Le jardin « médiéval » du musée national du Moyen Âge à Paris
p. 219-227
Texte intégral
1En France, il ne nous reste actuellement plus rien des jardins du Moyen Âge. Mais des jardins contemporains entretiennent un rapport avec cette période de notre histoire, comme le jardin du musée national du Moyen Âge, créé par Éric Ossart et Arnaud Maurières en 2000, à Paris. Avec cette création, on a réorganisé des espaces qui auparavant étaient séparés : le square de Cluny, le jardin des abbés, la parcelle longeant la rue de Cluny, la cour du musée et le square Paul Painlevé. Les deux paysagistes collaborent depuis 1985 et ont participé plusieurs fois au festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire. Ils ont travaillé à Menton, ont créé, entre autres, le jardin de l’alchimiste à Eygalières, près de Saint-Rémy-de-Provence, et le jardin des paradis à Cordes-sur-Ciel, près d’Albi. Parmi les dérives actuelles, Monique Mosser a dénoncé la « médiévalite » sorte de maladie hortésienne qui se propage de nos jours auprès des bâtiments remontant au Moyen Âge1. C’est ainsi que, suivant la mode, les abords de l’hôtel de Cluny se sont transformés en « jardin médiéval ». Telle est en effet l’appellation décernée par le musée national du Moyen Âge, mais il s’agit bien d’une création et non d’une restitution, étant donné que nous n’avons aucun document sur un éventuel jardin accompagnant le bâtiment du xve siècle2.
2L’appel à candidatures a suscité une trentaine de réponses. Dans un entretien, Elisabeth Antoine, conservateur au musée, explique qu’« Éric Ossart et Arnaud Maurières ont notamment emporté la conviction grâce à leurs créations de tapis de fleurs, et au travail que ces passionnés du Maghreb et du Proche Orient ont réalisé sur l’idée de "jardins de paradis" »3. Dans cette remarque, deux références majeures sont déjà présentes : l’une aux tapisseries exposées au musée, l’autre à une notion religieuse qui nourrit l’imaginaire. On verra effectivement que l’inspiration créatrice puise un peu à toutes les sources, ce qui a des conséquences non négligeables. Précisons qu’avant 1998, lorsque les deux paysagistes parlaient de tapis de fleurs, cela témoignait d’une recherche pour renouveler l’art des parterres ; au départ, ils s’inspiraient, non pas du Moyen Âge et de ses tapisseries mille fleurs, mais des tapis orientaux et des champs de nos campagnes4. Leur idée de tapis de fleurs va trouver tout naturellement une nouvelle application pour un jardin d’inspiration médiévale en se référant aux tapisseries mille fleurs, ce qui correspond au contrat de renvoyer aux œuvres du musée, comme on le verra. Entre médiéval et moyenâgeux, le nouveau jardin a du mal à se situer, car des démarches différentes sont intervenues dans sa réalisation, mêlant discours érudit et référence à l’imaginaire. Au départ, dans l’élaboration du programme, la réflexion du musée semble vouloir combiner les deux approches, mais, à l’analyse, cela apparaît assez vite comme un discours de façade et nous verrons tous les problèmes qui en découlent. Au final, ce qu’on voit actuellement pose la question de la capacité à créer un vrai jardin public urbain.
Le programme de jardin lancé par le musée national du Moyen Âge
3C’est le musée national du Moyen Âge qui est à l’origine de la création du jardin. Retrouvons d’abord les raisons qui ont présidé à l’idée de réaménager les abords de l’hôtel de Cluny. La première est une question d’attractivité : le but est d’essayer d’attirer davantage de visiteurs au musée. Viviane Huchard l’écrit dans l’introduction d’un livret consacré à la réalisation du jardin5. À l’époque, Viviane Huchard était conservateur général, elle dirigeait le musée. Le problème qui surgit d’emblée est qu’il s’agit donc de créer un produit d’appel, ce qui est différent de la stricte notion de jardin public. De ce point de vue, que l’on se réfère à une recherche érudite sur les jardins médiévaux ou que l’on revendique une libre inspiration moyenâgeuse importe peu ; l’essentiel est le résultat, c’est-à-dire le nombre d’entrées au musée. On espère bien surfer sur la vague de la mode du jardin de style médiéval. La référence au Moyen Âge, réellement médiéval ou simplement moyenâgeux, est actuellement porteuse en termes économiques et touristiques. Le pari est-il réussi ? Il est difficile de le dire, car les chiffres donnés par le site internet du musée ne témoignent d’une augmentation significative du nombre des entrées que pour les trois dernières années 2004, 2005 et 2006 ; mais on peut penser que la période entre 2000 et 2004 correspond au temps qu’il a fallu pour que ce jardin prenne vraiment, dans tous les sens du terme, pour les végétaux comme auprès des visiteurs. Avant 2004, l’année 2002 a été exceptionnelle, pour ce qui est du nombre des entrées ; c’était au moment de l’exposition Sur la terre comme au ciel, consacrée aux jardins d’Occident à la fin du Moyen Âge. Il est clair en tout cas que les expositions attirent les visiteurs6.
4La seconde raison évoquée par le musée pour justifier la commande est le souhait de retrouver « le lien qui existait autrefois – et s’est ensuite estompé au point de disparaître – entre le jardin et l’hôtel »7. Avant 1971, il y avait effectivement une continuité entre le musée et le jardin du côté du boulevard Saint-Germain, parce qu’on y voyait des sculptures d’époque médiévale. De belles photographies d’Eugène Atget en témoignent pour la fin du xixe et le début du xxe siècle8. Par la suite, on a dû enlever les pièces qui souffraient de la pollution et on a réaménagé l’espace pour ouvrir, en 1971, le square de Cluny qu’on a connu avant la nouvelle création. Par rapport à la citation ci-dessus, il faut remarquer qu’actuellement, le type de liaison n’est plus du tout le même. En fait, le musée ne retrouve pas « le lien », mais un lien avec le jardin. En effet, il y avait, avant 1971, une relation entre le musée et le jardin, parce que ce dernier complétait la visite par des collections lapidaires. Aujourd’hui, le rapport n’est pas de l’ordre du prolongement, il relève plutôt d’une sorte d’effet de miroir. Le jardin répète les œuvres du musée. Du coup, on peut se demander quel est l’intérêt du jardin, puisqu’il n’a quasiment rien qui lui soit propre, il n’est qu’un double des collections. Par exemple, le dessin de la fontaine est un décalque de la structure d’une plaque d’orfèvrerie du xiie siècle qui ornait sans doute une reliure. Exposé au musée, cet objet se présente comme un rectangle lui-même divisé en quatre rectangles par les quatre fleuves du paradis. La fontaine adopte ce schéma, l’eau forme un rectangle et divise aussi ce grand rectangle en quatre parties. Les concepteurs sont partis d’une œuvre médiévale, la plaque d’orfèvrerie, et ont créé une fontaine qu’on pourrait qualifier de moyenâgeuse, parce qu’elle a pris son inspiration dans un objet du Moyen Âge9.
5À la lumière de cet exemple, on se dit que ce que demandent les conservateurs, c’est que la création moyenâgeuse entre en relation avec les œuvres du musée. Mais on s’interroge sur le sens de cette tendance à réaliser en trois dimensions des images symboliques planes, comme la tenture de la Dame à la licorne censée servir de modèle à la réfection du square Paul Painlevé dans le programme du musée10. Curieusement, les conservateurs semblent avoir oublié le propos de la tapisserie et ils se mettent à la considérer comme si elle pouvait représenter un jardin réel. La spécificité de cette œuvre, qui n’est pourtant pas un traité de l’art des jardins, est en somme niée et sert de support à la création d’un square moyenâgeux. Les collections, elles, sont authentiques et, de façon plus sérieuse, en dehors de cette tendance à passer de deux à trois dimensions, Élisabeth Antoine a cherché ce qu’elles pouvaient nous apprendre sur les jardins médiévaux. Dans la préparation du programme, il y a donc eu une démarche scientifique, cautionnée par des chercheurs comme Marie-Thérèse Gousset, ingénieur au CNRS, qui a identifié les végétaux représentés dans les tapisseries du musée. Cela a abouti à établir la liste des plantes que les paysagistes pourraient utiliser. La recherche érudite ne s’oppose pas ici à l’inspiration créatrice, elle apparaît plutôt comme un préalable et prend une grande part dans la constitution du programme. Les conservateurs préparent en somme un dossier informatif pour les architectes ; ce sera la base de leur inspiration, mais rien de plus, étant donné que le musée annonce clairement une création contemporaine. Présentée ainsi, la situation semble assez claire. Mais à y regarder de plus près, ce n’est qu’une apparence.
6Le lien souhaité entre le jardin et le musée est plus complexe qu’il n’y paraît, car les conservateurs précisent que l’hôtel date de la fin du xve siècle et qu’il faudra en tenir compte. Autrement dit, la recherche scientifique qui a été menée ne se cantonne pas aux documents présentés par le musée. C’est ainsi que l’on trouve des références à des textes de la fin du Moyen Âge dont le musée ne possède pas d’exemplaire, comme le Mesnagier de Paris. L’enquête menée par Elisabeth Antoine a aussi tenu compte des apports de l’archéologie. En privilégiant une période, la fin du Moyen Âge, on comprend bien que le programme risque de tourner au pastiche, ce qui pourrait empêcher toute création véritable. On perçoit le risque quand Élisabeth Antoine commente la réalisation du jardin d’amour, en écrivant que « les paysagistes ont cherché à reconstituer un jardin tel que nous le montrent les représentations figurées de la fin du Moyen Âge, que ce soit dans les enluminures illustrant des romans courtois, dans les gravures, ou même dans les tapisseries »11. On constate finalement, de la part des conservateurs, une aspiration irrésistible vers le médiéval, une envie irraisonnée de se promener dans un jardin du xve siècle, alors même que c’est impossible. Il y a une fantasmatique du jardin médiéval, alors que les plates-bandes d’herbes médicinales qu’on imagine ressemblent, au fond, à ce qu’on connaît aujourd’hui : cela n’a rien d’extraordinaire. Les conservateurs fantasment aussi le potager, mais la réalité, c’est que pendant plusieurs mois de l’année, forcément, il n’y a rien à voir dans cet espace qui ne présente qu’un carré de terre. C’est normal, puisque c’est un potager, mais en même temps cela suscite les questions, vu qu’on est tout de même censé créer un jardin public urbain. Le caractère public du lieu, qui est une réalité, semble être quelque peu oublié.
7La meilleure preuve de cette tendance à rêver est sans doute le nom donné au jardin. Tous les documents, édités ou non, parlent du « jardin médiéval ». Le choix du terme complétant le nom jardin pose problème. En effet, le mot médiéval laisse croire qu’il s’agit d’un jardin historique, d’un lieu authentique, ce qui est faux bien évidemment, mais très gênant. Deux livrets tempèrent cette impression par l’utilisation des termes imaginaire et rêve dans leur titre12. Mais les mots imaginaire et rêve laissent malgré tout subsister une ambiguïté : s’agit-il d’un jardin médiéval ou d’une vision imaginaire du Moyen Âge ? Il aurait été plus juste de parler de jardin d’inspiration médiévale. Dans le livret déjà cité, la première phrase de l’introduction écrite par Viviane Huchard est aussi révélatrice13 :
Paris possède beaucoup de parcs, squares et bois mais il lui manquait un jardin médiéval.
8Viviane Huchard éprouve donc un manque, elle aurait aimé voir ce jardin médiéval dans Paris. La formulation va encore plus loin. En effet, le verbe manquer ne souligne pas seulement une absence, il laisse entendre que l’on peut pourvoir à ce qui fait défaut. Mais justement, appliqué à l’expression jardin médiéval, ce verbe devient absurde : on ne peut pas fournir un jardin médiéval à la ville ; s’il n’en existe plus, c’est sans appel. En revanche, on peut créer un jardin d’inspiration médiévale. Toutefois, Viviane Huchard n’a pas écrit qu’il manquait un jardin moyenâgeux, ce qui aurait été plus clair, mais aurait détruit le rêve d’authenticité.
9Les conservateurs ont proposé une typologie des jardins imaginaires du Moyen Âge : le paradis terrestre, le jardin de la Vierge et le jardin courtois. Parallèlement, ils ont établi une liste des composantes de l’espace réel : le jardin de simples, le potager, le verger, le jardin d’agrément et le parc. Le livret déjà cité indique que l’idée est de « créer un jardin contemporain évoquant les différentes facettes du jardin médiéval »14. Nous constatons que, dans cette citation, la locution jardin médiéval a cette fois-ci son sens normal de « jardin de l’époque médiévale » et non l’acception biaisée dont nous avons observé l’emploi. Le programme de jardin aboutit à une juxtaposition de « facettes » à cause de la double démarche de renvoyer aux œuvres du musée et à ce qu’on sait des jardins de la fin du Moyen Âge. D’une part, les œuvres du musée constituent une collection, donc si le jardin y renvoie, il va forcément aboutir à un assemblage, un montage. D’autre part, nos connaissances sur les jardins de la fin du Moyen Âge sont parcellaires, parce que les documents sont assez rares, parce qu’ils sont parfois difficiles à interpréter et aussi parce qu’il ne nous reste aucun jardin médiéval en France, personne ne peut plus en faire l’expérience globale. Donc, si l’on veut renvoyer à ce que l’on sait des jardins de cette époque, on va automatiquement faire un collage de différents aspects. Viviane Huchard paraît assumer totalement ce fait, car elle écrit15 :
À l’image d’une salle de musée où des œuvres d’art d’origine diverse peuvent être regroupées selon une thématique choisie, le nouveau jardin offre les multiples facettes des jardins du Moyen Âge.
10Le problème est qu’on peut se demander si un espace ainsi morcelé constitue vraiment un jardin. A-t-on le sentiment d’un lieu qui a son unité, qui a une âme ? Ce n’est pas évident. Au détriment du jardin, le visiteur peut avoir l’impression qu’il se promène dans une sorte de mise en scène végétale du musée. Est-ce vraiment un jardin qu’a voulu le musée national du Moyen Âge ou un musée bis dans le domaine du végétal ? Les conservateurs parlent du jardin du musée, mais le mot jardin n’est peut-être pas complément adéquat à l’objet envisagé. D’ailleurs l’un des titres des trois ouvrages émanant du musée semble le dire. Il s’agit du livre intitulé Le Jardin médiéval : un musée imaginaire. Les deux points séparent deux syntagmes qui entrent en correspondance. De ce fait, le jardin équivaut à un musée et l’adjectif médiéval, en résonance avec le mot imaginaire, laisse planer l’ambiguïté signalée tout à l’heure entre le médiéval et le moyenâgeux. C’est la question de la possibilité de créer un vrai jardin qui se trouve finalement posée et il est temps d’analyser le jardin tel qu’il se présente à nos yeux ainsi que le discours qui l’accompagne et le justifie.
La réalisation du jardin par Arnaud Maurières et Éric Ossart
11L’étape de la réalisation du jardin est le moment où rêve et réalité se confrontent. Les conservateurs rêvent des jardins du xve siècle, mais la réalité est un terrain marqué par l’urbanisme du xixe siècle. La Ville de Paris a posé comme préalable de conserver les arbres existants : du côté des boulevards, on a des marronniers, des érables sycomores et un platane, essences inconnues dans le Paris médiéval. Quand on se promène dans le jardin, les panneaux expliquent que les arbres n’ont rien à voir avec le Moyen Âge, tout en précisant que toutes les autres plantes sont des espèces qui, en revanche, étaient connues à l’époque médiévale. C’est comme si on nous disait : regardez attentivement les plantes et les arbustes, mais pas les arbres. Une pratique curieuse semble confirmer cette impression : le fait de mettre des étiquettes pour permettre d’identifier toutes les plantes, sauf les arbres. On est dans une sorte d’absurdité. Par ces indications, le musée fait preuve d’un esprit pédagogique, mais avec des œillères en somme, car il faut se limiter au Moyen Âge. Les arbres ne sont pas vraiment assumés dans le discours des panneaux et dans la pose des étiquettes. On en reste à une dichotomie dommageable à l’unité du lieu. Pourtant, rien ne permet de penser que ces arbres aient posé un problème aux deux paysagistes. Ils ont même proposé un projet qui compose avec cette réalité sans se soucier autant d’authenticité. On peut en effet penser que leur idée de forêt et de chemin creux est en partie venue de la disposition des arbres, nombreux à l’angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain et du côté de la rue de Cluny. À l’opposé de cette attitude pragmatique, les conservateurs rêvent en dehors des contraintes du réel. En somme, la démarche d’intégration des paysagistes est contrecarrée par le discours des panneaux qui crée des clivages.
12Arnaud Maurières et Éric Ossart revendiquent leur part de création et ont effectivement apporté des éléments en dehors des propositions du programme élaboré par le musée. Par exemple, l’idée de la terrasse et son agencement ne viennent pas du musée, mais bien des paysagistes. À ce propos, Élisabeth Antoine écrit dans son petit guide16 :
Cette disposition ne correspond pas à la réalité des jardins du Moyen Âge, qui bien souvent mélangeaient plantes ornementales, médicinales et aromatiques, ou légumes, condiments, plantes médicinales et fleurs. L’esprit n’étant pas à la reconstitution, c’est un parti différent qui a été adopté.
En revanche, l’ordonnancement du jardin en formes simples correspond à la conception médiévale du jardin : espace clos, il se découvre par plans successifs, sans recherche de perspective.
13Le commentaire d’Élisabeth Antoine est intéressant, car équivoque. En somme, quand l’inspiration suit un modèle historique, on le souligne comme un aspect positif et lorsqu’elle s’en écarte, on justifie l’écart en rappelant qu’il ne s’agit pas d’une restitution, mais d’une création. Le discours sur le jardin est donc forcément ambigu, entre médiéval et moyenâgeux.
14Les deux paysagistes font aussi œuvre de créateurs en allant même à l’encontre des conclusions du programme établi par les conservateurs. Dans les directives d’aménagement rédigées en juillet 1998 par le musée, l’idée d’un espace boisé, à l’image du parc de chasse, avait été écartée, « car il ne peut s’inscrire dans un espace urbain restreint »17. Dans cette affirmation, on reconnaît la démarche d’étude de la réalité médiévale, mais dans l’imaginaire, tout est possible et les paysagistes vont se charger de le montrer. On peut aussi penser que des questions d’entretien et de robustesse vis-à-vis du public ont conforté Arnaud Maurières et Éric Ossart dans leur projet de forêt. En effet, les directives d’aménagement envisageaient deux zones le long du boulevard Saint-Germain : le jardin d’amour et le jardin d’un bourgeois de Paris18. Tout l’espace aurait donc été planté de fleurs, plantes aromatiques et légumes du potager. On aurait eu un jardin fragile et réclamant beaucoup de soins. Finalement, les deux paysagistes ont réalisé ce que demandait le musée sur la terrasse, donc sur une superficie nettement plus réduite, et ils ont consacré le reste du terrain à l’évocation de la forêt. Élisabeth Antoine dit que la conception de la forêt a séduit tous ceux chargés de choisir les architectes et elle ajoute19 :
C’est une idée qui est, en outre, conforme à la vérité historique : au Moyen Âge, il y avait encore partout des forêts à défricher.
15Il est très intéressant de constater que la conformité à l’histoire sert à légitimer un choix de création. Nous retrouvons le discours ambigu déjà signalé, qui consiste à osciller entre médiéval et moyenâgeux et finalement à pouvoir dire tout et son contraire. Au final, le panneau dans la grande clairière se charge d’expliquer au public les défrichages dans les forêts médiévales.
16Si le discours du musée sur le jardin est équivoque, les paysagistes aussi semblent parfois un peu perdus, alors même qu’ils revendiquent une création contemporaine. On peut penser que c’était fatal, vu l’ambiguïté de départ, dans la commande. Par exemple, les jeux pour les enfants demandés dans le programme du musée adoptent la forme d’animaux présents dans la tenture de la Dame à la licorne ; mais la grande clairière propose aussi un toboggan qu’on n’a pas pris la peine de déguiser sous un aspect moyenâgeux. La modernité est bien là. Toutefois les paysagistes s’expliquent ainsi20 :
Dans le même souci de ne pas perturber la lecture de ce jardin de plantes et dans celui d’éviter les anachronismes trop flagrants, comment répondre aux exigences actuelles d’un tel lieu : il faut des bancs pour s’asseoir et des jeux pour amuser les enfants.
17Le substantif anachronisme appartient au vocabulaire de la reconstitution stricte, ce qui n’est pourtant pas le but des deux paysagistes. Ils ne devraient donc pas s’en préoccuper. Il ne peut pas y avoir d’anachronisme, puisque le jardin n’est pas médiéval, mais contemporain. On sent, dans la phrase citée, une interférence entre le propos créateur des paysagistes et la recherche scientifique menée par le musée au démarrage du programme. Malgré ces flottements et tiraillements dans le propos, les paysagistes, au sein même du jardin, font un usage assez subtil des mots.
18Par rapport à d’autres jardins de style médiéval, une des caractéristiques du jardin du musée national du Moyen Âge tient à ce que les paysagistes ont nommé les divers espaces de façon métaphorique. Par exemple, la forêt trouée de deux clairières. Emploi métaphorique des termes, car bien évidemment, cette forêt n’est pas une forêt à proprement parler, mais elle est une image de la forêt, elle y fait allusion. De même, puisque la forêt n’est pas une forêt, les clairières ne sont pas non plus des clairières. On connaît le pouvoir du langage dans l’imaginaire et le fait que des mots imagés se manifestent pour nommer divers endroits est capital dans la manière de ressentir le jardin. Ajoutons encore un complément déterminatif au nom, si l’on dit que c’est la forêt de la licorne, alors les portes de l’imaginaire seront grandes ouvertes. La licorne, animal fabuleux, renvoie à toutes sortes d’évocations. Là, on est vraiment dans le moyenâgeux, au sens où on joue sur des allusions au Moyen Âge. Mais si les paysagistes n’avaient pas inscrit le nom de cet espace sur les panneaux d’accueil du jardin, il n’est pas sûr que le promeneur aurait pensé à une forêt et à des clairières en découvrant le lieu ; ce qui est sûr, c’est qu’il aura la sensation du couvert et du découvert, ce qui est une base du vocabulaire du jardin. Cette utilisation d’expressions métaphoriques pose un grave problème à propos du sens du lieu, car il faut les panneaux pour accéder à ce sens. Une œuvre véritable n’est-elle pas porteuse de sens en elle-même ? Visiblement, ce jardin a besoin de sous-titres pour être parlant.
19En même temps, faire référence à la licorne permet de renvoyer à la célèbre tenture présentée au musée et donc de répondre à la demande des conservateurs qui souhaitaient que le jardin soit en rapport avec les collections. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’en fait, il n’y a pas vraiment de forêt dans la Dame à la licorne. On voit seulement quelques arbres dont des orangers qui auraient bien du mal à pousser en plein air à Paris. D’ailleurs, pour illustrer cette forêt par une œuvre du musée, le panneau explicatif reproduit une autre tapisserie. On perçoit ici le tiraillement entre le médiéval et le moyenâgeux. Le panneau essaie de tenir une démarche scientifique rigoureuse par des références historiques aux défrichages et par le renvoi à une tapisserie du musée ; mais, dans le même temps, ce que dit le jardin est tout autre, puisque c’est la forêt de la licorne, concept qui n’existe nulle part dans les œuvres du musée et qui vient tout droit de l’inspiration moyenâgeuse des deux créateurs.
20L’autre caractéristique de ce jardin par rapport à d’autres jardins de style médiéval est justement la multiplication des panneaux informatifs et des pancartes indiquant le chemin du musée. C’est la Dame à la licorne elle-même qui sert à indiquer le parcours pour rejoindre l’hôtel de Cluny. Triste sort pour un chef-d’œuvre ! En somme, la Dame à la licorne est devenue un logo. Cela dit, la commande est bien respectée : le jardin est en liaison avec les œuvres du musée ; au cas où vous n’auriez pas rapproché le spectacle des végétaux avec les détails de la célèbre tenture, la Dame elle-même, devenue logo, se charge de vous y faire penser. Ce qui relie le jardin au musée est principalement l’affirmation que l’on peut retrouver les plantes du jardin dans les œuvres du musée : c’est écrit sur ces pancartes et sur tous les panneaux proposant un texte explicatif. Mais on se demande s’il est vraiment nécessaire d’indiquer le chemin. On ne risque pourtant pas de se perdre dans un square ! Ces pancartes signalent un itinéraire fortement conseillé. Bien sûr, les promeneurs s’en moquent et vont où cela leur chante. Cette façon de guider les gens leur rappelle qu’il existe un musée et qu’ils sont invités à le visiter. Il y a là une incitation à entrer au musée et aussi une sorte de parcours idéal indiqué avec une insistance certaine qui nuit à l’idée du jardin comme espace de liberté.
21De même les panneaux informatifs disposés dans la grande clairière et à chaque carré de la terrasse, jusqu’au préau, incitent le promeneur à la lecture. Là encore, on peut se demander si l’on est vraiment dans un jardin. La volonté pédagogique tourne à la trahison du concept de jardin. Que penser en effet d’un jardin où le promeneur est invité à lire des pancartes ? Tous ces panneaux informatifs insèrent l’attitude de recherche scientifique sur les jardins médiévaux dans une démarche de création. Mais les deux approches restent au fond juxtaposées et la volonté de recherche rigoureuse sur le Moyen Âge perturbe l’avènement de ce qui serait un véritable jardin. On entend par là, en reprenant une expression de Monique Mosser, « un lieu qui a été pensé à un moment de l’histoire comme ayant une qualité esthétique, un contenu symbolique, un ancrage territorial spécifique »21. Le vrai jardin se parcourt librement, il a du sens en lui-même parce qu’il a une unité, une cohérence profonde. Il n’a pas besoin de panneaux explicatifs. Le jardin du musée de Cluny ne répond qu’à une définition minimale du jardin : un endroit où l’on cultive des végétaux. Il serait bien triste de se contenter de si peu... Enfin, il ne faut pas oublier que cette création a lieu en plein Paris et qu’il s’agit d’un jardin public, somme toute, assez petit. Or, vouloir y inclure tout ce qu’on sait des jardins médiévaux sous tous leurs aspects, aussi bien réels que symboliques, aboutit à un effet de remplissage, alors que le véritable jardin est aussi un espace qui propose du vide. Monique Mosser remarque qu’« on ne sait pas gérer le vide du jardin, ce vide nécessaire par rapport au trop-plein de la ville, ce vide qui fait sens, en permanent dialogue avec l’architecture »22. Ce qui semble sûr dans le cas du musée de Cluny est que la démarche érudite rassemblant tout ce qui renvoie aux jardins médiévaux entre en conflit avec ce sentiment de vacuité et de libération si essentiel de nos jours dans un jardin public urbain.
22Le jardin du musée national du Moyen Âge témoigne d’un fantasme du passé, les conservateurs rêvent des jardins du xve siècle. Au lieu d’avoir un geste créateur fort, on s’est replié sur des clichés pris à droite à gauche dans les documents médiévaux et les œuvres du musée et on les a accompagnés d’une kyrielle de panneaux glossateurs. Il y a un problème de commande au départ, le lieu n’a pas été appréhendé en lui-même, mais pour servir de produit d’appel au musée. Le square de Cluny aurait certainement mérité d’être repensé en fonction des besoins des habitants, au lieu de quoi, la Ville de Paris a laissé le musée se l’approprier pour en faire un reflet superficiel des collections. En fait, on n’a pas voulu créer un véritable jardin public urbain, mais un double du musée, qui, par bien des aspects se révèle proche des parcs à thème23. On a perdu le génie du lieu, on a créé un non-sens.
23Au final, se pose la question de savoir jusqu’où il était légitime d’intervenir. La base de l’argumentation des conservateurs est le souhait de retrouver le lien qui existait autrefois entre le musée et le jardin. Or, jamais le square Paul Painlevé n’a été en liaison étroite avec l’hôtel de Cluny. Pourquoi s’est-il retrouvé tout d’un coup englobé dans ce programme de réaménagement ? Créé en 1900 par Jean-Camille Formigé, ce square avait, en 2000, une cohérence encore parfaitement sensible. Quelle légitimité y avait-il à transformer un square de la IIIe République par la mise en place d’un « tapis mille fleurs » ? De plus, ce dernier ne fleurit que de façon très aléatoire et propose plutôt un méli-mélo de plantes qui semble dérisoire par rapport à la monumentalité de la façade de la Sorbonne. On s’étonne que des conservateurs, dont la mission est a priori de protéger le patrimoine, aient eu cette idée saugrenue. Il est encore plus étonnant de constater avec quelle légèreté, ils envisageaient, dans un tout premier programme, de se débarrasser de certains monuments24 :
Pour les sculptures du jardin, si Montaigne et les mille fleurs peuvent encore faire bon ménage, l’alliance La Dame à la licorne / Puvis de Chavannes – Louve romaine – Recteur Gréard semble contre nature. Le transfert dans un autre jardin ou tout autre lieu approprié est prévu.
24Finalement, il n’a plus été question de cette mise au rebus au nom d’une cohérence complètement artificielle. Cette proposition des conservateurs traduit en tout cas à quel point ils ont pu se laisser entraîner dans une fantasmagorie du Moyen Âge ; en proie à une vision totalement abstraite du jardin, ils sont devenus singulièrement insensibles à l’ancrage du lieu dans un environnement et dans une histoire qui font sa vie propre et son âme.
Notes de bas de page
1 Monique Mosser, « L’histoire des jardins : enjeux, débats et perspectives », Revue de l’art, n° 129, 2000, p. 10.
2 Nous choisissons nos termes (création, restitution) conformément à l’emploi qu’en fait la Charte de Florence, élaborée en mai 1981 par le Comité international des jardins historiques ICOMOS-IFLA. On peut trouver le texte de cette charte dans : Michel Baridon, Les Jardins. Paysagistes « jardiniers » poètes, Paris, Laffont, 1998, p. 12-15.
3 Lettre d’information de l’ARMMA, Association pour le rayonnement du musée national du Moyen Age, n° 2, septembre 1999, p. 4.
4 Arnaud Maurières, Éric Ossart, Laure Boucrot, Jardins nomades, tapis de fleurs, 20 modèles de fleurissement saisonnier, Aix-en-Provence, Édisud, 1997 ; Arnaud Maurières, Éric Ossart, Jean-Paul Collaert, L’Art du tapis de fleurs, [Aix-en-Provence], Édisud, [2000].
5 Le Jardin médiéval, du rêve à la réalité Musée national du Moyen Age, thermes et hôtel de Cluny, Aix-en-Provence, Édisud, [2000], p. 3.
6 Site www.musee-moyenage.fr, nombre d’entrées : 1999 (exposition) 286 762 ; 2000 (jardin) 271 432 ; 2001, 259 270 ; 2002 (exposition) 300 004 ; 2003, 258 764 ; 2004 (exposition) 328 308 ; 2005, 290 982 ; 2006 (exposition) 289 946.
7 Le Jardin médiéval, du rêve à la réalité, op. cit., p. 4.
8 Plusieurs photographies sont disponibles dans gallica, sur le site internet de la BnF. On trouve aussi des photographies de Braun et Cie sur le site www.photo.rmn.fr.
9 Photographie de la plaque notamment dans : Élisabeth Antoine, Le Jardin médiéval, Paris, Réunion des musées nationaux, 2000, p. 13.
10 Musée national du Moyen Âge, Un jardin médiéval au cœur du Quartier latin. Création d’un jardin médiéval au musée national du Moyen Age. Directives d’aménagement. Appel à candidatures, Paris, juillet 1998, p. 9, document dactylographié disponible au centre de documentation du musée.
11 Élisabeth Antoine, Le Jardin médiéval, op. cit., p. 17.
12 Le Jardin médiéval, du rêve à la réalité, op. cit. et Viviane Huchard, Pascale Bourgain, Le Jardin médiéval : un musée imaginaire, Paris, PUF, 2002.
13 Le Jardin médiéval, du rêve à la réalité, op. cit., p. 3.
14 Ibid., p. 6.
15 Viviane Huchard, Pascale Bourgain, Le Jardin médiéval : un musée imaginaire, op. cit., p. 36.
16 Élisabeth Antoine, Le Jardin médiéval, op. cit., p. 7.
17 Musée national du Moyen Âge, Un jardin médiéval au cœur du Quartier latin. Création d’un jardin médiéval au musée national du Moyen Age. Directives d’aménagement. Appel à candidatures, op. cit., p. 6.
18 Ibid., p. 9-10.
19 Le Jardin médiéval, du rêve à la réalité, op. cit., p. 12.
20 Arnaud Maurières, Éric Ossart, Jardin médiéval. Les [très] riches heures d’un jardinier, photographies Joëlle Caroline Mayer, Gilles Le Scanff, [s. l.], Éditions du Chêne, 2003, p. 17.
21 Monique Mosser, « Le xxie siècle sera jardinier », Le Jardin, notre double. Sagesse et déraison, Hervé Brunon (dir.), propos de Monique Mosser recueillis par Hervé Brunon, Paris, Autrement, 1999, p. 234.
22 Ibid., p. 234.
23 Sur ce sujet, voir Anne-Marie Eyssartel, Bernard Rochette, Des mondes inventés. Les parcs à thème, Paris, Les Éditions de la Villette, 1992.
24 Élisabeth Antoine, Élisabeth Clavé, Un jardin médiéval au cœur du Quartier latin. Projet, juillet 1996, mise à jour janvier 1998, p. 2, document dactylographié disponible au centre de documentation du musée.
Auteur
Université Stendhal-Grenoble III
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