« Yo soy de Destierrolandia » : entre-deux et tiers espace dans l’œuvre de Fernando Arrabal
p. 145-157
Résumés
« Mon théâtre est Ailleurs… il n’est pas seulement difficile. C’est le plus difficile de l’histoire. C’est le spectacle-culte par excellence. De Viva la muerte à La duchesse des quechuas. De Baal à Mi felatriz idolatrada. En mi modestia infinita. Mi circunstancia es única. Familiar, religiosa, política, literaria, etc. Como mi presente. Soy el chivo expiatorio de mi época. De las letras en general y de las hispanas en particular. Si sólo interesa mi apuesta pascaliana de jovialidad… » Telle fut la réponse de Fernando Arrabal (né à Melilla en 1932, demeurant en France depuis 1955) qui affirme que son pays est Destierrolandia (Exiland) lorsque je lui annonçai ma collaboration à l’ouvrage L’Ailleurs dans les dramaturgies de langue espagnole.
Dans ce travail, il s’agit de dévoiler quelques unes des clés de cet exil physique qui soudain devient un déracinement intérieur et un déchirement poétique – de nouveaux territoires à explorer –, en partant des concepts de « third space » et « d’entre-deux », entre deux langues, entre deux cultures, entre deux amours, entre deux mémoires (tels qu’ils furent analysés par Homi K. Bhabha et Daniel Sibony entre autres). Arrabal, dans son œuvre, rend visible l’Ailleurs, non seulement de lui-même (sorte d’hybride, comme le Dieu Pan lui-même qui donne son nom au groupe d’avant-garde formé à Paris en 1962 avec Roland Topor et Alexandre Jodorowsky) mais également de nous tous. Son œuvre part sans doute de l’expérience traumatique du moi mais elle s’ouvre très vite à l’autre, inconnu et proche en même temps : el otro/l’autre et l’Ailleurs/el otro lugar comme point d’une rencontre souvent difficile, espace physique et symbolique (mythique et rituel) d’oppression, de violence, d’interdépendance cruelle mais aussi de jeu et d’humour, d’amour et de poésie, comme on le voit clairement dans El Arquitecto y el Emperador de Asiria et dans plusieurs autres œuvres.
« Mon théâtre est Ailleurs… il n’est pas seulement difficile. C’est le plus difficile de l’histoire. C’est le spectacle-culte par excellence. De Viva la muerte à La duchesse des quechuas. De Baal à Mi felatriz idolatrada. En mi modestia infinita. Mi circunstancia es única. Familiar, religiosa, política, literaria, etc. Como mi presente. Soy el chivo expiatorio de mi época. De las letras en general y de las hispanas en particular. Si sólo interesa mi apuesta pascaliana de jovialidad… » Así respondía Fernando Arrabal (nacido en Melilla en 1932, en Francia desde 1955), quien asegura que su país es Destierrolandia, a mi anuncio de participación en el Coloquio L’Ailleurs dans les dramaturgies de langue espagnole.
En este trabajo intento desvelar algunas claves de ese destierro físico, que pronto se convierte en desarraigo interior y en desgarro poético – nuevos territorios a explorar –, partiendo de las ideas de « third space » y de « entre-deux », entre dos lenguas, entre dos culturas, entre dos amores, entre dos memorias (desarrolladas por Homi K. Bhabha y Daniel Sibony entre otros). Arrabal en su obra hace visible « l’Ailleurs » no sólo de él mismo (suerte de híbrido, como el propio dios Pan que da nombre al grupo de vanguardia formado en París en 1962 junto a Roland Topor y Alejandro Jodorowsky) sino de todos nosotros. Su obra parte sin duda de la experiencia traumática del yo pero se abre muy pronto al otro, desconocido y cercano al mismo tiempo : el otro/l’autre y l’Ailleurs/el otro lugar como punto de encuentro no siempre fácil, espacio físico y simbólico (mítico y ritual) de opresión, de violencia, de interdependencia cruel pero también de juego y humor, de amor y poesía, como se ve claramente en El Arquitecto y el Emperador de Asiria y muchas otras obras.
Texte intégral
Ailleurs, exil et entre-deux
1Dans ce travail, nous tenterons d’aborder deux concepts de difficile translation dans l’œuvre de Fernando Arrabal. Nous avons tout d’abord « l’Ailleurs », terme qui n’existe pas en espagnol et que l’on doit toujours traduire par une tournure spatiale approximative du type « en otro lugar », « en otra parte » « en otro sitio ». Nous sommes donc face à un concept ambigu dont la seule référence claire est qu’il s’oppose à « l’ici ». Le fait que ce terme n’existe pas en espagnol est fortement significatif car cela entraînerait a priori une vision moins centraliste de l’espace mais aussi de la connaissance et de l’imaginaire, un éclatement de la vision binaire de la perception, de la réalité et de l’approche de l’autre que l’on définit par opposition à un moi et à un ici, à un ordre établi et rassurant, par rapport à la différence qui conditionne notre être et notre pensée. De ce fait, « l’Ailleurs » en espagnol rentrerait, à notre sens, dans l’ordre symbolique de l’indicible par opposition au dicible, alors qu’en français il ferait plutôt partie de l’invisible par opposition au visible.
2De ce conflit entre l’ici et l’Ailleurs, il résulterait un autre terme empreint d’ambivalence lui-aussi : l’« entre-deux » (concept qu’a développé amplement Daniel Sibony dans son essai éponyme portant le sous-titre de « l’origine en partage1 »). L’entre-deux ferait questionner les frontières car il n’est ni l’un ni l’autre. En effet, il n’est ni dans le territoire de départ ni dans celui d’arrivée. Ce « tiers espace » (concept souvent lié à un contexte postcolonial et postmoderne, développé par Homi K. Bhabha, entre autres2) est souvent intérieur et symbolique, comme nous le verrons dans l’œuvre d’Arrabal.
3Pour ne pas le trahir et pour qu’il nous éclaire au sujet de « l’Ailleurs » dans son œuvre, nous avons écrit à l’auteur qui nous a répondu, moitié en français, moitié en espagnol, comme suit :
Mon théâtre est Ailleurs… n’est pas seulement difficile. C’est le plus difficile de l’histoire. C’est le spectacle-culte par excellence. De Viva la muerte à La duchesse des quechuas. De Baal à Mi felatriz idolatrada. En mi modestia infinita. Mi circunstancia es única. Familiar, religiosa, política, literaria, etc. Como mi presente. Soy el chivo expiatorio de mi época. De las letras en general y de las hispanas en particular. Si sólo interesa mi apuesta pascaliana de jovialidad…
Fernando Arrabal est né à Melilla, en Espagne, en 1932 et il affirme que son pays est Destierrolandia ou ExilLand. Espagnol qui a fui le régime franquiste, éxilé en France depuis 1955, il a conservé la nationalité espagnole, comme le Français Roland Topor – fils de parents juifs polonais survivants de l’holocauste – ainsi que d’autres artistes et écrivains, comme le Chilien Alejandro Jodorowsky, naturalisé français en 1980, fils de parents juifs ukrainiens, émigré au Mexique d’abord et ensuite en France. Ils ont crée, en février 1962, un mouvement que l’on peut appeler d’avant-garde au sens large et qui essaie d’échapper au dogmatisme d’André Breton. Ils ont appelé ce groupe « Panique » en l’honneur du dieu antique Pan, moitié homme, moitié bouc, dont la nature, qui est à la fois satyre, bouc et phallus « permet de réunir la peur panique et les aspects érotiques du cauchemar en une seule et même figure3 ». Cela est parfaitement manifeste dans la tableau qu’Arrabal a fait peindre (d’après son idée) à Rafael García Crespo en 1966 et qui porte le titre de Fernando et Luce séduits par leurs corps échangés. Pan (« tout » en grec, comme nous savons) est donc à la base d’un concept de création qui totalise en un être hybride, voire « monstrueux », les deux natures, humaine et animale.
4Nous essaierons de dévoiler certaines clés d’interprétation de cet « Ailleurs » physique de l’auteur qui devient très vite déracinement intérieur et déchirement poétique – de nouveaux territoires à explorer – en croisant nos propos avec les idées de « tiers espace » et d’« entre-deux » déjà évoquées : entre deux langues, entre deux cultures, entre deux amours, entre deux mémoires… Nous voudrions avancer que l’œuvre arrabalienne part sans doute de l’expérience traumatique du moi, mais qu’elle s’ouvre très vite à l’autre, inconnu et proche en même temps. Ainsi, l’autre et l’Ailleurs deviennent un point de rencontre problématique, un espace physique et symbolique, mythique et rituel, d’oppression et de violence, de dépendance cruelle ; mais également de jeu et d’humour, d’amour et de poésie, comme nous le verrons dans la pièce L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie.
5Les raisons qui incitent un artiste à quitter sa terre natale pour chercher une terre d’accueil peuvent être nombreuses (politiques et personnelles mais aussi économiques) mais Fernando Arrabal illustre parfaitement une même constante : une profonde blessure, un sentiment de perte de référents et de grand désarroi, voire un exil matériel qui devient exil intérieur. Cependant, ce double exil constitue également une richesse unique et extraordinaire grâce à la fusion de la culture d’origine avec celle de la terre d’accueil ; il a un lien étroit avec l’idée de transition et d’errance, de perpétuelle construction identitaire, d’appartenance à un entre-deux, à un Ailleurs, à un tiers ou un nouvel espace, situé dans les recoins de l’âme, mais aussi dans les interstices de la mémoire nostalgique de l’enfance.
6Arrabal se considère comme un écrivain du « destierro », terme qu’il préfère à celui d’exil et qui n’a pas de traduction exacte en français. En tant qu’habitant de Destierrolandia, comme il dénomme son pays, il se définit d’une manière générale à partir d’un sentiment de douleur provoqué par le déracinement, à cause de cette violente extraction des racines de la terre natale. Il laisse transparaître bien souvent une grande inquiétude mêlée à un sentiment diffus de trahison des origines. Cependant, comme ses œuvres ne sont pas circonscrites à un territoire délimité, comme elles puisent à différentes sources et se nourrissent de diverses cultures, elles deviennent plus universelles, transforment leurs racines en ailes de liberté, en un vol plus haut, plus rapide et plus fort que celui de ses géniteurs (cette mère aimée et haïe, et ce père trahi et idolâtré), dans une mélancolie qui s’offre comme exemple d’entente entre les peuples. Ainsi, ses personnages se prêtent à un jeu continuel de travestissements et de métamorphoses. Ils sont victimes sans doute de l’exclusion sociale, et dans l’espace de départ et dans l’espace d’arrivée, ils s’aventurent dans un douloureux processus de (re)conquête de l’identité où les origines se diluent et où les schémas traditionnels basés sur des valeurs sûres se déconstruisent. Cela engendre une nouvelle identité, bâtarde, presque monstrueuse, installée dans un « autre » espace, inter, pan ou trans, métis, hybride, englobant tous les autres territoires, à l’image du dieu Pan, qui attire et repousse mais avec qui s’identifient tous les dieux de l’Olympe.
7La singulière écrivaine, philosophe et psychanalyste française d’origine bulgare, Julia Kristeva, est l’une des intellectuelles qui a le plus réfléchi à cette expérience unique et universelle de l’exil. En 1988, elle publiait son essai Étrangers à nous-mêmes4 à un moment de grand débat social sur l’immigration en France, comme c’est le cas également aujourd’hui. L’auteure nous invite à nous repenser en tant qu’étrangers, à nous questionner sur notre relation aux autres étrangers. Ce faisant, elle rétablit la figure et le destin de l’étranger comme étant la pierre angulaire ou la clé de voûte de la civilisation européenne, non seulement du point de vue social et culturel mais également religieux.
8Kristeva propose deux solutions pour combattre l’horreur que génère la revendication belliqueuse du territoire physique, social, culturel et religieux, tout comme l’imposition du totalitarisme : d’abord, faire fructifier les langues et les cultures nationales et ensuite, stimuler ces espèces toujours « rares », bien qu’elles soient en voie de prolifération, protéger ces monstres hybrides que sont les écrivains et les artistes migrants comme Fernando Arrabal, et qui se mettent continuellement en danger du simple fait d’être assis entre deux chaises. Il s’agirait enfin d’engendrer de nouveaux êtres de langue et de sang, enracinés dans aucune langue et dans aucun sang, des diplomates du dictionnaire, des négociateurs génétiques, des Juifs errants de l’être qui défient les citoyens « authentiques » – devenus des militaires de tout genre –, des étendards d’une humanité nomade qui ne veut plus rester tranquillement et confortablement installée dans son fauteuil. Il faudrait ne pas oublier, toutefois, que le prix à payer en termes de souffrance sera élevé, comme en témoigne Arrabal lui-même, car il y a toujours un petit geste de matricide lorsque l’on quitte la terre (et la langue) maternelle, et un petit goût de vengeance et de fierté d’avoir réalisé une prouesse : douloureux destin sans aucun doute. En effet, dans l’œuvre d’Arrabal, nous assistons à une continuelle auscultation du cadavre toujours vivant, toujours vibrant, de sa mémoire maternelle.
9Ce contrepoint, ce contre-courant est, à notre sens, un aspect spécialement intéressant dans l’œuvre d’Arrabal. Par sa propre expérience vitale, l’auteur croit uniquement en cette identité qui peut être surpassée à l’infini. L’exemple le plus probant en ce sens est le « voyage » comme l’entend Saint Augustin : in via in patria. En effet, il n’y a qu’une seule patrie pour Arrabal, qui est toujours « Ailleurs ». Il propose donc le voyage comme nouveau territoire : spirituel, psychique, géographique, historique et politique. C’est pour cela que ses personnages se caractérisent souvent par un continuel nomadisme, une éternelle errance.
Ailleurs, théâtre et tiers espace
10Dans cette partie de notre travail, nous illustrerons nos propos par une étude des différentes possibilités d’interprétation de « l’Ailleurs » et des concepts déjà évoqués dans la pièce L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie.
11« J’ai cru comprendre que je voulais mélanger le monde où j’ai vécu avec celui des impulsions qui est la base de mon œuvre » dit Arrabal dans un entretien avec Françoise Espinasse5. Ainsi, durant l’été 1966 pendant un voyage à Madrid, Arrabal écrit ce que l’on considère souvent comme son chef-d’œuvre. D’après certains critiques6, cette pièce est la démonstration la plus libre et la plus réussie du théâtre de l’auteur. Il aura peut-être donné « la forme la plus accomplie d’un théâtre poussé à ses plus extrêmes conséquences7. » En effet, cette œuvre jouit de la reconnaissance de la critique et de l’approbation du public depuis la première représentation en 1967 et jusqu’à nos jours. Par rapport aux autres pièces, le jeu atteint ici la fantaisie. Le bonheur de créer, de se constituer en démiurge, emporte les personnages. Avec L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie la vie réelle, impure, charnelle, s’impose sur le théâtre. La pièce mènerait à l’extrême ce moment de démesure, aux limites de la folie. Comme le prétend Diana Taylor8, l’Empereur n’est-il pas un fou persécuté par sa propre pathologie mentale ? On a déjà signalé ce caractère schizophrène de certains personnages d’Arrabal : « un univers peuplé de personnages tour à tour bourreaux et victimes, délibérément contradictoires dans leurs motivations étranges comme dans leurs actes imprévisibles9 ».
12Rappelons brièvement, plus que la fable, les principaux éléments de l’action :
13ACTE 1 (Divisé en deux tableaux) : Seul survivant d’un accident d’avion, un Empereur d’Assyrie tombe sur une île dont l’Architecte est l’unique habitant et ce dernier se plie à tous ses caprices. Pendant deux ans de vie commune, l’Empereur lui apprend à parler, essaie de l’initier aux secrets de la civilisation dont il se dit le maître tout-puissant. L’Empereur lui vante donc les mérites de sa civilisation perdue à jamais. Tout en lui est nostalgie, principalement du confort et de son rang. Un rapport de force apparent s’établit qui fait de ce « bon sauvage » un subordonné susceptible de faire ce que le maître ordonne. Mais ses affirmations mégalomanes ne font que mieux ressortir sa réelle impuissance quand il s’obstine à soumettre la nature, à l’instar de l’Architecte à qui un seul mot suffit pour que les animaux exécutent ses volontés, pour que les montagnes se déplacent, et que vienne le jour et la nuit. Les deux compagnons se prêtent à toute une série de métamorphoses au gré d’un jeu à la fois tendre et cruel, grave et ironique.
14Vers la fin du premier acte, l’Architecte abandonne l’Empereur, qui essaie de surmonter son désarroi en continuant le jeu seul, au pied d’un épouvantail qu’il a revêtu de ses propres habits.
15ACTE 2 (Divisé en trois tableaux) : Il est consacré en bonne partie au simulacre d’un procès improvisé entre l’Architecte-juge et l’Empereur-accusé-témoin au cours duquel ils se métamorphosent continuellement : l’Empereur se révèle n’être qu’un petit bureaucrate et reconnaît finalement avoir tué sa mère à coups de marteau. Il exprime ensuite le souhait d’être dévoré par son compagnon qui s’exécute et finit par le manger. Mais l’Architecte se transforme progressivement en Empereur ; le voilà seul dans son île, maître du monde, lorsque débarque l’Architecte, seul rescapé d’un accident d’avion…
16Signalons cependant quelques-unes des anticipations symboliques qui surviennent au cours de l’action. La plus importante est celle de la mort de l’Empereur qui se souvient de sa mère à cet instant précis. Une mort déjà annoncée dans le deuxième tableau de l’acte un et qui implique la mort du personnage au premier degré d’interprétation et de la mère – meurtre qui sera avoué plus tard mais qui a déjà été commis – sur un autre plan mythique ou subconscient. La mort de l’Empereur n’arrivera en fait qu’à la fin du premier tableau de l’acte deux : « L’EMPEREUR. Aïe ! Je me meurs, je me meurs ! Fais ce que je te demande […] Aïe ! Ma petite maman, je me meurs10 ! »
17Une autre difficulté consiste à déterminer le « point d’origine » de la fable. On pourrait affirmer que le déclic initial est l’accident, « le bruit d’avion » qui met en contact les deux entités qui vont s’affronter, mais l’action se déroule deux ans plus tard. Néanmoins, l’événement qui provoque le « déséquilibre » fondateur de l’action est d’ordre symbolique ; il se situerait dans un temps mythique, ou bien un temps de la mémoire et, en tout état de cause, avant le lever du rideau. À notre sens, ce qui romprait l’équilibre de l’action, ce serait de prolonger le moment où l’Empereur tue sa mère à coups de marteau, moment antérieur à la représentation.
18D’un point de vue thématique, tous les conflits de l’existence humaine y sont représentés : soumission au pouvoir établi, lutte entre civilisation et barbarie, culture dominante face à culture dominée, actes de foi, quête de l’amour… Comme le souligne Patrick Gourvennec :
Liberté toujours paradoxale et excessive, au sein de laquelle cohabitent réflexion politique (le pouvoir que s’arroge l’Empereur ne mène qu’à des institutions ridicules) et parabole (prétendu héritier de la civilisation, l’Empereur n’a qu’une influence néfaste sur l’ordre primitif symbolisé par l’Architecte, « bon sauvage » soumis et néanmoins critique); professions de foi candides ( « Tu m’avais promis qu’aujourd’hui tu allais m’apprendre comment on fait pour être heureux ») et tirades blasphématoires ( « Savez-vous que j’ai joué l’existence de Dieu au billard électrique? »); simulacre de rituel sadomasochiste et déclarations d’amour d’une désarmante sincérité11.
Nous devons préciser, néanmoins, que la pièce reste dans les limites traditionnelles du théâtre. Cette cérémonie est sciemment orchestrée. Le hasard ne peut plus intervenir puisque la partie se joue entre deux acteurs qui sont soumis à un texte figé limitant leur devenir. Le jeu des personnages peut paraître spontané et désordonné mais il est soumis à la volonté de l’auteur qui a toute une logique interne. En outre, Arrabal à cette époque n’était plus très préoccupé de transformer les rapports entre la scène et la salle, comme c’était le cas des happenings ou « paniques éphémères » qui ont eu lieu après la formation du groupe en196212. « Le retour au théâtre de la parole », comme il l’appelle, s’était déjà réalisé dans son oeuvre. En ce sens, L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie, représente, nous semble-t-il, le grand triomphe de la parole. Et à Arrabal de préciser :
N’oubliez pas qu’à certains moments l’Architecte croit que l’Empereur joue, alors qu’il ne joue pas, et vice et versa. Quand l’Empereur décide de mourir, après avoir révélé son passé sordide, il ne joue plus et il est seul à le savoir. Il y a donc certaines adhérences dans la pièce, des minutes de vérité qui empêcheraient la prolifération du jeu, l’éclatement de ce théâtre13.
Selon Arrabal, la vie et les hommes ne sont pas simples, mais complexes : « ils ne se rattachent pas à une ligne de pensée et de conduite unique, mais représentent une pluralité de vues et de comportements14. » Ils ne sont donc pas, par nature, figés dans un système cohérent, mais remplis de contradictions. Et précisément à propos de la nature humaine, Arrabal ajoute : « Tout ce qui est humain est confus par excellence15. » Ainsi, pour l’auteur, cette pièce n’est ni pornographique, ni scatologique par désir de provocation, mais par fidélité à l’homme, ambivalent, ambigu, sublime et grotesque tissu de songes. Or, dans le fond, qui est l’Empereur ? Un « fou » qui souffre d’un dédoublement de personnalité ? Un homme qui mène une lutte sans merci contre son « alter ego » ? Il y a un moment dans la pièce où nous sommes confrontés à la triste réalité, tous ces jeux et subterfuges qui se succèdent à un rythme frénétique ne sont que des mensonges d’un homme en quête de sa vérité. En fait, l’Empereur n’est qu’un pauvre employé qui joue la comédie de la grandeur et qui a besoin d’un public pour croire à son propre jeu. Dans sa solitude, la mémoire devient juge implacable :
L’Empereur (à l’Empereur mannequin): Qu’est-ce que j’étais? Ma profession? Aucune importance. (Honteux) Eh! bien, les derniers temps, j’avais un bon salaire, il ne faut pas croire. Comme ma femme a été contente quand on a fini par m’augmenter! Si j’avais continué, j’aurais pu monter dans l’ascenseur principal et j’aurais obtenu la clef des cabinets directoriaux16.
Et Arrabal lui-même, cet enfant surdoué, ce grand artiste en puissance, ce « desterrado » rêvant de littérature et de gloire – ainsi que d’autres, comme les peintres Rafael García Crespo, Luis Arnáiz ou S.M. Félez (Fernando San Martín) avec qui le dramaturge a collaboré – que faisait-il une fois arrivé au pays des merveilles ? Il devait travailler à Paris comme un simple employé de bureau pour survivre. Parfois, il ne nous reste que la voie de la dérision et du rêve pour accepter le destin et pour ne pas sombrer dans le désespoir ou la folie. Mais, à d’autres moments, cette cruauté, installée au cœur de la vie de tous les jours est si pesante que l’on ne peut pas la cacher longtemps, qu’il faut la montrer crûment jusqu’au point de la déformer. C’est ainsi que les personnages – l’Empereur et l’Architecte en l’occurrence – feront de constants allers et retours d’un extrême à l’autre. Bernard Gille signale que le tableau Arrabal combattant sa mégalomanie de Luis Arnáiz pourrait prêter son titre à cette pièce où l’illusion de la grandeur et de la puissance sont constamment raillées par l’humour et la scatologie17.
19Centrons-nous à présent sur la thématique de l’Ailleurs. Dans cette pièce, il est toujours question de « l’Ailleurs » et de « l’autre », à commencer par la présence de mythes transmués. Arrabal signale : « J’ai écrit cette pièce avec un grand bonheur mêlé de souffrance et beaucoup de gaîté. Je l’ai écrite le matin, contrairement à mon habitude, à la campagne. Donc, pas de symboles18. » Comment ne pas chercher des symboles dans une œuvre qui nous paraît des plus symboliques ? Nous voudrions donc insister sur ce caractère symbolique de la pièce, à commencer par le titre L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie. Ce n’est pas la première fois qu’Arrabal se sert d’un titre aux résonances « orientales » ou bibliques pour ses œuvres. Nous pensons aussi à Baal Babylone et à La tour de Babel.
20Arrabal, comme tant d’autres enfants espagnols, a eu une forte éducation religieuse dans laquelle la Bible tenait une place centrale. L’auteur sent un grand attachement et une profonde admiration pour ce livre. C’est sans doute dans l’univers biblique qu’il a puisé nombre d’images extraordinaires. S’il est certain que le titre de L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie n’a pas d’échos purement bibliques au premier abord, la référence à l’Assyrie nous fait penser à cet espace mythico-religieux du Proche Orient, berceau de la civilisation judéo-chrétienne.
L’Empereur: Qu’as-tu rêvé aujourd’hui?
L’Architecte: L’Assyrie qui est le plus grand empire du monde occidental dans sa lutte contre la barbarie du monde oriental…
L’Empereur: Bougre d’âne! C’est le contraire19!
D’autre part, cette pièce représente, à notre sens, le retour à « Babylone20 », capitale de l’empire imaginaire d’Arrabal depuis son enfance et continuation « symbolique » du roman autobiographique Baal Babylone. Outre ces noms aux résonances mythiques, le fait qu’il s’agisse dans la pièce de sacrifice et de cannibalisme n’est pas sans nous rappeler des rites archaïques orgiastiques, et concrètement le mythe du dieu cannanéen Baal qui renvoie à un dieu-fils-amant de la Terre-mère primitive. Dieu guerrier nommé également « Chevaucheur de nuées », « Prince de la Terre », « Puissant » et « Souverain ». Il rêve de pouvoir mais il n’est rien sans l’aide du « Prince de la mer », Yam, et de la Mort, Môt. Le même Baal qui sera tué par sa Mère-épouse, Anat, possédée par une fureur homicide lors du banquet qui fêtait la victoire de son vaillant époux sur Yam. Elle dévore sa chair sans couteau et boit son sang sans coupe. Mais c’est grâce à cet acte total d’amour qu’elle assimile la virilité de son Fils et époux et elle sera déclarée « femme au phallus », donc bisexuée. Le temps passe et l’on retrouve le couple au plus haut degré du bonheur – Baal est donc ressuscité – construisant un immense palais à « l’image du monde21 ». Bien que l’histoire racontée dans la pièce s’éloigne bien évidemment de ce mythe, il est certain qu’elle est pleine de résonances et d’échos de ces mythes archaïques que l’on retrouve dans la Bible et bien sûr dans la religion judéo-chrétienne. Des mythes qu’Arrabal devait très bien connaître. D’autre part, d’un point de vue historique, il n’est pas inutile de rappeler que les rapports entre Babylone et l’Assyrie ont été très conflictuels, convoitise mêlée de répulsion, comme ceux qui s’établissent entre l’auteuradulte (L’Empereur d’Assyrie) et sa mémoire-enfant (Baal Babylone).
L’Empereur: Comment veux-tu que nous arrivions à…
L’Architecte: À Babylone.
L’Empereur: (Effrayé): D’où sors-tu ce mot? Qui te l’a appris? Qui vient te voir pendant mon sommeil? Il se jette sur lui et l’étrangle à demi.
L’Architecte: C’est toi qui me l’as appris.
L’Empereur: Moi?
L’Architecte: Oui, tu as dit que c’était l’une des cités de ton empire d’Assyrie22.
La pièce est très riche en intertextualité. Si nous voulons avoir les références littéraires plus précises qui auraient pu inspirer le titre de la pièce, il nous suffit de nous pencher sur les théories d’Antonin Artaud et sa définition du théâtre de la cruauté :
Il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dépeçant mutuellement le corps… ou tels des empereurs assyriens, en nous adressant par la poste des sacs d’oreilles humaines… Nous ne sommes pas libres. Et le Ciel peut nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre cela23.
À cet égard, Arrabal lui-même souligne : « Artaud a tout prévu. Il a parlé de l’Empereur d’Assyrie24 ». L’intention d’Artaud était, cependant, d’éviter des scènes comme celle de la fin de L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie où l’Architecte se laisse aller à des pulsions clairement cannibales. Arrabal comme un mauvais élève, enfant espiègle, apprend la leçon de travers, il ne retiendra que les images.
21D’autre part, il y a dans la pièce beaucoup d’échos mythiques qui constituent les fondements de notre civilisation et de notre culture. Des éléments qui nous rappellent clairement la Grèce ancienne. Et c’est dans ce sens, que l’on pourrait considérer la pièce comme un voyage initiatique et retrouver ses sources dans l’Antiquité :
Au temps d’Homère, cette initiation et cet apprentissage avait pris la figure d’un périple, dans une Méditerranée surtout intérieure. Ulysse y bourlinguait, guidé secrètement par Hermès, de banc de sable en récif, de sirènes séductrices en ardentes magiciennes, de Charybde en Scylla, chez le roi des Lotophages et dans l’île que gouvernait Circé. C’est l’Odyssée.
Or vers 1650, au temps de l’empire des jésuites, cette navigation fut rapportée sous la forme d’un récit romanesque, le Criticón, du Père espagnol Baltasar Gracián. Le héros ici est un homme, Andrenio le bien nommé. Il vit seul dans l’île de Sainte-Hélène, au milieu de l’Océan. Soudain la tempête et le tremblement de la terre rejette sur son visage un odieux censeur; un « refouleur automatique » qui lui impose sa compagnie, Critilo. Odyssée et Criticón, c’est la même structure épique25.
Il ne fait aucun doute que l’on est face au même schéma archétypal qui se répète : Hermès et Ulysse, Andrenio et Critilo, l’Architecte et l’Empereur d’Assyrie. Néanmoins, il faudrait préciser que la pièce nous renvoie à toute une série de références littéraires qui sont à la base de notre imaginaire occidental.
22C’est bien en effet sous le signe d’une liberté sans entrave rhétorique que s’inscrit l’étonnant dialogue de l’Architecte et de l’Empereur d’opérette dont les références traversent, de l’Antiquité à nos jours, tout un pan de l’imaginaire littéraire occidental : structure épique imitée de l’Odyssée, canevas conventionnel tiré de Robinson Crusoé aussi bien que de La Tempête de Shakespeare ; personnages qui rappellent Prospero et Caliban ou les tragi-comiques Estragon et Vladimir de Beckett (voir En attendant Godot), avant de relever de l’anonymat des figures de Kafka, empêtrées qu’elles sont dans le labyrinthe administratif de leur improbable procès26.
23Essayons de préciser à présent comment intervient la notion spatiale de « l’Ailleurs » dans le théâtre arrabalien en général et dans cette pièce en particulier. Nous pourrions y déterminer trois espaces : un espace textuel qui fonctionne également comme icône d’un lieu dans le monde (espace interne) et qui renvoie à un autre espace imaginaire ou psychique et à d’autres réalités sociales ou extra-textuelles (la société de consommation, le Coca-cola, la télévision…). À l’opposition et à la complémentarité qui s’établit entre les personnages correspond une opposition et une conjonction spatiale qui génère deux zones en conflit, une physique, qui se rend visible au moment de la fiction, et une autre psychique, qui est en étroite relation avec l’imaginaire continuellement actualisé par les transformations des personnages. De la même façon, une opposition/conjonction s’opérera entre le temps fictif du moment d’existence que partagent les personnages et le moment mythique qu’ils remémorent. Les significations fluctueront toujours d’un espace à l’autre.
24Si nous analysons en détail la fonction et l’importance particulières des didascalies explicites ou externes, nous constatons également qu’elles construisent un espace hautement symbolique. Dans le cas de L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie « l’action se déroule dans une petite clairière dans une île où l’architecte vit seul. Décor : une hutte et une sorte de chaise rustique. Au fond, des broussailles ». La seule et vague référence géographique que l’on nous donne est donc précieuse. En effet, il s’agit d’une île déserte, avec tout le symbolisme qu’entraîne cette allusion spatiale. Cet espace qui est à la fois ouvert, car non délimité par des parois, et clos, puisqu’il est entouré de mer, donc d’inconnu, crée une sensation d’angoisse, voire d’anxiété, qui se matérialise par l’impossibilité d’y échapper. Les personnages restent métaphoriquement prisonniers, mais prisonniers surtout d’eux-mêmes puisque l’espace reste ouvert. C’est ainsi que l’Architecte pourra abandonner cet espace oppressant pour revenir aussitôt. La présence des personnages est donc constante. Néanmoins, ces didascalies explicites servent surtout à caractériser les personnages et à créer un certain effet dramatique, recherché par l’auteur, comme nous pouvons le constater dans les exemples suivants : « il éprouve une légère difficulté à prononcer le r27 », « il se lève en faisant de grands gestes28 », « l’Empereur a le fou rire tandis qu’il répète “des pipes, des pipes29” », « l’Empereur se tord de douleur30 », etc. Ou bien, elles indiquent souvent des objets qui accompagnent les personnages et qui aident également au développement de ce même effet : « L’Architecte apporte le bâton et la cuirasse31 », « Il sort puis il revient avec une pierre32 », « il apporte un fouet33 », etc. En effet, les allusions à l’espace sont presque inexistantes sauf celle déjà signalée qui apparaît au début de la pièce.
25En ce qui concerne les didascalies internes ou implicites, elles relèvent encore une fois du domaine de la fantaisie ou de l’inconscient et elles reproduisent ou évoquent beaucoup d’espaces symboliques ancrés dans la mémoire. C’est ainsi que l’espace devient icône. Il n’est pas difficile de deviner que cet autre espace représente l’univers maternel, l’espace des rapports du personnage avec la mère ou avec un autre élément qui le met en contact avec elle, en l’occurrence l’Architecte qui adopte le rôle de mère proprement dite et de mémoire affective. Ce micro-espace – la petite clairière – ferait partie d’un macro-espace – l’île –, celui du reste, de l’autre, l’espace social. Il y a des allers-retours continuels d’un espace symbolique à l’autre. Le même emboîtement se produit dans un sens plus général. En effet, nous sommes constamment confrontés au théâtre dans le théâtre puisque les personnages se métamorphosent et changent continuellement de rôle.
26Cependant, les personnages essaieront de quitter l’espace maternel non seulement symboliquement mais physiquement. Pour ce faire, ils vont allumer des feux afin d’être vus de loin et l’Architecte va jusqu’à abandonner l’Empereur pendant un court laps de temps. Son départ deviendra une entreprise difficile car il sera reconduit de l’Ailleurs, du macro-espace social, à l’ici, le micro-espace de la petite clairière dans l’île. Ainsi, l’espace et le temps entrent dans une structure circulaire ou plutôt en spirale. L’espace qui entoure l’univers maternel représente donc un attrait mais surtout une menace imminente (attraction et répulsion panique) et la liberté de mouvement du personnage sera réduite à son expression minimale. L’espace environnant est représenté en général par des images acoustiques ou visuelles qui accentuent cette sensation de danger.
Bruit d’avion
L’Architecte comme un animal traqué et menacé cherche un refuge, court en tous sens, creuse la terre, tremble, se remet à courir et enfin enfouit sa tête dans le sable.
Explosion. Vive lueur de flammes34.
Nous assistons enfin à une poétique de l’espace, à la création d’un « Ailleurs » proprement imaginaire. En effet, il existe, à notre sens, un tiers espace que l’on pourrait qualifier de poétique : l’espace de l’utopie, de la vie nouvelle, de l’homme régénéré, de la liberté et de l’amour. L’Empereur aura toujours besoin de l’Architecte, de l’autre, pour rêver de cet espace désiré. La rencontre avec soi-même, avec les origines, avec le père, ne sera possible que dans cet espace intermédiaire et interactif, dans cette autre dimension imaginaire. Cet espace symbolique, fortement suggéré dès le début par la présence visible de l’île, n’apparaîtra pas sur scène. Il ne se matérialisera que par les allusions des personnages et par l’utilisation d’un langage poétique très touchant et conservant une forte empreinte surréaliste. Chez Arrabal, le processus d’individuation à travers lequel le « moi » se réalise comme étant différent des autres, comme individu, comme « soi-même », est uni à la recherche du modèle avec lequel il prétend s’identifier inconsciemment. La personnification la plus fréquente est celle du Christ souffrant, celle du Père en somme35. En guise de conclusion : pour une poétique de l’Ailleurs
27Nous voudrions finir ce travail en développant un peu plus l’idée de la « poétique de l’Ailleurs ». Pour le numéro de 2007 de la revue Quaderns de Filologia intitulé « Cruzando la frontera36 », celui qui est peut-être aujourd’hui le dramaturge vivant le plus important au monde nous a offert un émouvant et lucide auto-entretien en souvenir de son « destierro » le 11 décembre 1955 et de l’émotion éprouvée dans ce train qui l’amenait loin de sa terre natale. Tout en évoquant, à l’aide d’un riche jeu intertextuel, – entre autres, Homère, qui disait que celui qui traverse les mers change de ciel mais pas d’esprit – Arrabal aborde, grâce à son style particulier unissant d’une manière alchimique la poésie et l’humour, des sujets importants pour comprendre son œuvre tels que l’influence positive et évolutive de cet exil dans son théâtre, le repentir, la langue, Cervantès, les prix, la foi, les manifestes « paniques », les personnes les plus importantes qu’il a rencontrées, le surréalisme et la conversion, la Pataphysique, l’intégration sociale manipulatrice des transgresseurs, l’avant-garde, la mort, la mère, le pessimisme, les rêves, l’imagination, la provocation, la séduction et Internet. En tant que grand humaniste et par conséquent utopiste, l’auteur évoque son grand désir d’assister à la fin des inquisitions religieuses et politiques, au secours scientifique afin d’améliorer la mémoire, l’orgasme et la santé. Quant à s’identifier à un espace ou à une culture concrète, le théâtre sera la seule patrie qui voyagera toujours avec lui. Fernando Arrabal, en tant que « desterrado » et qu’écrivain migrant, est l’exemple d’une éthique de la création et d’une philosophie identitaire de la diversité et du perpétuel questionnement interculturel, défendue par Julia Kristiva ou Tzvetan Todorov37 d’une autre manière, et qui concerne les sujets actuels qui nous préoccupent : l’immigration, la mondialisation, l’identité nationale, les risques de la liberté, la sécularisation, la langue, etc., une identité de l’entre-deux-terres, ouverte, dont la faille constitutive ne peut s’apaiser que dans cette réalité douloureuse et prometteuse à la fois et qui se manifeste par le biais du dialogue politique (le remplaçant philosophique de la guerre), de la métaphore (la poétique au sens large incluant l’art et la littérature) et l’amitié (ou la force des relations intersubjectives).
28Nous voyageons également avec le théâtre de Fernando Arrabal pour nous aventurer dans cet « Ailleurs » qui nous attire et nous accueille, peut-être indicible pour les Espagnols ou invisible pour les Français, mais fortement puissant, ce nouveau territoire de dialogue, de métaphores et d’amitié.
Notes de bas de page
1 Daniel Sibony, Entre-deux. L’origine en partage (1991), Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1998.
2 Voir notamment en français : Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007, traduction de Françoise Bouillot. Bhabha a amplement développé le concept d’hybridité culturelle.
3 James Hillman, Pan et le cauchemar, Paris, Imago, 1972, p. 39.
4 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes (1988), Paris, Flammarion, coll. « Folio », 1991.
5 Françoise Espinasse, « Entretien avec Arrabal », dans Fernando Arrabal, Théâtre III. Le grand cérémonial. Cérémonie pour un Noir assassiné, Paris, Christian Bourgois, 1969, p. 13. Pour la version espagnole du théâtre d’Arrabal, voir l’excellente édition du théâtre complet de l’auteur faite par Francisco Torres Monréal, Teatro Completo I y II, Madrid, Espasa Calpe, 1997.
6 Bernard Gille, Fernando Arrabal, Paris, Seghers, 1970, p. 97 et Amando Carlos Isasi Ángulo, Diálogos del teatro español de la postguerra, Madrid, Ayuso, 1974, p. 240.
7 Patrick Gourvennec, « Architecte et l’Empereur d’Assyrie (l’) », dans Jean-Pierre de Beaumarchais et Daniel Couty, Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française, Paris, Bordas, 1994, t. I, p. 111.
8 Voir l’excellente introduction assez proche des théories psychanalytiques de Diana Taylor pour l’édition de Fernando Arrabal, El cementerio de automóviles. El Arquitecto y el Emperador de Asiria, Madrid, Cátedra, 1982, p. 15-62.
9 Michel Pruner, « Arrabal, Fernando », dans Michel Corvin, Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre, Paris, Bordas, 1991, p. 64.
10 Fernando Arrabal, L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie (1967), Paris, Christian Bourgois/L’avantscène, 1970, p. 16.
11 Patrick Gourvennec, « Architecte et l’Empereur d’Assyrie (l’) », dans Jean-Pierre de Beaumarchais et Danuel Couty, Dictionnaires des œuvres littéraires de langue française, op. cit., p. 112.
12 Nous nous permettons de renvoyer à notre article : Domingo Pujante González, « Juego ceremonial, fiesta cruel : del Living Theatre a Fernando Arrabal », dans Elena Real, Dolores Jiménez, Domingo Pujante et Adela Cortijo, éd., Écrire, traduire et représenter la fête, Valencia, Universitat de València, 2001, p. 397-408.
13 Alain Schiffres, Entretiens avec Arrabal, Paris, Pierre Belfond, 1969, p. 151.
14 Jean-Jacques Daetwyler, Arrabal, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975, p. 97.
15 Fernando Arrabal, « L’homme panique », dans Le Panique, Paris, Union générale d’éditions, coll. 10-18, 1973, p. 42.
16 Fernando Arrabal, L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie, op. cit., p. 19.
17 À propos de l’accusation de mégalomanie presque pathologique qui pèse sur l’auteur, Arrabal répond : « Todas tus preguntas responden al criterio de ciertos críticos que tienen como meta hacer de mí un personaje antipático. Según ellos, soy un creído […], un megalómano. Tienen en mi caso dos soluciones : una naturalmente inviable, reconocer mi teatro, y otra, difamarlo ». Armando Carlos ISASI ÁNGULO, Diálogos del teatro español de la postguerra, op. cit., p. 223. Et encore : « Isasi : Se refiere tal crítica, en parte, a la importancia que juega lo autobiográfico en tu producción. Arrabal : ¿Y en qué obra no se puede decir lo mismo ? ¿Te vas a meter por eso con Kaf ka, o qué ? Isasi : No, Kafka era también un egocéntrico. Arrabal : Bueno, acabáramos ; di entonces : eres tan megolómano como Kafka. Isasi : Es que hay grados en ese exhibicionismo del propio yo. Tu grado es extremo. Arrabal : […] Creo que no se me puede tachar de megalómano – una palabra por cierto, que ya fonéticamente no me gusta – cuando me rebajo en mis personajes. Piensa en Fando o en el Arquitecto, por ejemplo. Otro gallo nos cantaría si por ejemplo, mi obra se redujera a una continua alabanza de mi persona ». Ibid., p. 230.
18 Alain Schiffres, Entretiens avec Arrabal, op. cit., p. 99.
19 Fernando Arrabal, L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie, op. cit., p. 14.
20 Nous voulons préciser également, et ce n’est peut-être pas du tout anecdotique, que Babylone était le nom d’un petit théâtre de la rive gauche où est apparu « un nouveau théâtre » entre 1947 et 1953, avec des auteurs comme Samuel Beckett (1906-1989), Eugène Ionesco (1912-1994), Arthur Adamov (1909-1970) et Jean Genet (1919-1986), et qui a été appelé par Martin Esslin « théâtre de l’absurde », étiquette qui a fait fortune et dont Arrabal serait un héritier. Voir en français Martin Esslin, Le théâtre de l’absurde (1963), Paris, Buchet-Chastel, 1992, traduction de Marguerite Buchet, Francine Del Pierre et Fance Franck.
21 Pierre Solié, Le sacrifice. Fondateur de civilisation et d’individuation, Paris, Albin Michel, 1988. Voir notamment le chapitre « Le mythe d’Anat-Baal », p. 197-202.
22 Fernando Arrabal, L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie, op. cit., p. 12.
23 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double (1938), Paris, Gallimard, 1974, p. 21.
24 Alain Schiffres, Entretiens avec Arrabal, op. cit., p. 72.
25 Charles V. Aubrun, « Introduction », in Fernando Arrabal, Théâtre V. Théâtre panique, Paris, Christian Bourgois, 1967.
26 Patrick Gourvennec, « Architecte et l’Empereur d’Assyrie (l’) », op. cit., p. 112.
27 Fernando Arrabal, L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie, op. cit., p. 11.
28 Ibid., p. 12.
29 Ibid.
30 Ibid., p. 15.
31 Ibid., p. 16.
32 Ibid., p. 13.
33 Ibid., p. 14.
34 Ibid., p. 11.
35 Voir à cet égard, Francisco Torres Monreal, « Introducción », dans Fernando Arrabal, Teatro pánico, Madrid, Cátedra, 1986, p. 52.
36 Voir Ana R. Calero, Domingo Pujante et Miguel Teruel, « De fronteras y exilios » et « Estuve a punto de llorar varias veces », Quaderns de Filologia. Estudis literaris. Cruzando la frontera, no 12, 2007, p. 9-32.
37 Voir à ce sujet, Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
Auteur
Universitat de València
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