Les différentes dimensions de l’Ailleurs dans Guatimoc de José Fernández Madrid1
p. 123-131
Résumés
Dans cette tragédie créole, écrite durant son exil à Cuba en 1822 par don José Fernandez Madrid, plus connu dans l’histoire de la Colombie comme le premier président poète de la république, les dimensions (un Allí-Ahora ou Là-bas/Maintenant) de l’Ailleurs sont diverses et cette étude tente d’en explorer les enjeux. En tout premier lieu, l’Ailleurs est mis en relation avec une situation de production spécifique ; ensuite, il s’agit de l’associer à la configuration poétique des personnages et fondamentalement avec ce qui motive leur action ; enfin, on remarque que ce Là-bas/Maintenant appartient à un espace temps évoqué et représenté dans la trame discursive par des références précises, par un ancrage dans le contexte événementiel du moment de la conquête de Tenochtitlán, capitale des Aztèques, par les forces espagnoles commandées par le conquistador Hernán Cortés en 1521. Toutefois, cet « Ailleurs » est symbolisé par la possession d’un secret qui implique la torture et la mort pour ceux qui le gardent. Cela revient à dire qu’il s’incarne dans leurs corps avec les différentes vengeances que le texte met en scène et qui renvoient à l’impossibilité de la possession de cette dimension symbolique, de cette altérité dans laquelle l’Autre fonde les traits essentiels de son identité.
En esta « tragedia criolla », escrita durante su exilio en Cuba en 1822 por don José Fernández Madrid, más conocido en la historia de Colombia como el primer presidente poeta de la república, varias son las dimensiones del « Ailleurs », (« Allí-Ahora ») que nos interesa explorar : en primer lugar el « Allí-Ahora » relacionado con la situación de producción de la obra ; en segundo lugar, el relacionado con la configuración poética de los personajes y fundamentalmente con el mundo axiológico que los motiva ; en tercer lugar, el « Allí-Ahora » de un tiempo-espacio referidos y configurados en el entramado textual, cuya referencia ancla en los acontecimientos históricos acaecidos con motivo de la conquista de Tenochtitlán, la capital azteca, por parte de las fuerzas comandadas por el conquistador Hernán Cortés en 1521 ; y finalmente el « Allí-Ahora », simbolizado por la posesión del secreto con relación al lugar donde se ha escondido el tesoro codiciado por los españoles. Posesión del secreto, « Allí-Ahora », que implica la tortura y muerte de sus poseedores, es decir la encarnación en sus cuerpos de las diferentes venganzas que el texto configura y que remiten a la imposibilidad de posesión de esa dimensión simbólica, alteridad en la que « el otro », funda sus rasgos profundos de identidad.
Texte intégral
Pour une traduction en espagnol de l’adverbe « Ailleurs » par la conjonction et disjonction des déictiques « allí-ahora »
1Il s’agit de concilier le caprice des mots, la proximité des sons, par la traduction créole de cette dimension nostalgique d’un espace-temps à contretemps, en décalage avec les désirs immédiats de l’être, la volonté d’être « là-bas » dans le maintenant du moi, dans le présent d’une existence et, en même temps, l’impossibilité d’accéder depuis l’ici-maintenant à ce là-bas, comme une impossibilité d’atteindre ces temps révolus et ces espaces lointains…
2Sans doute, la traduction que nous proposons de l’adverbe français « Ailleurs » en espagnol par la conjonction-disjonction qui, à la fois, unit et sépare l’adverbe de lieu « allí » (là-bas) et l’adverbe de temps « ahora » (maintenant) n’illustre-t-elle rien d’autre que l’impossibilité du sujet d’accéder à cette altérité de l’être, insaisissable, horizon fuyant dans lequel la volonté s’efforce de toucher l’intouchable. Être « allí-ahora », « là-bas et maintenant », dans le lieu de nos désirs, c’est ce que nous voudrions mais « l’ici et maintenant » s’impose et se dresse face à nous pour rappeler que nous n’atteignons cette dimension qu’à travers le règne de l’imagination créatrice, le règne du « comme si1… », dont les infinies possibilités, se jouent des temps et des espaces pour pallier les angoisses d’un présent dont le flux envahissant engloutit tout sur son passage.
L’Ailleurs « allí-ahora » de la situation de production
3Connu pour avoir été le premier président poète de la Colombie, José Fernández Madrid, médecin, avocat, dramaturge et poète, se trouvait à Carthagène des Indes au moment où fut proclamée l’indépendance et il fut immédiatement solidaire de la cause révolutionnaire2. Sa formation savante et son engagement politique, le mirent en situation d’occuper des postes importants et variés. Ainsi, il représenta sa province au Congrès de l’Union qui eut lieu à Villa de Leiva en 1812. Par la suite, en 1816, il fit partie du triumvirat qui gouverna la république naissante et dut même assumer la présidence du pays lorsque les forces patriotiques furent désintégrées par l’attaque des royalistes. Ayant entre ses mains le destin de sa patrie, ce qui signifiait alors trahir la couronne espagnole, il n’eut d’autre choix que de fuir avec son épouse doña María Josefa Domínguez (Amira). Il fut poursuivi après la défaite à Cuchilla del Tambo au sud du pays, et après une course désespérée dans les montagnes, il fut arrêté au village de Chaparral alors qu’il tentait une évasion par la forêt des Andaquíes. Là, lui prisonnier et son épouse épuisée par de fortes fièvres, sa seule alternative fut de demander la clémence et de se rendre au pacificateur Morillo.
4En 1822, au moment où l’auteur de Nouvelle Grenade né à Carthagène en 1789, écrit l’œuvre qui nous occupe aujourd’hui, Guatimoc, il aurait dû vivre son exil en terres espagnoles puisqu’il avait été condamné à y être déporté en 1816 après son arrestation. Toutefois, l’influence bénéfique de certains amis fit commuer sa peine en un exil à Cuba où il résida donc pendant neuf ans de 1816 à 1825.
5Cette période, marquée par le déracinement, par l’échec politique, par l’humiliation et par la faute, donnera naissance à une production dramatique et poétique de laquelle ressortent Atala et Guatimoc, deux pièces considérées depuis comme fondatrices du théâtre national colombien.
6De toute évidence, ses créations ont été imprégnées par les peines, par les contrariétés qu’implique pour un homme de se trouver là où il ne le souhaite pas, dans un « ici et un « maintenant » liés à des circonstances adverses, et d’où il contemple avec nostalgie son passé, ses rêves d’un Ailleurs, autre temps et autre lieu, devenu accessible par sa seule création poétique. La première dimension de l’Ailleurs que permet d’entrevoir cette situation de production est celle du déracinement douloureux du sujet de sa terre natale.
L’Ailleurs dans la configuration poétique de l’œuvre
7Tragédie en vers, divisée en cinq actes selon les préceptes aristotéliciens, cette œuvre situe l’action dans un passé lointain et base son intrigue sur des faits historiques qui eurent lieu lors de la conquête de Tenochtitlán, la capitale aztèque par les forces dirigées par Hernán Cortès en 15213. Cette tragédie illustre par conséquent un sujet américain qui permet de mettre en scène, dans le présent de l’écriture, la figure de l’indien et les épisodes sanglants de l’histoire du continent.
8Remarquons tout d’abord le dialogue des temporalités établi par le texte. En récupérant le passé pour le présent et en reliant les événements de l’époque ancienne, la conquête et le choc des cultures qui lui succéda, avec les événements du présent, les guerres pour l’indépendance, le texte agit comme un médiateur symbolique. Il devient le garant d’une mémoire qui prétend établir une relation de causalité entre les deux événements. C’est ainsi que l’annonce, avec un ton presque prophétique, dans une de ses répliques, le personnage de Guatimoc. Ce personnage incarne alors autant le personnage historique de la réalité extratextuelle que le héros tragique inventé par le texte :
Guatimoc
No temas; fuente inagotable
de odio y rencor su crimen inaudito
siempre deberá ser, y su memoria
jamás se borrará: siglos y siglos
pasarán, y este oprobio de la España
eterno durará: sus hijos mismos
han de ser mejicanos, y este nombre
los hará sus mortales enemigos.
Ellos, tal vez nos vengarán un día:
y el imperio de Méjico abatido
renacerá más grande y poderoso
sobre las ruinas del imperio antiguo4.
L’accumulation de verbes au futur (8 au total) agit comme un trait d’union entre cet « Ailleurs » auquel le texte renvoie comme projection du discours du personnage vers un avenir lointain et permanent, mais aussi vers un « Ailleurs » auquel le texte se réfère en tant que mémoire de l’énonciation textuelle dans son ensemble vers le passé évoqué. Dans ces deux directions, il s’agit de réunir et de rassembler grâce à la parole poétique une dimension de l’espace-temps, un Ailleurs impossible à appréhender dans le présent chronologique du vécu. Ceci est d’autant plus marqué que cette temporalité lointaine, porteuse de la mémoire des événements passés, est amenée sur scène et, avec elle, c’est l’Histoire de la terre américaine qui y fait irruption. Deux conceptions du temps se côtoient dans les représentations de ces Ailleurs, un temps mythique et un temps historique, deux conceptions du temps ou deux visions du monde avec leurs conséquences respectives aussi bien pour les sujets qui les éprouvent que pour les deux mondes culturels qui s’opposent à travers elles.
9Cette même médiation de la parole poétique qui unit des époques séparées par trois siècles de colonisation, rapproche également les représentations de l’espace configurées par le texte ou suggérées par sa mise en scène. Ces deux espaces apparaissent sur l’espace scénique, lieu sur lequel se déroulent les événements dramatiques qui se transforme pendant la durée de la représentation en fragment imaginaire et concret d’un espace auquel nous renvoie la référence la référence extratextuelle.
10Cependant, et malgré l’absence totale de descriptions sur l’espace scénique, celui-ci demeure parfaitement délimité à partir de la première réplique du personnage de Guatimoc dont la parole situe l’action dans un espace-temps précis :
[…] Ya toda la ciudad está ocupada
por el fiero opresor: pero aún tenemos
algunos combatientes encerrados
de este palacio en el recinto estrecho.
La ciudad imperial en ellos vive;
Méjico vive todavía, puesto
que aún existís vosotros, y yo existo5. […]
On remarque que la configuration de l’espace qui émerge de ces lignes d’introduction du discours du personnage est marquée par l’adjectif démonstratif « este palacio ». En conformité avec les figures de rhétorique propres à cette construction, ce lieu apparaît comme la synecdoque et la métonymie des espaces majeurs dans lesquels il est circonscrit autant que des espaces mineurs, comme « el recinto estrecho » qui, selon toute probabilité, renvoie aux cachots où sont enfermés les prisonniers. C’est ainsi que s’élabore une métaphore de la possession et de la conquête d’un espace plus large dans lequel s’inscrit le conflit historique posé et reformulé comme espace scénique de l’intrigue dramatique. Le lieu de la représentation joue le rôle d’un espace central auquel, à partir du corps du sujet, vont s’ajouter à la manière de cercles concentriques, les espaces plus larges qui feront partie de la dispute territoriale, thème majeur qui motive les actions des acteurs et des personnages actantiels que le texte représente. Une approximation schématique à l’espace de la représentation et sa relation aux espaces en référence implicite pourrait être la suivante :
11Corps du personnage→Palais→Ville→Anáhuac→Amérique→Espagne→Monde
Cependant, la description lacunaire de l’espace renforce l’impact allusif de sa présence dans le discours des personnages. L’espace de la représentation se transforme ainsi en espace qui convoque et évoque d’autres espaces dans le texte. Il se remplit dans sa construction syntagmatique d’un contenu sémantique dans lequel affleure la confrontation avec les paradigmes et les forces en opposition que le texte met en scène. C’est ce que montre la description détaillée et réitérative de la nature américaine, déjà évoquée, à travers la parole du héros, et dont l’objectif est de mettre en évidence la férocité, les ambitions et les assauts du conquistador et de la conquête de l’Amérique.
Guatimoc
[…] ¿Qué por el oro y plata solamente
abandonó Cortés su patrio suelo,
y ciego de codicia, en tabla frágil,
al furor se entregó de un mar tremendo,
puso el pie temerario en nuestras costas,
y penetrar osó de nuestros reinos
por la inmensa extensión ; sin que bastasen,
ni el número infinito de sus pueblos,
ni el nombre de un monarca poderoso,
ni riscos escarpados, ni desiertos,
ni las altas montañas en que brama
el fuego abrasador bajo del yelmo,
ni espesuras, ni abismos, ni torrentes,
ni la fuerza, ni el arte de tenerlos?6[…]
On remarquera dans l’utilisation constante des épithètes dans cette description des espaces, une construction syntaxique volontaire qui a pour effet une hyperbolisation volontaire de la nature américaine. L’objectif de ce procédé est double : d’une part, on représente la démesure des ambitions d’une conquête que rien ne peut arrêter et d’autre part, le courage de ceux qui lui opposent une résistance devenant ainsi des héros paradigmatiques de la défense de ces vastes et riches territoires menacés par la convoitise exacerbée du conquistador. De cette façon, la construction poétique qui amplifie de façon hyperbolique les espaces cités se met au service de la restriction matérielle de l’espace scénique qui dépasse ses propres limites pour se nourrir des sens qui le représenteront comme la partie représentative d’un tout, d’un univers matériel et de valeurs dans lesquelles les hommes suspectant l’abandon que les dieux ont décidé, se disputent leur présence et leur pouvoir sur les territoires en question. Ainsi, l’espace scénique en convoquant d’autres espaces, d’autres Ailleurs, ou plutôt des « allí-ahora » qui convergent dans le « aquí-ahora » de la représentation, se transforment en point central où les différentes dimensions spatio-temporelles de l’« Ailleurs » deviennent évidentes.
12Et c’est dans cet espace ainsi porteur de toutes les valeurs que représente le texte que va se jouer aussi cette autre dimension de l’« allí-ahora » qui confronte les désirs les plus intimes des personnages mis en scène. Désirs, valeurs, croyances, passions, sentiments sont ici représentés à partir de la tension que le texte établit dès les premières lignes, dès la présentation même des personnages dans la didascalie initiale. Deux groupes de personnages sont clairement opposés : Guatimoc, Tisoc, Tepoczina (épouse de Guatimoc) et son fils d’une part, qui sont les représentants du monde aztèque, et d’autre part, Cortès et Alderete (officier et trésorier de l’armée) qui représentent quant à eux le pouvoir espagnol. En plus de ces deux groupes, apparaissent les personnages collectifs, des mexicains, des officiers castillans et des gardes. La tension entre ces deux groupes sera métaphoriquement centrée sur l’objet du désir vers lequel converge le système actantiel mobilisé par le texte. En effet, l’enjeu de l’action dramatique sera dès lors de découvrir et de posséder le lieu secret où se trouve caché le trésor de Moctezuma. Avec plus de cinquante occurrences dans le texte, la réitération rhétorique de l’objet du désir, le trésor, est marquée par une présence permanente dans la construction syntagmatique du texte dramatique, et il constitue l’axe paradigmatique fondamental sur lequel se croisent et convergent toutes les significations symboliques du texte. Le mépris avec lequel le qualifient les personnages qui représentent la famille royale aztèque est proportionnel à la cupidité avec laquelle les espagnols le traquent. C’est pourquoi le secret de sa cachette et la possession qu’il rend possible s’affirment comme les symboles de la vengeance des vaincus sur leurs oppresseurs. Vengeance qui, bien que dite et écrite dans la langue du conquistador, ne lui laisse aucune possibilité de revendiquer ou de justifier ses actes : seule existe la volonté de blesser dans sa propre langue et la soif de venger par des mots ce qui fut détruit par le sang et le feu, comme l’indique le personnage de Guatimoc dans la première réplique :
[…] ¿No conocéis el fin de esta embajada?
Una mentida paz es el pretexto;
si sedientos están de nuestra sangre,
están de oro y de plata más sedientos.
Al tesoro fatal de Moctezuma,
que por desdicha nuestra, poseemos,
es solo a lo que aspiran, que éste ha sido
el objeto constante de su anhelo7. […]
Cet objet du désir, à travers lequel se joue cette autre dimension du « allí-ahora », nous semble occuper le centre de cette œuvre dramatique. Ainsi, accéder au secret signifie pour les uns la possibilité d’un enrichissement collectif autant qu’individuel, en remplissant les coffres du royaume et les siens propres. Garder le secret signifie pour les autres préserver une identité, protéger un patrimoine symbolique qui ne peut être sali par les ambitions de la conquête, même si la possession de l’objet représente pour eux comme cela est énoncé à de multiples reprises dans le texte, une fatalité, une malédiction. C’est ce que Guatimoc exprime, une fois encore, dans son discours préliminaire :
[…] Temen que, al retirarnos, con nosotros
esa fuente de males nos llevemos:
que a las hondas entrañas de la tierra
volver queramos dones tan funestos;
o que al profundo abismo de las aguas
esos viles metales arrojemos8.
Vouloir être à la place de l’autre, accéder à cet Ailleurs où se cache l’intimité de l’être, son secret, atteindre cette dimension du symbole, de la croyance, de l’identité qui l’habite, en ayant recours à tous les stratagèmes possibles pour tromper sa résistance et s’emparer de l’objet convoité, tel est l’axe constitutif de l’action du groupe des personnages qui représentent la couronne espagnole. Craindre l’adversaire, se taire, se cacher, défendre le secret, ne pas céder face au chantage et à la pression exercée par l’ennemi, tels sont les mobiles de l’action du groupe des personnages qui représentent l’empire aztèque. Ainsi le rappelle Tepoczina à son époux, devant l’arrivée imminente d’Alderete :
Tepoczina
Guatimoc, teme
a ese Alderete astuto y halagüeño,
que ha intentado otras veces engañarnos,
tirano abominable, que el veneno
de su infiel corazón oculto trae
bajo un idioma y rostro lisonjeros;
Si, teme las promesas alevosas,
las viles acechanzas del perverso
ministro de Cortés; pero él se acerca:
su odiosa vista resistir no puedo.
Sus ofertas de paz son amenazas
de muerte y destrucción9…
La voix du personnage féminin s’élève pour défendre sa propre intimité car elle a subi la séduction lascive du conquistador qui, dans un acte de cruauté ignoble l’a transformée en proie facile, victime et pourtant alliée dans sa quête :
Alderete
Es muy bella a mis ojos esta india;
más bella aun en su dolor; merece
por un héroe español ser protegida.
¡Qué honores y riquezas con su mano
podré pronto adquirir! Sí, será mía.
¡Yo del tesoro poseedor… qué gozo!
Con el llanto que inunda sus mejillas
me agrada más10.
Ce qu’ignore le conquistador et qu’il ne peut deviner c’est que cet « allí-ahora » de l’intériorité féminine auquel il souhaite accéder, où il voudrait être, est un Ailleurs impénétrable car il concerne sa condition de femme offensée, de gardienne d’une lignée, d’un peuple, d’une culture. Avertie des désirs de l’autre, elle, avec son intuition, sa fragilité liée à sa triple condition de femme, d’épouse et de mère, saura empêcher cette intrusion dans l’intimité de son être. C’est elle, encore, qui à la fin de l’œuvre exécutera la vengeance sur la vie même de l’adversaire, sur son propre corps. La femme, objet de la séduction intéressée du conquistador, connaîtra l’abandon et les desseins néfastes de ses dieux, et elle exécutera dans un acte de courage la justice que les dieux ont refusée à son peuple :
Tepoczina
¡Ay! Los funestos
presagios de los dioses se han cumplido!
En vano intentan levantar el vuelo
las águilas del Anáhuac abatidas,
yo vi, yo vi que el gavilán sangriento
desgarraba a la cándida paloma.
¡Ay! Todo se perdió!... ¿No estás oyendo
que el silencio interrumpen de la noche
unos tristes gemidos y lamentos?...
De mejicanos son, que expiran de hambre,
o víctimas, tal vez, del extranjero
que los degüella en medio de la tregua11…
Finalement, malgré les tortures infligées aux corps des gardiens du secret, Gautimoc et Tisoc, pour lesquels le bûcher est prêt, mourront, en toute dignité, en ingérant le poison fourni par Tepoczina. Les deux protagonistes agoniseront sur scène, emportant avec eux le secret convoité. Dans cet instant même, celui de la terrible agonie, Tepoczina entre en scène, sort un poignard et tue Alderete : aussitôt désarmée par Cortès, elle s’exclame dans ce tragique dénouement :
Tepoczina
¡Guatimoc! ¡Guatimoc! Amigo mío…
Consuélate, no quedas sin venganza:
por víctima te ofrezco a tu asesino.
Cae a los pies de tu señor, ¡infame!
Saca un puñal y mata a Alderete, Cortés la desarma
Baja a besar sus pies… ¿Por qué el cuchillo,
Cortés me arrancas?... Con mi propia mano
yo rasgaré mi pecho y el de mi hijo.
Aquí nos tienes, mátanos; queremos
morir pronto; consuma el exterminio
de Méjico: destruye lo que resta
de Guatimoc; queremos reunirnos…
Hiere… ¡Bárbaro, hiere!12...
La violence sur les corps et la mort s’imposent alors comme résolution du conflit tragique marqué par l’impossibilité d’accéder à l’intériorité de l’autre, à cet « allí-ahora » dans lequel il est protégé comme dans un espace sacré, le secret du trésor caché. Cette violence déchaîne la fureur jusque là contenue et la passion déborde alors et envahit la scène. L’impuissance des uns et des autres se convertit en violence corporelle, détruisant cet espace de l’Ailleurs, de l’altérité inaccessible, comme pour mieux la faire disparaître dans l’acte ultime d’une vengeance désespérée.
La vengeance, comme dernière dimension de cet « allí-ahora » où la reconnaissance de l’autre et de son altérité n’est pas possible, comme elle n’a pas été possible dans cet Ailleurs auquel le texte renvoie sans cesse et ceci précisément parce que la conquête a imposé sa loi.
13La vengeance historique, celle qui est revendiquée par le texte qui légitime l’action indépendantiste et, dans lequel, le souvenir de l’événement de la conquête, la réhabilitation d’un monde préhispanique et la figure de l’indien sont des prétextes, des arguties discursives pour justifier une cause idéologique. Il est évident que dans le moment de l’écriture, en pleine guerre d’indépendance, pour les hommes et les consciences indépendantistes, pour les créoles de Nouvelle Grenade, le sens et la valeur des événements que ce drame représente, cet « Ailleurs » qu’il prétend revendiquer à l’image du trésor caché évoqué par le texte, ont été enterrés et oubliés pour toujours dans les profondeurs d’un lac de silence.
14La vengeance poétique enfin, celle d’un homme, José Fernández Madrid, qui, assailli par des circonstances douloureuses, trouve dans l’expression dramatique le meilleur moyen pour exprimer son désenchantement, sa haine, sa rancœur envers le tyran. Une vengeance poétique qui inaugure ainsi, à travers un théâtre national naissant, un nouveau cycle de violences dont la représentation est justifiée par les événements fondateurs contemporains de l’indépendance. C’est par elle que débute le chemin de la construction de la nouvelle nation, forgée par les sentiments d’amour pour la patrie en même temps que par la haine de l’adversaire et la vengeance incarnée par la souffrance infligée au corps de l’autre. Une vengeance tragique qui marque le chemin de notre démocratie, puisque comme le rappelle Castoriadis13, toute démocratie est forcément empreinte d’un pathos tragique dans la mesure où les hommes, abandonnés par leurs dieux, seront à la merci d’une volonté purement humaine, volonté qui se déploie dans l’intrigue de cette tragédie créole que nous avons choisi d’analyser ici.
Notes de bas de page
1 Paul Ricoeur, La metáfora viva, Trotta, Madrid, 2001.
2 Tous les éléments de la biographie de cet auteur sont extraits de Álvaro Garzón Martha, Prólogo a Atala y Guatimoc, Arango Editores, Bogotá, 1988.
3 Pour une analyse plus détaillée de cette œuvre, voir Ana Cecilia Ojeda, De la poética de la independencia y del origen de los sentimientos patrios, Universidad Industrial de Santander, 2010.
4 Guatimoc, Acto V, escena 1, p. 108.
5 Ibid., Acte I, scène 1, p. 61. C’est moi qui souligne.
6 Ibid., Acte I, scène 1, p. 65. C’est moi qui souligne.
7 Ibid., Acte I, scène 1, p. 62.
8 Ibid.
9 Ibid., Acte I, scène 4, p. 69
10 Ibid., Acte III, scène 3, p. 93.
11 Ibid., Acte I, scène 2, p. 68.
12 Ibid., Acte V, scène 9, p. 116-117.
13 Cornelius Castoriadis, La cité et les lois, ce qui fait la Grèce, t. 2, séminaires 1983-1984, La création humaine, III, Seuil, Paris, 2008.
Auteur
Université Industrial de Sanhtander Bucaramanga-Colombie
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tiempo e historia en el teatro del Siglo de Oro
Actas selectas del XVI Congreso Internacional
Isabelle Rouane Soupault et Philippe Meunier (dir.)
2015
Écritures dans les Amériques au féminin
Un regard transnational
Dante Barrientos-Tecun et Anne Reynes-Delobel (dir.)
2017
Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015