Naufragios de Álvar Núñez o La herida del otro, de José Sanchis Sinisterra : l’Ailleurs comme trace transculturelle
p. 159-167
Résumés
Álvar habite avec Mariana dans un appartement chic d’une grande ville espagnole, à l’aube du xxie siècle. Son double (sa conscience scindée) est Álvar Núñez Cabeza de Vaca, conquistador, explorateur et chroniqueur espagnol qui, au début du xvie siècle, part en Amérique en quête d’or et de gloire. Au moyen de la juxtaposition de la fiction dramatique et du récit historique, du présent (le xxe siècle) et du passé (le xvie siècle), Sanchis Sinisterra réécrit l’histoire officielle de l’Espagne Impérialiste. L’Ailleurs géographique, temporel et historique est la clé de voûte où repose le sens de cette histoire particulière d’un homme du xxe siècle, habité par l’Autre, cet autre étant aujourd’hui l’immigré, jadis, l’indien.
Nous cherchons dans le texte les traces de cet Ailleurs exotique et lointain, qui permet d’interroger les problématiques sociales de la société actuelle, et notamment celles qui touchent aux aspects migratoires et transculturels. Ainsi, il est question à la fois d’anachronismes et de transgressions, d’identité « altérée » et d’altérité.
Enfin, nous interrogeons un dernier aspect de cette œuvre qui met en valeur la notion de l’Ailleurs en tant que trace textuelle : comment le décor verbal, d’un usage exubérant ici, fait-il ressurgir les non-dits ? De quelle façon l’écriture théâtrale apparaît-elle comme étant l’autre lieu du « visible » ?
Nos hallamos al alba del siglo xxi. Álvar vive con Mariana en un estiloso piso de una gran ciudad española. Su doble (su conciencia escindida) es Álvar Núñez Cabeza de Vaca, conquistador, explorador y cronista español que, a principios del siglo xvi, parte hacia las Américas en busca de oro y gloria. Mediante la yuxtaposición de la ficción dramática y del relato histórico, del presente (siglo xx) y del pasado (siglo xvi), José Sanchis Sinisterra reelabora la historia oficial de la España imperialista.
El « Ailleurs », o « el más allá » geográfico, temporal e histórico es la base que apuntala la historia singular de un hombre del siglo xx habitado por una alteridad que, si antes, en el contexto de la conquista, se podía asimilar al indio, hoy se asimila al inmigrante. Buscamos en este texto la presencia de este « otro lugar/otra identidad », entre lejanía y exotismo, que permita cuestionar las problemáticas sociales de nuestro mundo actual, y, en concreto, las que aluden a los temas migratorios y transculturales. Así, abordamos el sentido de los anacronismos y de las transgresiones en torno a la identidad « alterada » y a la alteridad. Por fin, tratamos un último aspecto de esta obra que pone de relieve la noción del « más allá » (o del « otro ») en tanto que marcador textual : ¿cómo actúa el decorado verbal, exuberante aquí, sobre lo no-dicho, las omisiones, las elusiones, etc.? Dicho de otro modo, ¿de qué manera la escritura teatral emerge como el « otro lugar » de lo visible ?
Texte intégral
1Naufragios de Álvar Núñez o la herida del otro est, avec Lope de Aguirre, traidor et El retablo de Eldorado, l’une des trois pièces qui composent la Trilogía americana, publiée en19961. José Sanchis Sinisterra a écrit ces trois textes entre 1977 et 1991. Leur conception répond à la fois à une volonté d’expérimentation à partir des genres narratif et théâtral, ainsi qu’à un questionnement d’ordre politique : la révision de l’Histoire officielle concernant la conquête de l’Amérique par les espagnols, une thématique qui prolifère dans le répertoire espagnol entre les années 1970 et 1992, année de la commémoration du Ve Centenaire de la « découverte » du Nouveau Monde (événement rebaptisé pour l’occasion, « Encuentro entre dos mundos2 »).
2Dans cette Trilogía, l’Histoire est revisitée grâce à une série de stratégies dramaturgiques chères à la pratique textuelle de Sanchis Sinisterra, à savoir l’intertextualité (en refondant le récit des chroniques historiques) et le métathéâtre. Leur approche par le biais de la notion de l’« Ailleurs » nous amènera aux problématiques de l’altérité et de la transculturalité.
3L’Ailleurs apparaît ainsi comme cette notion opérationnelle qui dit la nature et la fonction de cet espace et de ce temps, exposées dans l’écriture contemporaine à toutes sortes d’expérimentations antiaristotéliciennes, dont la fragmentation et la dislocation formelles disent bien l’inconsistance existentielle de l’homme contemporain3.
4Notre choix d’analyse porte uniquement sur Naufragios de Álvar Núñez o la herida del otro puisque ce texte nous semble être :
le plus ambitieux du point de vue de l’expérimentation dramaturgique ;
le plus explicite dans l’appropriation des thématiques complexes de l’altérité et de la transculturalité, notions intimement liées ici à celle de l’Ailleurs, car elles articulent à la fois l’architecture dramaturgique et la nature critique du texte.
5La herida del otro : Álvar habite avec Mariana dans un appartement chic d’une grande ville espagnole, à l’aube du xxie siècle. Son double (sa conscience scindée) est Álvar Núñez Cabeza de Vaca, explorateur et chroniqueur espagnol qui, au début du xvie siècle, part en Amérique en quête d’or et de gloire. Suite au naufrage des navires de son expédition, commandée par Pánfilo de Narváez, Cabeza de Vaca, avec trois autres camarades (Castillo, Dorantes et Esteban), errent pendant sept ans dans les terres américaines, où ils entrent en contact étroit avec les indiens. Entre choc et immersion civilisationnels, cette rencontre est symbolisée par l’image de la blessure. La blessure de l’autre.
6Au moyen de la juxtaposition de la fiction dramatique et du récit historique, du présent (le xxe siècle) et du passé (le xvie siècle), Sanchis Sinisterra réécrit l’histoire officielle de l’Espagne Impérialiste4.
7L’Ailleurs renvoie dans ces pièces à un hors texte et à un hors scène qui existent en tant qu’espace géographique, historique et imaginaire, souvent lié à l’expérience du traumatisme. L’Ailleurs spatial et temporel n’existe que par rapport à son revers, le hic et nunc de la scène. Il sera question par conséquent de transculturalité, de trace de l’Autre, voire, si vous me permettez la licence, de « cicatrace », amalgame renvoyant à l’empreinte de cette blessure traumatique… Naufragios de Álvar Núñez o la herida del otro est pour Sanchis Sinsiterra la pièce qui illustre le mieux ce qu’il appelle « la dramaturgie de l’échec5 » : échec autant sur le plan « formel », que sur le plan du contenu. D’une part, parce que tous les niveaux structurels sont soumis à l’éclatement de la logique (ce qui donne une impression de texte « irreprésentable ») et d’autre part parce que la fable s’empare de ce fiasco historique, ce ratage humain que fut la « découverte de l’Amérique », et qui traduit un autre niveau d’échec, celui de l’individu face à l’étranger, à l’inconnu, à la différence.
Décliner l’Ailleurs
8À partir de ces préalables, la lecture du texte sous la perspective de l’Ailleurs offre quatre niveaux d’approche, différents mais complémentaires : textuel, historique, topographique et culturel.
L’Ailleurs textuel
9Le noyau textuel de la pièce allie chronique historique et fiction dramatique. C’est ainsi que l’on peut comprendre par « Ailleurs textuel » ce matériau intertextuel dont dispose Sanchis Sinisterra, à savoir, la chronique écrite par Álvar Núñez Cabeza de Vaca en 1542, sept ans après le naufrage, lorsqu’il trouve des espagnols et réussit à rentrer en Espagne6.
10Sanchis Sinisterra utilise donc ce vaste intertexte, qui inclut également les essais critiques autour de la chronique, afin de mieux le transgresser pour parvenir à ses fins (ce que l’auteur appelle les « manipulaciones perversas7 »). Dans ce sens, il explore cette dramaturgie « sans limites » qui définit le projet esthétique de son groupe Teatro Fronterizo : une dramaturgie faite de métissage, de décentrement, de périphéries et de marginalités esthétiques. Une dramaturgie qui prône son essence hybride et qui, dans la lignée d’autres auteurs de sa génération, émane de la conviction que, comme le dit Juan Goytisolo, « la culture aujourd’hui ne peut avoir une identité nationale (française, espagnole ou même européenne), mais seulement une identité barbare, bâtarde, fécondée par les civilisations qui ont été victimes de notre ethnocentrisme castrateur8 ».
L’Ailleurs uchronique
11Si la chronique sert de base pré-textuelle, il n’en demeure pas moins que c’est l’Histoire que Sanchis veut réécrire. L’Ailleurs uchronique est ainsi cet espace-temps imaginaire, qui devient, grâce à la fictionnalisation, lecture alternative de l’Histoire. Dorantes et Castillo, deux des trois compagnons des mésaventures d’Álvar, lui reprochent de les avoir laissés en dehors de l’image triomphale, héroïque et presque messianique qu’il s’était attribuée dans sa chronique9. Par le biais du métathéâtre, Sanchis leur fait prendre conscience du manque de partialité de Cabeza de Vaca, qui les a réduits, dans sa chronique, à de simples « figurants » :
Dorantes: O sea… que tú estás conforme...
Castillo: ¿Conforme?
Dorantes: Sí: con lo que cuenta, con cómo lo cuenta, con el papel que hacemos tú y yo, y lo otros... [...]
Castillo: El libro, sí... ¿Tú lo has leído?
Dorantes: No... Pero dicen que se vende mucho… Y que tú y yo parecemos enanos a su lado, unos don nadie, un par de pobres tipos... ¿Te imaginas? ¡Figurar en la historia de comparsas suyos! ¿No te importa? ¿De veras no te importa? (p. 112)
Ils arrivent chez Álvar pour lui demander réparation :
(Durante la escena anterior, las dos zonas laterales del proscenio – el dormitorio y la sala de estar – han ido retirándose entre cajas. Bruscamente, Álvar abandona el grupo deliberante y corre hacia el lugar en que estaba el dormitorio. Al no hallarlo, atraviesa corriendo el proscenio en busca de la sala de estar. Desconcertado, angustiado casi, vuelve al centro del proscenio y mira hacia el patio de butacas. Parece como si fuera a saltar del escenario pero, durante su indecisión, llegan hasta él Dorantes y Castillo y le sujetan, cada uno de un brazo).
Álvar: (Forcejeando con ellos.) ¡Soltadme! ¡No quiero volver! ¡Aquello ya ocurrió! ¡Ya lo viví, lo conté, lo escribí! ¡No quiero soñarlo!
Dorantes: Cálmate, Álvar. No te pongas así... No se trata de soñarlo...
Castillo: Ni siquiera de vivirlo. Es otra cosa.
Dorantes: Como un juego más o menos... […]
Dorantes: ¿Dónde crees que estás? ¿Quién crees que eres?
Álvar: ¡Soy Álvar Núñez Cabeza de Vaca!
Castillo: Más o menos.
Dorantes: Más bien menos.
Castillo: En cualquier caso, todos preferiríamos ser algo más de lo que somos, estar en otra parte...
Dorantes: Eso mismo: a nadie le gustan estas medias tintas, este sí pero no, este quiero y no puedo...
Castillo: Este ser y no ser...
Dorantes: Yo, por ejemplo: se supone que soy Andrés Dorantes, natural de Béjar y vecino de Gibraleón... […] Pero eso no se lo cree nadie. […] Y sin embargo, aquí estamos: hinchando el pecho y apretando el culo para enmendar la Historia, con mayúscula.
Castillo: O por lo menos, tu historia con minúscula [...]. Lo escrito, escrito queda, desde luego. Pero eso no significa que haya que estar conforme. (p. 120-121).
La stratégie métathéâtrale se met au service de la révision critique de l’Histoire. La conscience historique des personnages, bien que délétère, est doublée d’une conscience métathéâtrale. C’est dans cette dualité, dans cette dispersion identitaire, que se trouve toute la tension structurelle de la pièce. La récurrence des déictiques (« aquí, ahora, esta noche ») ainsi que la proxémique décrite dans la didascalie soulignent cette tension entre l’espace scénique, l’espace dramatique et cet autre « otra parte » (« estar en otra parte »), flou, décloisonné, métathéâtral, proféré par Castillo. Un lien s’établit entre cet Ailleurs lié à la conscience historique et ce désir d’uchronie qui résulte de la volonté de raconter autrement l’Histoire (« aquí estamos : hinchando el pecho y apretando el culo para enmendar la Historia »). José Sanchis Sinisterra, comme nous l’avons avancé plus haut, propose dans sa Trilogía une tout autre lecture de l’Histoire, où les conquistadores, figures héroïques dans l’imaginaire occidental, éprouvent des remords face à leurs actes, montrent leur ambiguïté humaine, voire leur irrémédiable dualité culturelle, après être entrés en contact avec des civilisations, des cultures et des hommes qui ont ébranlé leurs consciences baroques. Ces pièces visent aussi une lecture anticonformiste et contestataire (« Lo escrito, escrito queda, desde luego. Pero eso no significa que haya que estar conforme »), où l’on donne la voix aux sans-voix, aux « figurants » de l’Histoire.
Topographies de l’Ailleurs
12Cet in aliore loco est nourri d’une myriade d’ancrages tout aussi factuels, qu’oniriques, voire symboliques : l’espace exotique/marginal d’où vient l’autre, l’espace onirique où convergent le passé et le présent, l’Ailleurs et l’ici, et enfin, un dernier territoire symbolique, la peau.
13Les ressorts scéniques tels que les tenues ou le bruitage, sont mis au service de la théâtralisation de l’Ailleurs. Mais c’est surtout le discours, la parole, qui dynamise l’action. Naufragios est bel et bien ce que Michel Vinaver appelle la « pièce paysage » où la parole n’est pas simplement véhiculaire de l’action, elle est l’action même10. C’est à cette parole-action que l’on peut associer la notion d’« image acoustique » qui est au cœur de la construction de l’Ailleurs dans l’imaginaire du lecteur-spectateur11. Frédéric Maurin la définit comme l’Ailleurs du visible, comme « une déchirure dans le tissu du visible » :
[…] L’image physique que l’on peut perdre de vue, on la récupère dans l’image acoustique, dans une vision qui supplée aux lacunes de la perception en dépassant la clôture de la visibilité. La voix agit comme un stimulus et produit un simulacre sensible12.
L’ouverture de la pièce, très puissante sur le plan sensoriel, est justement bâtie au moyen de cette « image acoustique » où se juxtaposent les bruitages de l’orage et les voix oniriques des personnages. Cette polyphonie intertextuelle, qui reprend souvent des passages de la chronique historique, double son potentiel sensoriel lorsqu’elle est associée à l’image visuelle de l’homme nu qui traverse plusieurs fois la scène dans la pénombre (image récurrente tout au long de la pièce) :
(Relámpago. Trueno. Fragor de viento y lluvia. La momentánea claridad ha permitido apenas entrever, entre los vagos contornos del decorado, la figura de un hombre desnudo que cruza la escena corriendo. Decrece el sonido de la tormenta. Desde la oscuridad, emerge una voz de mujer).
Voz de Shila : Cuando digas... « y en este tiempo yo pasé muy mala vida, así por la mucha hambre como por el mal tratamiento que de los indios recibía »... acuérdate de mí, y de cómo en mitad de la noche te buscaba y apretaba mi cuerpo contra el tuyo para darte calor...[…] (p. 93)
Le corps nu traversant la scène délivre un message sensible : la société est attachée à l’idée de l’espace, mais la culture – comme l’individu – est mobile, dynamique, comme ce corps nu d’Álvar Cabeza de Vaca, métaphore d’une transculturalité conflictuelle. Au demeurant, c’est grâce à ces image acoustiques et visuelles tributaires de la parole-action que cet espace à la fois exotique et onirique prend corps. De cet Ailleurs arriveront les fantômes qui hanteront le présent d’Álvar. Sa parole fera jaillir les non-dits et les refoulements qui traduisent la blessure laissée par l’expérience de cet in aliore loco.
14La peau d’Álvar apparaît comme une autre topographie où fait incursion l’Ailleurs. Si les tatouages sur sa peau nous révèlent les traces d’un contact avec l’Autre, leur effacement montre le refoulement de cette expérience :
Mariana: (Calmándose, inspecciona el pecho de Alvar.) ¿Dónde están?
Álvar: ¿Qué? (Ella busca en sus brazos.) ¿Qué?
Mariana: Los dibujos… Los dibujos horribles… en tu piel.
Álvar: (Separándose de ella.) Me los hice borrar, ¿ya no te acuerdas? Hace más de un año (p. 114).
Néanmoins, on ne sort jamais indemne de l’expérience d’altérité : la conscience tourmentée d’Álvar jamais ne pourra se débarrasser de cet autre Álvar Cabeza de Vaca nu, tatoué, immergé, qui à un moment donné montre même la possibilité du métissage, ne sachant plus quelle est sa frontière identitaire : « ¿Quién eres tú ? […] ¿Quién susurra debajo de tu piel ? » (p. 112), « ¿Quiénes son… los nuestros ? » (p. 171) (les indiens ? les chrétiens ?). Interrogation qui nous amène tout droit à la problématique (trans) culturelle.
L’Ailleurs (trans)culturel
15C’est de façon explicite que Sanchis Sinisterra pose les termes de la problématique identité/altérité :
[...] el fracaso de la relación con el Otro como paradigma de la conquista de América, de toda conquista y colonización, de toda tentativa de colonizar al otro, ya sea ignorándolo, negándolo, impidiéndole ser otro o destruyéndolo13.
Naufragios… est le texte paradigme de cette écriture de l’échec, essentiellement liée à la question identitaire : toutes les composantes de la théâtralité sont au-delà de toute règle, catégorie ou principe structurel14. Il en découle une impression d’« irreprésentabilité » où transparaît le sens de l’échec au niveau ontologique, humain, transculturel. Les navires échoués sont justement la métaphore d’une expérience de transculturalité, c’est-à-dire de contamination identitaire et culturelle, manquée :
Los naufragios de Álvar Núñez no son tanto las zozobras y hundimientos de naves en el mar, como el desguace de sus coordenadas culturales, de sus esquemas ideológicos y espirituales, de sus estructuras psíquicas. Es todo su ser de europeo, español, hidalgo, cristiano, civilizado, blanco, conquistador, etc., lo que naufraga en esta insólita peregrinación a las entrañas del mundo primitivo. Y es también gracias a este naufragio como logra, no sólo sobrevivir, sino también acceder a una nueva condición humana: la de quien, habiendo experimentado una doble – o múltiple – pertenencia cultural (como español y como indio), ya no puede asumir plenamente, inequívocamente, cómodamente... ninguna15.
L’échec du rapport à l’autre touche aussi les autres personnages, notamment ceux qui incarnent la marginalité, cet « Autre » différent qui jadis était l’indien et aujourd’hui est l’immigré : Shila et Esteban évoquent « […] la cotidiana imagen de la marginalidad urbana : ese “tercer mundo” que crece en las entrañas del primero16. » Comme le souligne Monique Martinez, cette actualisation dans le temps du lecteur-spectateur illustre la volonté engagée de Sanchis dès lors qu’il fait appel à l’Histoire, pas uniquement pour appréhender le passé, mais surtout pour mieux comprendre le présent17.
16Si Shila, indienne (et de surcroît femme), représente la marginalité raciale et sociale, elle incarne avant tout les oubliés de l’Histoire, l’annihilation de l’Autre, l’usurpation d’un Ailleurs d’abord fascinant, mais très vite devenu terre conquise, terre de vaincus, terre annexée à la civilisation de « l’ici ». Cette expérience exterminatrice passe dans son discours par l’utilisation foisonnante de déictiques et de la négation, notamment de la langue, la langue étant la base de toute communication :
Shila: (Al público, tras alguna vacilación.) Esta no es mi lengua. Puedes desconfiar de todo lo que diga, porque yo, en verdad, nunca lo diría así. Mi lengua es otra, muy otra. Tanto que ya no queda nadie para hablarla. Sólo quedo yo de los míos. Sólo yo. (Pausa.) Puedes desconfiar también de mí, si quieres. Nadie me nombró nunca, nadie me dijo. Estoy fuera de todas las palabras. Hablo tu lengua, pero tu lengua no me habla. No habla de mí. Esta no es mi lengua, por ningún motivo (Pausa.) Aquel que pudo nombrarme no lo hizo. Me dejó allí, en el silencio. No sé por qué. Pudo ponerme en sus palabras, hospedarme en su lengua, como hice yo con él, en mi gente. Pero no lo hizo. No sé por qué. Tenía una gran herida en la espalda. Quizás por eso. (p. 132)
Plus l’Ailleurs décrit par Shila est réduit au silence, au néant, au déni historique, plus la scotomisation d’Álvar s’enlise dans le refoulement. Lorsque Shila réussit à pénétrer dans la conscience d’Álvar, celui-ci lui répond : « Tú no puedes estar aquí » (p. 133). La réplique est une injonction, mais aussi le refus de la possibilité de métissage, de mélange de l’« Ailleurs » et de l’« ici ». Il existe également une tout autre altérité, moins exotique et lointaine, qui traverse notre identité même. Il s’agit de cet autre que l’on porte à l’intérieur de soi-même, et dont on préfère souvent ignorer, nier, empêcher ou détruire l’existence18. Les tatouages d’abord apparents, puis effacés, sur la peau d’Álvar, ainsi que la blessure qu’il porte sur son dos, sont tout autant de (cica) traces de transculturalité, de cet Ailleurs qui rend le sujet ouvert à la pluralité, aux antipodes de toute idée d’uniformité, de centre et d’unicité. Ce qui n’est pas sans rappeler la notion de « frontière », si chère à Sanchis, qui, en 1977, année où débute l’écriture de ce texte, signe également le Manifeste « Fronterizo », positionnement esthético-idéologique de son groupe Teatro Fronterizo, et dont les postulats sont en parfaite cohérence avec la praxis théâtrale de Naufragios19…
17D’une identité « altérée » Álvar évolue vers une altérité-blessure : « Álvar [es] acusado de no querer regresar con “los suyos", ya que su integración con “los otros” ha hecho de él un ser radicalmente mestizo20 […] ». Mais la blessure n’agit pas que dans un sens. Shila sera également « blessée » par cet autre tout aussi étranger pour elle. La synthèse impossible de ce contact sera son bébé métisse, fruit de ses rapports avec Álvar, et dont le corps sans vie l’accompagne tout au long de la pièce. Les derniers mots de Shila, ceux qui clôturent le texte, abritent le non-sens de la domination de l’autre, l’anéantissement. L’échec. L’échec et mat :
Shila: […] Allí no hay nada. (Mira a su alrededor.) No hay nada en ninguna parte... (Pausa.) Todo esto... todo lo que ha ocurrido… lo estoy soñando yo. (p. 176)
Une fin sans dénouement, une fin maintenant relayée par le travail réflexif et émotif du lecteur-spectateur.
18Sanchis a recours à l’histoire de la conquête espagnole afin de montrer par le biais exemplaire d’Alvar Núñez Cabeza de Vaca que l’autre peut nous marquer et nous manquer. L’auteur raconte la souffrance d’un gâchis historique, d’une rencontre entre civilisations vouée à l’échec. Mais, par ce constat il nous donne également la possibilité d’inventer ce qui aurait pu se passer autrement. Il nous donne les clés d’une réflexion qui nous aiderait à atteindre l’utopie du partage avec l’autre. Car même si l’Ailleurs c’est les autres, l’enfer n’est pas l’Ailleurs.
Notes de bas de page
1 Naufragios de Álvar Núñez o la herida del otro : période de création entre 1978 et 1991 (première mise en scène en 1993) ; Lope de Aguirre, traidor : période de création entre 1977 et 1986 (première mise en scène en 1986) ; El retablo de Eldorado : période de création entre 1977 et 1984 (première mise en scène en 1985). Ces textes sont le résultat d’un travail d’expérimentation dramaturgique à partir des Chroniques des Indes, un des premiers projets de réécriture menés par le Teatro Fronterizo (groupe fondé par Sanchis Sinisterra en 1977).
2 Les auteurs qui ont traité avec distance critique et parodique le discours triomphaliste de la Conquête ne sont pas minoritaires ni méconnus : Alberto Miralles aborde déjà cette problématique historique avec Cataro-Colón, 1969, texte réécrit en 1981 sous le titre Colón, versos de arte menor para un varón ilustre, Madrid, Fundamentos, 1981 ; Jaime Salom écrit également Las Casas, una hoguera en el amanecer, Madrid, Instituto de Cooperación Iberoamericana, 1986 ; Jorge Márquez, Hernán Cortés, Madrid, Fundamentos 1989 ; Jerónimo López Mozo, Luis Matilla, Juan Margayo, Los conquistadores (écrite en 1973) ; J. López Mozo, Yo, maldita india..., Madrid, El público, no 8, 1990 ; Manuel Martínez Mediero, ¡¡¡Tierraaa aaa laaa vista !!! (écrite en 1991) ; Francisco Ruiz Ramón, Retablo de Indias, Madrid, Publicaciones de la Asociación de Directores de Escena de España, serie Literatura Dramática Iberoamericana no 5, 1992. Plus récemment ont paru les textes de Juan Mayorga, Primera noticia de la catástrofe, in Reyes Mate (ed.), Responsabilidad histórica. Preguntas del nuevo al viejo mundo, Barcelone, Anthropos, 2007 et d’Alfonso Sastre, Lope de Aguirre que estás en los infiernos, Hiru, 2010.
3 Cette dislocation des catégories canoniques est magistralement abordée par Angélica Liddell dans un article incontournable, intitulé non par hasard « Un minuto dura tres campos de exterminio : la desaparición del espacio y del tiempo », José Romera Castillo, éd., Dramaturgias femeninas en la segunda mitad del siglo xx : Espacio y Tiempo, Madrid, Visor, 2005, p. 67-76.
4 Dorénavant lorsque j’emploierai le nom d’Alvar, je ferai allusion au personnage contemporain, et j’utiliserai le patronyme Cabeza de Vaca pour me référer ou renvoyer au personnage historique.
5 José Sanchis Sinisterra, « Naufragios de Álvar Núñez : la escritura del fracaso », in La escena sin límites, Ciudad Real, Ñaque Editora, 2002.
6 Álvar Núñez Cabeza de Vaca, Naufragios, première édition datant de 1542. Nombreuses sont les études qui ont abordé les Naufragios. Mentionnons entre autres les éditions critiques de Juan Francisco Maura (Ed. Cátedra, 1989) ou d’Enrique Pupo-Walker (Ed. Castalia, 1992).
7 Cité par Virtudes Serrano, introduction critique à Naufragios de Álvar Núñez o la herida del otro, dans Trilogía americana, Madrid, Cátedra, p. 33.
8 Juan Goytisolo, « Por qué he escogido vivir en París », El País, 26-12-1980.
9 Comme le souligne Virtudes Serrano, « los sujetos históricos, vertidos en el drama, sacarán a la luz esa sospecha de parcialidad que recae sobre Álvar Núñez cronista ». Virtudes Serrano, introduction critique à Naufragios de Álvar Núñez o la herida del otro, op. cit., p. 101 note. Cf. Matías de la Mota y Padilla, Historia de la conquista del Reino de la Nueva Galicia (1742), où serait consigné que ce n’est pas Cabeza de Vaca qui rencontre le premier les espagnols. Cité par Virtudes Serrano, ibidem.
10 Michel Vinaver, Écritures dramatiques. Essais d’analyse de textes de théâtre, Actes Sud, 1993, p. 44.
11 Sanchis s’en empare aussi pour expliquer le processus de création de Naufragios, in La escena sin límites, op. cit., p. 242.
12 Frédéric Maurin, « L’écart et la trace, note sur l’énonciation scénique des didascalies », La Licorne, no 28, 1994, pp. 223.
13 José Sanchis Sinisterra, « Naufragios de Álvar Núñez : la escritura del fracaso », in La escena sin límites, op. cit., p. 243.
14 L’action dramatique progresse tout en ignorant le principe de causalité ; les dialogues négligent aussi le principe de coopération propre à la communication.
15 José Sanchis Sinisterra, Ibidem, p. 240.
16 J. Sanchis Sinisterra, ibidem, p. 173. « El otro es el indio americano, sí, pero también el norteafricano que emigra con su hambre oscura a la privilegiada Europa », Ibidem., p. 243. Ce syncrétisme est incarné par l’indienne Shila, caractérisée avec des ballots d’immigrant.
17 Monique Martinez, José Sanchis Sinisterra : una dramaturgia de las fronteras, Ciudad Real, Ñaque Editora, 2004, p. 62.
18 José Sanchis Sinisterra, « Naufragios de Álvar Núñez : la escritura del fracaso », in La escena sin límites, op. cit., p. 243.
19 « Hay gentes radicalmente fronterizas. Habiten donde habiten, su paisaje interior se abre siempre sobre un horizonte foráneo. [...] Se trata, generalmente, de aventureros frustrados, de exploradores más o menos inquietos, que sin renegar de sus orígenes, los olvidan a veces. [...] Hay una cultura fronteriza también, un quehacer intelectual y artístico que se produce en la periferia de las ciencias y de las artes [...]. Sus obras llevan siempre el estigma del mestizaje, de esa ambigua identidad que les confiere un origen a menudo bastardo. Nada más ajeno a esta cultura que cualquier concepto de Pureza, y lo ignora todo de la Esencia. [...] Hay territorios en la vida que no gozan del privilegio de la centralidad. Zonas extremas, distantes, limítrofes con lo Otro, casi extranjeras. Aún, pero apenas propias. Areas de identidad incierta, enrarecidas por cualquier vecindad. La atracción de lo ajeno, de lo distinto, es allí intensa. Lo contamina todo esta llamada. Débiles pertenencias, fidelidad escasa, vagos arraigos nómadas. Tierra de nadie y de todos. Lugar de encuentros permanentes, de fricciones que electrizan el aire. Combates, cópulas : fértiles impurezas. Traiciones y pactos. Promiscuidad. Desde las zonas fronterizas no se perciben las fronteras », extraits du « Manifiesto (latente) Teatro Fronterizo », 1977. Publié pour la première fois dans Primer Acto, no 186, octobre-novembre 1980, p. 88-89.
20 Note de José Sanchis Sinisterra dans le chapitre « La imposibilidad de la Historia : Naufragios de Álvar Núñez o la herida del otro », in Monique Martinez, José Sanchis Sinisterra : una dramaturgia de las fronteras, op. cit., p. 61.
Auteur
Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
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