L’externalisation de la fabrique du sens dans la dramaturgie de Lluïsa Cunillé
p. 169-176
Résumés
La présente étude s’intéresse à cette poétique de la soustraction pointée par José Sanchis Sinisterra dans la production de la dramaturge catalane, en particulier dans Vacants, une œuvre éditée en 2000. En s’appuyant sur les travaux de l’analyse interactionnelle (Kerbrat-Orecchioni), elle montre comment l’auteure intervient au niveau de la double énonciation théâtrale (et notamment sur le segment énonciatif scène-salle) pour filtrer habilement les ingrédients du contexte (Brown et Frazer), ceux-là mêmes qui permettent traditionnellement à ce participant silencieux qu’est le lecteur-spectateur d’accéder au sens délivré par l’œuvre elle-même. Privé d’indices de contextualisation, le récepteur extra-fictionnel est ainsi condamné à voir la fabrique du sens entièrement délocalisée de la scène à cet « Ailleurs » qu’est sa propre imagination. Là, il pourra – ou non – produire du signifié, sur la base ténue et délicate des quelques indices disséminés par la dramaturge, des indices extrêmement orientés vers le concept de vacance – comme l’annonce le titre même de la pièce. Dès lors, il se demandera sans doute si le vide fait sens ou si le sens lui-même est vacant…
El artículo se centra en la denominada poética de la sustracción definida por José Sánchis Sinisterra en la producción de la dramaturga catalana, y más concretamente en Vacants, obra publicada en2000. Apoyándose en los trabajos del análisis interaccional (Kerbrat-Orecchioni), se muestra cómo la autora interviene en la doble enunciación teatral (y concretamente en el segmento enunciativo escenario-sala) para filtrar sutilmente los ingredientes del contexto (Brown y Frazer) que permiten tradicionalmente al participante silencioso que es el lector-espectador acceder al sentido del la obra. Privado de indicios de contextualización, el receptor extra-ficcional es llevado a ver la fábrica del sentido enteramente deslocalizada del escenario a aquella « otra escena » que es su propia imaginación. Ahí podrá – o no – producir un significado partiendo de los muy pocos indicios diseminados por la dramaturga, unos indicios sumamente orientados hacia el concepto de vacante, tal y como anuncia el mismo título de la obra. Quizás se pregunte entonces si el vacío produce sentido, o si el sentido mismo es vacante...
Texte intégral
1Depuis ses débuts, dans les années 1990, la dramaturgie de Lluïsa Cunillé – et c’est là un trait distinctif de son esthétique – est parsemée de ces lieux d’indétermination que Patrice Pavis envisage comme « l’endroit où le texte et le lecteur sont susceptibles de se rencontrer », mais qui, dans l’expérience de la réception, « constituent l’énigme du texte que le lecteur se force, en vain, de résoudre, le parcours ou la promenade de ce lecteur dans le labyrinthe textuel1 ». De fait, dans de nombreuses pièces de l’écrivaine catalane (Libración, Accident, La venda, Privado, Dotze treballs, L’afer, Passatge Gutenberg, L’aniversari, Berna, El instante…), et notamment dans Vacants2, celle qui nous intéresse ici,
[c]es lieux d’indétermination obligent le lecteur à se figurer des actants et des événements, à rétablir une cohérence et une isotopie à partir d’éléments isolés et silencieux, à combler les oublis et les silences de l’intrigue et du monde fictionnel évoqués par le texte3.
D’une manière générale, on le sait, le travail de réception de toute œuvre de théâtre passe par « une certaine dépense d’imagination de la part du récepteur », comme le dit Brecht, car « [si] l’on veut arriver à la jouissance artistique, il ne suffit jamais de vouloir consommer confortablement et à peu de frais le résultat d’une production artistique ; il est nécessaire de prendre sa part de la production elle-même4. » Pour vivre son expérience esthétique, éthique, politique, psychologique, etc., chaque lectateur (Pavis) se verrait donc dans l’obligation de construire son propre parcours herméneutique. De sorte que l’« art du spectateur » (Brecht) résiderait, in fine, dans la construction du sens.
2Il va de soi que plus les signes portés par l’œuvre ont une signification explicite, plus le travail interprétatif du lectateur sera réduit, et plus le sens final de l’œuvre sera commun à l’ensemble des spectateurs. À l’inverse, plus la pièce de théâtre elle-même cryptera la signification, plus le travail herméneutique des spectateurs sera rendu ardu, et plus le sens sera divergent d’un lectateur à l’autre. Dans sa dramaturgie, Lluïsa Cunillé prend clairement le parti du cryptage, et renvoie au maximum la fabrication du sens du côté du récepteur, dans ce que l’on pourrait nommer un « Ailleurs pluriel », démultiplié en autant de possibles que ses œuvres comportent de lecteurs et de spectateurs. L’un des procédés de ce cryptage est cette technique d’évidement mise en relief de longue date par José Sanchis Sinisterra, qui écrivait dès 1996 :
En las 22 obras ( ¡veintidós!) escritas por Lluïsa Cunillé desde 1991 hasta el momento en que redacto estas páginas, su « poética de la sustracción », como propongo denominarla, ha ido aplicándose a distintas zonas de la teatralidad, con resultados también diversos. Desde la oclusión casi total del referente y/o del contexto situacional, que vuelve francamente crípticos algunos textos – pero no por ello carentes de humor, de lirismo, de dramaticidad, de intriga… –, hasta la renuncia a desvelar, en otros, los antecedentes o la motivación de los personajes, la conexión entre las diversas escenas que constituyen una obra, el grado de realidad de una situación, el destinatario de la palabra, la veracidad de una información o de una confesión y, sobre todo, la naturaleza de los vínculos afectivos y la intensidad subterránea de las emociones y sentimientos, su producción realiza una sutil e implacable exploración de los límites de la opacidad5.
Nous avons exploré cette poétique de la soustraction mise en œuvre par la dramaturge catalane dans un précédent travail centré sur la pièce Dotze treballs6 et montré comment ce théâtre de l’immanence jouait à suspendre certaines fonctions du langage afin d’entraver habilement la communication verbale. Anne Ubersfeld soulignait, dans les textes propres au théâtre contemporain, la très nette « exhibition du rapport phatique au détriment des autres fonctions7 », et c’est précisément là un des ressorts majeurs de la théâtralité de Lluïsa Cunillé.
3Puis, dans un second travail portant sur la pièce Vacants, cette fois8, nous avons montré comment Lluïsa Cunillé construit l’opacité qui caractérise ses œuvres en jouant avec la double énonciation inhérente à toute pièce de théâtre pour imposer un discours saturé d’implicites. Nous souhaiterions prolonger ici cette analyse en approchant le processus de signification, tel qu’il nous apparaît dans cette pièce, avec les outils de l’analyse interactionnelle9.
4Nous partirons de ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni nomme le « format de réception10 », afin de définir tout d’abord la situation interactionnelle à laquelle nous avons affaire avec Vacants. Deux catégories de récepteurs sont ici identifiables : d’une part, les participants ratifiés de l’échange (c’est-à-dire les locuteurs et les allocutaires directs) que sont tous les personnages fictionnels, et ceci dans chacune des six scènes, et, d’autre part, les bystanders (de type eavesdroppers, littéralement : « oreilles indiscrètes ») que sont les spectateurs et les lecteurs de la pièce. On sait toutefois que ces « oreilles indiscrètes », par l’effet du trope communicationnel mis en œuvre par le théâtre lui-même, sont en réalité des participants ratifiés silencieux. Rappelons, avec Catherine Kerbrat-Orecchioni, que :
Il y a « trope communicationnel » chaque fois que s’opère, sous la pression du contexte, un renversement de la hiérarchie normale des destinataires ; c’est-à-dire chaque fois que le destinataire qui en vertu des indices d’allocution fait en principe figure de destinataire direct, ne constitue en fait qu’un destinataire secondaire, cependant que le véritable allocutaire, c’est en réalité celui qui a en apparence statut de destinataire indirect11.
[E]n fait, c’est bien [au] public que le discours s’adresse, c’est bien lui qu’il s’agit de séduire12.
Dans Vacants, la parole « bi-adressée13 », comme la nomme la linguiste (ce phénomène que Anne Ubersfeld désigne, à propos du théâtre, comme étant la « double énonciation14 »), est le lieu d’un travail particulièrement méticuleux de la part de la dramaturge. Celle-ci, de fait, cherche à couper le segment énonciatif scène-salle ou, à tout le moins, à le rendre le plus ténu possible. Pour ce faire, elle intervient au niveau de ce que l’analyse interactionnelle nomme l’« accès au contexte », et fait ainsi écran à la perception du sens.
5Nous entendrons par contexte les circonstances dont le récepteur a nécessairement besoin pour comprendre le texte ou la représentation. Pavis rappelle que « [c]es circonstances sont, entre autres, les coordonnées spatio-temporelles, les sujets de l’énonciation, les déictiques, donc tout ce qui est susceptible d’éclairer le “message” linguistique et scénique, son “énonciation15” ». Catherine Kerbrat-Orecchioni invite, pour sa part, à capter les « indices de contextualisation », c’est-à-dire
l’ensemble des éléments appréhendables lors de l’interaction, et qui fournissent aux parties en présence des informations pertinentes sur les différents paramètres constitutifs du contexte. Il peut s’agir de données qui sont immédiatement perceptibles dans l’environnement physique (en ce qui concerne par exemple le « site » ou le « décor », mais aussi certains caractéristiques des participants), ou qui sont fournies par le « texte conversationnel » lui-même au fur et à mesure qu’il se construit16.
Pour ce faire, elle dresse la liste des « ingrédients du contexte ». Parmi ces divers « ingrédients », nous nous intéresserons ici à trois d’entre eux, qui nous semblent particulièrement déterminants pour saisir la dramaturgie de Lluïsa Cunillé. Il s’agit de ceux qu’ont développés Brown et Fraser17, à savoir : le « site » (setting), c’est-à-dire le cadre spatio-temporel, et le « but » (purpose) ou finalité de l’échange, lequel nous conduit à analyser les objectifs des participants de l’échange intrafictionnel, donc à prendre en compte leur nombre et leur nature.
6Les personnages fictionnels sont au nombre de deux si l’on en croit la liste affichée en page neuf de l’édition Eliseu Climent : « Dona (cinc vegades)/ Home (cinc vegadas) ». Toutefois, les contextes dans lesquels nous plongent les six séquences de la pièce laissent à penser que chaque scène met en œuvre des personnages différents de la scène précédente. Nous aurions alors en tout dix personnages sur scène, plus vraisemblablement 5 personnages allocutaires directs situés dans le hors-scène et avec lesquels la communication se fait au moyen d’un téléphone. Chaque scène propose un seul dialogue entre deux personnages (sauf la dernière, qui met en parallèle deux dialogues, donc trois personnages), dans un échange extrêmement dépouillé.
7La première séquence met en scène un Homme qui parle au téléphone à une personne pour lui donner des conseils de relaxation, en une séance qui prend progressivement des allures d’hypnose. Les scènes 2, 3, 4, et 5 présentent successivement quatre dialogues entre une Femme et un Homme, portant respectivement sur : les arts, l’opportunité de prendre des vacances et de se marier, un cadeau d’anniversaire et le mensonge dans le couple, le choix des activités lors d’un séjour de vacances exotiques. La dernière scène voit une Femme répondre à un téléphone portable qui ne lui appartient pas et sonne à côté d’elle, puis utiliser ce même appareil pour appeler elle-même une personne avec laquelle elle est en train de rompre affectivement.
8Que sait-on de ces personnages successifs à la lecture de la pièce ? Presque rien : ils n’ont pas de nom, les didascalies – toutes orientées vers des éléments d’action – n’en décrivent ni le physique, ni le profil moral, ni les fluctuations émotionnelles. Chaque « couple », dans chacune des scènes, ne possède pas un statut clairement énoncé. Sont-ils des amis, des compagnons de vie, d’anciens amants, des personnages qui flirtent ? Par ailleurs, quel est leur purpose, c’est-à-dire quel est l’objet qu’ils visent à travers la conservation qu’ils entreprennent avec leurs interlocuteurs. La dramaturge s’applique à ne rien laisser transparaître qui puisse permettre de répondre à ces questions. De là un effet d’étrangeté, où le sens est constamment instable, fuyant. Dans chacune des scènes, soit le statut des personnages est opaque, soit l’objet de leur action verbale est hermétique, soit les deux à la fois. Qu’on en juge.
9Dans la première scène de Vacants, l’Homme tutoie son interlocuteur, dont on ne sait qu’à la moitié de la scène qu’il s’agit d’un homme (lorsqu’il lui emploie un adjectif masculin pour lui demander : « ¿Estàs còmode ? » (p. 14). Tous deux semblent proches, puisqu’ils partagent une intimité certaine. Mais il n’existe aucune référence extérieure à ce qui ressemble en tous points à une séance de sophrologie : le lectateur ne parvient donc pas à savoir quel lien unit les deux personnages. Il ne sait pas non plus pourquoi le personnage du hors-scène est angoissé (« ¿Però què et passa ?… », p. 12), ni pourquoi l’Homme n’insiste pas pour savoir les raisons de cette angoisse.
10Il en va de même à la scène 2, où un Homme et une Femme échangent leurs vues sur la manière dont ils sont réceptifs aux arts. Le tutoiement, la nature même de leurs confessions émotionnelles conduisent à penser qu’il s’agit de deux personnes affectivement proches, mais cette impression est contrebalancée par une logique opposée, qui veut que des personnes intimes n’aient précisément plus à se révéler mutuellement les émotions qu’éveillent en eux les arts dans leur généralité, comme ce pourrait être le cas pour deux inconnus désireux de s’ouvrir l’un à l’autre. Cette impression contradictoire empêche donc le récepteur extra fictionnel de fixer la nature de ces êtres en situation d’interlocution, alors même que les personnages ne manifestent, à l’inverse, aucun malaise et semblent engagés dans une conversation naturelle, dont eux seuls possèdent les clés. Elle fait également obstruction à la compréhension de ce que ces personnages cherchent à « faire » à travers leur échange. Au point qu’il faille sans doute constater l’impossibilité à saisir ce qui « fait » la scène, ce qui en constitue la justification, la raison d’être. Cette évanescence du « site » et du « but » (Brown et Fraser) oblige donc le récepteur à déplacer sa recherche du sens vers d’autres indices, qui seraient moins liés à l’interaction verbale entre les participants fictionnels qu’au macro-échange dans lequel le public devient un interlocuteur de la dramaturge elle-même. Nous y reviendrons.
11Dans la troisième scène, le statut du couple est toujours aussi opaque : des indices laissent à penser que les deux personnages pourraient avoir eu une relation amoureuse antérieurement et qu’ils se retrouvent et parlent de leur vie nouvelle (« vaja, que no t’havia vist mai així », p. 35, « ¿És el que sempre has volgut, no ? », p. 36, etc.). Mais il pourrait tout aussi bien s’agir de deux amis qui n’auraient jamais réussi à se déclarer leur amour et qui tenteraient ici de le faire (« ¿Per què no véns amb mi… la setmana que ve ?... », p. 44), sans grande conviction toutefois... La Femme formule le projet de partir en vacances seule, à l’aventure, mais sans que l’on puisse savoir si elle invente un projet pour tenter de prouver qu’elle est heureuse ou si sa capacité à se projeter ne va pas au-delà d’aventures fantasmées. Une ambiguïté similaire apparaît du côté de l’Homme : il annonce son probable mariage, mais fait aussitôt marche arrière, demandant à la Femme de ne pas ébruiter ce qui pourrait n’être qu’une velléité non suivie d’effet. Impossible de savoir s’il désire ou non se marier : son entêtement à ne rien annoncer, son silence vis-à-vis de ses sentiments envers sa fiancée anglaise, font de lui un être inaccessible. Il ressort donc de ces deux personnages l’impression d’une impossible compréhension de la part du lectateur, qui se voit condamné à rester à l’extérieur de l’« histoire ». Cette place que lui assigne la dramaturge l’oblige à penser le sens dans un espace autre, plus large.
12La scène 4, en revanche, est sans conteste la plus explicite quant au statut des personnages en interaction, puisque de nombreux indices font savoir que la Femme et l’Homme forment un couple établi, qui prend prétexte d’un anniversaire pour décider d’entamer une nouvelle ère de sincérité (« ¿Està bé que després de tant de temps puguem parlar així, oi ? », p. 54). Dans cette interaction verbale, le brouillage est déplacé vers le purpose, vers l’objectif poursuivi par les personnages. Ce que ces derniers révèlent, au fur et à mesure de leur échange, montre qu’il s’agit d’un couple qui ne se parle jamais et vit sans se projeter dans le futur. De sorte que la conversation qu’ils sont en train d’avoir pourrait être un point d’inflexion majeur dans leur relation. Toutefois, s’ils affichent bien une volonté commune de modifier leur avenir, en signant un pacte de sincérité (« Hauríem de tornar a ser sincers l’un amb l’altre », p. 52, « Dona : Escolta… a partir d’ara ens hem de dir el que sentim de debò. Home : Sí, em sembla que és l’única manera de continuar endavant », p. 53), leurs actes, aussi minimes soient-ils dans cette scène, disent le contraire. La Femme se referme sur elle-même dès lors que le désir d’enfant est exprimé par l’Homme, lequel renvoie le désir de déménager qu’exprime sa femme à un avenir qu’il relègue plus ou moins au rang d’une hypothèse théorique. De sorte que le propos énoncé des personnages d’entamer un changement semble être un affichage abstrait, qui pourrait n’avoir finalement aucune prise sur leur réel. La question reste alors entière : que veulent les personnages ? Pourquoi se parlent-ils ? La réponse n’est pas dans la sphère de l’intrigue. Elle est « Ailleurs ».
13De la même manière dans cette quatrième scène, la cinquième scène est relativement explicite quant au statut des personnages mais extrêmement floue quant à leurs desseins. Un Homme et un Femme se retrouvent par hasard, semble-t-il, sur la terrasse de l’hôtel où ils sont descendus en vacances. Il s’agirait donc de deux touristes étrangers l’un à l’autre, qui entament une conversation autour des thèmes liés aux activités possibles dans ce lieu qu’ils découvrent. La longue liste des animations (piscine, plage, visite d’un château, d’un phare, casino, jardins, discothèque, volley-ball, ping-pong, cours de plongée, port, photos…) pourrait laisser penser que les personnages cherchent à obtenir des informations pratiques qui leur seraient nécessaires pour un séjour réussi. Toutefois, certaines répliques peuvent orienter vers l’idée que l’Homme et la Femme chercheraient davantage à se découvrir l’un l’autre, et éventuellement à rapprocher leur deux solitudes apparentes : « Home : Estic pensant que aquesta nit potser aniré una estona a la discoteca i ja ens veurem allà… » (p. 70), « Dona : Escolti… hauríem de fer un pacte… Home : ¿Quin pacte ?… Dona : Cadascú hauria d’animar a l’altre mentre estigui jugant… Home : D’acord… » (p. 71). Mais l’hypothèse d’un jeu de séduction naissant n’emporte pas vraiment la conviction. La scène s’achève curieusement sur un jeu enfantin qui consiste à choisir secrètement un objet dans le champ visuel et à faire deviner cet objet à l’autre joueur. Un tel jeu introduit un nouveau décalage perturbant le sens que peut donner le récepteur à l’échange dont il est témoin, puisqu’il requiert a priori un degré de familiarité entre les participants que ne peuvent afficher deux personnes qui sont en train de faire connaissance. Une fois encore, le lectateur ne parvient pas à se représenter un espace dramatique logique. Et cette impuissance à construire « une image de la structure dramatique de l’univers de la pièce » (Pavis, Dictionnaire du théâtre, p. 118) renvoie le public à un espace différent, dans lequel celui-ci occupe une place importante, comme nous le verrons.
14 Enfin, à la scène 6, l’identité des personnages est livrée au travers du discours énigmatique de la Femme en scène, qui usurpe à plusieurs reprises l’identité de la propriétaire du téléphone portable auquel elle répond lorsqu’il sonne. Il pourrait s’agir d’une Femme furieuse d’attendre son amant qui tarde à arriver. Dans le hors-scène, s’identifient : un Homme qui appellerait la propriétaire du portable, dont il est amoureux, pour l’inviter à dîner ; peut-être un second homme dont on ne possède aucun indice, à moins qu’il ne s’agisse du premier, qui rappelle le même numéro et auquel la Femme répond qu’il a fait un faux numéro ; un troisième (ou second) Homme, vraisemblablement l’amant de la Femme en scène, avec lequel elle rompt en l’appelant avec le téléphone portable de l’inconnue ; enfin, un personnage opérateur des renseignements téléphoniques que la Femme en scène appelle pour connaître le numéro du service des Objets trouvés, afin d’y déposer le téléphone. Toutefois, si tous ces personnages sont relativement identifiables dans la relation qu’ils entretiennent les uns envers les autres, le dessein qui les anime (le purpose) reste toujours insaisissable pour les lectateurs que nous sommes. En recevant les portions de dialogue qui nous sont données à entendre, il nous est impossible de construire un lien logique qui pourrait les assembler en une structure narrative. De sorte que, privés de fable, nous sommes obligés de déserter l’espace dramatique lui-même et de migrer, pour ainsi dire, vers un espace plus intérieur.
15De fait, dans Vacants, la technique de « soustraction » employée par Lluïsa Cunillé touche également au setting, c’est-à-dire au cadre spatio-temporel mis en œuvre. D’un point de vue scénique, il est clair que les repères fournis par le texte font l’objet d’une économie rigoureusement mesurée : des précisions temporelles parcimonieuses s’additionnent à des indéterminations spatiales, générant un trouble certain chez le récepteur, « [c]omo si la autora, privando a los personajes de su contexto, de su “mundo", les obligara a adquirir forma y sentido en la pura contingencia escénica, en la inmediatez de sus diálogos, en las fluctuaciones de sus interacciones18. » De là qu’aucun effet de réel ne puisse naître de ce théâtre qui fuit l’illusion aussi bien dans le monde représenté que dans la fable et les personnages. De sorte que, comme dans d’autres pièces de la dramaturge, « [h]ay ahí una carencia fundamental que relativiza y suspende el Sentido y hace imposible lo inequívoco, lo transparente, lo explícito, lo obvio19. »
16On se demandera alors : où se situe la fabrique du sens chez Lluïsa Cunillé ?
17En entretenant une polysémie dans son œuvre, la dramaturge laisse au récepteur « la tâche […] de coordonner, d’unifier, d’achever ce qui est polycentrique et incomplet20 », le poussant ainsi à une écoute « poétique » du discours ; un discours déconnecté aussi bien des personnages que des situations et face auquel le récepteur met en œuvre ce que Anne Ubersfeld appelle « une politique de la lecture verticale des signes21. »
18 Le sens est donc entièrement « délocalisé » (comme on le dirait de la production d’une entreprise) vers l’espace de réception, dans un « Ailleurs » qui échappe donc à l’écriture et se situe dans l’intériorité de chaque lectateur. Celui-ci mobilise alors ses références culturelles pour compenser la vacuité de la fable et l’insaisissabilité du setting et du purpose, en cherchant à (re)construire un discours organisé. Or, la discontinuité orchestrée par Lluïsa Cunillé est telle qu’elle rend cette opération impossible, et condamne le récepteur à ne pouvoir établir que de frêles et précaires « constellations de sens22. »
19Dès lors, deux attitudes sont possibles face à ce théâtre de la soustraction, en fonction de ce que l’inconscient de chacun pourra accepter et produire : soit un rejet pur et simple, soit une construction herméneutique.
20Dans le premier cas, l’illusion est si précaire que le récepteur ne peut actionner aucun des leviers de l’identification, ne peut être l’objet d’aucune catharsis : il rejette ainsi toute osmose entre ce théâtre de Lluïsa Cunillé et son propre espace intérieur23. Sa fonction imaginante s’en trouve par conséquent bloquée. C’est le constat d’une vacance du sens. Dès lors, le texte dramatique reste lettre morte. C’est le cas pour beaucoup de récepteurs de l’écriture de Lluïsa Cunillé.
21Dans le deuxième cas, le récepteur pourra transformer sa propre impression d’exclusion en un élément signifiant. Sa construction herméneutique s’appuiera alors sur un renversement de la vacance du sens : celle-ci serait dès lors envisagée comme un dispositif plastique, qui énoncerait de façon positive – et non plus par soustraction – une position de l’œuvre par rapport au monde. En faisant de la vacance plurielle qui donne son titre à la pièce le sens de cette pièce elle-même, le récepteur renvoie à cette « viduité du monde24 » chères aux théâtres de l’absurde et que les dramaturgies de la postmodernité – et au nombre desquelles, celle de Lluïsa Cunillé – ont érigée en un existentialisme tragique à travers une très forte esthétique de l’immanence.
22Et c’est sans doute cet immanentisme même qui fait dire au personnage de la première scène, comme si l’interlocuteur téléphonique extra-scénique était en définitive le lectateur lui-même, assis dans son fauteuil de lecture ou celui de sa salle de spectacle et légèrement angoissé : « Ara ets una catedral… La nau d’una gran catedral buida on només ressona la música… » (« Maintenant, tu es une cathédrale… Tu es la nef d’une grande cathédrale vide dans laquelle seule résonne la musique », p. 16).
23Dans cette optique herméneutique, Vacants devient la pièce de la vacance du sacré, qui résonne comme une musique majestueuse et silencieuse à l’intérieur de cette cathédrale vide de toute transcendance qu’est l’individu postmoderne.
Notes de bas de page
1 Patrice Pavis, Le théâtre contemporain, Paris, Nathan, 2002, p. 24.
2 Vacants a été jouée pour la première fois à la Sala Palmireno de Valence par la Companyia Hongaresa de Teatre en 1996. Elle est éditée quatre ans plus tard : Lluïsa Cunillé, Vacants, València-Barcelona, Eliseu Climent, 2000.
3 Patrice Pavis, op. cit., p. 24.
4 Brecht, dans Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2009, p. 290-291.
5 José Sanchis Sinisterra, « Lluïsa Cunillé : una poética de la sustracción », dans José Sanchis Sinisterra, La escena sin límites, édition de Manuel Aznar Soler, Ciudad Real, Ñaque, 2002, p. 140-143, citation p. 142.
6 Emmanuelle Garnier, Le tragique au féminin : les dramaturges femmes dans l’Espagne contemporaine, Paris, L’Harmattan, Coll. « Univers théâtral », 2011, p. 81 et suivantes.
7 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, I, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1982, p. 246.
8 Emmanuelle Garnier, op. cit., p. 215-218.
9 Sur la pertinence de l’application des outils de la pragmatique, et plus précisément de l’analyse des interactions verbales, à un production fictionnelle telle que le dialogue de théâtre, voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », Pratiques, 1984, no 41, p. 46-62, ainsi que ses commentaires dans Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1998, p. 71-73.
10 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1998, p. 86.
11 Ibid., p. 92.
12 Ibid., p. 95.
13 Idem.
14 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, I, op. cit., p. 228-231.
15 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., entrée « Contexte », p. 68.
16 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, op. cit., p. 103.
17 Voir Penelope Brown et Colin Fraser, « Speech as a marker of situation », in Klaus Scherer et Howard Giles (eds.), Social marker in speech, Cambridge-Paris, CUP-Maison des sciences de l’homme, 1979, p. 291-341.
18 Le commentaire est de José Sanchis Sinisterra, à propos de Accident, dans La escena sin límite, op. cit., p. 142.
19 José Sanchis Sinisterra, à propos de Rodeo, ibid..
20 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II. L’école du spectateur, Paris, Belin, 1996, p. 20.
21 Anne Ubersfeld, idem, p. 267.
22 « Le spectateur compense [l]e discontinu par la construction de micro-systèmes cohérents, d’unités de sens (isotopies) qui souvent ne font pas un discours organisé, mais des constellations signifiantes. Souvent, le spectateur ne reconstitue pas par montage ces ensembles signifiants, mais se contente de collages : en ce cas, c’est l’hétérogénéité qui fera sens. Une poétique surréaliste s’installe, donnant au spectateur la joie du libre jeu », Anne Ubersfeld, idem, p. 269.
23 « Les auteurs qui jouent sur l’implicite assignent une place différente au lecteur-spectateur, placé en face d’échanges dont il ne possède pas les clés, ou seulement certaines d’entre elles. Ce spectateur peut, en conséquence, éprouver un sentiment d’exclusion face à l’opacité de ce qu’il entend », Jean-Pierre Ryngaert, « Dialogue et conversation », dans Jean-Pierre Ryngaert, dir., Nouveaux territoires du dialogue, Arles, Actes Sud, 2005, p. 19.
24 Michel Pruner, Les théâtres de l’absurde, Paris, Nathan, 2003, p. 70.
Auteur
Université de Toulouse
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tiempo e historia en el teatro del Siglo de Oro
Actas selectas del XVI Congreso Internacional
Isabelle Rouane Soupault et Philippe Meunier (dir.)
2015
Écritures dans les Amériques au féminin
Un regard transnational
Dante Barrientos-Tecun et Anne Reynes-Delobel (dir.)
2017
Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015