« Archéologie pathologique ». Le Moyen Âge et l’histoire de la médecine
p. 209-216
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Texte intégral
1À titre de discipline scientifique, l’histoire de la médecine, élaborée au xixe siècle par les médecins eux-mêmes, ne pourrait être soupçonnée de s’égarer parmi les fantasmagories moyenâgeuses. Dans sa préface, datée de 1901, au livre du docteur Cabanes intitulé Les Morts mystérieuses de l’Histoire1, le professeur Alexandre Lacassagne, autorité reconnue de la médecine légale et l’un des fondateurs de l’anthropologie criminelle en France, écrit : « laissant exhumer de vieux manuscrits sur des minuties ou des questions qui nous paraissent secondaires, les médecins peuvent faire de l’archéologie pathologique »2. « La psychologie morbide »3 reste à être établie en France, dont l’histoire regorge « de types morbides à mettre en évidence ! » Le Moyen Âge en particulier, berceau de la France moderne, se prête idéalement à la classification psychiatrique du xixe siècle : « Ne savons-nous pas des saints et des saintes, de grands mystiques, qui ont été des hystériques ! De vaillants hommes de guerre, qui eurent l’anesthésie morale et le courage audacieux des épileptiques ! Des monstres indiscutés, parce qu’ils ont été assez haut placés pour recueillir l’indignation générale et qu’il faut élever à la dignité de malades ! »4. Du point de vue du médecin, l’historien ne peut se permettre de se cantonner au domaine de la philosophie de l’histoire ; il doit fouiller la matière même de la vie : « L’historien a-t-il le droit de dédaigner les menus faits, les anecdotes, les documents, pour ne considérer que les idées générales ? »5. La constitution et l’interprétation du « dossier pathologique »6, des « archives cliniques du passé »7, est la condition préalable à la compréhension de la psychologie des personnages historiques, et ainsi des événements. Les enjeux sont élevés pour la discipline historique, puisque sans la pathologie, soutient Lacassagne, « Les historiens sont semblables aux aveugles ou infirmes »8. En 1865 déjà, le docteur J. M. Guardia déclarait dans La médecine à travers les siècles que :
les historiens sont aujourd’hui forcés de compter avec la médecine, soit pour l’intelligence de certains faits, soit pour motiver en connaissance de cause et en conscience leur jugement sur les personnages historiques. L’historien peut se trouver en présence d’un fait ou d’un personnage, qu’il faudra deviner comme une énigme, s’il ne possède pas le savoir qui permet au médecin des fous et au médecin légiste de porter un diagnostic motivé ou d’éclairer la conscience des juges9.
2Comment expliquer autrement, par exemple, la mode médiévale des « souliers à la poulaine » ? Ils ont été, ne le saviez-vous pas ?, inventés par Henry Plantagenêt, « pour dissimuler une excroissance du pied »10. Mais tout d’abord et surtout, soutiennent les médecins, il faut débarrasser l’étude de l’histoire de cette croyance en « une force plus ou moins mystérieuse »11, en bref, de la superstition et du surnaturel. Ce qui ne signifie pas, loin s’en faut et comme nous allons le voir, que l’histoire médicale ne mystifie pas les faits ou ne reconduit pas certains mythes historiques.
3Cette nouvelle branche de l’histoire appelée « histoire pathologique » ou « clinique historique »12 est directement redevable aux théories de l’hérédité et de la dégénérescence qui dominent la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, celles qui, en d’autres termes, prennent pour objet la « transmission par la voie du sang de certaines particularités organiques, de certaines qualités morales »13. Mais plutôt qu’à une simple transmission, la médecine s’attache presque exclusivement à la classification de l’« hérédité d’états pathologiques : 1. Transmission de vices et de conformation des organes internes et externes ; 2. Transmission de la prédisposition ou de l’aptitude organique aux maladies »14. Dans leurs recherches sur l’origine des « vices » et des maladies vénériennes et sur les pratiques sexuelles médiévales, les médecins se tournent inévitablement vers le Moyen Âge. Leurs théories de l’hérédité et de la dégénérescence plaçaient l’inversion (avec la bestialité) en haut de leur hiérarchie des « tares héréditaires ». Bien que concluant le plus souvent à l’intemporalité de l’inversion – « L’histoire du vice contre nature dans ses diverses manifestations se perd dans la nuit des temps »15 et « Force est de reconnaître que la déviation a été de tous les temps, de tous les pays »16 – et bien qu’affirmant que la sodomie ne fut pas une pratique réellement attestée en France avant Henri III, la plupart des médecins relèvent néanmoins deux périodes au Moyen Âge qui pourraient être considérées comme le renouvellement, dans les temps modernes, de ce comportement « déviant » issu de l’Antiquité grecque et romaine (notons que ce sont les Romains qui furent corrompus par les Grecs17) : d’une part, autour des Croisades, en gros au xiie siècle, puis, comme une amorce à la débauche de la Renaissance, avec Gilles de Rais au xve siècle.
4Gilles, baron de Rais, maréchal de France, fut assigné devant le tribunal canonique de Nantes le 13 septembre 1440 pour « meurtres d’enfants et [...] sodomie, [...] évocation des démons, [...] offense à la Majesté divine et [...] hérésie », arrêté le 15 septembre, et inculpé le 13 octobre18. Le 21 octobre, mis devant la perspective de la torture, Gilles fit sa première confession « hors jugement » et, le 22 octobre, sa première confession publique « en jugement », requérant en outre qu’elle soit traduite en français « pour tous et pour chacun des assistants, dont la majeure partie ignorait le latin »19. Gilles « dit et confessa volontairement, librement et douloureusement [...] avoir commis et avoir méchamment perpétré sur de nombreux enfants les crimes, les péchés et les délits d’homicide et de sodomie ; il confessa également avoir commis les évocations des démons, les oblations, les immolations, les promesses et les obligations faites aux démons et les autres choses qu’il avait récemment confessées [.] »20. Il fut reconnu coupable pour deux chefs d’accusation le 25 octobre : « coupable de la perfide apostasie ainsi que de l’horrible évocation des démons » et « coupable d’avoir commis et méchamment perpétré le crime et le vice contre nature avec des enfants de l’un et de l’autre sexe, selon la pratique sodomite »21. Excommunié et aussitôt absous par la cour éclesiale, Gilles comparut devant la cour civile le même jour, où fut lue sa confession écrite, faite à la cour éclesiale, « et qu’il reconnut et confessa être véridique »22. Il fut condamné à mort par pendaison, puis à être brûlé pour crimes avoués et fut exécuté sans délai le 26 octobre 1440.
5À partir du cas de Gilles de Rais, les médecins vont se livrer à une véritable « archéologie pathologique », dont nous essaierons de mettre en lumière les références aux fantasmes moyenâgeux, bien vivaces. L’exemple de Fernand Fleuret en donne bien la mesure, en publiant en 1921 une défense de Gilles de Rais, la fameuse « cause célèbre » du xve siècle, sous le pseudonyme du Dr Ludovico Hernandez, « chirurgien de la marine lusitanienne »23. En s’inscrivant ainsi dans le sillon de nombreux médecins qui ont écrit sur le Moyen Âge entre 1870 et 1920, il espère donner une autorité scientifique incontestable à son effort de réhabilitation de Gilles de Rais. En 1933, il avouera que le pseudonyme du Dr Ludovico Hernandez « était… une fantaisie comme une autre, une fantaisie innocente »24. Fantaisie innocente ? Peut-être, mais surtout un geste qui lui « a épargné les injures »25. Car l’autorité du médecin n’est pas une fantaisie innocente, mais une autorité qui impose un jugement sans révocation.
6En fait, la médecine du début du xxe siècle souscrit au portrait historico-littéraire déjà bien établi de Gilles de Rais comme « la bête d’extermination »26, « la bête de luxure »27 et il ne fait aucun doute que l’inversion de Rais comme « tare héréditaire » fait rêver une longue liste de médecins. L’interdit sexuel provoque la confusion de la fiction avec l’histoire – et plus l’interdit sexuel est innommable, plus la confusion grandit. C’est au plagiat que l’on doit la tradition d’un Gilles de Rais « bête d’extermination » et « de luxure », images venant renforcer l’« impudente mystification »28 et la « fausse érudition »29. En 1855, la couche formée par une série de désinformations est déjà si épaisse qu’Armand Guéraud, auteur de l’une des premières biographies historiques, se plaint amèrement : « Nous pourrions continuer les citations en puisant dans les ouvrages de Daru, Mellinet, Leboyer, Massé Isidore, Verger, Loudun, Chevas, etc. ; mais tout cela ne nous apprendrait rien, si ce n’est que ces écrivains modernes se sont copiés sans critique les uns les autres »30. Fait étonnant, ce qui est vrai pour les écrivains et les historiens l’est également pour les médecins de la fin du dix-neuvième siècle. Observons donc la mystification médicale à l’œuvre.
7L’autorité médicale la plus influente concernant le cas de Gilles de Rais est sans conteste Richard Von Krafft-Ebing, qui fait dériver quantité de perversions sexuelles de l’hérédité dans son ouvrage Psychopathia sexualis publié en 188631. Reconnaissant le lien entre la volupté (et la satisfaction génésique) et la cruauté, Krafft-Ebing établit leurs deux axes : le sadisme et le masochisme. Pour chacun des deux, il fournit un exemple médiéval : « Le temps des ménestrels, et surtout des troubadours en France, fait penser au masochisme. Ces troubadours n’étaient d’ailleurs nullement aussi romantiques et chastes qu’on l’enseigne au collège »32. Pour le sadisme, à côté des « exemples [très instructifs] des Césars dégénérés (Néron, Tibère) » :
non moins instructive est l’histoire du maréchal Gilles de Rais (ou Rays), qui fut exécuté en 1440 pour avoir violé et tué plus de 800 enfants en huit ans. Ainsi qu’il l’avoua, l’idée lui était venue, par la lecture de Suétone et la description des orgies de Tibère, de Caracalla, etc., d’attirer des enfants dans ses châteaux, de les souiller en les martyrisant, et ensuite de les tuer. Les cadavres de ces malheureux enfants étaient brûlés, et seules, quelques têtes d’enfants particulièrement belles avaient été gardées [...] comme souvenir33.
8En 1891, Albert Moll reprend cette analyse dans les Perversions de l’instinct génital34 ; en 1898, paraît un autre ouvrage très influent, Attentats aux mœurs et perversions du sens génital du Dr L. Thoinot, dans le sillage d’Ambroise Tardieu et de son étude sur Les attentats aux mœurs (1857). Chez Thoinot, on retrouve Gilles dans la compagnie de « Tibère, Néron et d’autres Césars [qui] furent des sadiques avérés, comme ils étaient aussi des types achevés d’autres perversions génitales (inversion etc.) »35. Mais Thoinot ne se contente pas de l’autorité de Krafft-Ebing sur le sadisme de Gilles. Il cite directement les paroles de Gilles :
j’ai de moi-même et de ma propre tête, sans conseil d’autrui, pris ces imaginations d’agir ainsi seulement par plaisance et délectation de luxure ; de fait j’y trouvais incomparable jouissance, sans doute par l’instigation du diable. [...] je trouvai un livre latin de la vie et des mœurs des Césars de Rome par un savant historien qui a nom Suétonius ; ledit livre était orné d’images fort bien peintes, auxquelles se voyaient les déportements de ces empereurs païens, et je lus en cette belle histoire comment Tibérius, Caracalla et autres Césars s’ébattaient avec les enfants et prenaient plaisir singulier à les martyriser. Sur quoi je voulus imiter lesdits Césars, et le même soir je commençai à ce faire en suivant les images de la leçon et du livre [.. .]36.
9On retrouve la même source (Suétone) et/ou les citations de l’aveu chez les médecins vulgarisateurs : en 1891, chez le Dr Hayès dans son livre La Pédérastie, historique, conséquences funestes de ce vice honteux37, en 1899, chez le Dr Cabanes dans La flagellation dans l’histoire et la littérature »38 et, en 1903, chez le Dr Fauconney, on découvre le titre, omis ailleurs, du livre de Suétone : « La lecture de la Vie des douze empereurs romains, par Suétone, avait excité ce puissant seigneur à imiter leurs monstrueuses débauches »39. Mais le premier médecin à raconter l’histoire de cette lecture funeste, qui aurait eu lieu un soir dans la bibliothèque du château familial, fut Bénédict-Auguste Morel, médecin-aliéniste responsable de nombreux ouvrages dont le très connu Traité des maladies mentales de 1860. C’est à lui que revient la publication, en 1861, de la citation reproduite par Thoinot, dans un article sur « La folie héréditaire »40. C’est donc par le biais de Morel que s’insinue dans l’histoire médicale l’idée que la lecture de Suétone aurait été le facteur déclenchant de la folie de Gilles, l’élément décisif venu ébranler un terrain héréditaire prédisposé à la maladie. Mais d’où Morel a-t-il tiré ce renseignement et cette citation, vu que la traduction française du procès de Gilles de Rais de 1440, où nous trouvons pour la première fois le discours direct de l’accusé, ne date que de 1886, dans le livre de l’abbé Eugène Bossard, traduit par René de Maulde ? Par malheur pour l’histoire médicale de Gilles de Rais, Morel a puisé ses informations dans un ouvrage du Bibliophile Jacob (pseudonyme de Paul Lacroix), Curiosités de l’histoire de France, procès célèbres41, qui proclamait à juste titre en 1858 que « Le procès du maréchal de Rays n’a jamais été publié ; il est raconté très sommairement dans les recueils de causes célèbres ; il est indiqué seulement dans les histoires de France : M. Michelet est le seul écrivain qui ait osé donner une idée des crimes qui firent condamner au bûcher un parent du duc de Bretagne, un maréchal de France »42. Paul Lacroix déclare par ailleurs s’être « efforcé de représenter scrupuleusement la physionomie d’un procès »43. Mais un procès « qui n’a pas d’analogue dans les annales des tribunaux » et qui brosse le portrait de « l’imagination la plus monstrueusement dépravée »44 ; selon Paul Lacroix, seul le niveau de dépravation de « la vie privée des empereurs romains » égalait celui du maréchal « et c’était sans doute à cette source impure que Gilles de Rays avait emprunté ses monstrueux forfaits »45. C’est suivant cette logique que Lacroix introduit Suétone dans sa « traduction ». Finalement, après de nombreuses descriptions d’actes sodomites et de tueries sanglantes, Lacroix, en écrivain habile, a préparé le terrain pour la confession émouvante de Gilles, qui explique publiquement les mobiles de ses atrocités. En réponse aux questions du président de Bretagne, Pierre de l’Hospital, qui se serait exclamé : « Qui vous a induit à ce faire ? C’est assurément l’Esprit du mal, l’Ennemi des hommes, le Tentateur ? »46, Gilles aurait répondu :
Je ne sais, mais j’ai de moi-même et de ma tête, sans conseil d’autrui, pris ces imaginations d’agir ainsi, seulement par plaisance et délectation de luxure ; de fait, j’y trouvais incomparable jouissance, sans doute par l’instigation du diable. Il y a huit ans environ que cette idée diabolique me vint ; ce fut l’année même où feu mon aïeul le sire de la Suze alla de vie à trépas. Je quittai lors le camp du roi de France, pour me rendre à Chantocé, afin de mettre la main sur les biens et héritages du défunt : or, étant d’aventure en la librairie dudit château, je trouvai un livre latin de la vie et mœurs de césars de Rome, par un savant historien qui a nom Suétonius [...]47.
10C’est à cette source que Morel est allé puiser, pour établir ce qui allait devenir, de fil en aiguille, une tradition, perpétuée par Krafft-Ebing, Moll, Thoinot et bien d’autres. Mais, « jamais un manuscrit de Suétone n’a été illustré de miniatures indécentes »48 et dans aucun document historique contemporain il n’en est fait mention. L’invention de Paul Lacroix est véritablement une « impudente mystification »49.
11Néanmoins, cette mystification, supercherie intellectuelle exceptionnellement efficace au point d’échapper au contrôle de l’archéologie pathologique, s’est glissée dans le discours médical parce qu’elle pouvait enfin donner sens à la chute inexplicable et inexpliquée d’un maréchal de France dans les crimes sadiques qui en feront « le plus grand criminel de l’histoire »50. Les pulsions meurtrières de Gilles, révélées à l’âge d’environ 30 ans, appartenaient par définition à la classe des perversions acquises – et non innées. Comment retrouver l’origine, la suggestion qui aurait ébranlé la base d’un terrain dont on ignore à peu près tout ? Le Dr Cabanès résume très bien l’état du savoir en 1912 sur l’hérédité de Gilles : « Que sait-on de son passé atavique, de ses tares ancestrales ? Autant dire rien ! On est réduit aux hypothèses, à supposer un hérédo-éthylisme possible, mais nullement démontré. [...] Nous connaissons les causes prédisposantes, nous n’ignorons pas davantage la cause déterminante »51. Ne pouvant pas s’appuyer sur une pathologie historique, les médecins trouvent « la suggestion mauvaise », après l’excitation nécessaire du terrain héréditaire par « la vie sédentaire, la nourriture animale, les boissons fortes, les épices [qui] ont un contrecoup sur la vie sexuelle »52, dans « la fatale et pernicieuse lecture : C’est le mécanisme bien simple d’une obsession s’abattant sur un terrain propice mal défendu par une volonté débile ou pervertie, s’enracinant peu à peu »53. Et le docteur Cabanès de répéter comme tant d’autres avant lui : « Les pernicieuses lectures dont il a été question, ont réveillé la bête en rut qui sommeillait, ont entrainé la volonté chancelante sur la pente ou elle s’est laissée glisser. N’est-ce pas un choc le plus souvent insignifiant qui déclenche la névrose latente ? »54. Mais « la bête » qu’aurait été Gilles, qui pour les médecins, comme avant eux les écrivains, devient un « monstre »55, est le produit d’un amalgame de phantasmes historico-littéraires qui a fait de lui, selon le résumé (encore erroné) de J. K. Huysmans, un « latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux et sûr. Il possédait une bibliothèque extraordinaire pour ce temps [...]. Nous avons la description de quelques-uns de ses manuscrits : Suétone, Valère, Maxime ; d’un Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge, avec fermoir de vermeil et clef »56. Lettré, même pour certains artiste (enlumineur de manuscrits), Gilles est doué d’une intelligence « rare », « exceptionnelle », « remarquable », « haute ». Cette érudition lance Gilles dans « une recherche prolongée de mysticisme, d’ascétisme », « la cause de toutes ces folies génésiques »57. La médecine s’empare de cette fiction historico-littéraire qui lui permet enfin la classification de Gilles : « c’est un dégénérescent »58, c’est-à-dire, « un dégénéré supérieur ». Selon la classification de Magnan et Legrain, tous les dégénérés supérieurs sont d’une intelligence très élevée59. Quant à la perversion elle-même, qu’ont constatée et Morel et Moll et Krafft-Ebing, « Gilles de Rays est un assassin de volupté, un ‘sadique’ sanguinaire »60. Mais cette perversion cadre mal avec l’hypothèse de l’intelligence et de l’érudition de Gilles : « Or, Gilles, par sa grande intelligence, par son sens esthétique, par sa culture et son érudition, s’écarte d’autant des dégénérés moyens et inférieurs qu’il s’en rapproche par la nature de ses meurtres »61 ; et quand on ne peut pas faire de Gilles tout simplement un coupable ou un fou (les efforts des écrivains allaient dans les deux sens), il faut en faire un « impulsif conscient »62, « un fou lucide »63 :
Ces malades sont fous, mais ne paraissent pas fous parce qu’ils s’expriment avec lucidité. Ils sont fous dans leurs actes plutôt que dans leurs paroles. Ils ont assez d’attention pour ne laisser échapper rien de ce qui se passe autour d’eux, pour ne laisser sans réponse rien de ce qu’ils entendent, souvent pour ne faire aucune omission dans l’accomplissement d’un projet. Ils sont lucides jusque dans leurs conceptions délirantes. Leur folie est lucide64.
12C’était la définition d’Ulysse Trélat de 1861. Il faudra attendre, non pas un médecin, mais quelqu’un comme Georges Bataille en 1959, pour insister sur le manque d’intelligence chez Gilles, sa naïveté et crédulité, bref, sa médiocrité qui ne l’élevait point au-dessus de ses contemporains. C’est la question que se posait déjà en 1925 Émile Gabory, et dont Bataille s’inspira : « Toutefois, on peut se demander si l’auréole insigne de compagnon de Jeanne d’Arc, si les spectacles fastueux d’Orléans, si la palette mélodieuse, si le sadisme, si la cruauté du personnage, si le mystère des évocations, les cierges, l’encens, si tout cela n’a pas contribué à créer une légende ultra-romantique et si, dépouillé de ces artifices, Gilles de Raiz n’apparaîtrait pas comme un assassin vulgaire, quoique artiste et grand seigneur »65. Une légende ultraromantique à laquelle la médecine a participé de son plein gré.
13Un autre médecin, le docteur Julien Chevalier, s’inspirera doublement de Paul Lacroix en 1893, dans son ouvrage respecté et influent Une maladie de la personnalité : l’inversion sexuelle66. D’une part, il reproduit l’analyse du cas de Gilles de Rais élaborée par Lacroix67, et de l’autre il reprend, sans citer ses sources, dans son historique du Moyen Âge, des passages de l’Histoire de la prostitution de Pierre Dufour (un autre pseudonyme de Paul Lacroix)68. Influencé par Parent-Duchâtelet, Lacroix avait étudié le problème de la prostitution, masculine et féminine, et qualifié sa reconstitution des pratiques sexuelles dans les rues du Paris médiéval d’« archéologie pornographique » : « pornographie » (en sens étymologique de « prostitution ») et « archéologie » comme méthode scientifique. Quand Chevalier reprend les thèses de Lacroix, il reproduit donc la méthode archéologique élaborée à l’âge romantique et fond une archéologie pornographique dans une archéologie pathologique. Une nouvelle histoire médicale et pathologique du Moyen Âge est en train de se former à l’aune des théories normatives de la scientia sexualis ; la généalogie (pathologique) de la nation et de la race sera définie désormais par sa sexualité. Mais, il ne faut pas oublier qu’une succession de plagiats construira ainsi notre érudition et formulera nos connaissances des pratiques sexuelles et « vices » médiévaux, au carrefour du médiéval et du moyenâgeux.
Notes de bas de page
1 Alexandre Lacassagne, « Préface », Dr Augustin Cabanès, Les Morts mystérieuses de l’Histoire. Souverains et princes français de Charlemagne à Louis XVII, t. 1, Paris, A. Maloine, 1901, p. v-xi.
2 Ibid., p. ix.
3 Ibid., p. viii.
4 Id.
5 Dr Augustin Cabanès, Dans les coulisses de l’Histoire, t. 2, Paris, Albin Michel, 1937, p. 7.
6 Dr Augustin Cabanès, Morts mystérieuses, op. cit., p. xvii.
7 Dr Augustin Cabanès, Légendes et curiosités de l’Histoire, t. 1, Paris, Albin Michel, 1922, p. 1. (1re éd. : 1912).
8 Lacassagne, op. cit., p. vii.
9 Cité dans Dr Augustin Cabanès, Les Indiscrétions de l’Histoire, t. 6, Paris, Albin Michel, 1903, p. xviii.
10 Dr Augustin Cabanès, « Comment une mode naît d’une infirmité », Les Indiscrétions, op. cit., t. 2, p. 367-90, p. 377.
11 Dr Augustin Cabanès, Morts mystérieuses, op. cit., p. xvii.
12 Dr Augustin Cabanès, Légendes et curiosités, op. cit., p. 1.
13 Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel, Paris, 1863-1876, article « Hérédité ».
14 Id.
15 Dr Jaf (pseud. Jean Fauconney), Physiologie du vice, son histoire à travers les âges, Paris, C. Offenstadt, 1903, p. 128.
16 Dr Laupts (pseud. Georges Saint-Paul), Perversion et perversité sexuelles, Paris, Georges Carré, 1896, p. 31.
17 Dr Léon-Henri Thoinot, Attentats aux mœurs et perversions du sens génital, Paris, Octave Doin, 1898, p. 288.
18 Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais, Paris, Société nouvelle des Éditions Pauvert, 1979, p. 155. (1re éd. : 1959).
19 Ibid., p. 242.
20 Ibid., p. 238 ; cf. la transcription de l’aveu public de Gilles de Rais qui « volontairement, et publiquement devant tous confessa que, pour son ardeur et sa délectation sensuelle, il prit et fit prendre un si grand nombre d’enfants qu’il ne saurait le préciser avec certitude ; lesquels il tua et fit tuer, avec lesquels il commit le vice et le péché de sodomie » (Bataille, op. cit., p. 243). Dans les deux cas, la confession de Gilles est un discours indirect car elle ne fut pas transcrite au moment où il parlait.
21 Ibid., p. 259.
22 Ibid., p. 334.
23 Ludovico Hernandez (pseud. Fernand Fleuret), Le Procès inquisitorial de Gilles de Rais, maréchal de France avec un essai de réhabilitation, Paris, Bibliothèque des curieux, 1921.
24 Fernand Fleuret, De Gilles de Rais à Guillaume Apollinaire, Paris, Mercure de France, 1933, p. 7.
25 Id.
26 Jules Michelet, Le Moyen Age. Histoire de France, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 805. (1re éd. : 1841). Cette expression, bien que Michelet ne l’utilise qu’une seule fois, aura une incroyable postérité : elle sera utilisée dans presque tous les textes écrits sur Gilles de Rais après 1886, c’est-à-dire après la publication de l’Abbé Eugène Bossard, Gilles de Rais, maréchal de France, dit Barbe-Bleue, 1404-1440, d’après des documents inédits, Paris, H. Champion, 1886. (1re éd. : 1885. Cette édition ne comprend pas la traduction du procès par René de Maulde).
27 Aimé Giron et Albert Tozza, La Bête de luxure. Gilles de Rais, Paris, L’Édition moderne, Ambert & Cie, 1907.
28 Salomon Reinach, Cultes, mythes, et religions, « Gilles de Rais », éd. Hervé Duchêne, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 1026-49, p. 1047. (1re éd. : Revue de l’Université de Bruxelles, décembre 1904 ; repris dans Cultes, mythes et religions, t. 4, Paris, E. Leroux, 1912).
29 Fernand Fleuret, De Gilles de Rais, op. cit., 1933, p. 14.
30 Armand Guéraud, Notice sur Gilles de Rais, Rennes, A. Marteville et Oberthur, 1855, p. 3-74, p. 55. Cette biographie a été rééditée avec quelques révisions mineures en 1857 dans Biographie bretonne, éd. P. Levot, t. 2, Paris, Dumoulin, 1857, p. 677-91.
31 Dr R. v. Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis. Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes. 16e et 17e éditions allemandes refondues par le Dr Albert Moll, traduction française par René Lobstein, Paris, Payot, 1950, p. 758-59. (1re éd. franç. : Carré, 1895).
32 Ibid., p. 145.
33 Id.
34 Albert Moll, Perversions de l’instinct génital, trad. Romme et Pactet, Paris, Carré, 1893 (éd. originale : 1891).
35 Thoinot, op. cit., p. 442.
36 Ibid., p. 442.
37 Dr Hayès, La Pédérastie, historique, conséquences funestes de ce vice honteux, Paris, Librairie des publications modernes, « Bibliothèque d’hygiène des deux sexes », 1891, p. 78-80.
38 Dr Augustin Cabanès, La Flagellation dans l’histoire et la littérature, Clermont, Imprimerie Daix Freres, 1899, p. 16. Également cité, avec plus de précision, dans Légendes et curiosités, op. cit., p. 72.
39 Dr Jaf, op. cit., p. 65.
40 Dr Morel, « Folie héréditaire », Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 15 novembre 1861, p. 734-37.
41 P. L. Jacob, bibliophile (pseud. Paul Lacroix), Curiosités de l’histoire de France, procès célèbres, Paris, Adolphe Delahays, 1858, p. 3.
42 Ibid., p. 4.
43 Id.
44 Id.
45 Ibid., p. 74.
46 Ibid., p. 93.
47 Ibid., p. 94 ; cf. la confession du complice Henriet, p. 69.
48 Salomon Reinach, Cultes, mythes, et religions, op. cit., p. 1048 ; cf. Fernand Fleuret : « Ou du moins il n’en est question que dans les Curiosités de l’Histoire de France du bibliophile Jacob, ou le faussaire confond Caracalla et Caligula. [...] Il est aisé de se rendre compte que Paul Lacroix songeait aux camées de d’Hancarville, fameuse supercherie du xviiie siècle, où ne figure d’ailleurs aucune scène de cruauté » (Fernand Fleuret, De Gilles de Rais, op. cit., 1933, p. 22-23, n. 1).
49 Reinach, op. cit., p. 1047.
50 Robert Soueix, Gilles de Raiz devant les médecins (Essai médico-psychologique), Bordeaux, Imprimerie de l’Académie et des Facultés, 1931, p. 10.
51 Dr Augustin Cabanès, Légendes et curiosités, op. cit., p. 104-5.
52 Ibid., p. 105.
53 Frédéric-Henri Bernelle, « La Psychose de Gilles de Rais. Sire de Laval. Maréchal de France, 14041440 », thèse pour le Doctorat en médecine, n° 218, Année 1910, p. 70. Cette idée sera reprise dans Mila Simeonova Strezova, « Gilles de Rais. Étude médico-légale et psychiatrique », thèse présentée pour le Doctorat en Médecine, Faculté de Médecine de Strasbourg, 1934, p. 16.
54 Dr Augustin Cabanès, Légendes et curiosités, op. cit., p. 105.
55 Ibid., p. 45.
56 J.-K. Huysmans, La Magie en Poitou. Gilles de Rais, Ligugé, 1899, p. 6.
57 Dr Laupts, op. cit., p. 36.
58 Frédéric-Henri Bernelle, op. cit., p. 80 ; Soueix, op. cit., p. 60.
59 Dr Valentin Magnan, Dr Paul-Maurice Legrain, Les Dégénérés (état mental et syndromes épisodiques), Paris, Rueff, 1895.
60 Dr Augustin Cabanès, Légendes et curiosités, op. cit., p. 102.
61 Soueix, op. cit., p. 61 ; cf. « Sa vive intelligence, ses autres qualités éliminent d’emblée la vaste sous-classe des débiles, des pauvres d’esprit, en même temps que ses tendances sentimentales vers la puissance, la richesse, l’Au-delà, le mystérieux, nous ramènent vers le déséquilibre, le dégénéré supérieur nettement défini par Magnan. Notons toutefois que les impulsions relevant du psychisme inférieur, basées sur des sensations, aberrations diverses, le rapprochent des dégénérés moyens et que ses tendances à la nécrophilie pourraient le faire descendre plus bas encore » (Frédéric-Henri Bernelle, op. cit., p. 79-80).
62 Frédéric-Henri Bernelle, op. cit., p. 82 ; Soueix, op. cit., p. 63.
63 Dr Augustin Cabanès, Légendes et curiosités, op. cit., p. 106.
64 Ulysse Trélat, La Folie lucide étudiée et considérée au point de vue de la famille et de la société, Paris, A. Delahaye, 1861, p. xii-xiii.
65 Émile Gabory, « La Psychologie de Gilles de Rais », extrait de la Revue du Bas-Poitou, livre III, 1925, p. 1-16, p. 16.
66 Dr Julien Chevalier, Une maladie de la personnalité : l’inversion sexuelle, Paris, G. Masson, 1893.
67 Ibid., p. 112-3.
68 Pierre Dufour (pseud. Paul Lacroix), Histoire de la prostitution, chez tous les peuples du monde depuis l’Antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, Paris, Seré, Martinon, 1851-1853.
Notes de fin
1 L’auteure tient tout particulièrement à remercier Laure Murat pour son soutien dans l’élaboration et la rédaction de cet article.
Auteur
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