissant plusieurs étapes cruciales qu’il ne m’est pas possible de décrire ici dans le détail : pour NN12, la conquête de l’espace interlocutif de ses partenaires traduit la reconstitution, la récupération pas à pas, de son identité propre et de sa capacité à se poser finalement comme un JE, Ici, Maintenant. Retrouver sa singularité et sa cohérence de sujet parlant, forcément unique (et abandonner par exemple l’usage du « nous » indifférencié de la fosse, ou de la 3e et de la2e personne pour dire sa propre voix), apparaît comme la condition essentielle pour être enfin entendue de ses partenaires. NN12 parvient à se réapproprier son nom, Patricia Luján Alvarez (scène 8), et l’associe alors à un « aquí » qui ne désigne plus la fosse commune, désormais référée par un « allí », où sa voix se mêlait à celles des autres, dans une cacophonie douloureuse ; « aquí » coïncide enfin avec l’ici et maintenant de ses partenaires : l’espace du laboratoire et la table sur laquelle sa dépouille est exposée – cette dépouille qui est précisément le moteur qui alimente le processus de théâtralisation du personnage. Comme le spectateur, (ou grâce au spectateur, comme le suggère la pièce), chacun des personnages sera heureusement « contaminé » par cette apparente vision hallucinatoire qui prête vie à NN12 et autorise la rencontre révélatrice (au sens théâtral et psychanalytique du terme) avec chacun d’entre eux, lors de la scène 8.
7Dans l’ensemble de la pièce, la scène est partagée en deux espaces fondamentaux : le salon d’un intérieur plutôt bourgeois, occupé par un homme d’âge mûr, Ernesto, associé à la pénombre, à la droite de la scène (pour le public) ; le reste de l’espace correspond à la zone d’investigation et au laboratoire de la légiste, matériellement et symboliquement associé, quant à lui, à la lumière.
8L’investigation menée par la légiste concerne au premier chef le fils de NN12, âgé précisément de 27 ans, mis au monde dans le camp peu avant la mort de celle-ci, et lui aussi placé, ou plutôt « déplacé » dans l’Ailleurs d’un orphelinat par les autorités. Il a été dit à NN12 que son fils était mort peu après l’accouchement, et à ce dernier, qu’il était né de parents inconnus. Ce double mensonge a fait de cet enfant prétendument abandonné à sa naissance une sorte de NN, un être solitaire, en quête de ses origines et de son identité volée. Son père, le Capitaine Ernesto, bourreau-violeur de sa mère, l’homme de l’ombre à droite de la scène, qui coule – en apparence tout au moins – une petite vie tranquille derrière le masque social du bon père de famille, partisan d’une amnésie stratégique, (d’un déni déculpabilisant), cherche pour sa part à se détourner d’un passé qu’il a les plus grandes difficultés à effacer. Se présentant sous le masque de l’officier amant et protecteur de NN12, cet homme a parachevé l’entreprise de destruction physique et mentale de Patricia Lujan Álvarez, la condamnant à incarner pour lui la femme de ses fantasmes. Le Capitaine Ernesto s’est en effet employé à remodeler, reconstruire une nouvelle identité factice pour NN12, l’obligeant à endosser le rôle de l’amante rêvée de tous les soldats, célébrée par la chanson la plus connue de tous les fronts du monde, à commencer par ceux de l’Allemagne nazie, Lili Marlène. Cette nouvelle identité forcée, imposée par Ernesto, constitue une sorte de violation mentale profondément destructrice, entérinée en quelque sorte par le viol corporel qu’il lui fait subir, et dont Esteban est le fruit. Patricia Lujan Álvarez, déportée dans l’Ailleurs du camp, est devenue un NN, un corps et un esprit que l’Autre peut s’approprier et qu’il peut investir et aliéner, mentalement, physiquement. Autrement dit, la déportation forcée vers l’Ailleurs conduit à la perte identitaire, la réification, et encourage l’intrusion destructrice et aliénante de l’Autre dans la chair et dans l’esprit.
9Quels que soient les efforts d’Ernesto pour laisser cet Ailleurs là où il est, celui-ci lui revient comme un boomerang. Il tente vainement de détruire les traces du passé, déchirant et brûlant les coupures de journaux et les copies des lettres que vient lui montrer Esteban, son fils, alors que simultanément, dans l’espace du laboratoire, la légiste s’emploie à accumuler les témoignages et les enregistrements accablants. Cet homme, lui aussi, contribuera malgré lui au travail de reconstitution et de reconstruction et aura à affronter la rencontre avec NN12 ; c’est ce qu’annonce notamment l’image visuelle à l’ouverture de la scène 6 où l’on découvre Ernesto, suivant scrupuleusement les instructions pour associer les pièces d’un jeu de construction, claire métaphore de l’existence que chacun des personnages s’efforce de construire, et du travail d’investigation en cours dont il est un élément essentiel.
10NN12 est bien le témoin omniprésent de la quête entreprise par son fils par l’intermédiaire de la légiste, réagissant à tout ce qui se dit et se fait sur scène, mais elle est aussi impuissante à établir une communication tant qu’elle ne parvient pas à accéder à l’espace interlocutif de ses partenaires ; et on a vu que le spectateur est bien conscient d’être à son tour, dans une sorte de jeu spéculaire énonciatif, le seul récepteur privilégié des témoignages brisés, éclatés, de NN12 – ils constituent l’ensemble des scènes 3, 9 et 12 – qui semblent se perdre en vain, sans autre destinataire que lui. Lors de ces témoignages monologiques, la prise de parole semble répondre avant tout à une fonction purement expressive, encore proche du cri et de l’émotion directe, inorganisée, violente, et douloureuse, une parole-défouloir, parataxique, profondément poétique, qui vise avant tout à exprimer le traumatisme, à l’expulser ; une parole qui est aussi criblée de blancs et de répétitions qui disent la difficulté à trouver les mots, à agencer et structurer la pensée. Une évolution se fait jour, toutefois, au fil de ces trois moments essentiels qui mèneront à un dernier témoignage fondamental, constitué cette fois par la voix dédoublée de la légiste qui vient se superposer à son propre enregistrement, résonnant à la fois dans l’instant présent de l’énonciation mais s’inscrivant aussi dans l’histoire, avant que ne vienne s’y adjoindre enfin la voix désormais audible par tous de NN12 redevenue Patricia Luján Alvarez. Il ne s’agit plus du « nous » employé par NN12 au début de la pièce, référant à tous les NN qui partageaient avec elle l’espace de la fosse, de ce « nous » qui noyait les individualités, ou des multiples « je » déchirés, anonymes, qui disaient tous leur douleur insoutenable ; il s’agit maintenant d’une 1re personne à la fois singulière et chorale, unie, qui entérine le passage des voix indifférenciées, interchangeables, de la fosse à la réappropriation de la singularité du Je/sujet, désormais capable de se reconnaître dans la voix de l’Autre parce qu’ il a retrouvé la sienne. Cette évolution, perceptible dans la reconstruction du discours de la protagoniste, se traduit aussi par les gestes et les mouvements qui la rapprochent progressivement des différents personnages (par exemple, à la fin de la scène 9, scène totalement silencieuse correspondant à la rencontre entre NN12 et son fils, les deux personnages semblent s’atteindre, se percevoir corporellement, par la simple médiation du support photographique).
11Au terme du processus, et grâce au témoignage crucial d’une infirmière (Irene) envoyé à la légiste (Irene est celle qui, étymologiquement « apporte la paix »), co-détenue de NN12, Patricia est désormais « en paix » avec elle-même ; elle peut affronter son bourreau et lui crier sa vérité, et Ernesto, vaincu par la force de parole testimoniale, s’avère impuissant à faire taire les multiples voix appelées à célébrer la mémoire de Patricia Luján Alvarez.
12Par un procédé ouvertement théâtral et manifestement associé à la clôture de la représentation, la lumière particulière qui accompagne le personnage de NN12 tout au long de la pièce se fait plus ténue, jusqu’à disparaître, alors que la légiste, avec mille précautions, installe les restes du corps de Patricia dans le cercueil rectangulaire qui constitue cette fois le lieu de son identité retrouvée pour l’éternité, celui où – comme le suggère le prénom de l’infirmière – elle pourra reposer en paix, celui où son fils pourra se recueillir, assurant la mémoire de son nom, un lieu qui n’est plus l’Ailleurs de la fosse et de l’anonymat.
13Entre la découverte des restes du corps de NN12 et la mise en bière de Patricia Luján Alvarez, s’écoule toute la représentation. L’omniprésence de la dépouille mortelle durant la pièce n’est pas un élément gratuit, un ornement macabre mais le support même de la théâtralisation de NN12 sur scène, opérée par le spectateur et par les trois autres personnages. Au terme de la représentation (qui coïncide strictement avec le moment où le personnage réintègre le « noir » de la boîte rectangulaire où ses restes sont méticuleusement rangés), chacun d’eux se trouve transformé par cette rencontre impossible qui lui a révélé une part inconnue de lui-même.
14La formule titulaire, « nomen nescio », outre ce qu’elle révèle de la protagoniste, est donc sans aucun doute appelée à s’appliquer aussi et surtout au spectateur et lui rappeler (avec l’usage de la première personne verbale latine) qu’il est aussi un JE qui ignore la part d’altérité qui fonde sa propre identité en tant que Sujet. Un JE qui se découvre acteur et spectateur, en un mot partenaire de JEU de cet autre qui s’incarne – aussi – sur la scène de son théâtre intérieur. « Je est un autre »...
Notes de bas de page
1 Morales, Gracia, NN12, Teatroautor, Ediciones y Publicaciones Autor, Madrid, 2010. Cette pièce a été primée par la SGAE (Sociedad General de Autores y Editores) en octobre 2008 et créée en juin 2009 par la Compagnie Remiendo Teatro à Grenade.
2 Les dirigeants nazis considéraient que les résistants des pays qui avaient signé un armistice avec l’Allemagne, ou capitulé, n’étaient pas protégés par les Conventions de La Haye. Le 7 décembre 1941, le chef des S. S. Heinrich Himmler fait parvenir ces instructions à la Gestapo : « Après mûre réflexion, la volonté du Führer est de modifier les mesures à l’encontre de ceux qui se sont rendus coupables de délits contre le Reich ou contre les forces allemandes dans les zones occupées. Notre Führer est d’avis qu’une condamnation au pénitencier ou aux travaux forcés à vie envoie un message de faiblesse. La seule force de dissuasion possible est soit la peine de mort, soit une mesure qui laissera la famille et le reste de la population dans l’incertitude quant au sort réservé au criminel. La déportation vers l’Allemagne remplira cette fonction. ». Le maréchal Wilhelm Keitel publie d’ailleurs une lettre qui dit explicitement : « A. Les prisonniers disparaîtront sans laisser de trace. B. Aucune information ne sera donnée sur leur lieu de détention ou sur leur sort. »
Auteur
Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3
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