Langue de l’Ailleurs ou Ailleurs de la langue dans le théâtre de Miguel Romero Esteo
p. 135-144
Résumés
Le monde théâtral de Miguel Romero Esteo, sans doute le dramaturge espagnol le plus important de la deuxième moitié du vingtième siècle, ouvre sur des espaces qui apparaissent comme des univers inconnus que personne n’a jamais explorés.
C’est le traitement de la langue dans son œuvre qui retiend notre attention car l’engendrement de la parole dramatique emprunte ici des chemins de traverse et esquisse des tracés totalement inédits. Romero Esteo se livre à une véritable déconstruction du langage qui fait feu de tout bois et crée ainsi un espace imaginaire Autre où la poésie et la musique occupent une place centrale.
L’on tente de montrer également que l’usage pléthorique de l’intertexte dans ce théâtre hybride et polymorphe – où le chercheur peut glaner les traces d’une anthropologie culturelle- souligne en dernier ressort ce que le Moi doit à l’Autre dans toute appréhension esthétique et idéologique du monde.
El mundo teatral de Miguel Romero Esteo, uno de los dramaturgos españoles más importantes de la segunda mitad del siglo xx, abre sobre espacios que aparecen como universos desconocidos nunca explotados.
En su obra, es el tratamiento de la lengua el que es objeto de nuestra atención pues la manera cómo se engendra la palabra dramática toma aquí vías apartadas y esboza unos trazados completamente inéditos. Romero Esteo emprende una verdadera desconstrucción del lenguaje y crea de esta manera un espacio imaginario Otro donde la poesía y la música desempeñan un papel fundamental.
Intentamos demostrar a continuación que el uso pletórico del intertexto en este teatro híbrido y polimorfo – en el que el investigador puede rastrear las huellas de una verdadera antropología cultural – subraya finalmente lo que el Yo debe al Otro en cualquier modo de aprehensión estética e ideológica del mundo.
Texte intégral
1Le parallèle entre l’Ailleurs et la dramaturgie est naturel si l’on considère que le théâtre est l’art qui entretient le rapport le plus étroit avec l’altérité car toute chose dite sur les planches s’adresse d’abord et avant tout à l’Autre. C’est sans doute ainsi que l’entend Miguel Romero Esteo, dramaturge aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans et vivant à Málaga, probablement l’un des auteurs espagnols les plus représentatifs de l’écriture théâtrale de la seconde moitié du xxe siècle.
2Parmi les multiples ressorts de la théâtralité employés par Romero Esteo, c’est de la langue que l’auteur fait l’usage le plus singulier. C’est précisément parce que le traitement de cette langue apparaît comme très original dans son théâtre qu’il est loisible d’apprécier les rapports qu’entretient cette dramaturgie avec l’Ailleurs. Nous chercherons quels sont les procédés qui créent cette facture inédite dans la langue et verrons quelle part fondamentale y prennent notamment la poésie et la musique. Dans cette perspective, nous analyserons les différents rythmes, la structure cyclique, la polyphonie du langage, la forme cérémonielle de certains passages, autant de jeux avec la langue qui, à notre sens, lui confèrent une dimension néobaroque, rituelle et festive. Nous nous demanderons si d’autres éléments structurels, syntaxiques ou lexicaux interviennent également dans ce remodelage insolite et quasi intégral de la langue. Autrement dit, il s’agira de nous interroger sur la façon dont la langue de Romero Esteo est susceptible de dessiner les contours d’un nouvel espace imaginaire qui fomente l’Ailleurs au cœur même du processus de production, engageant ainsi la réception sur des voies inédites.
3D’autre part, la culture encyclopédique de Romero Esteo se manifeste dans son théâtre à travers la pratique de l’intertexte, qui rappelle inlassablement ce que l’Un doit à l’Autre, comme si la scène estéenne offrait des images prégnantes et fragmentaires de la pensée contemporaine où l’on pourrait glaner les traces d’une véritable anthropologie culturelle. Nous nous demanderons quelle est la part de l’Ici et de l’Ailleurs convoqués par les multiples figures de l’intertexte – au sens large – de cette scène démesurée qu’est la grotescomachie, vocable propre à l’auteur qui définit une dramaturgie grotesque basée sur la makhé, en grec, le combat.
Une langue différente pour un mode de communication autre
4Miguel Romero Esteo fait de la langue l’élément le plus original de son théâtre en lui accordant une attention toute particulière. Ici, la langue n’est pas conçue exclusivement comme un instrument de communication, elle est un véritable outil poétique. Romero Esteo, avant d’être un dramaturge, est un poète. L’expressivité de la langue est intrinsèquement liée aux effets sonores, aux assonances et aux rimes des vers énoncés par les personnages.
Contable
Si a punto ya de amor y estando ya en la cama
aparece una pulga, mi mujer va y se escama.
(Feroz.) Y si aparecen dos y le pican las nalgas,
pues se acabó el asunto y no hay amor que valga,
pues se pone furiosa como el mismo demonio
y me acusa de injuria al santo matrimonio1.
Dans les alexandrins qui précèdent, la poésie fait corps avec le théâtre ; la facture lyrique joue constamment sur les rythmes phoniques qui structurent la pièce :
Porque luego va una por la acera y los pisa y es muy peligroso, porque si una se lleva por ejemplo los cajones del archivo a casa para hacer horas extra clasificando fichas, y va una por la acera y los pisa y tropieza entonces una; y se le caen a una los cajones, luego por tirar de los cajones una… (Pianissimo, dolce.) tira de los cojones, y es una obscenidad2.
Romero Esteo n’écrit pas en vers mais confie aux mots une mission particulière et la poésie infiltre sa prose en permanence : « Un COMPARSA cualquiera salpica la noche con leves arpegios de cristal como lluvia lentísima3 », « Un ruiseñor patéticamente desafinado dispara gotas de vitriolo en mitad de la noche4 ».
5La langue de Romero Esteo est une langue chantante et chantée. Le poète-musicien dirige sa partition théâtrale, alternant les silences et les séquences très sonores, à la manière d’un chef d’orchestre. Le métronome balance du crescendo au decrescendo et change souvent de tonalité passant du « gira bruscamente » au « zarpazo dulcemente », allant jusqu’au silence absolu « gran silencio ». Les mots se transforment parfois en notes de musique et l’auteur-compositeur débute ses gammes :
Algún comparsa coge un tambor e improvisa ritmo rápido: pom-pom-póm / pom-pom-póm / pom-pom-póm-POM-póm. Y el TUERTO inicia del cantabile marcial con voz bronca, y escala el diapasón: mi-mi-lá / mi-mi-lá / mi-mi-LA-SI-DO / sol-sol-dó / sol-sol-dó / sol-sol-DO-RE-MI. Y luego, de cabeza, escala abajo: mi-re-do-si-la-mi / mi-re-do-si-la-mi. Etc., etc. Allegro feroce5.
La dimension rythmique de l’œuvre intègre également la présence sur scène de l’élément choral. Romero Esteo a recours à une terminologie précise pour guider ses choristes et s’en donne à « chœur » joie :
Primero, bisbiseos in crescendo. Luego pinchan un nabo gordo en la punta de un palo y giran alrededor canturreando en plan de murga popular. Música: ad libitum. Letra: CORO1°: El nabo, a su cementerio de nabos. CORO2°: EL nabo al hoyo, el vivo al bollo. Tonalidad: monocordes e insistentes. Estribillo, a unísono6.
Comme dans un orchestre, le chœur n’est pas seul ; il arrive accompagné de différents instruments et « la trompetilla », « la guitarra », « los clarines », « el clavicordio », « el órgano », « el violín » ou encore « los tambores » résonnent à l’unisson et impriment leur phrasé musical à la scène.
6La forme rituelle de certains passages transforme également ce théâtre en une grande cérémonie où l’empreinte musicale est omniprésente. L’œuvre apparaît alors sous la forme d’un chant religieux ponctué de prières en latin que tous les personnages récitent de façon solennelle :
Subsecretario: Oración de difuntos, oración funeral, oración continua, oración sin parar7.
[…]
El coro del escobón continúa impertérrito clamoreando gregoriano desde el desolado planeta de la muerte ceremonial.
Monaguillo: Ne recordeis peccata mea, Dominem.
Coro de Barrenderos: Dum veneris iudicare saeculum per ignem8.
Cette dernière réplique reviendra huit fois à la manière de psalmodies qui rythment la prière.
7L’on comprend alors que la dimension musicale de l’œuvre fait partie intégrante du texte dramatique. D’ailleurs, il arrive même que de véritables partitions soient intégrées au texte et se substituent aux mots.
8La dramaturgie chez Romero Esteo est également synonyme de jeu car l’auteur semble entretenir avec la langue un rapport profondément ludique. Dans sa pièce Pontifical qui compte quatre cent cinquante pages, le flot logorrhéique débridé de l’auteur rend compte de son plaisir intarissable pour l’écriture. Cette œuvre démesurée s’apparente à une construction labyrinthique – dans laquelle le lecteur a tendance à se perdre – et outrepasse les limites temporelles d’une représentation théâtrale. On peut calculer que le spectacle durerait vraisemblablement huit heures sans interruption si la pièce était intégralement représentée. Romero Esteo joue sur les signifiants et les signifiés ; les calembours entraînent les personnages dans des dialogues de sourds visant à déclencher le rire du public.
Subsecretario: Descartado. Dado nuestro prestigio: o pescado fresco o nada.
Y como el pescado fresco es muy, muy caro, pues nada.
Mecanógrafa: Nada mucho.
Subsecretario: Eso, nada.
Mecanógrafa: Nada en el mar.
Subsecretario: Proyecto hermoso. Pero imposible. Así que… nada.
Mecanógrafa: Nada cuando está vivo. Cuando está muerto no nada9.
Aux côtés des jeux de l’antanaclase se profilent des jeux phonétiques ; l’auteur crée des mots à partir d’une racine commune :
Subsecretario: Continuidad sin freno y marcha atrás.
Veterinario: Semicontinuidad discontinua.
Secretario: Semicontinuidad continua, demidiscontinuidad semidiscontinua.
Subsecretario: Continuismo continuo.
Mecanógrafa: Continuismo discontinuo.
Contable: Semidiscontinuidad, semidiscontinuismo.
Secretario: Discontinuismo discontinuo, discontinuismo pseudodiscontinuo como forma de continuismo, criptocontinuismo.
Subsecretario: Continuar.
Veterinario: Continuarismo.
Secretario: Continuará lo mismo.
Veterinario: Continuará en el abismo10.
Le dramaturge sème dans son texte des anagrammes qu’il revient au lecteur de déceler : « en torno al trono », « querido paquidermo », « amor materno », « espina/piensa ». Il joue également avec les homonymes « ojea y hojea » et les antanaclases « ya te saco del saco ». Le traitement de la langue crée ainsi un espace ludique. L’Ailleurs dessine les contours d’un imaginaire enfantin, un monde où la fête est à l’honneur. Ce théâtre festif joue sur tous les ressorts de la théâtralisation : la grandiloquence, la surprise, les situations inattendues, le coup de théâtre permanent.
9Polyphonique, la langue de Romero Esteo joue avec d’autres langues. Dans Pontifical, aux côtés du latin, l’anglais est souvent employé avec humour : « O poseer y no ser poseído, o poseído y no poseer… (Diabólico.) That is the question », l’italien se fait entendre fréquemment : « Dentro, trompazos allegro molto vivace e tutto passionato », le français est la langue de la poésie surannée : « como una petite fleur », et l’allemand, plus timide, est néanmoins présent : « Verbotten ». Parfois cette œuvre polyglotte, comme dans une véritable Tour de Babel mêle plusieurs langues dans une seule phrase : « El símbolo Símbolo de Símbolos, DEUS EX MACHINA Y HAPPY END DEFINITIVO11…! » et multiplie ainsi le croisement des faisceaux sémantiques. La structure cyclique de la langue est un autre des procédés récurrents dans le théâtre de Romero Esteo. De nombreux thèmes ou mots surgissent, resurgissent et se font écho. Certaines répliques se répètent même plusieurs fois de manière consécutive mais sur des tons différents :
Veterinario y Mecanógrafa: (Ídem.) Cosquillas, cosquillas.
Director: (Muy de sottovoce.) Cosquillitas.
Veterinario y Mecanógrafa: (Ídem.) Cosquillitas, cosquillitas.
Director: (Piano.) Cosquillas.
Veterinario y Mecanógrafa: (Pianissimo.) Cosquillitas, cosquillitas12.
La langue ludique de Romero Esteo joue avec les réitérations qui vibrent comme dans une caisse de résonance et finissent parfois par estomper la dimension sémantique du mot. L’action, au lieu d’avancer, semble stagner et pivoter sur elle-même dans une structure circulaire, comme la toupie que l’enfant fait tourner.
10La liberté créatrice de Romero Esteo l’entraîne parfois vers une véritable sauvagerie linguistique où l’agression grammaticale, lexicale et verbale devient la règle. Le titre de ses « grotescomachies » rend compte d’un nouvel imaginaire qui révolutionne l’espace dramatique. Citons Pizzicato irrisorio y gran pavana de lechuzos (1965), Parafernalia de la olla podrida, la misericordia y la mucha consolación (1971), Fiestas gordas del vino y el tocino (1972), ou encore El vodevil de la pálida, pálida, pálida rosa (1975).
11Cette langue déconcertante déploie à l’envi les énumérations alogiques et l’union de termes disparates :
el viento místico de los muchos testículos desmelenados, el piadoso viento misericordio de los muchos sobacos peludos, el viento de los cagalares que revientan como rosas de mierda casi angélica y espeluznan de los dedos y repeluznan de los pedos como demonios de llanto despanzurrado, pedos como lágrimas y vaginas como rosas del intestino grueso y poemas prohibidos13.
L’auteur s’emploie à rénover la langue au moyen de procédés linguistiques vraiment singuliers où abondent les polyptotes (« feroz ferocidad », « espléndidos esplendores », « ejemplo ejemplar »). Le texte imprime une facture typiquement estéenne (« y es la desolación », « y es la subversión », « en plan de muchos bisbiseos », « ídem de ídem »). Le discours s’enfle de pléonasmes qui confèrent aux mots une charge redondante : « un enorme maletón », « un enorme pez gordo ». L’auteur qui invente volontiers des dictons (« quien tiene buenos órganos, tiene buenos oídos », « agujero que ve, agujero que se cuela »), fait un usage récurrent du néologisme : « tetasgordas, cazamaposeo, llorimicosa, papiróvoro, requetesentados », ou encore du diminutif : « chiquitín, chiquirritín, chiquirriquitín, poquitín poquirriquitín », de l’augmentatif : « tigrazo, colmillazos, orejazas » et du suffixe « aco » à connotation péjorative : « huesarraco, pajarraco, bicharraco ».
12Tous les mécanismes de distorsion carnavalesque entament les codes linguistiques et remodèlent la langue. Ces procédés relèvent d’une volonté de viol du langage dont le but est de déranger, de bouleverser la structure de la langue, de lui faire subir d’importantes manipulations, autant de procédés qui mettent en exergue le caractère aliénant du code linguistique. La dramaturgie estéenne convoque un Ailleurs – à la fois lexical, sémantique et esthétique – par l’élaboration d’un autre type de discours que le discours conventionnel.
13Les didascalies chez notre auteur font également l’objet d’un traitement original. Elles s’étendent parfois sur plusieurs pages allant jusqu’à occuper plus de cinquante pour cent de l’œuvre. Chez Romero Esteo, ces didascalies vont au-delà de leur fonction purement informative et témoignent de la dimension esthétique que l’artiste leur accorde. L’on trouve dans son théâtre aussi bien des micro-didascalies qui s’insèrent entre le nom du personnage et sa réplique que des méso-didascalies, c’est-à-dire des paragraphes didascaliques qui s’immiscent dans le texte entre deux répliques. Mais la compréhension de la pièce est quelquefois entravée par de longs blocs didascaliques qui imposent au lecteur un exercice complexe de recomposition du contexte. Ainsi le texte didascalique ne se présente pas comme un accompagnement secondaire du dialogue mais renverse la hiérarchie texte/paratexte pour promouvoir le paratexte au premier rang.
14L’indication scénique dans le théâtre de Romero Esteo s’apparente fortement à un récit puisque l’on y trouve la première et la deuxième personne, « tiro porque me toca », « henos aquí », « proseguimos con el cuadro », alors que le discours didascalique est généralement relativement impersonnel
15Bien que le temps verbal réservé le plus souvent aux didascalies soit le présent, ces indications scéniques n’excluent pas le temps du passé. L’auteur alterne l’imparfait et le prétérit qui sont une marque évidente de narrativité :
Y es que se la tocaba piadosísimo a toda la tropa del sultán por la mañana, y luego iba y se la hincaba pálido al sultán, y era la diana. Y así, tocándoles la tambora, fue subiendo de sargento hasta coronel en la tropa mora14.
On rencontre également le temps futur « se apagará », « volverá » et le conditionnel « habría », « podrían ».
16La forme orale s’empare de certaines didascalies qui relèvent désormais du discours : « ay, ay, la viola del amor y no hay » dans le Pizzicato, ou encore « etc., etc., dale que te pego con el sonsonete, a discreción » dans Pontifical.
17Romero Esteo poétise ses indications scéniques et condense les jeux phoniques à travers une multitude d’effets sonores qui créent un univers sémantique et rythmique peu commun. Au sein de ces didascalies se glissent des allitérations de tous genres : allitérations initiales, allitérations internes « imperando perenne », allitérations finales « las muchas aguas matutinas cantándole de amores a todas las letrinas, y son las muchas aguas cristalinas en pos de las orinas15 ». Les indications scéniques jouent sur les rimes internes « igual que una pinga, LA MADAMA HONORABLE respinga del suelo, pues va que se chinga dulcemente a vuelo lo mismo que un cielo en pos de una minga16 », les polisyndèthes « nostálgico de la tambora, nostálgico de cuando se la tocaba la mora, nostálgico de cuando servía de capitán17 », autant de figures stylistiques qui poétisent le paratexte. Au-delà de la musicalité, les didascalies chez Romero Esteo se rapprochent du septième art en raison des descriptions chromatiques et lumineuses. Les jeux d’ombres et de lumières rappellent les éclairages cinématographiques : « todo el escenario se llena de luz como un telediario, y todo el escenario se ilumina de santa luz matinal18 » et la palette de couleurs utilisée par le dramaturge le transforme en un véritable artiste peintre : « sobre la blanca tela de la blanca inmaculada camisa ha ido aflorando una mancha de sangre igual que una rosa color grana19 ». Enfin, la dimension olfactive vient compléter la dimension visuelle : « le llega un aroma de olor a carroña20 ».
18Les didascalies procèdent à des focalisations sur tel ou tel personnage qui rappellent l’usage du zoom cinématographique. La pause théâtrale permet alors de figer la figure du personnage comme dans un arrêt sur image : « se le sube hacia arriba por mitad de las tetas con un blanco peto prendido de dos alfileres el delantal21. » La didascalie confronte alors deux mises en scène : celle qui se réalise sous nos yeux et celle, imaginaire, qui convoque un Ailleurs et oblige le lecteur à visualiser des images irreprésentables.
19La langue chez Romero Esteo se présente comme une langue sensorielle ; elle est à la fois séduction sonore et visuelle à travers des signes qui sont gestuels, corporels, auditifs et picturaux. Si la fête est très imagée et très spectaculaire, elle est encore davantage verbale ; l’intelligence du texte ne passe pas seulement par l’émotion : elle est émotion.
Ailleurs et non Ailleurs de l’intertexte
20De par sa formation pluridisciplinaire, Romero Esteo sait mieux que personne ce que le Moi doit à l’Autre. L’œuvre artistique reflète, à la manière d’un miroir, le parcours de vie de son créateur ; celui du dramaturge andalou passe par différents domaines comme la littérature, la politique, la musique, la religion et révèle une personnalité hors du commun.
21L’auteur a consacré les premières années de sa jeunesse à suivre plusieurs cursus universitaires. Licencié en sciences politiques et en théologie, il est également docteur en philologie hispanique et a été professeur d’histoire sociale de la littérature. Il possède des diplômes de philosophie, d’anglais, de langues anciennes, de sciences économiques. Il a également suivi des études de journalisme et de musicologie, il a étudié en particulier l’orgue et le chant grégorien et c’est dans les années 1960 qu’il fit ses premiers pas dans le monde du théâtre. Un tel curriculum vitae, encyclopédique, extrêmement riche et atypique, affleure constamment dans son œuvre à travers l’intertexte.
22Le théâtre de Miguel Romero Esteo se présente comme un immense palimpseste. Son originalité réside dans la pratique pléthorique de l’intertexte car l’auteur semble conscient de ce que la culture doit à l’Autre. Son œuvre se présente comme une sorte d’éponge qui se nourrit très largement d’une tradition hispanique, qui court depuis El libro de Buen Amor jusqu’à Valle-Inclán, en passant par Cervantes et Quevedo, convoquant sans relâche d’autres espaces-temps.
23Le monde imaginaire de Romero Esteo est empreint de fêtes populaires, de folklore, de spectacles religieux qui remontent à la culture médiévale du Libro de Buen Amor. Tout comme l’archiprêtre de Hita qui mélangeait le mester de clerecía et le mester de juglaría, Romero Esteo mêle dans Pontifical l’élément savant « Pereat dies in qua natus sum, et nox in que dictum est : Conceptus est homo22 » et l’élément populaire « toneladas y toneladas de mierda que suelta el bicho diariamente por el trasero23 ». Ce mélange inextricable et inattendu de vulgarismes et de latinismes rappelle la langue hybride du Libro de Buen Amor.
24L’architecture démesurée de Pontifical renvoie au caractère monumental de quelques chefs-d’œuvre de la littérature de langue espagnole. Romero Esteo, de ce point de vue, apparaît comme un double « quichottesque », entraîné à tous les excès par les effets d’une surabondance de lecture et de culture. De fait, la structure des titres de ses chapitres rappellent la structuration en tableaux du Quichotte quand ce n’est pas celle du Lazarillo. Par exemple, le deuxième chapitre de Pontifical s’intitule « De cómo no se puede ser sordo en el zoológico y algunos otros detalles pertinentes » et fait écho au titre du troisième traité de l’œuvre anonyme : « De cómo Lázaro se asentó con un escudero y de lo que le acaeció con él ».
25Les nombreux épisodes scatologiques du Buscón de Quevedo qui insistent sur le bas corporel, sur les fonctions de digestion et d’excrétion, résonnent dans Pontifical. Par exemple, la réplique « les vomitará por atrás todo lo que lleva en las tripas24 » renvoie à l’épisode du banquet orgiaque dans le Libro II du Buscón, où l’oncle et ses compagnons ne cessent d’ingurgiter des aliments et de boire une grande quantité de vin finissant ainsi par uriner et vomir à outrance. Dans l’œuvre contemporaine, la scène où l’évêque se fait sodomiser au chapitre 10 évoque l’épisode de la prison dans le Buscón où il est sous-entendu que les hommes ont eu recours à ces pratiques. Cependant, Miguel Romero Esteo gravit un échelon supplémentaire dans cette tradition espagnole de la nouvelle picaresque de Quevedo car il ne s’agit plus d’insinuations comme au dix-septième siècle mais de descriptions explicites. L’auteur écrit sans pudeur et l’on assiste, dans tous ses détails, à une scène obscène dans laquelle la dimension scatologique atteint son paroxysme :
[…] y el OBISPO abre boca de horror y ve el infierno. Y aprovecha la trompa y cuela por la boca del MONSEÑOR lo mismo que una gran picha loca, lo mismo que un angélico cipotazo infernal que se le va colando y le sienta fatal. Y le cuela de amígdalas, y le cuela el esófago, le cuela el epigastrio y le cuela el estómago y el duodeno, el yeyuno y el intestino grueso que de salmos y antífonas está gordo y espeso, y espeso está de gloria y espeso está de mierda y cerrado a cerrojo porque nada se pierda. […] y sodomiza al OBISPO ad absurdo, ad nauseam, a no va más, a mayor honra y gloria del mismo Satanás25.
Chez Romero Esteo, il semble que le corps veuille déborder ses propres limites. Plaisir sexuel et fonctions excrémentielles sont poussés à l’extrême et impriment au texte une dimension grotesque et carnavalesque que l’on retrouve dans le genre picaresque dès le seizième siècle.
26Le grotesque applique un principe de déformation qui consiste en un mélange des genres et des styles et suppose un équilibre instable entre le comique et le tragique, fondé sur une disproportion intentionnelle. Cette distorsion apparaît dans Pontifical, où l’on assiste à un défilé de pantins, de « abortos de cartón », de « fantoches », de « espantapájaros » qui font de l’œuvre un simulacre de la vie. Dans Pizzicato, l’indication scénique « remata patéticamente convulso, bizquea de ojos, estira una pata, la cabeza se le queda colgando hacia atrás igual que una rata26 » rappelle les images difformes des esperpentos de Valle-Inclán ou encore, dans Pontifical, les figures allongées du Greco « El MAJARÁ le mete hocico en mitad de una oreja27 ». Romero Esteo pousse la déformation jusqu’à la tératologie, en convoquant parfois les faciès angoissants des Peintures noires de Goya : « toda la noche palpitaba de enormes cuchillos, toda la noche se incendiaba de grandes ojos centelleantes28 ».
27Comme chez Valle-Inclán, les personnages de Romero Esteo s’apparentent à des marionnettes manipulées par leur créateur. C’est le cas des Barrenderos qui sont rabaissés à l’état bestial ; on peut facilement les comparer à de mauvais chevaux lorsque le Subsecretario examine l’intérieur de leur bouche comme s’il s’agissait de la gueule d’animaux :
Como quien anda a la compra de un jamelgo, el SUBSECRETARIO les examina la dentadura a los APRENDICES con unción eclesiástica. Á continuación, disparado de mandíbula, de dientes prietos, abre y distorciona la boca como un santo. Los APRENDICES van imitándolo por turno. Después manda en sottovoce: Lengua fuera… Y cada aprendiz también por turnos va sacándole la lengua29 […].
Bien que l’œuvre de notre dramaturge soit fortement marquée par la culture hispanique, elle n’en reflète pas moins l’évolution des arts de la scène de la culture universelle. L’œuvre de Romero Esteo se présente comme un creuset hybride et polymorphe où le chercheur a tout loisir de glaner les traces d’une véritable anthropologie culturelle. Au-delà des allusions explicites à Bach, Vivaldi, Chopin, Kierkegaard, à Sartre lorsqu’il évoque « l’être et le néant de fieras » ou bien à Proust « à la recherche del nabo perdido », les allusions implicites dissimulées dans le contenu sémantique de l’œuvre foisonnent. Ainsi, l’usage massif des répétitions qui devient obsessionnel, voire pathologique, ne renvoie-t-il pas à la « compulsion de répétition » freudienne ?
28Les fantômes du passé, associés à un espace qui n’appartient pas à notre univers, convoquent ainsi un espace où l’Autre tient une place centrale. L’intertexte en appelle à un patrimoine commun dans l’imaginaire collectif, encore vivant dans l’esprit de tous qui relève plutôt d’un Ici. Le hic et nunc se nourrit donc d’un « là-bas et autrefois » et, de ce point de vue, l’intertexte devient à la fois « Ailleurs et non Ailleurs ». Ce renvoi à l’histoire et à la culture hispanique prend chez l’auteur l’aspect d’un véritable dialogue avec l’Autre du spectateur et des créateurs du passé mais le dramaturge ne se contente pas d’utiliser ces références comme simples éléments constitutifs de son théâtre ; il assume pleinement les sources de son œuvre et en revendique l’héritage.
En manière de conclusion
29Chez Miguel Romero Esteo, l’intertexte ne se réduit pas aux dialogues éternels entre les textes. Il conviendrait ici de parler d’interculturalité tant il est vrai que chez lui ce ne sont pas seulement les textes qui dialoguent mais les musiques, les œuvres picturales, les représentations plastiques, les concepts théoriques, politiques, esthétiques et sociaux.
30La langue de Romero Esteo emprunte des chemins de traverse et dessine des tracés totalement inédits. Si la langue est une convention, Romero Esteo en fait un usage non conventionnel pour une communication d’un type entièrement nouveau qui se situe dans l’ambiguïté constante, dans la confusion, le mélange des genres, et implique une interaction avec le public dans un espace Autre. Basée sur une esthétique très personnelle, la langue se déploie sous toutes ses formes, de la poésie à la musique en passant par le cinéma, la peinture et le roman, mêlant à la fois la veine narrative au support dramatique, la fibre lyrique à l’épique, et fait voyager le spectateur-lecteur dans un univers linguistique qui séduit par son excentricité.
31Cette langue nouvelle qui sollicite tous les sens, secoue l’imaginaire qu’elle entraîne vers des horizons inconnus. La langue de Romero Esteo est en soi un Ailleurs car non seulement elle oblige le spectateur à se confronter à de nouveaux codes linguistiques mais elle est pétrie dans cette conscience très contemporaine que toute langue est toujours et avant tout la langue de l’Autre. Cependant – et on touche là peut-être les limites et les contradictions mêmes de l’art de Romero Esteo – ce nouveau mode de communication ne parvient pas toujours jusqu’au public qui n’est pas toujours – pas encore – prêt à recevoir un tel langage.
32Cette quête de l’Ailleurs ne renferme-t-elle pas une dimension ontologique ? Cette provocation, parfaitement visible dans la littérature, ne correspond-elle pas en réalité à un dépassement de soi, un besoin d’effraction qu’exprime avec une violence assumée le credo du très iconoclaste Miguel Romero Esteo ? Les motifs de cette déconstruction-reconstruction du langage sont sans doute à chercher dans cette volonté de « singularité solidaire » qu’évoque le dramaturge dans le prologue de Pontifical :
yo tenía bien claro que, y por solidaridad con los demás, en la creación artística no había que ir de estándar y despersonalizado sino que de tener voz personal30.
Notes de bas de page
1 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Madrid, Ed. Fundamentos, Biblioteca Romero Esteo, volumen 3, 2007, p. 211.
2 Ibid., p. 213.
3 Ibid., p. 174.
4 Ibid., p. 214.
5 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Madrid, Ed. Fundamentos, Biblioteca Romero Esteo, volumen 4, 2007, p. 403.
6 Ibid., p. 190.
7 Ibid., p. 285.
8 Ibid., p. 287.
9 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Madrid, Ed. Fundamentos, Biblioteca Romero Esteo, volumen 3, 2007, p. 135.
10 Ibid., p. 233.
11 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Madrid, Ed. Fundamentos, Biblioteca Romero Esteo, volumen 4, 2007, p. 582.
12 Ibid., volumen 3, p. 256.
13 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Biblioteca Romero Esteo, volumen 4, 2007, p. 482.
14 Miguel Romero Esteo, Pizzicato irrisorio y gran pavana de lechuzos, Madrid, Cátedra, 1978, p. 116.
15 Ibid., p. 119.
16 Miguel Romero Esteo, Pizzicato irrisorio y gran pavana de lechuzos, Madrid, Cátedra, 1978, p. 118.
17 Ibid., p. 116.
18 Ibid., p. 119.
19 Miguel Romero Esteo, La oropéndola dans Patética de los pellejos y el ánima piadosa La oropéndola Tinieblas de la Madre Europa o Las naranjas de la tropa, Biblioteca Romero Esteo, volumen 8, 2008, p. 198.
20 Miguel Romero Esteo, Pizzicato, op. cit., p. 303.
21 Ibid., p. 117.
22 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Biblioteca Romero Esteo, volumen 4, 2007, p. 589-590.
23 Ibid., volumen 3, p. 193.
24 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Biblioteca Romero Esteo, volumen 3, 2007, p. 253.
25 Ibid., volumen 4, p. 493.
26 Miguel Romero Esteo, Pizzicato irrisorio y gran pavana de lechuzos, Madrid, Cátedra, 1978, p. 124.
27 Miguel Romero Esteo, Pontifical, op. cit., p. 134.
28 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Madrid, Ed. Fundamentos, Biblioteca Romero Esteo, volumen 3, 2007, p. 185.
29 Ibid., p. 149-150.
30 Miguel Romero Esteo, Pontifical, Madrid, Ed. Fundamentos, Biblioteca Romero Esteo, volumen 3, 2007, p. 20-21.
Auteur
Université de Provence
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